- Nous allons commencer par le plus simple.
Le Dr Swift déglutit. Elle ne sait pas ce que Monsieur Auberon entend par le mot « simple », mais ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas le sens communément admis.
- Vous allez vous déplacer de votre bureau à la porte.
L'homme sort un chronomètre vert pomme de sa poche gauche. Sa main droite est occupée par son bloc-note gris, qu'il tient fermement, comme s'il craignait que la chercheuse ne le lui chipe.
- À partir de maintenant, tout ce que vous ferez sera chronométré. Vous êtes prête ?
Elle hésite. Est-elle vraiment prête ?
Autour, tout semble à sa place. Le bureau est en ordre, la chaise est placée là où il faut, et toutes ses petites installations sont parées à être utilisées. Il ne lui manque plus qu'à rassembler tout son sang-froid.
Après une lente expiration, Swift se lance.
- Je suis prête.
Auberon sort de la pièce. Son regard exprime à la perfection le sentiment classique de l'homme qui fait ce qu'il n'aime pas faire, le regard langoureux et sensuel de l'huître collée à son rocher. La tâche d'aujourd'hui a beau sortir de l'ordinaire, elle ne parvient pas à soulever ses paupières paresseuses, qui restent mi-closes.
Une fois dehors, il toque. Impossible pour Swift de tricher en prenant de l'avance ; son examinateur a l'habitude qu'on essaie de le rouler, et il a pris la précaution de laisser la porte légèrement entrouverte. À ce signal, la chercheuse bondit de sa chaise, et fonce le plus rapidement possible vers son objectif. Et le tout sans se blesser.
En touchant le bois de la porte, Swift se rend bien compte que l'issue de ce premier test ne ressemble pas à une victoire ; Auberon lui confirme cette impression en ne la gratifiant d'aucun compliment, ni encouragement, ni quoique ce soit. Il se contente de noter dans son carnet, son expression toujours plus morte, mais il est interrompu par son sujet :
- Et ça sert à quoi, ce que je viens de faire ?
Ce à quoi l'inspecteur répond, dans un ton de voix proche du soupir :
- À mesurer votre vitesse. Il est toujours utile de savoir quel employé sera le dernier à rejoindre le bunker de sécurité en cas de brèche de confinement.
Swift est incapable de dire si cette dernière réflexion est une très mauvaise blague ou un simple énoncé de fait ; quoiqu'il en soit, elle le prend mal, mais Auberon choisit d'ignorer la foudre que sont devenus ses yeux.
- Vous avez mis seize secondes.
Les bras croisés, il attend que la chercheuse regagne son bureau, ce qui n'est pas si facile. Elle a, heureusement, tout un dispositif pour l'aider, et après une quinzaine de secondes de plus, elle est de nouveau assise, un peu essoufflée.
D'un geste, Auberon attrape son marqueur, raye une ligne de son carnet, et annonce :
- On va passer à l'écriture et à la signature. Écrivez-moi 3 lignes de calculs, et signez la feuille. Attention, à mon signal… Top !
Aïe. L'écriture.
Depuis l'accident, Swift s'est entraînée. Elle peine encore avec les stylos, mais parvient à se débrouiller avec les crayons. Son écriture est encore très maladroite et laide, mais lisible ; du moins, pour un œil habitué.
L'attention fixée sur son papier, elle enchaîne les additions de base. Pas besoin de déployer les équations au seizième degré pour un secrétaire juste bon à gratter sur ses notes. Elle connaît par cœur les sensations que lui inflige ce genre d'exercice ; au début, il semble facile, on enchaîne les chiffres sans trop les amocher, mais au fur et à mesure, la fatigue nous gagne, on tremble, on tord les 2, éventre les 0, confond les 7 et les 1…
À la fin de sa troisième ligne, Swift n'a qu'une envie : lâcher le crayon.
- Votre signature, rappelle Auberon.
Marmonnant un juron, la chercheuse trace une piètre croix en faisant grincer sa mine. Ceci fait, elle jette le fruit de ses tourments sur la moquette, et toise son supérieur avec un air de défi :
- Maintenant, c'est ça, ma signature.
Auberon ne daigne même pas hausser les épaules, et se penche sur le papier avec son professionnalisme froid habituel.
- Une minute et neuf secondes.
Il lève la tête.
- Oh, et, bien entendu, je note la qualité aussi.
Si elle avait encore son crayon, elle aurait bien tenté de le lui enfoncer dans l’œil. Au lieu de ça, elle manifeste son mécontentement en regardant les nuages par la fenêtre, pendant que son examinateur termine son évaluation. Alors qu'elle s'abandonne à la mélancolie, Auberon la ramène sur terre :
- Passons à la manipulation de document.
Il pointe un tas de feuille sur le coin gauche du bureau avec un stylo bic bleu qui, dans ses mains, ressemble à l'épée utilisée pour décapiter les condamnés.
Ou les condamnées.
- Je voudrais que vous me retrouviez… Le dossier SCP-341-FR-B. Attention… Top.
Swift risque un rictus ; elle a la chance de se souvenir de son emplacement précis : quatrième pochette bleue en partant du bas. Mais, une fois la main dessus, elle se rend compte de la difficulté de l'épreuve ; va-t-elle seulement réussir à la tirer hors de la pile ?
À l'aide de ses deux mains, elle tire sur le dossier comme si la survie d'un royaume en dépendait ; la pochette, à ses yeux, paraît vraiment fichée dans un rocher, et elle doit s'y reprendre à cinq fois pour libérer l'objet… Et faire s'effondrer la tour, qui explose aux pieds d'un Auberon prenant toujours plus de notes.
Le dossier dans les bras, toute penaude, Swift apprend son score :
- Vingt-quatre secondes. Sans compter les dégâts. Je vous fais une fleur, je ne vais pas vous demander de tout ramasser.
Il lâche un énorme soupir, et tourne une page de son carnet en levant les yeux au ciel. Sa voix monte d'un ton, et il gronde d'un air accusateur :
- Cette inspection est une vraie blague, vous auriez dû admettre votre incapacité à travailler.
- Jamais de la vie.
Swift s'échauffe en s'étirant les jambes et en agitant les bras ; elle est crevée, mais elle préférerait mourir que de se montrer faible devant cet enfoiré. Auberon se résigne, et annonce gravement :
- Tout à l'heure, je vous ai envoyé un mail. Je voudrais que vous y répondiez, à partir de… Maintenant. Top.
Elle s'élance à nouveau, avec toute l'énergie que sa fatigue lui permet de dépenser.
Le plus dur, quand elle utilise un ordinateur, maintenant, c'est le clavier. C'est long, c'est pénible, et il faut avoir une sacré endurance pour oser écrire quelque chose avec.
L'écran l'aveugle avec sa lumière bleutée, et chaque clic lui coûte un temps précieux. Ce n'est qu'après de longues minutes qu'elle parvient à atteindre sa messagerie, trouver le bon mail, et le lire.
Quel était le menu de la cafétéria, aujourd'hui ?
Plus bateau, tu meurs.
L'avantage, c'est que ça ne demande qu'une réponse courte, songe Swift. Lettre par lettre, touche par touche, elle tape son œuvre, son ultime doigt d'honneur à cet examen qui décidera du reste de sa vie.
salaxde de riz, spagbhettis bolognaise, chou à la crème.
Elle est fière d'elle ; elle a beau avoir fait deux erreurs et zappé la majuscule, elle est parvenue à faire le point final.
- Vous avez mis onze minutes et quarante-huit secondes.
D'un geste, il range son carnet dans une poche, et se dirige vers la sortie, excédé, lui aussi, par le ridicule de cette fin d'après-midi.
- J'en ai assez vu. Je reporte tout ça au directeur.
Elle ne cherche pas à le retenir, elle aura fait ce qu'elle a pu. Lorsque la porte claque derrière le passage de l'affreux Auberon, elle permet enfin à ses yeux de s'humidifier…
- Bastian…
Elle s’assoit sur son bureau, vaincue. Elle hausse la voix :
- Bastian ! Je sais que tu es là. Viens, s'il te plaît.
Silencieusement, l'officier Bastian Gath, pistolet à la hanche droite et matraque électrique et couteau de combat à la hanche gauche, rentre dans la pièce. Son regard habituellement dur semble fondu.
- Lucy, tu as fait ce que tu as pu…
Le visage de la chercheuse se brise en une grimace de douleur. Sa vie ne sera plus jamais la même.
- Ta gueule et prends-moi dans ta main.
Il avance sa paume vêtue d'un gant noir, et elle se blottit à l'intérieur comme une souris blanche sur un lit de paille.
- Allez tous, tous vous faire foutre…