Ma mère ne veut pas me croire, mais je l'ai bien vue depuis la fenêtre de notre manoir, alors je ne vais te le dire qu'à toi, petite page d'un journal improvisé. Elle est jeune elle aussi. Elle a probablement mon âge. J'ai vu sa chevelure rouge dépasser des branchages, les arbres sans feuillage ne pouvant la soustraire totalement à mon regard. Je n'ai pas pu voir son visage lors de son passage. Elle n'est pas restée longtemps car dehors l'orage faisait rage, la pluie battant le sol alors ombragé par les nuages gris-noirs qui formaient de multiples tâches d'huile dans le ciel d'aujourd'hui. À peine avais-je eu la tête dans les étoiles qu'elles s'étaient évaporées dans le paysage, ne laissant que le vague souvenir d'un être sauvage dans son sillage. C'est décidé, demain j'irai la chercher près du rivage.
Douze années s'écoulèrent. Le jeune homme retrouva la fille, et au fil des saisons, il apprit à la connaître.
Je hais l'été. Je hais l'hiver aussi bien sûr, et un peu le printemps, mais plus que tout, je hais l'été. Cette saison est l'antichambre de ma passion. C'est comme une prison dont les murs invisibles me plongent dans une étrange dépression. J'ai ces pulsions dans mon cœur, comme lorsque l'on va voir quelqu'un qui nous est cher, mais il faut longtemps avant qu'elles ne cessent pour de bon. Ces trois derniers mois avant son apparition sont les plus durs, mais lorsqu'ils passent, c'est la libération. Et alors soudainement je fonce et m'enfonce dans la forêt. Et alors je comprends pourquoi les arbres sont rouges. Si Apollon avait une femme en ce monde, ça serait elle sans prétention. Ma vision est captive de ce corps girond. Et alors elle me voit et s'approche dans ma direction, approche sa bouche de mon oreille, et me murmure pardon pour tout ce temps passé sans elle.
Je comprends pourquoi les arbres rougissent en automne. Cet être, feu follet à la chevelure de feu, ne peut que faire des envieux. Son corps dénudé se balade au milieu des bois, à mille lieues des routes bitumeuses du centre-ville. Là, dans l'intimité heureuse d'un jeu entre amoureux, nous nous épions l'un l'autre. C'est dans ses bras que j'ai le plus envie de goûter à la vie éternelle.
Trente-deux ans passèrent et le monde eut le temps de changer.
Ils avaient raison, l'alcool n'a rien changé, mais il est trop tard maintenant alors je m'en cogne d'être un ivrogne. Ma vergogne a déserté en même temps que la charogne de la forêt d’antan finissait de se faire souiller par les passants et les carrioles. Je sais, c'est pas avec ma trogne et en grognant que je vais faire changer les choses, ou plutôt, éviter qu'elles ne changent encore plus. Quoique, au fond, c'est déjà trop tard. Ma cigogne s'en est allée, envolée. Je regrette cette époque où le moindre bouquet de bric et de broc faisait sourire ma bien-aimée. Maintenant je me moque de ce qui peut m'arriver, à moi et mon manoir en toc. Elle me manque, c'est tout. Elle me manque, j'en souffre…
Tant d'années ont passé. Seul. Reclus.
J'ai passé ma vie aveuglé par la lueur du passé. La lueur de l'espoir de voir revenir un jour cette charmante demoiselle. Mon histoire n'est plus que celle d'un vieillard hagard. Je bois et je broie le noir du matin au soir, prisonnier de mon désespoir. La maladie va me conduire à l’abattoir, alors je cherche dans ma mémoire les quelques souvenirs de mes émois. Des fois, je sors de chez moi. Fait amusant, au bord du ruisseau, près de là où je l'ai trouvée la première fois, il y a un petit parc. Quelques arbres sont encore debout, résistant au poids du temps. Je sens l'air froid du mois d'automne me caresser les lèvres. Là, assis sur un banc public, si loin de l'intimité d'autrefois. Je continue d'espérer qu'un jour…
Le vieil homme s'arrêta d'écrire un instant. Son regard était captivé par les longs cheveux rouges qui dépassaient de derrière les arbres. Il se leva de son banc et prit sa canne d'un air confiant. Il avança lentement, et lorsqu'il passa derrière le tronc où se trouvait cette crinière, les arbres aux alentours se mirent à rougir.