Je me suis terré pendant une semaine dans cette planque nulle, et froide, avant que l’équipe soit suffisamment fournie. Je pensais pas que ça irait si vite mais, en même temps, je suis content que personne m’ait trouvé et encore plus content de bientôt pouvoir me casser.
Je n’ai pas trop eu l’occasion de parler avec eux. Et maintenant, on se regarde dans le blanc des yeux. J’ai pris un vieux feutres indélébiles pour exposer mon idée sur le mur. Ça fait une drôle de décoration et une belle pièce à conviction si, au hasard, des flics ou des Lulis venaient à s’intéresser à notre petite équipe.
— Donc une fois qu’on a tout ce que tu as mis sur la liste, on s’arrache ? me demande Joseph.
— Voilà.
— Et on va où ?
— Pas ici, on va aller dans une autre planque, dans l’Essonne.
— Pourquoi ?
— Parce que se mettre au milieu d’une ville et en sous-sol pour mener des expériences c’est pas optimal. Si on veut que ça soit bien fait, il nous faut un bâtiment où on aura de la place.
— Et du coup on peut avoir l’adresse ?
— Non, vous l’aurez une fois que vous m’aurez confirmé que vous avez bien tout récupéré. Imaginez que vous vous fassiez choper l’information avant, ils pourraient nous y attendre.
— Bien vu.
— C’est une autre de tes planques Toubib ? questionne Katia.
Plop
— Non, celle-là est à Lartan.
Les yeux se tournent vers la petite silhouette du chimiste qui se gratte les brûlures sur son crâne. D’ordinaire, on pourrait penser que son apparence intimide. Mais le fait est qu’il n’est pas garde du corps. Et que ses brûlures et cicatrices proviennent presque toutes d’expériences ratées. Ce qui a un côté inquiétant pour ceux qui collaborent avec lui et un côté comique pour ceux qui n’ont pas encore eu cette chance. Il a bossé quelques jours au laboratoire d’analyses l’année dernière. Tant qu’il y a quelqu’un pour le surveiller, il est plutôt correct. Mais c’est vrai qu’il a beaucoup de connaissances. Je n’ai jamais compris, d’ailleurs, pourquoi tout le monde se foutait de sa gueule à ce sujet. Il connaît très clairement son domaine alors pourquoi il se foire autant ? Je lui poserais pas la question pour l’instant.
— Lartan vous accompagnera mais devra rester en retrait, c’est lui qui vous passera l’adresse et c’est aussi lui qui sera chargé de vérifier que vous avez bien tout récupéré.
— Okay, c’est bien pensé. Mais on sait toujours pas où ils sont.
Plop
— Pas de souci, je m’en charge.
Katia ne semble pas plus nerveuse que tout à l’heure et je ne sais toujours pas si je dois m’en inquiéter.
— Euh, tu pourrais faire ça vite, s’il te plaît ? je lui demande. On n’a pas non plus beaucoup de temps, surtout que s’ils commencent à vraiment nous traquer ils pourront remonter jusqu’ici et que l’idéal serait qu’on les prenne par surprise.
— Reçu, je vais faire ça.
Plop
Elle se lève de son radiateur et ouvre la porte de la chambre au fond sous le regard interloqué de la petite assemblée. Puis elle s’effondre sur le lit.
— Sûr que c’est normal ça, Toub’ ?
— Ouaip, elle m’a dit qu’elle était oniromanci… oniromancienne, je crois.
— Et ?
— Ça a un rapport avec les rêves.
— Ah ! Comme ce qu’ils font, ces connards ?
— Sûrement, d’ailleurs tu pourrais m’expliquer parce que j’ai toujours pas compris.
— Attends, tu vas au bar de l’autre couillon sans savoir de quoi il retourne ?
— Bah non puisque personne veut m’expliquer.
— Oh merde, il te faut des cours de rattrapages mon vieux.
— Oui bah commence-les, putain.
— Ouais, alors faut savoir qu’ils ont des équipes qui se baladent dans un… gros rêve qu’ils peuvent maintenir ou étendre pour atteindre certaines personnes et ainsi choper toutes les informations qu’ils veulent directement de la bouche de l’inconscient.
— Et c’est pas compliqué à maintenir ce truc ? Et qui le gérait avant ?
— Ça j’en sais rien, et je sais pas si ça existait, avant qu’ils arrivent. Mais faut qu’on les extermine, vu ? Non parce que moi, je récupère ton matos sans rien casser, mais après tu me laisses cramer l’endroit ?
— Fais comme tu le sens. En plus, si tu détruis tout, ils sauront pas ce qu’on a volé.
— Les grands esprits se rencontrent !
Et il part dans un éclat de rire tonitruant. J’admets ne pas savoir si je peux le qualifier de “grand esprit”. Il est certes grand mais c’est pas non plus le couteau le plus affûté du tiroir. Joseph est… étrange. Tous ses vêtements sont renforcés avec des doublures en kevlar et je me demande comment il fait pour ne pas être trempé de sueur. Il est… grand. Sûrement plus de deux mètres. Mais ce qui m’a vraiment dérangé, c’est l’épée. Ce type se trimbale vraiment avec une épée comme un imbécile. Et pas une lame de décoration, j’ai pu vérifier. Elle est tranchante et bien solide. Et je n’ai toujours pas compris pourquoi. Il me dit que c’est son arme de prédilection mais c’est pas vraiment commun et je suis presque sûr que les Lulis disposent d’armes à feu.
— T’fais pas d’souci, Toub’, je sais aussi me servir d’un flingue.
Je veux bien le croire, mais comme je n’ai jamais travaillé avec lui, c’est pas non plus évident de rester calme dans ces conditions.
— C’est bon, je les ai trouvés.
Plop
Katia émerge de la chambre. Elle n’a pas l’air de se réveiller, elle se tient droite et réajuste son t-shirt.
— Bon, on bouge du coup ? demande Joseph.
— Yep. Lartan, ramène toi.
— Prévenez-moi dès que c’est bon, ou s’il y a un pépin.
— T’inquiète, Toubib, de toute façon t’as l’adresse pour la suite.
Et ils s’en vont. Je ne sors pas avec eux. Moi, je dois attendre patiemment et compulser mes recherches précédentes pour essayer de déterminer les protocoles expérimentaux qui seront nécessaires. Eux, ils vont sûrement être dans la merde. Je sais qu’ils ont quelques armes à feu mais plus j’y pense plus cette mission me paraît foireuse. S’infiltrer dans un bâtiment appartenant aux Lulisatus où ils concentrent apparemment leur production de dope et leur… base de gestion des rêves. Et ce dans le but de choper du matériel, des recettes et possiblement des informations utiles pour contrer leurs opérations oniriques. Le tout à trois avec une oniromancienne, un chimiste ayant tendance à foirer ses dosages et un type qui se balade avec une épée. Ça ressemble à une mauvaise blague. J’aurais dû recontacter les types de la mafia. Ils auraient pu nous aider discrètement, nous fournir des armes…
Merde.
Est-ce qu’ils ont pris des armes les autres couillons ?
Je n’ai pas demandé les détails à Katia et je commence à regretter. Je regrette aussi le fait de ne pas y être allé avec eux. C’est pas grave, au pire. C’est une mission d’infiltration, c’est pas comme si on allait négocier avec eux et qu’ils risquaient de mal le prendre de voir ma tête. Enfin, j’ai pas non plus envie de prendre trop de risques. Mais je sais pas si j’aurais pu être utile. Je me suis pas proposé, c’est mon problème. Mais j’aurais bien aimé voir leur tête quand on aurait débarqué pour tout casser. Mais là, je peux juste imaginer. Est-ce qu’ils vont s’en sortir ? Est-ce qu’il y aura du personnel de protection ? Si c’est un endroit vraiment important et tellement important qu’il figurait pas sur la liste des lieux à surveiller, peut-être pas. Peut-être qu’il est caché ou qu’il y a des accès étranges. Mais s’il est protégé, comment vont-ils faire ? Ils sont trois avec un équipement limité, c’est vraiment pas évident pour gérer ce genre de situation. Mais ils peuvent faire autrement ? L’idée c’est peut-être de se faufiler dans les couloirs. C’est vrai qu’en intérieur, tant qu’ils ont le contrôle de l’espace, ils devraient pouvoir s’en sortir. Mais ça c’est si le nombre de gardes est limité…
Peut-être que je m’inquiète trop. Ça fait toujours juste une heure qu’ils sont partis. Je ne sais pas où se trouve l’objectif mais ils risquent d’en avoir pour un certain temps. Et je vais pas chercher à vérifier.
Ce qui est intéressant, c’est que tout ce que j’ai pu écrire sur les murs ne servait qu’à leur présenter les grandes lignes du projet. Je n’ai pas développé les expériences qu’on va devoir mener. Je n’ai pas non plus expliqué comment on allait s’y prendre. Ils sont vraiment allés là-bas à l’aveuglette. Mais le marqueur m’a aidé. Je joue un peu avec en le lançant au-dessus de moi puis en le rattrapant.
Et s’il n’y avait pas vraiment de remède ? Enfin, déjà que j’ai toujours pas compris ce qu’il s’était passé avec le ver… J’ai fait tous les examens nécessaires après coup. Prises de sang, cultures, IRM, tout. J’ai pensé que ça allait me contaminer, ou quelque chose du genre. D'ailleurs, j’ai toujours peur que ça soit le cas mais que ça fonctionne avec du délai. J’ai expliqué à Lartan le problème et il n’a pas eu l’air étonné. ”J’en ai vu qui sortait des couteaux osseux de leur bras, ils sont vraiment pas net.” Joseph trouve que ce sont des hérétiques et qu’il faudrait tous les exterminer. mais j’aimerais comprendre comment ils font. Et ce qu’était ce gros ver. Et pourquoi seulement chez eux ? Si on donnait un de leur corps à la science, on pourrait sûrement découvrir des choses intéressantes. Mais si ces saloperies peuvent attaquer, il faut qu’on s’y prépare. J’ai peut-être bien fait de les prévenir. Même s’ils n’ont pas compris pourquoi je leur disais de ne pas leur ouvrir le ventre. Ça les empêcherait sûrement pas de sortir mais ça devrait les ralentir un peu. Mais s’ils sortent pas par le ventre, comment ils font ? Ils le déchirent ? Ou ils passent par la bouche ou le cul ? Ou…
Est-ce qu’il était prêt de la vessie à la base ?
Je viens d’imaginer quelque chose que je veux oublier. Merde. Foutue imagination.
Ça a vibré ? Je crois que oui. Merde, il s’est passé un truc ?
On a tout
Okay, à moi de me mettre en route. Je devrais peut-être choper un ou deux drogués pour les expériences ? Non. Autant je pourrais justifier le matériel dans le coffre mais des shootés, ça va être dur. Il faut juste que je récupère ma voiture et je trace jusqu’à l’appart’. Après l’attaque ils vont être occupés pendant un moment, si les autres ont effectivement bien foutu la merde. Ma caisse est dans le garage. Je ne m’en sers quasiment jamais, excepté quand j’ai effectivement besoin de me casser de la ville et cet endroit est la première étape avant ma fuite, donc tout est déjà prêt. En tournant la clé dans le contact, je sens toute la crasse accumulée. C’est ça de presque jamais s’en servir. Mais elle démarre. Ouf. Elle tient encore la route. D’ailleurs faudrait peut-être que je m’en achète une nouvelle. Même si ça devient de plus en plus dur de payer en cash.
En regardant la route et les lumières défiler pendant que je retourne dans le quatorzième, je repense à ces conneries du système bancaire. L’économie parallèle devient de plus en plus dure à maintenir. Presque tous les groupes passent par des réseaux de blanchiment d’argent et ces réseaux sont conscients de l’être et comment à saigner petit à petit le monde qui dépend d’eux. La clinique fait pas exception. Si on a le malheur de rater une intervention sur une personne un peu importante, on sait que nos frais de blanchiment vont être revus à la hausse. Et c’est insupportable. Cette pression. Je me demande pourquoi j’ai pas commencé à faire de vraies études de médecine, depuis le temps. En plus ça serait facile pour moi, maintenant. J’ai largement les économies pour me le permettre, alors pourquoi je continue ?
Plus la moindre trace des cambrioleurs d’hier soir. Mon appartement a bien été ravagé mais la plus grande partie du matériel était protégée. Je prends tout ce qu’il nous manque et, en jetant un œil à la liste, je rajoute de quoi décanter. Lartan a dit qu’il avait ça dans sa planque mais le connaissant j’en doute.
Je jette un œil au trajet qui m’attend. Une heure et demie de route. Et comme je risque de me perdre, ça prendra sûrement un peu plus de temps. Je ne préviens pas les autres, ils savent qu’ils doivent m’attendre pour la suite des opérations mais ils savent aussi que trop parler par téléphone peut être dangereux pour nous. Le pire serait que les flics y aient accès. Mais j’ai rien fait de vraiment suspect. Et je pense pas qu’ils connaissent mon identité. J’ai bien pris les bonnes précautions ? Oui. J’ai toujours les gants, j’ai toujours les chaussures, et je vois pas comment ils pourraient relier mes cheveux à moi…
L’appartement.
Merde.
Ils vont savoir.
J’envoie avec le portable de secours un message à la clinique. Il faut qu’ils préviennent les nettoyeurs. Il faut que quelqu’un s’occupe de tout ça avant la police. S’ils font le lien, je suis dans la merde. Mais dans une merde noire.
Je commence à prendre conscience de ce qui est en train de se passer. Je me suis impliqué une fois. Une fois. Enfin maintenant plus mais à ce moment c’était qu’une fois. Donc, je me suis impliqué une fois et ça va peut-être détruire tout ce que j’ai construit. Voire compromettre mon identité et me forcer à changer de pays. J’ai pas vu de signe d’intervention policière en passant mais je pense pas que les voisins vont laisser ça comme ça, même avec mon gentil petit mot pour dire que tout allait bien. Putain de Lulis. J’aurais dû les torturer plus fort. J’aurais dû les ruiner. Et j’espère que je vais pouvoir le faire. Si je trouve le secret de leur drogue, oh je vais le révéler. Et je fabriquerai les traitements et je les distribuerai. Et je me ferai presque pas de thune mais au moins ils perdront leurs consommateurs. Sauf si ces cons se servent du traitement pour minimiser les effets…
Il commence à faire sombre. Pas étonnant vu la saison. Et il n’y a presque plus de voitures. Je suis sur la route. Et j’entends le moteur, et je sens l’air, et je regarde la ligne.
-
Il m’avait parlé d’une propriété et je suis entre la satisfaction et la pointe de déception. C’est une maison de campagne. Assez grande pour que je n’ai pas trop de craintes mais une maison quand même. J’espère qu’on pourra étouffer les bruits à l’intérieur, sinon les locaux vont commencer à se poser des questions. Ça fait très longtemps que j’ai pas mis les pieds dans un endroit un peu rural. Je connais les clichés, mais je viens d’un de ces villages perdus, à la base. Et ça m’étonnerait pas qu’il y ait le même type de connards que ceux de mon enfance qui crevaient les ballons si on leur revenait pas. J’ai bien fait gaffe à ranger ma blouse et à cacher mon tatouage. Ils avaient laissé le garage ouvert donc j’ai juste eu à rentrer la bagnole et à tout fermer. Ils nous ont vu entrer, ils nous verront pas ressortir de sitôt. Mais ça va avoir l’air terriblement suspect. Ils vont se poser des questions. Plus j’y pense et moins ça me paraît être une bonne idée. Je suis sûr qu’on trouverait des endroits tout aussi fonctionnels dans une partie plus civilisée. Mais il n’y a pas vraiment d’endroit parfait quand on se livre à des expériences illégales, probablement immorales et avec un supplément d’embrouilles avec une famille criminelle.
À peine je suis rentré dans la maison que j’entends des éclats de voix. Je me doute que ça doit être les autres. Alors je les rejoindrai après avoir déposé le matériel nécessaire. Les ampoules sont allumées et je sens bien qu’elles ne datent pas d’hier. C’est étrange, car on voit bien la lumière filtrer entre les volets. Comme si deux mondes étaient séparés par ces battants de bois. Et les ampoules émettent leur lumière jaunâtre autant que possible, ce qui donne à l’endroit une étrange atmosphère. Cette chaleur monochrome et humaine tente péniblement de remplacer le soleil. En grimpant les marches, je les entends grincer. C’est une bonne chose, si quelqu’un essaie de venir nous trouver en haut, on l’entendra sûrement venir. Puis les voix se font plus claires, je les entends qui se marrent un peu…
— Yo Toubib, on a un invité.
Les cons. Ils en ont chopé un. Et un pur sang apparemment. Les cheveux blonds, le teint blanchâtre… Non, la peau tachetée, le tatouage sur la nuque, les mèches blanches. Pas de doute.
— Vous savez ce qui est marrant ? je leur demande.
Je prends une chaise pour m’asseoir. Les trois autres se sont tus et le Luli me regarde avec son air méfiant.
— Je suis pas bien vieux mais j’étais là quand les Lulis se sont ramenés en ville. Quand ils ont commencé leurs conneries. Aujourd’hui, c’est comme s'ils avaient toujours été là mais si vous révisez votre histoire, vous remarquerez que ça fait à peine douze ans. À ce moment-là, j’étais pas non plus très bien placé dans tout ce beau monde mais on racontait des histoires sur eux… Vous savez pourquoi ils ont pu s’implanter comme ça d’ailleurs ?
— C’est vraiment le moment d’un cours d’histoire, Toub’ ?
Joseph est nerveux. C’était le seul qui se marrait pas. Il a l’air vraiment énervé. Très bien. Le ramener était une idée des autres.
— Tout à l’air de s’être bien passé et je peux pas vous demander à quel point vous avez foutu le boxon puisque ça on le saura en demandant des informations après coup ou en lisant les journaux si vous avez vraiment fait fort. Mais donc, vous savez pourquoi ils ont pu faire ce qu’ils voulaient pendant ces douze ans ?
— Non, Toub’, pourquoi ?
Plop
— Parce qu’ils étaient réputés comme intouchables. En fait, on savait pas où ils créchaient, on savait pas comment ils se démerdaient mais ils étaient invulnérables, à ce moment. D’abord, parce qu’on savait même pas s’ils existaient vraiment. Les chefs des familles le savaient, évidemment, mais parmi les hommes, ça blaguait, ça se moquait de ceux qui étaient passés entre leurs mains. “Hey, Bob, tu t’es fait choper par des vampires ou quoi ?”. Ce genre de choses. Personne n’y croyait. Parce que leur apparence était vraiment insolite. Et quand ils ont commencé à être filmés, à ne plus pouvoir s’en tirer sans laisser de traces, ils sont restés en mouvement. On savait qu’ils existaient et qu’ils pouvaient nous casser la gueule, c’était tout ce qu’il y avait à savoir.
— Et du coup ?
— Les chefs ont abandonné. C’était pas équitable. Mais ça veut pas dire qu’ils étaient trop forts. Les familles n’ont juste pas réussi à s’unir et n’ont pas pris la menace au sérieux avant qu’il ne soit trop tard. Pendant qu’on se moquait de ceux qu’ils capturaient, eux, ils prenaient des notes, ils regardaient les relations entre les familles, qui bougeait, qui faisait quoi, par où passaient les marchandises, par où passaient les hommes ? Ils faisaient gaffe à tout ça et quand ils n’ont plus pu se cacher ils avaient déjà tous les outils en main pour mener une guérilla. Si la guerre s’était prolongée, alors il y aurait eu des contre attaques, il y aurait eu des armes utilisées. Mais ça n’a pas eu lieu. Parce que les chefs ont eu peur. Et depuis on se farcit leur présence. Mais ils avaient un avantage qu’ils n’ont plus. Avant, on ne savait pas où les trouver. Maintenant, si on cherche un peu, on sait. Et là, on en a chopé un.
Maintenant, il me regarde avec l’air mauvais. Il doit se demander ce que je sais. Pas grand-chose, mon grand, rien d’utile. Mais toi, crois-moi, tu sais pas encore ce qu’il va se passer. On peut pas se permettre de te torturer mais on trouvera bien des moyens de limiter les protocoles expérimentaux et tout ce qui est censé atténuer la douleur.
— Mais d’ailleurs, pourquoi vous l’avez pris avec vous ?
Katia baisse le regard. Bon, je suis content qu’ils en aient ramené un mais je sens venir la connerie.
— L’était dans les chiottes. J’l’ai pris avec moi comme otage mais à la base je voulais le cramer, me répond Joseph.
Je le regarde. Il me regarde. C’était un bon plan de le prendre dans l’équipe.
— Bon, assurez-vous qu’il soit bien attaché et toujours surveillé. Vous avez des échantillons ?
— J’sais pas, j’ai pris des fioles de partout et on verra bien.
— Des pilules ? Des seringues ?
— Ouais j’ai pris ce qu’il fallait quoi.
— Bien, j’espère que t’en as pris assez sinon on est bon pour retourner leur faire la même.
— M’étonnerait que ça se passe bien.
— Et vous avez pu trouver quelque chose sur leur histoire de rêves ?
— Oui, répond Katia. On a trouvé une salle avec plein de types qui n’avaient pas l’air de faire partie de leur famille qui dormaient.
— Vous avez pu les interroger ?
— Non, ils dormaient.
— Bien vu.
— Mais on a pu les cramer.
— Ah. Et ça a fait quoi ?
— J’ai essayé de voir si ça avait changé un truc, et effectivement, leur rêve constant semblait un peu fragilisé.
— Ils doivent avoir d’autres endroits comme celui-là.
— S’ils ont juste besoin de gens qui pioncent, ça va être compliqué de tous les trouver.
Il a raison. Mais c’est pas trop l’objectif pour l’instant.
— Bon, vous pouvez rester ici. Lartan, viens avec moi, faut qu’on prépare le laboratoire.
— Okay.
Il avait déjà une bonne partie de son matériel ici et avec tout ce qu’il a pu récupérer et ce que j’ai ramené, on a déjà de quoi faire. Il faudra peut-être aussi improviser avec quelques trucs chopés dans la cuisine. Ça devrait le faire.
La mise en place est laborieuse. On a beau avoir fait au mieux, c’est dur de tout garder stable dans une voiture. Heureusement, rien de cassé. On décide d’investir ce qui devait être un bureau au rez-de-chaussée. Il faudra qu’on mette en place une bonne aération, parce que je suis pas sûr que la maison réponde complètement à ce besoin.
— On peut pas ouvrir la fenêtre ?
— Pas vraiment, enfin sauf si tu veux voir les flics débarquer, appelés par les voisins.
— Merde, j’y avais pas pensé à ça.
— J’avais compris, t’en fais pas. On va se démerder. Il faudrait qu’on bricole une hotte.
— Sinon on peut faire ça dans l’abri de jardin ?
— Pas con, faut pas avoir peur que ça crame par contre.
— J’ai un extincteur au cas où.
Je le jauge du regard. Il est un peu prudent. En fait, il n’a pas vraiment de problème de connaissances. C’est vraiment dans la mise en application que ça pèche. Je suis tiraillé entre l’idée de jouer la prudence et d’aller dans cet abri pour espérer que tout se passe bien et l’idée d’essayer de faire quelque chose de plus discret dans la maison. Remarque, elle peut aussi brûler, la barraque.
— Va pour l’abri de jardin, on le verrouillera la nuit et je veux qu’on ait les mêmes protocoles de sécurité que dans n’importe quel laboratoire un peu respectable.
— Eh, ça va être compliqué ça, j’ai pas rangé depuis un moment.
— Ça sera l’occasion, on s’y met et on gère ça.
Effectivement, ça pas être facile à nettoyer. Du bordel partout et tellement de trucs inutiles. Je remarque que les voisins ont une fenêtre qui leur permet de voir ce qu’on peut faire dans le jardin. Tant que l’abri restait fermé, tout ira bien. Mais si ça dégénère, il faudra qu’on pense à un plan B. Le nettoyage va sûrement nous prendre le reste de la journée et une partie de la nuit. On utilise les vieilles tables de jardin pour préparer des paillasses et heureusement qu’il y a un robinet. Il nous faut de l’eau facilement accessible, donc on prépare des seaux. Enfin, on ramène tout le matériel et on le met en place.
— Au fait, on cherche quoi ?
— À savoir comment fonctionne la drogue, comment elle est fabriquée, comment on peut en neutraliser les effets, tout ce genre de choses. Vous avez pu choper la composition ?
— Yep mais j’y ai pas compris grand-chose.
— Montre voir.
Il me tend un papier légèrement froissé et annoté.
— C’était dans le labo.
“Cygnyn”
C’est bien ça. Parfait.
En rentrant dans la maison, après avoir préparé notre laboratoire de fortune, je retrouve les deux autres avec notre prisonnier. Il est toujours solidement attaché, Joseph placé derrière lui et Katia devant, pour vérifier qu’il ne tente rien.
Plop
— On devrait peut-être lui casser les bras, pour être sûr, propose Joseph en se caressant le menton.
C’est vrai que le surveiller en permanence risque d’être très difficile. Il faudrait qu’on ait de quoi s’assurer qu’il ne bouge pas. Je peux toujours le sédater, mais rien ne garantit que ça va marcher complètement ou qu’il ne risque pas de s’y accommoder. D’ailleurs, il a peut-être un ver dans le bide, lui aussi. Faudrait qu’on gère cette menace. Ou que j’arrive à l’extraire. Mais si jamais c’est un risque infectieux ? Et faire cette opération tout seul avec moitié moins de produits que ce que j’ai normalement à disposition, ça va pas être simple.
— Du coup, on va rester combien de temps ici, Toub’ ?
— Je ne sais pas encore, on va être occupé par contre, ça c’est sûr.
— Ah ouais ?
— Oui, je pense commencer par tout ce qui implique notre invité, pour qu’on puisse s’en débarrasser au plus vite. Je vais lui prélever des cellules pour en faire des cultures et tester la drogue dessus. Ou alors on pourrait le maintenir dans un état végétatif le temps de tout bien faire, mais il faudrait toujours le surveiller et ça serait toujours très compliqué.
— On peut réaménager la cave, sinon.
Plop
— Bonne suggestion, Lartan. On fera sûrement ça si on trouve pas d’autres moyens. Mais l’idée c’est de le garder que trois, quatre jours grand max.
— Et après ?
— Après on devrait être tranquille pour continuer les expériences… Il fonctionne bien le congélateur ?
— C’est un des seuls trucs que j’ai changé l’année dernière donc ouais.
— Parfait. Bah du coup on continuera les expériences jusqu’à trouver ce qu’il faut et si on trouve pas il faudra soit abandonner soit y retourner.
— Et t’as un plan, pour trouver ?
Il m’emmerde. Et mes cheveux sont gras.
— Quand on fait de la recherche, on a des plans mais on va commencer par vérifier tout ce qu’on peut vérifier et voir où ça nous mène. D’ailleurs, Katia, dans la composition du mélange il parle de “résidu onirique”, tu sais ce que c’est ?
— Euh, oui, à peu près.
— Tu saurais où on peut en trouver ?
— Oui aussi.
Plop
— Et tu veux pas nous en ramener ?
— Je peux pas vraiment, en fait. C’est très compliqué à produire et même si je vois comment ils ont pu faire, c’est pas quelque chose que je peux obtenir seule. Avec un autre oniromancien, ça serait jouable.
— Dommage, on fera sans.
Le soleil s’est couché depuis un moment. On n’a toujours pas mangé. Et la tension commence à peine à retomber. Je sens venir plus de questions. J’ai l’impression que c’était une idée de merde. Que j’aurais pas dû faire ça. En fait non. On va le faire. Et on va le faire bien. On a enfermé l’autre dans la cave en lui attachant les pieds, les mains, et les mains aux pieds. Ça me rappelle des expériences, tiens. Et on a pu faire à manger. On ressemble sûrement à des locataires parigots venus profiter de leurs vacances. À des vieux colocs. J’aime bien l’ambiance. Joseph part de temps en temps vérifier que tout va bien dans la cave. Il est méthodique et vérifie toujours qu’il n’a rien perdu entre l’aller et le retour. J’entends quelques bruits de coups. Il doit lui dévirer quelques gifles mais ça dérange personne. C’est un Luli, s’il prend cher, c’est tant mieux. J’ai toujours pas entendu sa voix.
— Tu pourras aller l’interroger sur tout ce qu’il pourrait savoir concernant la drogue, Joseph ? Comment elle est faite, comment elle fonctionne, comment ils fabriquent ce dont ils ont besoin pour la faire ?
— Avec grand plaisir, répond-t-il en arborant un grand sourire. J’ai le droit d’être convaincant ?
Plop
— Je serai pas dans la cave donc j’ai pas à t’en donner le droit.
Il est radieux. Je comprends pas vraiment cette haine viscérale. ‘Fin, c’est un peu bizarre pensé comme ça alors que j’en ai buté une et que l’autre est mort à cause de moi, mais je les déteste pas. Moi, je veux juste régler le souci de leur connerie de drogue.
Et ça, on s’y met demain.
— Ils avaient aucune idée d’où étaient partis ces connards. Et ils savaient même pas que Toubib était dans le coup.
— Mais ça change quoi ?
— Si eux ne savaient pas, c’est qu’ils pouvaient pas savoir. Enfin, ils auraient pu le savoir, s’en douter. Mais comme ils l’ont pas vu et qu’ils l’avaient attaqué la veille en ayant la confirmation qu’il était seul, ça leur a pas paru probable. Ils se sont dits qu’il s’était planqué.
— Et donc ?
— Réfléchis, trou du cul ! S’ils savaient pas, c’est que personne pouvait leur dire. Donc les autres savaient pas non plus. À ton avis, ça envoie quel message quand un de tes centres de production se fait attaquer et quasiment détruire par un groupe inconnu ?
— Ah, c’est ça qui a foutu la merde !