CHAPITRE 1
« Et voilà notre histoire », conclut Ophélie Duroy en refermant le livre.
Il y eut un silence dans la chambre des jumeaux. Ferdinand triturait la nuque de sa peluche, l'expression concentrée, clairement sceptique.
« Il est trop bête, Morrow. Ça m'étonne pas qu'il est mort. Moi, je serais pas mort. »
Il déchira, méthodiquement, le cou de son ourson. Son frère Caliban, de l'autre côté de leur grand sœur, se rongeait les ongles jusqu'au sang avec une expression ennuyée.
« Ils sont tous nuls. C'est une histoire pour bébés. Ils sont bêtes pour qu'ils ressemblent à des enfants et que les enfants aiment l'histoire. »
Ophélie eut un mélange entre un sourire amusé et une grimace courroucée, frappant la main de Caliban pour qu'il sorte ses doigts de sa bouche.
« Vous êtes des enfants. Vous râlez à chaque livre que je vous lis… », dit-elle en s'extirpant du lit de Ferdinand. Ils ne lisaient jamais sur le lit de Caliban, car des deux jumeaux, il était de loin le plus territorial : il laissait toujours ses couteaux d'entraînement dans ses draps pour que l'on comprenne bien, en s'y installant, qu'on n'y était pas les bienvenus.
Elle réarrangea sa longue crinière de cheveux noirs pendant que ses frères gémirent :
« Nooon ! L'écoute pas, moi, j'aime bien quand tu lis ! », se plaignit Ferdinand, qui faisait toujours le gentil auprès de sa grande sœur alors qu'il gagnait toutes les bagarres avec son frère.
« Je blague, je blague ! », tempéra Caliban, qui redevenait un bambin sitôt qu'on le mettait en face de ses contradictions de garçonnet.
Ophélie les connaissait par cœur, et ne leur en voulait pas. Elle frotta la tête de l'un et de l'autre, peut-être un peu trop fort au vu de leurs protestations, avant de ricaner :
« C'est bon, j'ai compris, les bébés. J'en lirai une autre demain. »
Elle connaissait bien sa famille. Elle savait que Caliban irait se coucher en boudant, mais n'irait pas jusqu'à oublier de lui dire bonne nuit, tandis que Ferdinand, honteux, marmonnerait de vieilles insultes qu'il n'a pas le droit de dire en se roulant en boule dans sa couette et en lui tournant le dos.
Elle savait aussi reconnaître l'odeur de poussière de Stéphane, son aîné, quand il revenait des catacombes. Elle se tourna vers la porte de la chambre avant qu'il ne l'ouvre.
« Ophélie ? »
Sa voix grave fit lever le nez des jumeaux, qui le toisèrent depuis leur nid sans lui dire bonsoir : pour eux, Stéphane, du haut de ses 22 ans et ses 2 mètres 10, en faisaient un adulte au moins aussi intimidant que leur père. Ils se sentaient nettement moins proches de lui que de leur sœur qui était à l'aube de ses 18 ans, et donc encore dans l'enfance, comme eux.
« Oui, Stéphane.. ? », répondit Ophélie d'une voix soufflée, comme si leurs deux cadets dormaient déjà.
Le grand frère épousseta un peu de poussière de goule de sa queue de cheval touffue, se nettoyant le visage de l'autre main avec un torchon. Sous son regard fatigué, il avait l'ombre d'un sourire compatissant.
« Les parents veulent te voir. »
« J'y vais », dit-elle avec un ton de bon soldat.
Elle se cala dans son ombre, le duo adelphe parcourant les couloirs de leur grande demeure parisienne stratégiquement située pour être au-dessus d'une partie interdite des catacombes, celle fermée aux visites, cachée au grand public. Celle que l'on voulait oublier car elle posait problème. Celle pour laquelle ils recevaient une rente conséquente tous les mois de la part de la Fondation SCP pour qu'ils descendent périodiquement faire le ménage parmi les morts-vivants, les squelettes, les rats géants et les autres.
La trappe qui y menait était sur le chemin jusqu'au salon. Ils marchèrent dessus sans y faire vraiment attention, malgré les bruits étranges qui en sortaient.
Stéphane, serviable, lui ouvrit la lourde porte.
« Bonne chance », chuchota-t-il.
« Merci. »
Il s'enfuit pour aller se débarbouiller et se coucher après sa chasse du soir. Ophélie entra à pas de loup.
Le salon était une pièce sombre, dominée par le crâne démesuré d'un wendigo dont on avait utilisé les bois pour en faire un grand chandelier, le côté macabre du choix de décoration atténué par des gravures tout le long des os et des ornements d'argent pour soutenir les chandelles au bout des cornes. Ça illuminait, pour ainsi dire, assez mal, mais l'effet était saisissant, projetant sur tout le salon des ombres de forêt qui donnaient l'impression d'un sabbat de sorcières. La cheminée était allumée, mais les braises s'éteignaient doucement.
Sur un grand fauteuil, Théophile Duroy s'assoupissait, les mains sur le ventre, le torse gonflé comme l'un de ses oiseaux chanteurs qui pavanent devant les femelles, un foulard rouge au col. Rebecca Lefresne, sa femme, était d'ailleurs bien éveillée, lisant un journal à ses côtés avec un sourire en coin, sa longue chevelure bouclée noire faisant presque comme une cape dans laquelle elle était enroulée.
Elle leva ses lunettes et élargit encore son sourire fin :
« Bonsoir, ma chérie. »
Ophélie lui rendit le même.
« Bonsoir, maman. »
Rébecca donna un coup de coude à Théophile, qui hoqueta de surprise avant de se redresser en faisant mine de rien, sa main longeant distraitement les contours de sa barbe taillée.
« Ophélie, oui, je voulais te voir. »
Sa fille se tint là, debout, les mains jointes devant elle. Elle ignorait comment ça se passait dans les autres branches familiales de la Meute d'Aberdeen, mais elle imaginait que toutes avaient ce genre de règles, où l'on parlait quand il le fallait, où l'on s'asseyait lorsqu'il était permis de s'asseoir, où l'on respectait ses parents comme ils devaient eux aussi les respecter.
« Je voulais m'enquérir de tes projets d'avenir auprès de toi. Je n'ai aucun doute que tu obtiendras ton baccalauréat d'ici la fin de l'année, mais sur ce que tu comptes faire ensuite, tu es restée… »
Il sécha, butant sur le mot.
« Évasive », compléta Rebecca de sa douce voix grave.
« C'est cela, évasive. Y as-tu réfléchi davantage, depuis ? »
Ophélie se mordit légèrement l'intérieur de la joue, se balançant légèrement d'un pied à l'autre. Elle sait que son père aimerait qu'elle étudie l'histoire à Paris, ne serait-ce que pour reprendre la gestion des catacombes avec son frère Stéphane, mais il se débrouillait très bien tout seul. Et puis…
« J'en ai un peu marre, de nos chasses gardées, papa. Ça me convient plus vraiment… »
Le regard gris de Théophile s'intensifia. Il se redressa encore, droit comme un I sur son assise :
« Oui, je vois. Tu es jeune. Il te faut des chasses moins prévisibles que notre bétail de sous-sol… »
Il réfléchit. Il n'y avait pas dix mille solutions, pour une jeune fille pleine de fougue qui cherchait à s'investir dans la chasse, mais il avait beau avoir foi en elle, la Fondation SCP avait des examens de recrutement bien trop sévères pour son niveau.
« Nous avons un cousin. Hervé Ducasse. »
Rebecca tourna la tête vers lui, soudainement désinvestie de son journal. Théophile continua, imperturbable.
« Il est formateur dans une école spécialisée de la Coalition Mondiale Occulte. Ou du moins, il l'était : ce vieux renard a eu un accident il y a quelques années, et depuis, il vit avec l'argent que la Coalition lui reverse… Et de ses économies de dragon, mais là n'est pas le sujet. »
« Nous nous sommes toujours bien entendus, et je sais qu'il s'ennuie à ne rien faire dans sa campagne profonde… Je vais lui demander s'il accepterait de te former le temps de l'été, en plus de te brancher sur quelques contacts du milieu. Il a un grand terrain sur lequel il laisse vivre des espèces un peu plus sauvages que nos zombies de caveaux. Ça te plairait ? »
Ophélie hocha la tête avec un sourire reconnaissant qui dissipa les doutes qu'allait émettre Rebecca. Ça n'empêcha pas Théophile de remarquer le sourcil arqué de sa femme et de poser une main sur la sienne.
« Un problème, ma chérie ? »
« Je ne sais pas, Théo, je… Même si Hervé est gentil, il reste un original. Et puis, il a déjà toute sa petite famille là-bas, ce serait le charger que d'envoyer Ophélie… »
« Sans vouloir t'offenser, Becca, j'aurai beau te l'expliquer tous les jours depuis trente ans maintenant, tu ne comprends rien à la philosophie de la Meute.. ! C'est service rendu pour service rendu, on est contents de s'aider, de voir de la famille. Et si un jour, un de ses gamins veut se former à la vie parisienne, eh bien, je serais content de l'accueillir. C'est ça, l'esprit de famille. »
« N'espère pas trop avoir une nouvelle paire d'oreille à qui bavasser tout ce que tu peux savoir sur les coulisses du RER, Théo. Paris n'intéressera jamais les enfants d'un provincial comme ton cousin… »
Les mains toujours jointes, silencieuse depuis une minute, observatrice muette, Ophélie était heureuse. Son père venait de lui promettre sans une once de doute ou de discussion l'avenir qu'elle espérait, elle venait de gagner des vacances à la campagne, et pouvait constater, au vu des piques qu'ils se lançaient et des rires qu'ils partageaient, que ses parents s'aimaient toujours.
Un sentiment qui lui manquerait, elle en était certaine. Ce fut ce qu'elle se dit quelques mois plus tard, sur le quai de la gare, lorsqu'elle prit dans ses bras son colosse de grand frère, ainsi que ses deux petits frères, l'un après l'autre, avant de faire face à ses parents, valise à la main.
« Tu n'oublies pas de nous envoyer des cartes postales », ordonna sa mère qui n'aimait pas se séparer de son unique fille.
« Oui, maman », répondit la jeune fille.
« Et surtout, sois une invitée modèle. Tu représentes les Duroy, là-bas. »
« Oui, papa », continua-t-elle.
La fille parfaite d'une famille parfaite. La fille heureuse d'une famille heureuse. La fille aimée d'une famille aimante, dont le seul défaut était qu'ils chassaient des fées et des wendigos.
« Si on t'embête, tu vises les yeux ! », conseilla Caliban.
« J'y veillerai », gloussa-t-elle.
« Et si on te vise les yeux, tu vises la tête », enchaîna Ferdinand.
« Comme c'est malin », commenta-t-elle en lui frottant la tête.
Une fois assise à sa place dans le train, Stéphane se détacha de la famille qui assistait à son départ et se présenta à sa fenêtre. Il mit son index et son majeur devant ses yeux, puis les pointa dans sa direction. C'était une menace de grand frère, à l'époque. Un "Je te surveille" autoritaire, un "Tu le regretteras" qui pimentait leurs disputes.
Mais à sa mine inquiète, aujourd'hui, c'était une promesse.
"Je te regarde."
"Je te protège."
"Prends soin de toi."
Elle lui rendit le geste à travers la vitre, avec le même genre de sourire réconfortant que pouvait leur offrir leur mère quand ils revenaient blessés de leurs chasses. Quand, tout enfants, ils constataient avec horreur les effets de leur Soif, qu'ils doutaient d'être humains, qu'ils se sentaient seuls dans un monde trop normal pour eux.
"Je t'aime."
Un geste qui signifiait que tant qu'ils faisaient partie de cette Meute, ils étaient à leur place.
« Je t'aime, Algernon. »
Guillemond, un homme qui n'avait de lien ni avec le monde occulte ni avec un quelconque membre de la Meute d'Aberdeen, était dans sa chambre. La fenêtre n'avait pas été ouverte depuis l'été dernier. Dans son large poing, un hamster gras gesticulait, pris au piège entre ses phalanges brutales.
« Tu sais que je t'aime, hein ? Moi, je te préviens. »
Il pointa à travers la vitre sale, comme si le pauvre animal pouvait suivre son geste. Guillemond était une âme perdue, brutale, hermite.
« Je te préviens qu'il y a l'ours dehors. On dit qu'il n'y en a pas, ici. Mais il y a une colline, et dans la colline, il y a des ours. »
Il y avait dans toute la maison une très mauvaise odeur. Une traînée poisseuse, presque sèche, parcourait le bras de Guillemond. Il y avait quelques grumeaux, une odeur de fer, quelques poils…
« Bien sûr, comme je te préviens, alors je peux te protéger. Un ours, c'est dangereux, ça t'attrape, ça te serre comme ça… »
Tous les organes du pauvre rongeur furent compressés lentement. Il mourut. Salement.
« Ah… »
Guillemond déposa Algernon dans la cage, décidant qu'il lui faudrait un peu de repos. Il prit Minnie dans sa main, une souris blanche dont l'estomac était encore plein des graines de l'animalerie de la ville d'à côté.
« Je t'aime, Minnie. »
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