Entre infiltrés et infectés

Contrairement aux dires de certaines œuvres modernes diffamatoires, les celtes n’ont jamais érigé de menhir ou de dolmen. Mais bien que ces monuments minéraux soient plus vieux que les gaulois, ça n’a pas empêché ces derniers de se les approprier : après tout, personne d’autre ne s’en servait, et peut-être que dans leurs esprits tribaux et croyants, ces constructions avaient été placées là par une sorte d’entité divine avec un penchant pour les gros cailloux. Les monolithes sont donc venus s’insérer dans les croyances celtiques de Gaule, mais même avec leur charmante beauté grossière, ils n’ont pas survécu à l’avènement du sophistiqué Empire Romain. Ainsi, tout comme les dolmens s’affaissent sous l’influence du temps, le mysticisme celtique fut enterré par l'histoire.


Les grappins enfoncés dans la pierre grincèrent avant que le roc ne tombe en avant. Une demi-douzaine de lampes torches s’allumèrent et inspectèrent la cavité béante ainsi formée. Derrière les archéologues entourant le dolmen comme une nuée d’abeilles, Maria Lavasninos s’adossa à la pelleteuse qui avait tiré le rocher en avant.

Ayant toujours été fasciné par les cultures anciennes et l’évolution de l’être humain, Maria avait profité de ses aisances pour financer l’exploration de ce monolithe très spécial. Spécial comment ?

Monsieur Lavasninos, lui avait dit le chercheur dans son bureau il y a cinq jours, ce monolithe possède la particularité d’être entièrement clos. Vous êtes connaisseur du sujet, alors je ne doute pas que cela vous intrigue aussi.

Ce dolmen, au milieu d’un plaine brumeuse, perdu sur le flanc d’une montagne dans le Massif central, était entièrement clos et dénué de plantes grimpantes. Cela n’avait jamais été vu auparavant. S'il n’y avait aucune lésion entre les pierres, il aurait l’apparence d’un énorme pavé de huit mètres sur trois, avec un quelque deux mètres de hauteur. Pourquoi ce dolmen avait été refermé ? se demanda Maria. Il espérait secrètement trouver la tombe de Vercingétorix, ou un modèle primitif de capsule temporelle, déposée là par un lointain ancêtre soucieux de l’avenir de sa culture… Mais il se doutait bien que l’intérieur allait probablement être vide, le contenu grignoté par le temps puis mordu par l’humidité…

« Incroyable ! » La voix provenait de l’intérieur du dolmen. Une archéologue était entrée dans l’enceinte rocailleuse. Maria attendit distraitement la suite du rapport spontané. La chercheuse ressortit. « Je suis sèche ! Complètement sèche ! s’écria la scientifique prénommée Joséphine. » Maria remarqua de loin qu’effectivement, après avoir été arrosées à petit feu par la brume depuis une demi-heure, les boucles de la scientifique étaient de nouveau brillantes et rebondissantes, comme si on les avaient soumises à un sèche-cheveux surpuissant.

Piqué par la curiosité, Maria s’approcha de la nuée de chercheurs, ses bottes trempant dans l’herbe haute. Plusieurs explications se bousculaient dans sa tête : l’étanchéité accumulée dans le dolmen s’était-elle rejetée d’un coup sur la femme ? Y avait-il une forte faille volcanique dans l’enceinte, qui ferait remonter uniquement de l’air chaud ? Mais quelque part dans son esprit, une petite voix enfantine lui soufflait une autre idée, bien plus séduisante et déraisonnable que les autres :

LA MAGIE

Mais Maria Lavasninos ignora cette petite voix on ne peut moins scientifique, et s’arrêta à quelques mètres de l’entrée du monolithe. Plusieurs autres chercheurs étaient entrés, constatant eux aussi qu’ils étaient pris dans une chaude brise chassant l'humidité de leurs vêtements. L’un d’eux s’adressa à Maria : « C’est prodigieux monsieur ! C’est comme si l’intérieur était l’une de ses cabines de séchage à Disneyland ! » Maria sourit sous l’enthousiasme du scientifique, ce même enthousiasme le poussant à vérifier les dires du chercheur. Il étendit son bras dans le dolmen. Instantanément, sa main fut enveloppée d’un air chaud, lui faisant le plus grand bien. Son visage s’illumina : « Avez-vous trouvé la source de cette chaleur ? demanda-t-il. » Entre les haussements d’épaules et les secouements de tête, la réponse fut un non général.

« On trouvera, ce phénomène est trop agréable pour ne pas être étudié ! » Cette fois, son affirmation donna lieu à un ferme acquiescement général. Maria pénétra dans le dolmen, laissant la chaleur envelopper son corps et ébouriffer ses cheveux. Il savoura cette sensation, mais fut interrompu par une voix. « Regardez ! s’exclama Joséphine, on dirait un autel ! » Tous les regards se tournèrent vers le fond du monolithe.

Bien que le dolmen fût d’une taille considérable, il était essentiellement vide. À cause de l’absence de soleil et de chaleur, et ainsi du manque d’humidité, tout végétal avait depuis longtemps abandonné ses projets envahisseurs. Le sol était donc fait d’une terre sèche, friable et poussiéreuse, et excepté le petit morceau de bronze occasionnel, il était dénué d’intérêt. Quant à l’autel repéré par la chercheuse, il était composé d’une fine table en bois collée contre la pierre au fond du dolmen. Sur cette table reposait un petit bouclier circulaire en bronze, lui aussi posé contre le mur. Deux glaives étaient plantés dans la table aux côtés du bouclier, eux-mêmes entourés de petites œuvres de joaillerie en bronze. Et trônant devant le bouclier, un petit pot fermé en terre cuite, peint en rouge et décoré de belles gravures ondulantes.

Maria se rapprocha de la scientifique, qui examinait l’un des glaives. « Vous vous y connaissez en autels ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Joséphine. C’est un peu mon expertise. J’ai écrit un dossier sur les autels romains pour mon master. »

Hors de leurs regards mais à portée de leurs oreilles, le pot tremblota. Ils se tournèrent vers le récipient, parfaitement immobile. Maria examina attentivement le motif. « Que pouvez-vous me dire sur ce piédestal ? renchérit-il. »

Enthousiaste à l'idée de pouvoir utiliser ses connaissances, la chercheuse aux boucles étudia longuement l’autel. Derrière elle et Maria, les archéologues s'occupaient à leurs études : ils grattaient la pierre pour en prendre des échantillons, ramassaient des morceaux de bronze avec leurs mains gantées, passaient sur la terre avec un détecteur de métaux. Dans cette commotion, Maria examinait lui aussi l’autel, mais il était plus intéressé par la conservation des matériaux que par les significations profondes de l’arrangement des objets.

« Je… » Maria se tourna vers Joséphine, qui paraissait déçue. « Je… ne sais pas, continua-t-elle en lui rendant son regard. Je n’ai jamais vu cette combinaison d’objets entreposés ainsi. Les glaives et le bouclier, clairement gaulois, sont là pour rendre hommage à un guerrier, bien sûr. Mais les positions ne sont pas régulières : je n’ai jamais vu les épées plantées dans le bois, par exemple… Et ce pot… » Elle le ramassa et le tourna entre ses doigts. Le rouge luisait dans la lumière de sa lampe torche. « Peut-être des cendres… »

Maria lui ôta le pot des mains. Joséphine s’excusa à nouveau de ne pas pouvoir être d’une plus grande aide. « Ne vous en faites pas, lui répondit-il avec un sourire, vous savez clairement de quoi vous parlez. C’est assez impressionnant ! » Elle lui sourit en retour, avant de poser ses yeux sur le pot : « Il n’y avait pas encore d’armes explosives en Europe, alors ce ne peut être que les cendres du guerrier. »

Maria se redressa et posa une main sur le couvercle. « Je suis assez sûr que je m’apprête à profaner le repos d’un combattant gaulois, dit-il en riant, mais c’est au nom des sciences de l’humanité ! »

Il ouvrit le pot.


Le commissaire Poloret se gratta la tête, confus.

La scène de crime était un petit appartement parisien, dans le quartier Montparnasse. Dans un appartement richement meublé, le propriétaire avait été retrouvé mort par les voisins, qui avaient accouru après avoir entendu des bruits de lutte. La porte était verrouillée, et n’osant pas la défoncer par peur de se blesser, le vieux couple avait composé le 17. Une porte enfoncée plus tard, les forces de l'ordre étaient entrées, pour découvrir le corps étendu sur la moquette du salon. La police scientifique arriva quelques minutes après, avant de quitter les lieux, faute d'indice notable.

Le commissaire Poloret détestait ce genre de situation, alors il décida de s’alléger de son apparente incompréhension en demandant à quelqu’un d’autre d’inspecter ce bordel, comme ça ils seraient deux à être incompétents. Il jeta son dévolu sur une jeune policière qui avait été transférée de Lyon : « Dufort ! »

L'agente sous couverture Marie Bachelot se releva de son inspection approfondie de la flûte de champagne sur la moquette et s’approcha de son supérieur. "Supérieur" était un bien grand mot : du haut de son mètre quatre-vingt-neuf, Marie le dépassait presque d’une tête. Ses muscles bien entretenus et sa queue de cheval blonde lui donnaient un air militaire. Cependant, même grave, sa voix était assez joviale et légère : « Commissaire, comment puis-je vous aider ? »

Visiblement, Poloret avait oublié à quel point Marie ne paraissait pas incompétente : « J’aimerais tester vos, hum, capacités. »

Il fit un geste vague pour désigner toute la pièce : « Expliquez-moi… tout cela. Je vous prie. »

Marie jeta un regard professionnel sur le salon. C’était une très bonne actrice, après vingt ans de théâtre en tout genre. « Eh bien commissaire, annonça-t-elle, c’est dur à dire. Les indices sont plutôt maigres. »

Les indices principaux étaient majoritairement des constatations frustrantes : "aucune fenêtre n’est cassée ou ouverte, et elles sont toutes verrouillées de l’intérieur", "la porte était verrouillée avant qu’on ne la force", "aucune arme autour du corps, pas de blessures". La seule chose notable était un verre qui avait contenu du champagne, tombé sur la moquette.

« Vous avez forcément une interprétation des faits, répondit Poloret en réajustant sa casquette.

— Il n'y a aucun signe d'intrusion. Du moins, pas par les entrées apparentes, réfléchit Marie en se pinçant le menton, donc ça laisse penser un suicide… Mais pour un suicide, il faut quand même un moyen de le faire. »

Elle leva les yeux : « Pas de corde au plafond. Pas d’arme, blanche ou à feu, autour du cadavre… ni de récipient contenant du poison, donc c’est pas ça non plus. »

Elle émit un petit rire : « Franchement commissaire, vous pourriez dire qu’il est mort comme par magie, je pense que ça passerait dans le rapport !

— Moui Dufort, mais la magie ça n’existe pas ! Il me faut quelque chose de concret, moi.

— Évidemment, sourit Marie. » Marie Bachelot connaissait l’existence du monde anormal, mais même en admettant que la magie existe bel et bien, c’était difficile d’expliquer cette situation. Alors elle pointa la flûte de champagne. « Peut-être… dit-elle, peut-être qu’il a fait une mauvaise réaction face à l’alcool, ou qu’il était allergique à un des ingrédients, ou alors il y avait du poison dans la bouteille. Il sent un peu bizarre ce champagne. » Elle haussa les épaules avant de lâcher : « C’est le mieux que je puisse faire ! »

Poloret soupira en constatant qu’au final, il était le seul incompétent des deux. « Ça devra suffire pour l’instant, grogna-t-il, on attendra l’autopsie. Vous me ferez le rapport. » Il releva sa ceinture et s’éloigna pour dire à tout le monde de commencer à remballer.

Marie baissa les yeux et rencontra le regard vide du corps. En tant qu’Agente de terrain de la Fondation SCP, elle avait vu bien pire qu’un cadavre immaculé. Son esprit vogua entre les images d’une femme en flammes, la chevelure carbonisée ; d’un homme ayant été transpercé par des pics de diamant, qui avaient poussé depuis l’intérieur de sa chair ; d’un autre homme tué par l’apparition soudaine de trous béants, vides de sang, par lequel on voyait l’intérieur de son corps, avec quelques vers parcourant les organes-

Elle frissonna. En fait, ce gars avait choisi la bonne option en mourant normalement. Elle décolla son regard du visage du mort et se mit à prendre quelques dernières photos, avant de quitter l’appartement avec les autres.


Marie avait été placée en infiltration dans la police de Paris avec sa sœur jumelle, Sofie. À leur arrivée, il n’avait fallu que deux semaines avant qu’une autre agente, Jesse, ne les débusque. Jesse était de la Coalition Mondiale Occulte, mais ne se montrait pas hostile à la présence d’une organisation rivale : au contraire, elle leur avait arrangé une petite pièce privée derrière le bureau d’accueil. Vide de caméras, c’était un endroit où on pouvait avoir des discussions qui allaient au-delà du normal.

Marie s’apprêtait à rentrer dans cette pièce quand elle remarqua un policier qu’elle connaissait. « Salut Roger, dit-elle en s’accoudant sur le bureau.

— Hello Marie. Euh, dis, t’es positionnée où jeudi soir ? »

Soit c’était une tentative de drague bien trop suggestive, soit c’était une vraie question portant sur le boulot. Elle consulta son agenda mental. Hmmm… Aujourd’hui c’est lundi… Jeudi c’est dans trois jours… Rien sur ce créneau.

« Je ne pense pas avoir été positionnée jeudi soir, dit-elle en consultant ses mails. Pourquoi, tu fais un truc ?

— Tu ne sais pas ? Il y a un type qui organise une énorme fête, et il invite tous les riches de la ville. Le patron nous a demandé de patrouiller un peu dans les quartiers aisés. Honnêtement je pense que ce sont certains des fêtards qui lui ont demandé de faire ça, peut-être même avec de la, hum, compensation.

— Je suis quasi sûre que c’est le cas. Bon, rien dans mes mails, apparemment je ne suis pas invitée à votre petite soirée ! Dommage !

— Toi au moins tu pourras te coucher de bonne heure. J’ai hâte d’avoir mes deux heures de sommeil, t’imagines même pas.

— Désolée de te décevoir, beau gosse. Allez, j’ai de la paperasse à terminer. »

Elle releva le mince, très mince rapport d’aujourd’hui : « À plus tard. »

Roger la salua et s’éloigna. Marie pénétra dans la pièce derrière le bureau.


Sofie Bachelot représentait à elle seule son camp dans un combat acharné, un combat entre deux organisations paranormales. En face d’elle, Jesse Simmons avait posé son coude sur la table, une expression déterminée sur le visage. Sofie saisit la main tendue, savoura sa douceur, puis l’agrippa fermement en posant son coude à elle sur la table. Un peu moins forte et grande que sa sœur, elle se gardait quand même en forme, et sa touffe de cheveux noirs reposait sur sa tête comme un petit hérisson. Mais face à la splendide afro-américaine aux belles boucles brunes qui la fixait de ses superbes yeux verts, elle devait se faire la plus forte possible. Même si elle était magnifique, elle était de la CMO, et eux c’étaient les méchants, aussi beaux soient-ils.

Elles contractèrent. Sofie poussa de toutes ses forces. Elle remarqua que le sourire confiant de Jesse s’effaçait. Oui ! Jesse était moins forte ! En poussant juste un tout petit peu plus fort, elle l’épuiserait, et alors elle pourrait aplatir son bras contre la table, puis faire mine d’aller la consoler en frottant ses épaules qui étaient sans doute aussi douces que la fourrure d’un lapereau, et puis elles se regarderaient pendant un moment avec désir, avant de s’embrasser langoureuse-

« SOFIE ! PAPIERS ! Et il est où mon café ?! »

Surprise, l’intéressée perdit la main, cette dernière venant valser contre le bois bon marché. Tandis qu’elle grimaçait en massant son poignet, Jesse se leva en poussant un cri de joie. Putain Marie, grommela intérieurement Sofie en s’assurant que les nerfs de son bras fonctionnaient toujours, t’as tout fait foirer, espèce de- euuuh… Jesse contourna la table et frotta sa tête amicalement, en passant sa main dans ses cheveux. « T’en fais pas, biquette, dit-elle, peut-être une prochaine fois ! » Sofie la regarda, légèrement sonnée, avant de murmurer un acquiescement. Jesse, souriante, lui fit une dernière grattouille, puis se dirigea vers la porte, saluant Marie au passage.

Marie s’assit en face de sa petite sœur, un gobelet fumant entre les doigts. « Hep, Casanova, ricana-t-elle, mon café n’était pas prêt. » Le surnom sortit Sofie de son état rêveur. « TOI, TU ME SOÛ- hum… » Elle inspira profondément, puis lui lança un regard à même de couper du diamant : « Je vais t’égorger, siffla-t-elle. »

Marie éclata de rire. Elle se redressa, café à la main, et lui balança le maigre rapport. « Tiens, dit-elle en portant le gobelet à ses lèvres, un tout petit peu de lecture pour te distraire. » Sofie, le visage toujours renfrogné, saisit le document et parcourut quelques lignes en diagonale. Puis son expression se teinta de curiosité tandis qu’elle relisait attentivement le début. L’agente passa en revue le texte encore une fois avant de murmurer : « Ça alors, encore un ?

— De cappuccino ? Volontiers !

— Je parle pas de ton café débile ! Encore un riche qui a été tué subitement et sans raison apparente, avec du champagne pas loin…

— Pourquoi ? Ça arrive souvent ça ?

— Ces derniers temps oui. La semaine dernière, il y en a eu trois ou quatre, je sais plus… C’est quand même étrange…

— Oui, en plus la machine filtre automatiquement, alors je vois pas pourquoi tu peux pas juste allumer et… »

Marie gloussa devant l’expression exaspérée de sa sœur, et pouffa quand Sofie manqua de la frapper avec le papier. « Tu te crois marrante ? lança la plus jeune.

— Absolument !

— Imbécile. » Elle se détendit dans sa chaise. « Là ça fait trop de coïncidences les unes sur les autres. Il est où le corps ?

— Le gros flic m’a dit qu’ils allaient l’envoyer chez la police scientifique pour une autopsie.

— Bon, j’irai voir demain si je peux pas déceler quelque chose. Peut-être qu’on est tombées sur un espèce de virus qui n’attaque que les gens aisés. » Sofie sortit les clés de leur moto de sa poche « Tu veux conduire ? demanda-t-elle. »

Marie sourit. « Il vaut mieux, rétorqua-t-elle, distraite comme tu es… »

Cette fois, le dossier fouetta gentiment mais sèchement son visage.


Charles Héronneau était fatigué, mais heureux. Heureux car il était PDG d’une entreprise de restauration d’œuvres d’art variées, et grâce au professionnalisme et à l’efficacité qui faisaient la réputation de sa boîte, en plus de ses excellents plans marketing, Charles Héronneau venait de signer un contrat avec le Louvre. Le Louvre ! Il considérait la possibilité d’ouvrir à l’étranger, avec le prestige et les connexions que lui apporterait cette transaction. L’estomac plein de papillons virevoltant dans tous les sens, il se gara devant sa petite villa aux abords de Paris.

Tandis que le garage démesuré s’ouvrait pour sa petite moto, une couleur inhabituelle sur son porche attira son attention. Il y avait là un carton. À l’œil, il devait mesurer une cinquantaine de centimètres de long. Curieux, il sortit la béquille puis referma son garage.

Charles déposa le carton sur le comptoir de sa cuisine. Il extirpa un couteau du porte-couteaux, et trancha l’adhésif industriel d’un grand geste. Les battants révélèrent une boîte en bois entourée de polystyrène. De plus en plus intrigué, Charles ouvrit la boite à l'aide d’un pied-de-biche placé contre son comptoir dans la plus grande coïncidence. Il arracha la lettre qui en recouvrait le contenu. Il la lut de la même façon qu’il lisait les factures.

« Bonjour, bonsoir, monsieur Héronneau, nananana, entre chefs, nous nous devons de nous serrer les coudes, nananana, je vous convie ainsi jeudi soir à une soirée préparée par mes soins, nananana, la Tour Montparnasse ? La vache, il doit avoir de bons contacts, nananana, veuillez agréer, bla, bla, BLA.

— P.S : vous trouverez dans ce carton, nananana, du champagne ? »

Il écarta la lettre de son champ de vision, et découvrit avec joie qu'elle disait vrai. De belles bouteilles en plus. Mais en essayant de lire l’une des étiquettes, ses yeux lui rappelèrent qu’ils voulaient du repos.

« Demain soir, je vous savourerai ! »


L’établissement de la police scientifique était vide. Avec ses couleurs pâles et bleutées, l’endroit rappelait un hôpital. L’ambiance froide attaqua Sofie dès qu’elle passa la porte. Elle frissonna, même avec sa polaire.

Elle se présenta au bureau d’accueil, rapport et badge en main. Le jeune homme prit les deux, inspecta le badge, lut le document, puis étendit une main vers les escaliers en lui rendant les papiers : « Vous le trouverez… en haut des escaliers, premier étage, vous prenez à droite, troisième porte à gauche. C’est le département pour l’autopsie. Je vais dire au docteur Moreau que vous êtes en route. »

Elle grimpa les marches en colimaçon, plongée dans ses pensées. Elle tenta de se rappeler des interactions passées que la Fondation avait eues avec ce genre de menace anormale. Peut-être était-ce un alcool étrange qui tuait instantanément le buveur. Non, pas instantanément : le document mentionnait des bruits de lutte.

Lutte…

Combat…

Duel…

Bras de fer…

Avec sa jolie main si douce…

« Madame Dufort ?

— Pardon ? Oui ? Désolée, j’étais ailleurs. »

Le docteur Moreau lui tendit la main. « Par ici, dit-il derrière ses petites lunettes rondes, honnêtement, dans ce dédale de corridors, vous vous seriez perdue sans moi je pense ! »

Il la mena au bout du couloir, leurs pas solitaires résonnant dans les couloirs vides. Il ouvrit une porte, puis lui tendit des gants et un masque chirurgical avant de la laisser entrer.

Dès que Sofie posa un pied dans la pièce, elle analysa son entourage. Salle d’autopsie, donc entièrement close : la porte d’entrée est la porte de sortie, décorée d’une mince fenêtre grillagée. L’odeur doit souvent être insoutenable, donc tout doit être parfaitement isolé. Alors si je fais du bruit, personne n’entendra. Pas de fenêtre bien sûr, un miroir sans tain comme chez les flics peut-être ? Non, j’en vois pas. Mur nord, ouest, sud, est ? Pas de caméras. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres. C’est moi, ou cet endroit est parfait pour un meurtre ?

Le docteur Moreau se plaça derrière la table d’opération. Le cadavre y était étendu. Ses yeux avaient été fermés. À côté de son bras gauche, une petite panoplie d’instruments était proprement posée sur un plateau. « Comme vous pouvez le constater, annonça le docteur Moreau tandis que Sofie se positionnait de l’autre côté du mort, je vois le rapport entre vos mains de toute façon, donc vous le savez déjà, il n’y a aucune trace de blessure d’une quelconque sorte ! Ça me fait un peu peur, car ce type pourrait être vivant !

— Ma collègue a suggéré la possibilité d’une mauvaise réaction avec l’alcool ? Ou d'empoisonnement ? Vous avez pu vous faire un avis là-dessus ?

— Ah oui, au sujet de l’alcool. J’ai plus qu’un avis. » Il se mit à fouiller dans ses poches. « Alors, continua-t-il, voyez-vous, j’ai… Non, pas ici… voulu prendre une échantillon de l’estomac du défunt, mais tandis que je, j’essayais de faire… J’ai trop de tubes à essai là-dedans… ceci, j’ai réussi à extraire ! … » Il sortit une petite fiole avant de la tendre vers Sofie. « À extraire cette petite chose. »

Sofie prit la fiole et en inspecta le contenu. Ce qui ressemblait de loin à une petite pierre s’avéra être un gros caillou, décoré d’un symbole ondulant peint en brun clair. De minces filaments d’une matière cuivrée sortaient des côtés de l’objet, et reposaient sur les parois de la fiole. Intriguée, Sofie observa les filaments à la lumière. Un truc comme ça, ça sentait les traditions mystiques occultes à plein nez. « Et où avez-vous trouvé cette chose ?

— Alors, comme je vous le disais, j’ai voulu prendre un échantillon d’estomac. Mais la progression de mon instrument s’est retrouvée bloquée par cette chose. » Le docteur désigna la gorge du défunt. « Il semblerait que les filaments de cuivre présents sur ce, ce caillou disons, se soient bloqués dans le larynx, alors que la majeure partie du caillou était descendue dans l’œsophage.

— Je vois, je vois… » Donc ce n’était pas l’alcool, mais ce petit caillou qui avait surpris le mort. « Je vois, réitéra-t-elle. »

Sofie posa ses mains en bas de son dos et s’étira. Un regard furtif vers la porte lui montra que personne ne les espionnait.

Elle se redressa, son Five-seveN silencieux dans sa main relevée, un amnésique dans sa poche. Elle désactiva la sécurité.

« À terre, mains sur la tête. Et pas un mot. »


Jesse observa attentivement la petite chose dans la fiole. « Dans la gorge du type ? Brrr. » Elle réorienta sa chaise vers les jumelles et leurs tasses de cafés. « Mais du coup, qu’est-ce que c’est ?

— Pas la moindre idée, répondit Sofie.

— On dirait le bidule du début de Matrix, renchérit Marie. Vous savez, le truc que Smith mets dans le nombril de Neo ? Mais juste, moins technologique et un peu plus… rocailleux.

— Eh, Marie, c’est pas con ce que tu dis.

— Quoi ? Qu'on tient un espèce de traceur slash bouffeur d’intestin slash machine arachnoïde cauchemardesque ?

— Tout à fait. Même si ce serait plutôt la gorge que le ventre du coup.

— Alors on aurait affaire à un parasite.

— Transmis par voie orale.

— C’est une idée digne de super vilain ce truc.

— Mais comment est-ce que ? … Attends, on avait bien retrouvé du champagne à côté de tous les cadavres non ?

— Oh, oh, Sherlock et Watson, on se calme. »

Les jumelles se tournèrent vers Jesse.

« Tu rigoles j’espère ? dit Marie. On a potentiellement un plan pour buter tous les riches de Paris sur les bras !

— Putain, toute la noblesse… » Sofie s’assit sur le rebord du meuble ou reposait la machine à café. « Comment on va confiner tout ça ?

— Confiner, confiner… bailla Jesse, pourquoi on ne peut pas simplement trouver la source et lui faire bouffer un lance-flammes ?

— J’adore ton idée, ricana Marie, mais là, la Fondation est en majorité, alors on va confiner, désolée poupée.

L’appelle pas poupée, murmura Sofie.

— Quoi ?

— Non, pour quoi ? interrompit Jesse. »

Les agentes de la Fondation jetèrent un regard interrogateur vers l’agente de la CMO.

« Pourquoi vous voulez toujours confiner ? Allez, on est potes, je le dirais à personne, promis. »

Marie s'esclaffa d'un rire exagéré avant de s’approcher lentement de Jesse. Elle leva sa main avant de faire un long mouvement de balancier, pour finir sur l’épaule de l’agente. Marie lui fit un large sourire.

« Ce que je vais te révéler, missise Jesse Simmons, est hautement confidentiel, et pourrait me faire tuer si la Fondation SCP apprenait que je te l’ai dit, car nous avons un but secondaire et secret, autre que la simple protection de l’humanité, commença-t-elle. » Elle se retourna vers Sofie, qui leva les sourcils. « Cette raison secrète, je vais te la dire… on en sait foutrement rien. » Son sourire laissa apparaître ses dents. Jesse la regarda, plus confuse que jamais. « Donc vous ne savez pas pourquoi vous ne tuez pas tout simplement des entités ?

— Si, on connaît une raison, rectifia Sofie. Pour le MA-AT.

— Le "mat" ?

— Montre-lui, Marie. »

Sa sœur se tâta précipitamment les poches, puis haussa les épaules avec une moue contrariée. « Désolé, je l’ai pas. Il doit être à la moto. Montre-lui le tien. »

Sofie sauta du meuble et s’approcha de la table, en tirant un petit livret noir relié de sa poche. Elle le tendit à Jesse. Cette dernière prit soin de prendre le petit carnet de ses deux mains, caressant délicatement la main qui tenait le livret. Sofie soupira de bonheur en sentant les petites étincelles chaudes parcourir son bras, avant qu’elles ne viennent tapoter sur son cœur battant. Malgré les vives protestations de toute son âme, elle lâcha le carnet. Mais le merci rayonnant de Jesse en valait la peine.

« Manuel de l’Anormal pour l’Agent de Terrain, énonça Jesse.

— Oui, fit timidement Sofie sous le regard amusé de sa grande sœur. » Elle se reprit, embarrassée, en se raclant la gorge : « Oui, euh, c’est un livret qui explique aux agents de terrain comment gérer des anomalies s'ils sont seuls. Toutes les données sont basées sur des recherches et des expériences, à la fois du terrain et des labos. C’est assez utile.

— En effet, c’est sympa. Mais avec ce "pour", ce ne serait pas plutôt "MAPAT" ?

— Nan ! s’exclama Marie en souriant de toutes ses dents. C’est le MA-AT ! Pourquoi est-ce le MA-AT, Sofie très chère ? »

L’interpellée leva les yeux avec l’air de quelqu’un qui venait d’entendre la même blague plus de fois qu’il n’en avait eu envie, et c’est précisément ce qui allait arriver. Elle soupira : « "Parce que mon assurance…

— C’EST LE MA-AT !!" » Marie se plia en deux sous le regard déçu mais amusé de sa sœur et le rire de Jesse. « Ah putain, je m’en lasserai jamais ! »

Sofie secoua la tête : « Allez Marie, tu riras de ton propre MA-AT dès que tu l’auras retrouvé. Je peux reprendre le mien ?

— Bien sûr, Sofie très chère. »

Comme si le surnom affectueux n’avait pas suffi pour court-circuiter la moitié du cerveau de Sofie, Jesse lui enfonça le carnet dans les mains, prolongeant le contact entre leurs doigts et les faisant toutes deux rougir comme des poivrons. Marie s’apprêtait à les laisser seules, le sourire aux lèvres, lorsqu'on tapa à la porte. Elle l’ouvrit pour voir le commissaire Poloret, qui avait une requête : « Excusez-moi Dufort, mais on vient de nous signaler un léger tapage nocturne dans une villa, le 26 de la rue Oscar Wilde. C’est dans un quartier riche au sud-est. Pourriez-vous aller y jeter un œil s’il vous plaît ? »

Sofie se releva : « Je viens avec toi, dit-elle d’un air inquiet. » Il lui fallut tout son courage pour dégager ses doigts de ceux de Jesse, qui la libéra à contrecœur, avant de lui saisir le poignet. « Toi, siffla-t-elle en plongeant ses yeux dans ceux de Sofie, tu reviens en un seul morceau. » Sofie lui embrassa le front : « Promis. » Leurs regards tristes et désireux se virent éventuellement séparés par la porte refermée.

Marie posa la main sur l’épaule de sa sœur : « Je t’ai jamais vue faire un truc pareil. Elle t’a changée dis donc ! … Sof ?

— Mes mains n’arrêtent pas de trembler je fais quoi à l’aide.

— T’en fais pas ma petite, au bout d’un moment tu t’habitueras et ça se calmera. Malaxe un truc. Alors… » Marie sortit son MA-AT, et le feuilleta bruyamment pour attirer l’attention et le regard ébahi de Sofie. « Nous avons donc un cas d’entité parasitaire, qui attaque par voie orale- Aïe ! »


Le GPS les arrêta devant une grande villa blanche et rose. Les sœurs Bachelot descendirent de la voiture et s’approchèrent de la maison. La lumière des sirènes, dont Marie s’était servie pour inutilement griller plusieurs feux rouges, éclairait la grande façade de reflets bleus et rouges. Une vieille dame les regardait s’approcher, visiblement angoissée : « La police ! Faites vite mon Dieu !

— Madame, tenta de la rassurer Marie, gardez votre calme.

— Mais c’est ce qui m’inquiète ! Tout est trop calme ! Il n’y a plus de cris !

— Des cris ? Avez-vous tenté de parler avec l’habitant de cette maison ? demanda Sofie.

— Non, il ne répond pas, je ne sais pas quoi faire je…

— Restez à l'écart, nous nous occupons de la situation. »

Peu rassurée, la vieille s’éloigna de quelques mètres, laissant les agentes seules sur le trottoir. En silence, elles approchèrent de la porte d’entrée, en se plaquant sur les côtés. Après un hochement de tête de sa sœur, Sofie toqua une première fois. Sans réponse, elle frappa puis sonna. Plusieurs secondes silencieuses passèrent. L’agente crocheta rapidement la serrure.

Elle pénétrèrent dans un hall d’entrée vide, Marie derrière sa sœur. Une courte inspection auditive les informa du silence le plus total.

« Comment il s’appelait le type ?

Je sais pas. On nous l’a pas dit.

— C’est la police. Une voisine nous a appelées. Vous êtes là ? »

Silence.

« Ça devient flippant.

Tu l’as dit. »

Sofie passa sa main dans l’embrasure pour trouver l’interrupteur. Après quelques tâtonnements hésitants, une pure lumière blanche envahit la pièce sobre mais élégante, divisée en deux parties, le salon devant elles et la cuisine à leur gauche. Les agentes entrèrent, pistolets toujours levés, l’une couvrant l’angle mort de l’autre. Marie, nerveuse, fit cliqueter le chien de son arme pour combler le calme. « Merde, dit-elle en se ressaisissant, on nous appelle à cause de bruits dérangeants et maintenant je veux qu’il y ait du bruit dérangeant. »

Sofie, plus réservée, réfléchit en scrutant la pièce : « Il a dû se cacher. Pas de fenêtre ouverte ou cassée ici. Vérifie en haut. »

Marie se mordit la lèvre : « J’ai pas envie de te laisser seule, surtout avec ces affreux trucs tentaculaires dans les parages. »

Sofie la rassura : « T’en fais pas. Mais va en haut, j’ai pas envie qu’il nous prenne par surprise. »

Hésitante, sa grande sœur finit par céder. « Mais rappelle-toi, lui somma Marie, t’as promis de rester en un seul morceau. » Elle partit à la recherche des escaliers.

Le cœur chaud après que sa sœur lui ait rappelé sa promesse, plus précisément qui lui avait fait promettre, Sofie failli louper la petite caisse en bois et la bouteille de champagne sur le comptoir de la cuisine. Elle s’avança en baissant son arme. Faute stratégique, car Charles Héronneau bondit de derrière le comptoir, le visage neutre mais les mains prêtes à écraser la gorge de Sofie. Celle-ci dût lâcher son arme pour se protéger le visage. Mais Héronneau visait le ventre.

Le choc sur le parquet résonna dans toute la maison. Sofie, écrasée sous Héronneau, le souffle coupé, se débattit tant bien que mal sous les coups puissants de son agresseur, qui tentait désespérément de lui agripper la trachée. Les bras affaiblis de l’agente s’écartèrent et il lui donna un violent coup de poing dans la mâchoire. Sofie encaissa difficilement et lui attrapa le bras pour le balancer sur le côté, avant de rouler à quelques mètres. Ses jambes n’avaient rien reçu, mais ses bras étaient devenus faibles à cause des frappes. Elle s’aida d’un fauteuil pour se relever.

Son arme était là, à quelques mètres. Juste devant les jambes flageolantes de son adversaire, qui se relevait comme une marionnette à qui il manquait des fils. Il est possédé ou un truc du genre, déduisit Sofie. Ses coups avaient été efficaces, à voir les hématomes qui parsemaient le visage de l’agente et le filet de sang qui coulait du coin de sa lèvre. Mais à quel point est-il encore conscient ?

Très peu. Héronneau ignora complétement l’arme à feu. Même en glissant presque dessus, il n’y prêta aucune attention. Sofie ferma les poings, prête à se battre cette fois-ci. Mais elle n’en eu pas l’occasion : une balle perça le front d’Héronneau. Ignorant complétement la douleur atroce que cette blessure devrait lui causer, il se retourna vers Marie en poussant un hurlement bestial. Sofie fit deux pas et saisit sa tête avant de lui tordre violemment le cou. Il tomba face contre terre.

« Sofie ! s’inquiéta Marie en se précipitant vers la blessée, je savais qu’on aurait pas dû se séparer ! Il t’a cassé quelque chose ?

— Non, souffla Sofie, il devait être possédé, il a pas retenu ses coups, mais je pense que mes os vont bien.

— Putain, tes bras sont couverts de bleus. Et ton visage aussi. Et t’as du sang dans la bouche !

— Il m’a- »

Des grognements étouffés interrompirent leurs constatations. Sofie s’accroupit. Du bout de son silencieux, elle releva la tête de leur agresseur, qui essaya immédiatement de mordre le cylindre noir qui lui attaquait le visage.

« ‘Tain, il est coriace.

— Non non non, se refusa Marie, j’m'ens fous qu’il y ait de la magie impliquée, ce type est mort. »

Ignorant royalement les règles du combat loyal, la petite sœur donna un énorme coup de pied dans la bouche de leur agresseur. La mâchoire se disloqua avec un grand craquement leur permettant de voir dans la gorge du survivant. Il continua tout de même à gargouiller.

« Regarde, il a le petit caillou en haut de la bouche.

— Rien à foutre, grinça Marie, avec la gorge niquée comme tu l’as fait, rien ne survit.

— Tu sais, le truc magique est sur le palais, réfléchit Sofie, ça doit être ça qui l’empêche de crever.

— On s’en fout de la magie ! T’as transformé sa nuque en salade de cellules ! Et puis pourquoi il bouge que sa tête ?

— Une salade de cellules… Les nerfs ! J’ai bousillé tous ses nerfs ! Du coup il ne peut plus bouger son corps !

— Mais… mais c’est génial ! Voyons, qu’est-ce qui peut réduire de la matière organique en poussière, brièvement et efficacement, tout en restant à distance ? … »

Elles réfléchirent quelques secondes. Héronneau râpa la moquette de sa langue.

« Un fusil à pompe, affirma Marie.

— Un lanceur d’explosifs, seconda Sofie. »

Elles se regardèrent.

« Si on contracte assez la dispersion de la cartouche, ça devrait broyer une nuque.

— Et tout genres de problème se règle par un explosif. »

Elles sourirent, en ignorant toujours les grognements de leur victime pathétique. En sortant, Marie remarqua à son tour la bouteille posée sur le comptoir. Elle chipa la lettre dans la caisse avant d’appeler la Fondation SCP pour leur faire savoir à quelle adresse ils allaient devoir déguiser un meurtre en suicide.


L’obscurité de 23 heures et la plupart des employés du commissariat avaient gagné les rues quand les agentes de la Fondation atteignirent enfin les portes. Jesse grattait vaguement les cercles laissés par les tasses de café sur le bureau d’accueil, jusqu’à ce que le couinement des charnières lui fasse relever la tête. Marie était devant, cachant partiellement Sofie. Jesse se releva en poussant un soupir exagéré. « Alors mes petites, dit-elle en s’appuyant contre le bureau, comment s’est passée la mission ? Vous vous êtes bien amusées ?

— C’est pas allé trop mal, mais Sofie a perdu quelques bouts. »

Les yeux de Jesse s’écarquillèrent en voyant l’agente blessée s’avancer.

« Sofie ! s’écria-t-elle en s’avançant précipitamment, tu avais promis ! »

Le corps de Sofie décréta qu’il fallait se montrer forte pour impressionner celle avec qui elle allait certainement se marier.

« C’est rien, rassura la blessée, j’ai déjà subi bien pire tu sais- »

Jesse prit son visage entre ses mains avec une tendresse infinie, et se mit à orienter délicatement sa tête, couvrant sa peau de petites caresses. « Laisse-moi te regarder… »

Suivant un nouveau décret survenu précipitamment, le corps de Sofie décida qu’après mûre réflexion, elle n’allait pas si bien que ça.

« Oui bon j’ai peut-être un peu mal. »

Jesse lui serra la main : « J’ai une trousse de premiers soins dans la pièce derrière le bureau, viens que je nettoie un peu ces bleus. » Elle l’entraîna dans la petite salle arrière, avec un certain enthousiasme, avant de fermer la porte, laissant Marie seule dans le couloir.

Cette dernière prit le temps de réfléchir à la situation. Elle sortit la lettre piquée de la caisse chez Héronneau. Elle parlait d'inviter le destinataire à une soirée à la Tour Montparnasse, jeudi. Le signataire était un certain Maria Lavasninos. Elle réorienta l’écran de l’ordinateur de l’accueil et lança une recherche.

Derrière elle, la table grinça.

C’était un riche, un gars un peu playboy. Mais passionné des sciences humaines et de l’évolution de l’Homme : il avait financé plusieurs recherches à ce sujet. Dont une survenue il y a deux semaines. Marie ouvrit le lien vers l’article dans un nouvel onglet. Le gros “MYSTÈRE” dans le titre capta immédiatement son attention. Elle lut le texte : l’histoire de la disparition mystérieuse de treize chercheurs après l’ouverture d’un étrange dolmen clos, financé par le millionnaire Maria Lavasninos.

Derrière elle, quelque chose tomba au sol.

Dans le confort de son esprit, elle établit les liens. Mystérieux dolmen, Maria Lavasninos, envoi de cartons mystérieux contenant du champagne mais également une petite chose meurtrière qui rendait les gens bêtes et violents. Tous ces suicides devaient avoir été provoqués par les gens qui se battaient contre la saloperie qui leur était entrée dans la bouche. Mais quel était l’objectif de ce Lavasninos ?

Marie s’apprêta à se pencher sur la question quand derrière elle, Sofie fut plaquée contre le mur par Jesse entre deux baisers passionnés. Enjouée, Marie répondit en donnant un coup sur le plâtre du revers de son poing. Elle ferma l’ordinateur. « Prend bien soin d’elle! dit-elle, bonne nuit vous deux !

— T’es en train de dire qu’on va dormir ? répondit Sofie, ivre de chaleur. » Le fou rire qui suivit fut rapidement interrompu par de nouvelles caresses insistantes et de nouvelles embrassades intenses. Marie poussa les portes, sourire narquois aux lèvres.


En enlevant son casque de moto le lendemain, l’agente se mit de nouveau à réfléchir à la situation. Ce Maria Lavasninos envoyait des caisses de champagne parasité à des types riches. Mais sans savoir où il se cachait, impossible de l’arrêter, alors comment empêcher cette mascarade morbide de continuer ? Peut-être qu’en positionnant des agents à la poste, ils pourraient intercepter les cartons, ou alors tout simplement les marquer automatiquement comme étant à détruire…

Marie poussa la porte du commissariat, pensive. Sur le chemin vers le bureau, elle croisa Roger. Puis une révélation éclaira son esprit comme si on venait d’y ouvrir une fenêtre pour laisser entrer le soleil. « Roger ! cria-t-elle après lui, tu patrouilles bien demain soir ? Tu m’as dit un truc comme ça lundi.

— Oui, répondit-il légèrement surpris de son ton de voix, jusqu’à deux heures du mat’, pourquoi ?

— C’est pour une fête hein ? Organisée par qui ?

— Je sais plus, un type avec un nom espagnol.

— Lavasninos ?

— Oui c’est ça ! Mais tu m’avais dit que tu ne patrouillais pas pourtant ?

— Toujours pas, c’était pour te narguer ! »

Elle lui tira la langue. Roger lui fit une grimace, avant de lui dire d’aller en enfer. Mais Marie, déjà retournée, ne lui prêtait plus attention.

Une fête. Avec des riches. Une soirée du coup. Pour tous leur refiler une de ces choses. Ce serait un désastre pour l’industrie et la finance française si tous les PDG perdaient la raison. Et il allait certainement y avoir des politiques, des ministres. Une seconde idée lui parvint, comme un pétale passant par la fenêtre ouverte. Elle sortit la lettre en trombe.

À la Tour Montparnasse, où se situaient ses bureaux. Putain, il devait avoir des contacts. Il fallait informer la Fondation. Non, il leur faudrait un moyen de récolter tous les endroits où Lavasninos fabriquait et distribuait ses créations : il fallait qu’elles s’infiltrent et surtout, il leur fallait un plan.

Elle et sa sœur allaient capturer ce fou furieux et sauver toute la richesse parisienne.

Tandis que Marie passait derrière le bureau d’accueil, un espèce de scénario se forma dans son esprit. Il leur fallait juste entrer discrètement. Avec certaines de leurs astuces d’agente, amener des armes ne serait pas un problème. Mais il leur fallait tout de même pénétrer à la soirée.

Elle ouvrit la porte de la petite pièce pour voir Jesse assise sur Sofie elle-même assise sur une chaise. Sa sœur serrait l’agente de la CMO dans ses bras, tandis que celle-ci lui caressait le visage en murmurant des je-ne-sais-quoi. Le couple releva la tête, ce qui laissa à Sofie l’occasion de planter un baiser sur la joue de sa copine, ce qui arracha un petit rire à cette dernière.

Marie les regarda comme une mère regarde des enfants farceurs mais adorables, avant qu’une fleur entière ne tombe par la fenêtre ensoleillée dans ses pensées. Elle tapa dans ses mains. « Vous êtes géniales ! s’exclama-t-elle. Et trop mignonnes aussi. »

Elle se rua sur son téléphone pour lancer une recherche. Sofie l’interpella en lui demandant ce qu’elle tramait. « Dans notre beau monde moderne, répondit sa sœur, les couples de femmes riches, ça existe forcément. La Fonda' peut nous faire de faux papiers. Voilà comment on va passer une super soirée ! »


La Tour Montparnasse se dressait comme un énorme monolithe d’obsidienne dans la nuit noire, illuminé par les minuscules lampadaires à son pied. À son étage destiné aux regroupements, la soirée avait déjà démarré, plusieurs verres avait déjà été bus, et plusieurs petites bestioles implantés sur les palais de malheureuses victimes. Dans sa chambre, Maria Lavasninos était allongé dans son lit. Dans une heure, il sortirait pour captiver les cœurs de ses invités mais également leurs esprits. Il avait beaucoup appris ces dernières semaines, notamment la coutume de porter un toast, qui garantirait la réussite de ses projets. Maria sourit. Il ne s’était pas aussi bien senti depuis très longtemps.

En sortant par la fenêtre et en plongeant le long de la surface noire lisse de la Tour Montparnasse, on atterrissait dans un parking voisin, déjà bondé. La belle Audi argentée des sœurs Sofie et Marie Bachelot, devenues Éloïse, PDG d'une marque de cosmétiques, et Camille Milane respectivement, ouvrit ses portes. Sofie sortit la première, vêtue d’un costard sur mesure, avec un nœud papillon rose et une finition sur la veste offerte par la Fondation. Marie avait opté pour une longue robe vert foncé et un sac à main accordé, avec chacun une petite retouche qui lui venait de ses employeurs, une petite écharpe rouge et de larges boucles d’oreille dorées ; elle avait parfaitement ignoré la comparaison que sa sœur avait établie avec un sapin de Noël.

Elles s’avancèrent vers l’entrée et Sofie présenta son invitation, tout en annonçant Marie comme sa femme. Les deux passèrent sans un bip sous le détecteur de métaux grâce à leurs petits boîtiers brouilleurs, tissés dans leurs vêtements. Elles suivirent les autres invités, ignorèrent le portier qui leur demandait d’aller au quarante-cinquième étage, esquivèrent les vigiles et parvinrent à trouver des escaliers de secours. Maintenant à l’abri des regards, elles se mirent à grimper, plans du bâtiment sur leurs écrans de portable.

En chemin, Sofie retira sa veste, sa chemise et son pantalon, pour laisser respirer ses habits d’infiltration tactique. En dessous de son haut, elle pouvait sentir le métal froid de ses armes contre sa peau, un lance-grenades M320 replié et un fusil à pompe de poche en plus de plusieurs cartouches et de quelques grenades. Marie restait en robe.

Après une ascension d’une quinzaine de minutes, elles se reposèrent une trentaine de secondes. Marie en profita pour sortir l’un de leurs Five-seveN de service et un silencieux de son sac avant de le tendre à Sofie, puis pour s’asperger de parfum afin de masquer l’odeur de la sueur. Sa sœur vissa le silencieux sur le canon, activa la sécurité et enfonça son pistolet dans sa ceinture, en bas de son dos.

Sofie poussa doucement la porte de service. Elle donnait sur un grand couloir vide, dans lequel résonnait quelques notes de jazz. Elle ouvrit grand pour profiter au plus vite de l’absence de gens. Marie s’extirpa, puis réajusta sa robe. Sa sœur la regarda faire tandis qu’elle refermait la porte. « Tu sais, murmura-t-elle, tu aurais juste pu venir en costard. Ça aurait été plus simple. » Marie la regarda d’un air indigné : « Non, nous allons à une fête, je me fais belle comme je veux. »

Elle se retourna vers la musique en ignorant le commentaire de Sofie lui demandant où étaient les cadeaux à ses pieds. L’agente ricana silencieusement avant de partir dans la direction opposée. Rasant les murs, elle partit à la recherche des quartiers de Lavasninos, en croisant les plans de la Tour avec son instinct.


Après avoir demandé à un vigile où étaient les toilettes et réintégré la foule, Marie entra dans le lieu de réception. Il était décoré de grandes bannières vertes et grises sous le haut plafond merveilleusement éclairé. Sur la droite, plusieurs buffets se succédaient, remplis de breuvages en tout genre.

Elle croisa la route d’un serveur au visage un peu trop stoïque à son goût. Elle lui prit une flûte de champagne, puis lui demanda l’âge de la bouteille qui avait rempli ce verre. Le serveur l’observa de ses yeux plissés pendant quelques secondes gênantes, puis repartit dans la direction opposée, confirmant les pensées de Marie. La jeune femme leva le champagne à hauteur de ses yeux. Au milieu des petites bulles dans le liquide doré, elle crut distinguer d’étrange remous d’une source invisible. Bien essayé, sourit-elle intérieurement. Puis elle regarda les gens qui l’entouraient. En ignorant ceux qui l’observaient d’un œil ébahi parce qu’elle était grande par rapport à eux, elle constata que presque tous avaient une boisson à la main. Elle soupira, et continua vers le buffet.


De couloir en couloir, de cachette en cachette, d’ombre à ombre, pistolet à la main, Sofie vérifiait une à une les pièces qu’elle supposait être les quartiers de Maria Lavasninos. Il y avait peu de monde par ici : elle n’avait croisé la route que d’un seul vigile égaré, qu’elle avait dû assommer et amnésier avant de l’enfermer dans un WC.

L’agente continua sa route vers une autre salle. Dans l’obscurité, son esprit se mit à divaguer. L’ambiance nocturne se mit à lui rappeler la nuit agitée qu’elle avait vécue il y a deux jours de cela. Tenter de se ressaisir n’y fit rien, les souvenirs chauds la noyèrent comme une coulée de lave. Les mains de Jesse qui déboutonnaient hâtivement sa chemise, la voix sensuelle mais rieuse qui lui chuchotait à l’oreille que c’était « juste pour voir si t’as rien sous ton haut », l’insulte amicale interrompue quand leurs lèvres, langues et sensations se fondaient en un nouveau baiser brûlant…

Non. Rester sérieuse. Elle pourrait caresser sa dulcinée après.

Elle poussa une nouvelle porte, qui refusa de bouger. Deux balles arrangèrent ce contre-temps. Elle ouvrit la porte, avant d’appeler sa sœur.


Marie s’écarta précipitamment de l’agitation et décrocha : « Sof ? T’as trouvé sa chambre ?

— Ce serait plutôt son bureau : il y a plein de livres et de papiers étalés sur le sol, mais je crois que c’est ce que je cherche. Tu peux démarrer ta partie du plan.

— Bien reçu. »

Marie coupa la conversation, avant de passer quelques autres coups de fil. Elle raccrocha, puis s’avança vers le buffet. Il était temps de sortir le grand jeu.

Elle prit un verre au hasard et s’approcha d’un regroupement qu’elle jugeait sympathique.

« Belle soirée, n’est-ce pas ? démarra-t-elle.

— Oui, absolu- mon Dieu, vous êtes grande.

— Pardon, mais c’est très impoli. Ma taille me gêne déjà assez ainsi. Merci de ne plus le faire remarquer.

— Je… je m’excuse. C’était une réaction idiote et spontanée de ma part.

Les faire culpabiliser ça marche toujours, soupira Marie dans le domaine privé de son esprit, ils ne captent jamais que je les roule comme des pneus en pente.

— T’es incorrigible Hervé, à tout le temps dire des trucs irréfléchis comme ça.

— Je me suis excusé !…

— Oui ne vous en faites pas, je le pardonne. Où travaillez-vous, Hervé, pour annoncer des choses irréfléchies comme vous le faites ?

— Ha ha !

— Je suis un rédacteur en chef du, euh, du Temps.

— Un journaliste à la langue pendue dis donc.

— Vous me plaisez, vous, vous avez du cran !

— C’est une des qualités que j’affectionne particulièrement.

— Ahem, en parlant de… qualité, quel métier exercez-vous ?

— Je suis directrice d’un laboratoire de pharmaceutique dans le cinquième arrondissement.

— Pourriez-vous donc, euh, analyser nos boissons, haha ?

Ils rendent ça beaucoup trop simple.

— Bien sûr, voyons, hum… oui c’est bien du vin ! Mais, attendez…

— Quoi donc ?

— Qui y a-t-il ?

— Ça sent, ça sent L’ARSENIC !! »

Sous les regards horrifiés de son entourage, elle jeta le verre à terre et l’écrasa de son pied. La panique gagna peu à peu la salle. « Ce type tente de nous empoisonner ! » « Je le savais. Le champagne avait un goût chelou. » « Madame, qu’allons-nous faire !? »

Si le grand jeu était déjà sorti, il fallait terminer la partie en beauté. Marie grimpa sur une table. « Écoutez-moi s'il vous plaît, dit-elle en mettant ses mains en porte-voix, il faut que vous restiez calme, mais : il y a du poison dans les verres. » Elle laissa la soupe de murmures et de cris d’effroi mijoter un peu, puis repris : « Ne paniquez pas, je peux vous aider. Je vais contacter mon agence, il viendront vous ausculter et sortir le poison de votre sang. L’arsenic est volatile, alors tout le monde doit venir. Je vais maintenant les appeler. Allô ? Oui c’est moi… » Marie descendit de la table, son téléphone collé à sa tempe. Les équipes n'attendaient qu'un signal pour démarrer leurs moteurs.

Quelques minutes plus tard, les fourgons de la Fondation avaient pris en charge les infectés. Les vigiles, débordés, n’eurent d’autre choix que de suivre le mouvement, laissant Marie seule dans la salle de réception. Elle se tira une chaise et s’assit, prête à patienter.


Promenant ses pas dans les papiers éparpillés sur le plancher, Sofie traversa la grande salle circulaire en cherchant un ordinateur, ou un classeur d’archives. Elle n’accorda qu’un maigre intérêt aux feuilles fixées ensemble, aux cartes collées les unes aux autres, aux photos trombonées en paquets.

Elle trouva un ordinateur en veille. Elle secoua la souris. Aucun mot de passe. C’est pas bien ça, chuchota Sofie en téléversant des données sur un disque dur externe, sinon les gens comme moi entrent trop facilement. Au moins elle n’aurait pas à chiper le PC entier. Elle rangea le disque dur et repartit sur les feuilles, en laissant son regard balader sur le collage à ses pieds. Soudainement elle s’arrêta. Elle se retourna et s’accroupit. Elle relut l’annotation plusieurs fois. Elle alluma sa lampe torche pour relire encore. Là, sur la carte qu’elle regardait, il y avait un cercle entourant une parcelle de vert, relié à une annotation : "Bélénos".

C’était un dieu gaulois, dieu de la guérison si elle se rappelait bien ses bandes-dessinés. Sofie réorienta sa lumière et trouva une autre annotation semblable. Puis une autre. Puis encore une. Elle se releva, de plus en plus intriguée, et illumina toute la pièce.

La France, les cartes assemblées représentaient la France. Et partout sur le territoire, de petites annotations reliées à un nom de dieu gaulois. Bélisama, Taranis, Sucellus, Épona… chaque nom était accompagné de photos qui représentaient le paysage et souvent, il y avait l’image d’un dolmen.

Marie lui avait parlé de dolmen. Lavasninos en avait visité un récemment. Elle lui avait parlé de mystère.

D’un coup, Sofie se rendit compte qu’elle n’en avait pas vu un. Celui dont tout le monde se rappelle. Elle observa attentivement la carte. Elle ne trouva que du vide. Une zone vide. En Auvergne. Les pièces s’assemblèrent dans son esprit.

Elle courut vers la salle de réception.


Maria Lavasninos dévisagea la jeune femme solitaire dans la pièce. « Où sont les invités, hurla-t-il, où est le peuple ! »

Marie s’étira dans sa chaise : « Partis, répondit-elle. » Elle plissa les yeux. « T’es fini, raclure. On a entouré la Tour. Des équipes d’assaut montent en ce moment même. Tu peux encore te rendre sans qu’on doive égratigner ton joli petit corps. »

Maria parut outré à ces mots. « Comment oses-tu ! Te croies-tu maître en ces lieux ? Non ! Je suis le maître, le dirigeant, le chef ! Votre chef déchu !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? »

Les semelles de Sofie glissèrent sur le parquet.

« Marie ! cria l’agente. Éloigne-toi ! Ce type-là, c’est pas Lavasninos, c’est-

— TEUTATÈS !! »

Le mot résonna dans la pièce vide. Les bannières voletèrent.

« Attends, qui ?

Toutatis, le dieu gaulois.

Quoi, sérieux ?

Oui !

Putain. »

Marie fit deux pour pas pour se tenir près de sa sœur. « Bon, somma-t-elle, que ce soit Toutatis ou pas, il est quand même foutu, on l’a coincé dans cette tour. Les équipes arrivent, Sof.

— Génial-

— Cessez ! Cessez de parler comme si je n’existais pas !

— Selon le point de vue des gens, c’est possible tu sais.

— Y a bien un taré qui croit encore aux dieux gaulois.

— Il prie dans son jardin tu crois ?

— Comment ça ?

— "Ô Toutatis, faites que mes aubergines soient grosses…" »

Toutatis ne voulait pas parler d’aubergines. Exaspéré, il sortit un couteau de sa poche et avec une incroyable précision, l’envoya se loger dans la cuisse de Marie. Le cri de douleur ne lui rendit pas le sourire.

« Vous vous croyez gagnantes, clama-t-il, vous avez tort. Tous vos petits outils qui lancent des "balles" et vos explosions, et vous ne pouvez même pas abattre un homme avec un tout petit couteau. »

Il mit ses mains dans ses poches et lança deux autres couteaux sur la plus bruyante des agentes. Même en plongeant sur le côté, Marie vit l’une des lames se loger dans son torse.

Le tortionnaire plissa les yeux en entendant sa victime crier, avant de lever un sourcil en voyant Marie sortir un énorme fusil à pompe tactique des plis de sa robe. Par un réflexe antique, Toutatis se baissa avant que le tonnerre semi-automatique ne le crible de shrapnel. Il piqua un sprint vers la sortie, sous le feu et les insultes de l’agente blessée.

Sofie se baissa sur sa sœur : « T’as vraiment pris une robe pour ça ? Un SPAS ? T’es incorrigible. Je vais t’enlever ces couteaux…

— Non, la repoussa Marie, va le rattraper, il a tapé son meilleur sprint vers les escaliers, il doit y avoir une bonne raison. Les gars de la Fonda arrivent, mais lui il ne doit pas s’échapper. »

Sofie hésita, puis lui tapota l’épaule avant de se lancer à la poursuite du dieu gaulois. Marie lâcha son arme et s’allongea, satisfaite. Le sol était bien frais.


L’Agente Sofie, fusil à pompe dans les mains, eut juste le temps de voir Toutatis grimper les escaliers de secours. Si elle le suivait, elle risquait une embuscade. Et elle n’avait pas envie de se mesurer au corps à corps avec quelqu’un d’aussi habile avec des couteaux. Elle entrevit un ascenseur à une dizaine de mètres.


Sur le toit plat de la Tour, parsemé ici et là de passerelles et d’unités de climatisation, Toutatis poussa les portes de secours et les referma en s’appuyant dessus. Son corps possédé s’assit contre le fer et souffla. Avant de se relever précipitamment, car le "ding" de l’ascenseur n’avait absolument rien de rassurant, surtout quand sa poursuivante en sortit d’un pas décidé, peu marqué par la fatigue. En passant entre les énormes ventilateurs, il parvint vite à semer Sofie. L’agente sortit de derrière une unité, pour le voir courir vers un hélicoptère. Elle leva le canon de son fusil à pompe avant de se raviser, il était trop loin. De toute façon, elle avait une meilleure idée.


Sauf si vous avez pu étudier convenablement le sujet hostile (divinité, démon, intelligence artificielle…), il vous est recommandé d’éviter le conflit avec l’entité. Parfois dotés d’une intelligence supérieure, d’une force hors normes ou de capacités anormales, ces êtres peuvent vaincre aisément un Agent de terrain.

Cependant, dans le cas d’un avantage tactique et d’un terrain favorable, il vous est conseillé de déployer la plus grande force de frappe possible sur des points stratégiques dans le but d’immobiliser l’entité, tout en la gardant en vie. Il est donc recommandé de détruire les jambes, les pattes/ailes (le cas échéant) et le bassin.

Remarque : les Équipes de Confinement tiennent à faire savoir que détruire les portions motrices du corps de l’entité est grandement apprécié, car cela facilite les opérations de confinement.

Extrait du Manuel de l’Anormal pour l’Agent de Terrain - section : “Entités intelligentes/sapiens”, sous-section : “Entités possédant d’autres êtres”, page 42.


Toutatis n’avait plus que des glaives pour se défendre. Le corps qu’il avait possédé ne savait pas se servir d’une arme à feu, bien qu’il ait essayé. Mais il savait conduire l’une de ces énormes libellules de fer. S'il pouvait juste l’atteindre…

La grenade siffla à droite de sa tête. Un tour sur elle-même plus tard et elle était armée, avant de foncer dans le cockpit de l’hélicoptère noir.

L’explosion ouvrit un conduit d’huile, dont le contenu fut allumé par les flammes. Tandis que les vitres se vaporisaient, le feu surfa sur l’huile, avant de plonger dans le réservoir. La nouvelle explosion sortit l’hélice de son socle. Cette dernière fut ensuite projetée dans les airs par le souffle du brasier qu’était devenu le réservoir d’essence. L’hélicoptère s’effondra sur lui-même, engouffré par le feu.

Toutatis fit volte-face, vers l’agente et son lance-grenades vide qu’elle remettait dans sa chemise. Illuminé par les flammes derrière lui, il tira ses glaives de sa ceinture. La lumière orangée luisait sur les lames.

« VOUS, hurla-t-il en pointant l’une des épées vers Sofie, POURQUOI TENEZ-VOUS TANT À-

L’hélice se planta dans le sol à sa gauche, le bruit rebondissant sur les lames. Toutatis ferma les yeux pour contrôler sa frustration.

— Tenez-vous tant à vouloir vous mettre dans mes pattes ! »

Sofie le regarda quelques instants, jaugeant les quelques dizaines de mètres qui les séparaient. Elle répondit : « Pourquoi tenez-vous tant à insérer des cailloux dans le palais des riches ? »

Toutatis fit tournoyer ses épées : « Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes. Mais j’ai vu l’état de la Gaule. Et il me dégoûte.

Il continuait de jouer avec ses lames, tout entier pris par son discours virulent.

« Toute cette couleur, toutes ces personnes étrangères, continua-t-il en jouant avec ses lames, la Gaule a oublié ce qu’elle est, qui elle est, à qui elle est. En infectant les chefs des grandes tribus qui contrôlent maintenant la Gaule, je vais pouvoir rétablir de l’ordre dans ces affaires. En libérant mon panthéon de leurs prisons, je vais pouvoir rendre à la Gaule ses véritables dirigeants, et les gaulois reprendront leurs places, loin de l’hérésie amenée par l’Empire Romain. »

Sofie l’observa pendant quelques secondes. « Tu as tort, rétorqua-t-elle.

— Comment ? Tu penses que toi, fébrile mortelle, tu sais ce qu’il y a de meilleur pour mes terres ?

— Ce ne sont plus tes terres. Et ce n’est plus la Gaule. C’est la France maintenant.

— Et vous pensez réellement pouvoir m’empêcher de rétablir l’ordre dans votre France ?

— Bien sûr, j’ai une assurance. »

Toutatis se mit à courir vers elle, cri dans la gorge, lames brillantes dans les mains. L’agente fit un pas vers l’arrière, puis dégaina son Five-seveN et vida le chargeur dans les jambes du dieu. Il s’écroula tristement, lâchant ses épées.

Il la regarda s’approcher, confus et effrayé. Le dieu tenta de s’enfuir en se traînant à terre, mais le peu de jambe qu’il lui restait fut réduit en charpie. Tant bien que mal, il se retourna pour voir Sofie poser le pied sur son torse, puis lui éclater les épaules avec deux cartouches de son fusil à pompe.

« T’as mal ? demanda-t-elle.

— Ce ne sont pas ce genre de blessures qui m’atteindront, déglutit-il, seul un dieu peut me tuer.

— Je m’en fiche. Je voulais juste savoir si je devais traîner tous tes membres. Merci pour le gros couteau. » Elle ramassa l’un de ses glaives. « Serre les dents, dit-elle en passant son pouce pour tester la lame, ce sera bientôt fini. »


Sofie poussa la porte du café de son dos. Tasses en main, elle se dirigea vers la table qu’elle, Jesse et Marie avaient choisie. Elle posa leurs boissons avant de s’asseoir aux côtés de sa petite amie, qui entoura sa taille de son bras.

« Marie m’a raconté ce que t’as fait à… Comment déjà ?

— Il s’appelle Toutatis. C’est un dieu, grimaça Marie. » Les bandages sur sa taille ne l’empêchaient pas d’avoir mal quand elle se pencha pour prendre son café. « T’aurais dû voir. Elle est vraiment sortie de l’ascenseur en le traînant par la chemise comme un chien.

— C’est super ma belle ! Tu étais face à un dieu et tu as gagné !

— C’est pas si impressionnant que ça. En fait le gars était comme toi ou moi ou Marie. Juste coincé dans un corps de chair.

— Tu dis ça, rétorqua Marie, mais toi ou moi ou Jesse n'ont pas cinquante lignes sur Wikipédia ! »

Sofie ne put s’empêcher de sourire à la remarque. Elles levèrent leurs tasses sous le soleil de Paris, la Tour Montparnasse saillant à l’horizon.

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