Entre chien et loup

Bureau d'Edmond Esterhazy, Site Aleph : Le 14 mars 2017.

7 h 32

De la paperasse. Toujours et encore de la paperasse. Le Comité d'Éthique était un furoncle sur le nez de l'Humanité, un rempart sur la route du Progrès.

Esterhazy tira une plume de sa poche et examina le questionnaire pré-expérimentatoire.

Oui, l'intégrité physique et mentale des enfants serait respectée.

Oui, ceux qu'il avait sélectionnés pour l'expérience préliminaire avaient atteint le deuxième stade de maturité sexuelle.

… Oui, bien sûr qu'ils étaient consentants.

Et… qu'est-ce que… Non, il était hors de question que ces vautours envoient un agent sur place "à des fins de contrôle". De quel droit surveilleraient-ils ses moindres faits et gestes ? S'ils voyaient en quoi consistait "l'expérience préliminaire", il ne donnait pas cher de sa peau.

Et puis, de toute façon, les gamins n'avaient pas à se plaindre ; ils avaient été tirés d'horribles orphelinats où ils auraient autrement été condamnés à passer le restant de leurs jours. D'ailleurs, si les gens du Comité d'Éthique s'avisaient de faire annuler le projet, le rapport se perdrait en chemin.

Sur ce point, il avait confiance en ses supérieurs. Le temps n'était plus au repos. Il avait entendu parler de ce docteur passé en Classe D dans des circonstances pour le moins douteuses et n'avait aucune envie de subir le même sort.

Le problème était simple, il lui fallait deux choses : des moyens et du temps. Les moyens pourraient être obtenus en s'adressant aux bonnes personnes, mais le temps lui faisait défaut. Esterhazy devait trouver au plus vite un moyen (anormal ou non) d'accélérer la gestation et la croissance humaines.

Ce problème surmonté, la Fondation serait sauvée. Car, après tout, même s'il s'y prenait de façon… peu catholique (ce que, de toute manière, il n'était pas), c'était tout ce qu'il désirait : permettre à la Fondation de continuer à protéger le monde.

Il avait toujours été un conséquentialiste dans l'âme, et le combat qui opposait ses idées à des principes déontologiques comme ceux du Comité d'Éthique était vieux comme le monde.

Quel mal y avait-il à faire souffrir un petit groupe de personnes pour en retirer un bien qui profiterait à plusieurs milliards d'individus ?

Aucun, n'importe qui vous le dirait.


Deux jours plus tard

Bureau de Bruce Garrett, Site Aleph : Le 16 Mars 2017.

15 h 08

Cher Monsieur le Directeur,

J'ai l'honneur de vous annoncer que les résultats des expérimentations préliminaires dépassent mes espérances.

Six des sujets ont déjà été fécondés avec succès, c'est-à-dire le triple des prédictions faites par nos spécialistes. En revanche, l'extraction et le l'apport en nourriture in vitro des embryons se révèle, hélas, techniquement impossible.

La durée de la grossesse a donc déjà - grâce à mon composé EZH-79 - été réduite à environ trente jours et j'ai bon espoir d'améliorer encore ces résultats quand je disposerai d'un lieu d'expérimentation adapté.

Pour ce qui est de la croissance, le corps des sujets deviendra celui d'un être humain d'environ vingt ans en à peu près dix jours d'exposition régulière à mon produit.

Dans l'attente de bientôt recevoir des nouvelles de vous du Complexe Yol,
Votre dévoué

Edmond Esterhazy
Directeur du Site Yol

Garrett était crevé.

Il n'avait jamais trouvé cette expression aussi correcte et adaptée.

Il se sentait vide.

Depuis qu'il travaillait à la Fondation, il tirait fierté et bonheur de l'aide qu'il apportait au plus grand nombre, en faisant ce qu'il savait, que ce soit quand il était simple agent de terrain de Classe C ou maintenant.

Mais, depuis que les Classes D avaient commencé à manquer, une indescriptible atmosphère malsaine avait commencé à envahir le Site Aleph, s'insinuant partout comme un brouillard visqueux, impression qui ne s'était trouvée que renforcée par les idées tordues d'Edmond Esterhazy.

Il l'avait toujours trouvé malsain, mais ce… cette chose, c'était le pompon.

Et ce qui mettait Garrett dans cet état, c'était que cet animal avait le Haut Conseil de son côté. Comment pouvaient-ils cautionner un truc aussi ignoble ?
… De la même façon qu'ils avaient pu cautionner de kidnapper des enfants, quelle question.


18 h 46

Garrett sourit.

Il était parfaitement calme, à présent. Il avait connu un moment d'égarement, mais il s'était ressaisi.

Trop d'années de jeu de rôle bureaucratique l'avaient ramolli, il devait maintenant agir par lui-même, comme au bon vieux temps.

Le hiérarchie était donc contre lui, l'obligeant à bâtir un temple de l'ignominie où cet être ignoble serait vénéré ?

Soit, il obéirait.

Il avait toujours été profondément respectueux envers ses supérieurs et n'avait jamais contesté un ordre ou une sanction, raison pour laquelle c'était à présent lui qui distribuait généreusement les deux.

Mais rien ne lui interdisait de faire de zèle.

Il parcourut à nouveau la note qu'il tenait à la main.

Cher Monsieur le Directeur, je vous informe que, conformément à vos instructions, la Force d'Investigation Mobile Tera-8 ("Corbeau Blanc") a été créée.

Vous trouverez ci-dessous la liste de ses membres, sélectionnés par mes soins selon vos critères.

  • Moi-même (Commandant Georges Knightman)
  • Agent James Ellroy
  • Agent Thomas Pendleton
  • Agent Miranda Spark

Toutes ces personnes disposent de capacités d'investigation très développées et je garantis leur totale discrétion.

Nous restons bien entendu à votre entière disposition en attendons vos ordres dans le Secteur 17.
Mes amitiés,

Commandant Knightman

Parfait.

Il plia soigneusement la feuille en quatre, la déposa dans son cendrier et craqua une allumette qui alla l'y rejoindre.

Puis il se leva et quitta la pièce.


Cafétéria du Secteur 17, Site Aleph.

18 h 49

Pendant ce temps, Knightman se reposait.

Le briefing s'était révélé épuisant ; les quatre agents l'avaient bombardé de questions deux heures durant, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à dire.

Et maintenant, ils étaient encore frais et dispos alors qu'il se sentait parfaitement incapable d'ouvrir la bouche une fois de plus. De plus, il s'interrogeait furieusement sur les raisons qui avaient pu pousser Garrett à se créer une FIM personnelle et secrète.

S'il n'avait pas eu la plus grande confiance en le Directeur du Site, un ancien compagnon d'armes et ami, il aurait cru à un caprice de gradé, mais une telle chose venant de Garrett était tout bonnement inenvisageable.

Mais il avait de plus en plus de mal à imaginer à quoi une équipe de choc d'enquêteurs pourrait bien lui servir. La seule chose dont on avait besoin dans l'immédiat, c'était de Classes D et de grosses têtes susceptibles d'y trouver une alternative.

Il en était là dans ses pensées quand une horrible cacophonie de raclements de chaises le fit sursauter.

Tous ses agents s'étaient levés et saluaient le Directeur en personne, qui venait de pénétrer dans la grande salle déserte.

Knightman se leva d'un bond.

"Bonsoir, Monsieur le Directeur !

— Bonsoir, Georges, lui répondit Garrett en souriant légèrement. Rasseyez-vous, je vous en prie."

Ce que Knightman fit, toujours un peu surpris, en faisant signe à ses agents de l'imiter.

"Hum… Vous savez, Monsieur, quand je disais que j'attendais vos ordres, je pensais à une note de service. Je ne voulais surtout pas vous forcer à vous déranger, avec tout le travail que vous devez-

— Mais non, ça ne me dérange pas, le coupa Garrett. Au contraire, c'est tellement le bordel que je n'ai plus rien à faire — ça ne changerait rien, de toute façon — et puis c'est toujours un plaisir de te voir.

— Merci beaucoup, c'est un plaisir de vous voir également. Que puis-je pour vous ?

— Arrête de me vouvoyer, Georges. Vois ça comme une demande du Directeur, si ça peut te tranquilliser. Tu connais un Professeur Esterhazy ?

— Ça me dit quelque chose. Ce n’est pas ce gars qui avait fait virer un de mes agents parce qu’il avait cassé une assiette ? Parce que si c’est ça, j’aurai du mal à être efficace pour l’aider… au vu des circonstances. On ne s’entend… pas très bien, lui et moi."

La lueur qu’il vit alors s’allumer dans les yeux de Garrett l’effraya quelque peu.

"Mais, Georges, t'ai-je jamais dit que tu devrais l’aider ?"

Il remarqua que le sourire de Garrett s’était transformé. Le Directeur ressemblait maintenant à un crocodile anthropomorphe.

"Au contraire. Vous avez quarante-huit heures pour rassembler tout ce que vous pourrez trouver de compromettant sur ce fils de pute. Du tricycle qu'il a volé à six ans jusqu'à la main au cul de sa secrétaire le mois passé. Ne me décevez pas.

— Bien, Monsieur le Directeur, mais…

— Gardez un œil sur ses activités actuelles, aussi. À samedi, Georges."

Garrett se leva et quitta la pièce, laissant derrière lui les cinq agents hébétés.
Knightman fut le premier à se ressaisir.

"Bien. Vous avez entendu ce qu’a dit le Directeur ? Au boulot. Vous êtes libres, rendez-vous ici dans quarante-huit heures."

Et, alors que les quatre agents quittaient la pièce en murmurant, il retourna dans sa tête ce qui venait d’être dit, puis sourit intérieurement.

Il ne savait pas ce que ce pauvre gars avait fait à Garrett, mais il avait du souci à se faire.


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