El camino

Chère Bette,

L’Espagne en été est un pays magnifique, le paysage est grandiose et le ciel est d’un bleu extraordinaire. L’autre jour, nous sommes passés près d’une rivière bordée d’arbres colorés, j’aurais beaucoup aimé que tu vois ça de tes propres yeux.
Ici, nous mourons de chaud du matin au soir, et même les nuits sont étouffantes. Tu n’en reviendrais pas ! J’en arrive presque à regretter l’humidité de Plymouth !
Ne t’inquiète pas pour moi, les fascistes sont animés par une folie meurtrière bestiale, mais, avec moi, des combattants venus de tout le monde libre, communistes, anarchistes, socialistes, et tous les épris de liberté se battent pour protéger le gouvernement républicain des hordes de Franco. No pasáran !
Dès que nous vaincrons, je te reviendrai aussitôt, sain et sauf, je te le promets.
Prends bien soin de toi,

Bryan

Bryan Rennoll contempla d’un œil circonspect la courte lettre qu’il venait de rédiger à l’intention de Bette Baxter, sa fiancée qui l’attendait au pays. Elle était ridiculement courte, décousue, et ne disait presque rien. Mais Bryan n’avait jamais eu l’âme d’un grand écrivain, et la moindre révélation déplacée sur leur situation pouvait tomber dans les mains d’un sbire à la solde de Franco. Il se demandait comment ses camarades pouvaient rédiger des pages et des pages entières à l’intention de leurs proches.
Pour couronner le tout, Bryan n’était pas un combattant républicain comme les autres. Il faisait partie de ce qu’on appelait parfois les Brigades Internationales de l’Anormal, ou l’Internationale Anormale, même si aucun nom officiel n’existait réellement. La moindre révélation déplacée pourrait avoir de graves conséquences. Comment expliquer à sa promise que sa mission consistait en fait à identifier et à récupérer des entités dépassant de très loin l’entendement humain ? Il ne le savait pas, et n’avait certainement pas envie de s’y risquer.

Rien ne l’avait prédestiné, au départ, à être intégré à ce groupe très spécial. Simple communiste anglais de 23 ans, n’ayant pour ainsi dire jamais quitté sa ville natale de Plymouth, Bryan avait ressenti, comme des milliers de jeunes à travers l’Europe et l’Amérique, le besoin de venir se battre pour défendre la république espagnole contre le coup d’état fomenté par Franco, appuyé par Hitler et Mussolini. Bryan s’était donc lancé dans une épopée rocambolesque pour traverser la Manche, puis la France, mettant à profit ses maigres économies et le soutien de groupes de gauche locaux pour rejoindre le front où, il en était persuadé, se jouait l’avenir du monde libre.
Et, à peine une semaine après son arrivée en terre espagnole, Bryan avait été témoin d’un événement qu’il n’aurait pu imaginer dans ses rêves, ou ses cauchemars, les plus fous. Une manifestation de ce que d’aucuns appelaient « le monde anormal », qui venait régulièrement piétiner les plates-bandes de l’habituel.
Le simple fait d’avoir été témoins de ce fameux événement, et d’y avoir réagi à peu près correctement vu les circonstances, avait suffi pour qu’on les intègre, lui et les autres membres de son unité, à ces fameuses Brigades de l’Anormal, dont les missions consistaient généralement à récupérer les artefacts anormaux pour les stocker, et à contrer les utilisations de ces artefacts par les troupes fascistes. Fort heureusement, les franquistes n’étaient pas beaucoup plus avancés qu’eux sur le sujet, et les échanges de politesses anormales entre les deux camps se limitaient généralement à balancer un objet potentiellement destructeur chez l’ennemi, en espérant qu’il provoquerait le plus de casse possible.

C’était une guerre très artisanale qu’ils menaient, plus encore que la guerre civile espagnole dans son ensemble, mais beaucoup croyaient que la clé du conflit était là, et que ceux qui gagneraient seraient ceux qui, les premiers, parviendraient à utiliser les formidables pouvoirs de l’anormal à leur avantage.

« Bryan, tu es là ? »

L’anglais leva les yeux de sa lettre, sur laquelle il ne savait toujours pas quoi écrire pour la rendre un peu plus consistante. L’homme qui venait de interpeller était Lazarro Barsotti, un anarchiste italien qui avait passé ces dernières années en exil en France pour échapper aux chemises noires de Mussolini, et qui parlait un anglais exécrable, marqué par un accent chantant typique, mais absolument pas adapté à la pratique de la langue de Shakespeare.

« Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea l’anglais.
-Victor il veut te voir, il dit que c’est important.
-Où est-il ?
-À l’entrée en bas du camp.
-Ok, j’arrive tout de suite. »

Il se leva, rangea sa lettre dans sa malle personnelle, enfila l’étouffant manteau en cuir qui lui tenait lieu de veste d’officier, et accrocha son holster, contenant un Tokarev, à sa ceinture ; la plupart des républicains espagnols se battaient sans uniforme à proprement parler, et s’estimaient déjà heureux quand ils avaient une arme fonctionnelle entre les mains. Les franquistes, eux, ne manquaient ni d’armes ni d’uniformes.
Le soleil l’agressa violemment dès qu’il quitta l’ombre de la bâche sous laquelle il avait trouvé refuge pour écrire, et il se dirigea rapidement vers l’endroit désigné par Lazarro, espérant limiter au maximum ses mouvements par cette chaleur suffocante.

Lorsqu’il arriva à l’entrée sud du camp, située en contrebas, il trouva en effet Victor, un combattant français appartenant à son unité, accompagné de quelques autres membres des Brigades de l’Anormal, surveillant plusieurs personnes que Bryan ne parvint pas à identifier, et qui lui inspirèrent immédiatement la méfiance.
Celui qui paraissait être leur chef était un homme sec et chauve, portant de petites lunettes rondes perchées au bout de son nez, vêtu d’un costume vert foncé maculé de cette même poussière blanchâtre qui semblait suinter des roches des montagnes environnantes, et qui s’insinuait partout. Le genre bureaucrate, dont le large sourire contrefait lui donnait singulièrement l’air d’un faux-jeton. À l’opposé, les hommes qui l’accompagnaient, malgré leurs vestes usées en toile grossière et leurs casquettes qui leurs donnaient l’air de dockers, avaient tout, dans leur carrure comme dans leur posture, de combattants aguerris.

« William Green, se présenta le chef de la délégation en lui tendant une main osseuse. Vous devez être le chef de… Comment dites-vous ? De ce bataillon ? De cette unité ?
-On dit « compagnie », ça suffit, répondit sèchement Bryan en serrant la main de l’homme, moite de sueur. Et, oui, j’ai été choisi par mes camarades pour en être le chef.
- Compagnie, donc ? Très bien ! Puis-je m’entretenir avec vous ?
-Je n’ai aucune idée de qui vous êtes, répliqua sèchement Bryan.
-Oh, rassurez-vous, mon ami, je ne suis pas un des hommes de Franco, si c’est ce qui vous inquiète.
-Très bien, maintenant je sais ce que vous n’êtes pas, ça ne me dit pas ce que vous êtes. Et, jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas votre « ami ».
-Je vous en dirai plus, mais je dois le faire en privé, comprenez-vous ? »

Bryan hésita un moment. L’inconnu insista.

« Vous pouvez me faire fouiller, si cela vous chante, et mon escorte restera ici, sous aussi bonne garde qu’il vous plaira. Qu’en dites-vous ? »

Il finit par accepter de mauvaise grâce.

Quelques minutes plus tard, ils étaient assis face à face, sous une tente où la chaleur semblait vouloir les écraser de tout son poids.

« C’est vraiment admirable, cette habitude que vous avez pris d’élire vous-mêmes vos chefs, entama le dénommé Green d’un air jovial. C’est quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler ailleurs, à part peut-être chez vos amis bolcheviques, enfin, au début…
-Nous ne voulons pas de l’autoritarisme d’une armée ordinaire, répliqua Bryan. Les femmes combattent dans nos rangs à l’égal des hommes, nous prenons les décisions importantes par vote à main levée. La discipline et les uniformes, c’est bon pour les fascistes, et pour les capitalistes. »

William Green, si c’était vraiment son nom, arbora un large sourire. Bryan avait singulièrement envie de lui envoyer ses phalanges dans les dents.

« Vous appartenez à une de ces deux catégories ? demanda Bryan, agacé.
-Je vais être franc avec vous, monsieur… ?
-Pour vous, ce sera Brown.
-Très bien, « monsieur Brown ». Je disais donc, je vais être franc avec vous. Je ne suis pas ici pour parler politique ou militaire.
-Et qu’est-ce que vous fichez-la, alors ?
-Je viens vous parler d’anormal, bien entendu ! D’anormal avec un grand « A », monsieur Rennoll ! Enfin, oui, j’oubliais, vous préférez « monsieur Brown ». »

L’aveu déstabilisa Bryan. Les Brigades de l’Anormal ne cachaient pas à tout prix l’existence de l’anormal, mais restaient aussi évasives que possible à son sujet. Pourtant, de toute évidence, cet homme en savait beaucoup. Beaucoup trop. Y compris son véritable nom. Sa main s’approcha imperceptiblement de son arme.

« Et… ? demanda-t-il.
-Avant de continuer, vous devez savoir que j’appartiens à une organisation internationale qu’on appelle la Fondation SCP, qui existe depuis plusieurs décennies, et dont le credo est indiqué dans son nom : « Sécuriser, Contenir, Protéger ». Nous faisons plus ou moins la même chose, en somme, exception faite du fait que vous utilisez parfois ce que nous appelons « objets SCP » contre vos adversaires à des fins belliqueuses. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de nous ? »

Oui, il avait déjà entendu parler d’eux, comme un enfant pouvait avoir entendu parler du croque-mitaine. On attribuait parfois à cette organisation la disparition de membres des Brigades. Certains affirmaient qu’elle les éliminait, d’autres qu’elle les recrutait, et d’autres qu’elle faisait les deux à la fois. Bryan n’avait jamais vraiment cru à son existence, mais il pouvait difficilement la nier, à présent.

« C’est possible, répondit-il finalement. Et alors ?
-Eh bien, c’est très simple. Notre objectif est de protéger l’Humanité de l’anormal. Et, pour cela, nous tentons de réunir autant de ces fameux objets SCP que possible, à défaut de pouvoir tous les récupérer, malheureusement, et ce afin de les étudier, et de les comprendre. Notre activité en Espagne est grandement compliquée par la guerre civile, et nous pensons nous arranger avec ceux qui peuvent agir sur le terrain…
-Vous voulez qu’on vous cède la place, c’est ça ?
-Ou vous pouvez également vous contenter de nous remettre directement les objets que vous récupérez, au lieu de les stocker à Valence ou à Barcelone, si vous tenez à conserver votre rôle actuel. »

Bryan se crispa. Alors, l’inconnu connaissait même les principaux lieux de stockage des Brigades. Il continua néanmoins.

« Et qu’est-ce qu’on y gagne ?
- Comment dire… Croyez-moi, réunir autant de ces objets sans précautions particulières peut-être extrêmement dangereux pour la pérennité de l’Humanité. Et je ne parle même pas du fait de les utiliser à des fins guerrières. Et si cet aspect purement humaniste ne vous suffit pas, la Fondation SCP serait prête à remettre à votre cause de quoi mener sa guerre dans de bonnes conditions. J’ai entendu dire que vous souffriez de carences en matériel, n’est-ce pas ? Et, à moins que vous ne noyiez vos adversaires sous des milliers d’exemplaires du Manifeste de Marx, il est difficile de gagner les guerres simplement avec de la détermination et de grandes idées. »

Green ne croyait pas si bien dire. Les forces républicaines devaient se battre avec de véritables antiquités, les innombrables fusils, chars et canons promis par les soviétiques n’étant pour l’instant que de vaines promesses, pour l’essentiel. Et il ne fallait pas compter sur les démocraties occidentales, bien trop effrayées à l’idée de précipiter le début d’une nouvelle guerre européenne, voire mondiale, pour agir.
Mais, d’un autre côté, lutter contre le pouvoir absolu des riches et des puissants sur le prolétariat, c’était le combat qu’il menait depuis qu’il était assez mûr pour penser par lui-même, tout comme c’était le cas pour la plupart de ses camarades. Accepter de se mettre au service de ces gens, sans rien savoir d’eux, en échange de leur aumône, ne correspondait pas à sa façon de penser. Et pourtant…

« Je ne peux pas prendre une décision de cette importance sans qu’elle soit votée par toute mon unité, trancha-t-il finalement.
-Bien sûr, bien sûr, répondit Green, visiblement contrarié. Cependant, vous devez comprendre que nous avons nous aussi nos principes. Moins de gens sont au courant de l’existence de notre organisation, et mieux ça vaut. En toute honnêteté, si nous avions pu, nous nous serions adressés à la plus haute autorité de votre groupe d’intérêts directement, mais la conception de la hiérarchie étant pour le moins originale chez vous, nous devons aller démarcher les commandants tels que vous un par un. Et ce en faisant en sorte qu’ils soient, autant que possible, les seuls au courant.
-Alors, dans ce cas, je suis désolé, mais je vais devoir refuser par principe.
-Très bien, je comprends, je comprends… répondit l’émissaire, avec son petit sourire qui ne semblait pas le quitter souvent. Mais vous savez, ne pas choisir, c’est aussi prendre une décision. »

Il se leva alors, et épousseta un peu son costume.

« Certains acceptent, d’autres refusent, c’est ainsi. Je repasserai sûrement vous voir dans quelques temps, au cas où vous changeriez d’avis. Et je vous demanderai de bien vouloir ne parler de tout ceci à quiconque. Si vous le faites, nous le saurons. Et les conséquences pourraient en être fâcheuses.
-Une dernière chose… Vous allez faire la même proposition aux franquistes ?
-Très probablement, oui. Même si leur… façon de voir les choses rendra sûrement les choses un peu plus difficiles, notamment au vu de leurs « relations », il serait bien idiot de démarcher un côté sans en faire autant pour l’autre, ne croyez-vous pas ?
-Et vous allez aussi leur proposer des armes, en échange ?
-Des armes, ou ce qu’il leur plaira d’obtenir, dans la limite du raisonnable, cela va de soi. »

Green se dirigea vers l’extérieur d’un pas tranquille. Avant de sortir de la tente, il lança à l’intention de l’anglais :

« Ah, et sur une note plus personnelle… Je vous souhaite bonne chance pour la poursuite de votre combat. Je ne suis pas d’accord avec vous sur tous les points, mais des heures sombres s’annoncent, et pas seulement pour l’Espagne. Sans doute le monde aura-t-il alors besoin de gens comme vous et moi pour ne pas sombrer, alors. Et, par pitié, soyez bien prudents avec les objets anormaux que vous récupérerez. La survie de l’Humanité en dépend. »

William Green disparut dehors, tandis que Bryan, chamboulé par la conversation, restait à l’intérieur. Il tira une cigarette un peu écrasée de la poche de son manteau et l’alluma, pensif.
Il lui fallut un certain laps de temps pour assimiler les informations qu’il venait de recevoir. Non seulement la fameuse Fondation SCP existait réellement, mais elle était en plus au moins aussi redoutable que ce qu’il avait imaginé ; détenant quantités d’informations stratégiques sur les Brigades, prête à aider leurs adversaires si elle pouvait y trouver son avantage, et ayant probablement des moyens au-delà de ce qu’ils ne pourraient jamais espérer.
Mais le pire était cette espèce de prophétie qu’avait lancée l’énigmatique émissaire avant de partir. « Des heures sombres s’annoncent, et pas seulement pour l’Espagne ». Peut-être n’était-ce qu’une façon d’intimider le jeune commandant pour le faire changer d’avis, ou peut-être « monsieur Green » avait-il accès à des informations qui lui échappaient. Après tout, il slalomait des deux côtés de la barrière.
S'il y avait une chose que Bryan avait comprise, néanmoins, c'était à quoi faisait allusion Green en parlant des "relations" des franquistes. On lui avait signalé, il y a deux semaines, la présence d'agents allemands, apparemment liés de près à l'anormal. Des prisonniers avaient déclaré appartenir à une certaine "Ahnenerbe Obskurakorps". Manque de chance pour eux, les fritzs, biberonnés au militarisme prussien, ne brillaient pas franchement par leurs performances en situation de guérilla, et ils n'avaient pas pu donner l'avantage aux fascistes. Pas encore, du moins.

Peut-être la chose la plus censée à faire aurait été d’accepter. Si d’autres prenaient en charge les anormalités des deux camps, ils pourraient se concentrer sur des combats bien humains. On leur livrerait armes et matériel, sûrement de bonne qualité pour les inciter à maintenir leur partenariat, et peut-être que les moyens techniques à leur disposition seraient alors à la hauteur de la grandeur de leur cause.
Des moyens qui se payeraient par leur indépendance. S’il acceptait, des combattants sans armes, mais avec une vraie cause, deviendraient des combattants armés menant une lutte désormais vide de sens.
Oui, il allait refuser, et cela aurait peut-être de graves conséquences, mais Lénine avait dit : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin ».

Et de la volonté, les agents des Brigades Internationales de l’Anormal n’en manquaient pas.

Elles en avaient même sûrement suffisamment pour lutter encore 70 ou 80 ans, en Espagne ou ailleurs, partout où il le faudrait. Contre tous ceux qu'il faudrait.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License