L'Œil de l'Aigle

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9 novembre 2018
Un hôtel à Portland, Oregon

"Bon sang, quel bordel."

L'Agent Spécial Kenneth Spencer regardait la pièce. Des tables retournées, des drapeaux piétinés, des verres renversés — tous les signes d'un rassemblement politique ayant horriblement mal tourné. Une demi-douzaine d'agents étaient occupés à passer la scène au peigne fin à la recherche de preuves, de traces de l'inhabituel ou de l'extraordinaire. Au même moment, il savait qu'une demi-douzaine d'autres interrogeaient et liaient par une geis les dizaines de témoins. Et davantage encore d'agents poursuivaient ceux qui avaient pris la poudre d'escampette. En ce qui concernaient Spencer et son·a partenaire, Robin Thorne, ils avaient été tirés de leur routine à Trois Portlands pour superviser le travail de terrain sur cette enquête.

L'Unité avait mis le paquet pour celle-ci, et pour une bonne raison. Quelqu'un avait abattu le membre du Congrès Raymond Caldwell d'une balle dans la tête — et non seulement il avait survécu, mais il s'était relevé et avait fui les lieux. Thorne accompagnait actuellement les efforts visant à le retrouver.

L'oreillette de Spencer sonna, signalant un appel entrant.

Il leva un doigt jusqu'à son oreille et frappa l'appareil. "Ici Spencer, parlez."

"J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, Ken," dit Thorne, passant les salutations.

"Vous l'avez trouvé ?"

"C'est la bonne nouvelle." Même de l'autre côté de l'appareil, il put sentir que Thorne grimaçait. "La mauvaise nouvelle, c'est qu'il a explosé à la seconde où on l'a encerclé."

"Il a quoi ?" Plusieurs agents dans la pièce arrêtèrent ce qu'ils étaient en train de faire et le regardèrent avec curiosité. Il agita une main dans leur direction, leur indiquant de se remettre à travailler.

"Il a explosé. Une sorte de mécanisme d'auto-destruction, j'imagine. L'équipe d'intervention est en train de rassembler les débris." Thorne s'arrêta. "On dirait bien que notre bestiole du Congrès était un androïde."

Ce fut au tour de Spencer de grimacer. "Tu penses—"

"Que c'était Anderson ?" Il y eut un grognement rieur à peine imperceptible de l'autre côté de la ligne. "Qui d'autre ? Ce n'est pas comme si les robots imitant les humains pouvaient s'acheter au supermarché du coin. La liste des personnes pouvant le faire est très courte, et Jésus Électrique est au sommet. On va finalement attraper ce salaud."

Il fronça les sourcils. "Si nous nous trompons, la ville va se transformer en émeute géante."

"Ce sera peut-être le cas même si on a raison."

"C'est pas faux. Mais on doit quand même être sûrs que notre dossier est en béton. Il n'y a pas droit à l'erreur. Donc comment on fait pour relier l'ex-droïde du Congrès à Anderson ?"

"Eh bien." Iel s'arrêta à nouveau. "J'ai une idée. Mais tu ne vas pas l'aimer."

"C'est Merlo, n'est-ce pas ?"

"Gamma-13 sont les seuls en dehors d'Anderson Robotics à savoir à quoi l'intérieur d'un Sacre ressemble. Elle me doit une faveur, on peut lui demander de faire une analyse pour nous."

"T'as raison, j'aime pas ton idée." Il grinça des dents. "Mais tu n'as pas tort. Je vais appeler Holman et lui demander que ses subordonnés examinent les débris pour nous. Mais c'est tout. On n'implique pas Merlo et sa force d'intervention dans cette histoire."

"Bien sûr. Je ne te demande pas de transférer une enquête fédérale à la Fondation. Et puis bon, pour ce qu'on en sait, c'est peut-être eux qui ont causé cette fusillade, s'ils savaient qu'il était un Sacre."

"Je ne parie jamais."

Ils rirent. "Je dois y retourner. Je te dis si on trouve des pistes immédiates."

"De même," dit-il. "Spencer, terminé." Il tapota de nouveau l'oreillette, ce qui mit fin à l'appel.

Il embrassa du regard la pièce, tous les agents occupés à chercher des indices, et soupira. Peu importe ce que c'était ou le nombre de personnes concernées, l'univers semblait toujours trouver un moyen d'impliquer la Fondation, généralement au moment le plus inopportun.

C'était probablement un phénomène anormal.


12 novembre 2018
Site-64, Oregon

"J'arrive toujours pas à croire qu'ils bossent pas le week-end."

Spencer avait passé les derniers jours à arracher un rendez-vous avec le Directeur du Site-64 pour lui-même, Thorne et la housse mortuaire remplie de morceaux de robot attendant dans la zone de livraison du Site, et sa patience touchait à ses limites. Même après plusieurs heures de mise en relation et un voyage les yeux bandés à l'arrière d'une berline banalisée, les deux agents étaient obligés d'attendre à l'extérieur du bureau d'Edgar Holman en raison d'une réunion qu'il avait prévue. C'était un niveau d'ineptie bureaucratique qui surpassait même celui du gouvernement étasunien.

"C'est la journée des anciens combattants," dit Thorne, qui prétendait être fasciné·e par une affiche sur le mur opposé qui indiquait "Ne vous aventurez pas dans les Voies — Toutes les visites de Trois Portlands doivent être approuvées par l'agent de liaison fédéral".

"Très bien, donc ils travaillent un jour férié mais pas un samedi ?"

"Je suis sûr que si en cas d'urgence."

"Ça ne compte pas comme une urgence ?"

"Ils ne savent pas ce que "ça" est," dit-iel, soulignant parfaitement les guillemets par son intonation. "Ce que tu sais très bien, sinon tu n'en parlerais pas avec autant de détours."

Spencer grogna. "Je n'arrive pas à croire que tu sois celui qui leur donne le bénéfice du doute."

"Quelqu'un doit bien faire le gentil flic." Thorne haussa les épaules. "En plus, on ne parle pas de la Fondation en général, on parle de Merlo et Holman — des personnes avec qui on a travaillées, avec qui tu as travaillées, plein de fois auparavant, et qui ont toujours été raisonnables, même lorsque tu as délibérément refusé de coopérer avec elles."

"Tu es déraisonnablement raisonnable à propos de tout ça," murmura-t-il.

"Tu ne peux pas sauver le monde entier tout seul, Ken." Iel se tourna vers son partenaire, se penchant en avant pour rencontrer son regard. "À un certain point, tu dois apprendre à faire confiance aux gens."

"Je fais confiance aux gens," protesta-t-il. "Je te fais confiance à toi."

Thorne ouvrit la bouche pour répondre mais fut interrompu·e par la secrétaire de Holman.

"Agents Spencer et Thorne, le Directeur va vous recevoir." Alors que la secrétaire parlait, la porte du bureau de Holman s'ouvrit, et deux agents de la Fondation que Thorne reconnut comme étant Sasha Merlo et Daniel Navarro sortirent. Ils étaient tous deux plongés dans une conversation, et si l'un deux remarqua le duo de l'U2I, il n'en montra rien.

Alors que Spencer passait devant en direction de la porte, Thorne se pencha et lui murmura, "Cette discussion n'est pas terminée."

"J'ai hâte de la poursuivre," murmura-t-il.

L'intérieur du bureau de Holman était exactement ce que Spencer attendait d'un bureaucrate-cadre supérieur — en grande majorité de la paperasse, avec un bureau et quelques sièges inconfortables comme seules concessions à ses occupants humains. De manière quelque peu inhabituelle, des feuilles de plastique opaques étaient placées au-dessus de chaque pile de papiers, supposément afin de décourager tout individu curieux ayant maîtrisé l'art de lire à l'envers.

"Agent Spencer, Agent Thorne," dit Holman, hochant la tête en direction de chacun d'eux. "Je m'excuse pour l'attente, mais je crains de n'avoir pu faire autrement. Asseyez-vous, je vous en prie." Il fit un geste en direction des deux sièges devant son bureau.

"Bien sûr, je suis sûr que Merlo avait des affaires urgentes pour vous." dit Spencer en s'asseyant. Il rencontra le regard de Holman et leva un sourcil. "Une autre piste pour Anderson, peut-être ?"

Holman était doué. Son expression ne changea pas d'un iota. Mais sa non-réaction soigneusement contrôlée le trahissait à sa manière. Il soutint le regard de Spencer pendant quelques secondes, puis esquissa un fin sourire dépourvu de joie.

"Nous sommes au courant, bien sûr, de l'activité fédérale entourant l'événement de la campagne du membre du Congrès Caldwell vendredi, même si les détails sont peu nombreux — vous avez fait un travail impressionnant sur le contrôle de l'information. Cependant, nul besoin d'être un génie pour suspecter un lien avec votre demande quelques heures plus tard visant à comparer les restes d'un androïde en votre possession et les composants d'un Sacre intact que Gamma-13 a réussi à récupérer."

Le Directeur de Site âgé joignit ses mains et les posa sur son bureau. "Sasha Merlo n'est pas stupide, bien que son dévouement à la capture d'Anderson tende parfois à l'obsession. Elle pense qu'il est impliqué."

Thorne frappa la cheville de Spencer avec son pied, bien qu'il se retint de dire à voix haute "Je te l'avais dit" devant Holman. En regardant le Directeur, iel hocha la tête et dit, "Nous sommes donc deux."

"Pour être clair," ajouta Spencer, "Nous ne vous demandons pas de vous impliquer dans notre enquête concernant Caldwell — en fait, je vous demande respectueusement de ne pas songer à poser vos sales pattes dessus."

Il serra sa mâchoire, puis continua d'un ton moins agressif, "Nous apprécierons que vos chercheurs réalisent une analyse des morceaux que nous avons récupéré, juste pour savoir s'il s'agit bien d'un Sacre ou non. C'est tout ce dont nous avons besoin pour obtenir un mandat contre lui."

Holman était sur le point de répondre lorsque son bipeur s'alluma. Il offrit une grimace désolée aux deux agents du FBI avant de baisser les yeux pour vérifier l'appareil. Un instant plus tard, il soupira et releva les yeux dans leur direction.

"Je suis vraiment désolé, mais quelque chose vient d'arriver et je vais devoir mettre prématurément fin à cette réunion. Bien sûr, nous vous offrons plus que volontiers notre assistance, si vous l'acceptez. Parlez à ma secrétaire, elle vous aidera à arranger les détails de la chaîne de documentation pour le transfert et le reste." Il se leva, se préparant à leur faire quitter la pièce.

Spencer ouvrit sa bouche, la ferma, l'ouvrit de nouveau, mais Thorne le coupa avant qu'il ne puisse dire quelque chose de peu diplomatique. "Bien sûr, Directeur, nous comprenons que vous soyez un homme occupé. Nous n'allons pas vous retenir plus longtemps."

Iel attrapa le bras de Spencer en se levant, le mettant sur ses pieds, puis le guida en dehors du bureau. Holman les suivit, s'excusant à nouveau de l'interruption, puis se mit en route d'une marche rapide dans les profondeurs du Site, laissant les deux agents — l'un déconcerté, l'autre très peu amusé — debout dans la salle d'attente.

"Incroyable." Spencer secoua la tête. "Incroyable, bordel. Il se fout de notre gueule, tu t'en rends compte de ça ?"

Thorne lui tapota l'épaule. "Je suis à peu près sûr qu'Edgar Holman a des choses plus importantes à faire que de te faire perdre délibérément ton temps."

"Comme quoi ?"

"Comme te faire perdre accidentellement ton temps. Allez viens, on a eu ce qu'on voulait."

Leur conversation avec la secrétaire de Holman fut brève, et pas parce qu'elle partit au milieu de celle-ci. Elle savait déjà pourquoi ils étaient là et avait préparé tout ce dont ils avaient besoin. Seules quelques minutes furent nécessaires pour finaliser les détails du transfert des preuves — maintenir une chaîne de détention continue avec une conspiration clandestine et quasi-légale est bien plus aisé lorsque cette conspiration est encore plus obsédée par la documentation que la bureaucratie fédérale. Une fois cela fait, elle les raccompagna en direction du garage du Site, où un technicien les attendait afin de récupérer les restes de l'androïde.

L'homme qui les rejoignit là mesurait un peu moins d'un mètre quatre-vingts et avait la carrure d'un ancien joueur de rugby ayant perdu du poids pour entrer dans une blouse de laboratoire. Il s'introduisit comme le Docteur Ferro en serrant la main de Thorne et — après un instant de réticence — de Spencer.

Cette politesse rituelle accomplie, Spencer déverrouilla le coffre et vérifia le sceau sur la housse mortuaire, afin de confirmer qu'elle n'avait pas été touchée. Puis, avec l'aide de Ferro, il la souleva sur un brancard à proximité.

"Cette chose pèse son poids," commenta Ferro. "Vous dites que c'est juste un Sacre ?"

"Un androïde, en tout cas," répondit Thorne. "Nous espérions que vous puissiez nous dire s'il s'agit effectivement d'un Sacre."

Ferro hocha la tête, puis se pencha pour ouvrir le sac. Il s'arrêta et jeta un coup d’œil à Spencer. "Je peux ?"

"Faites juste en sorte de le sceller à nouveau et de le noter lorsque vous aurez fini."

Ferro hocha à nouveau la tête, puis brisa le sceau sur l'étiquette de la preuve et ouvrit la fermeture éclair du sac, révélant un bazar en vrac de circuits brisés qui relâcha une faible odeur de pourriture. Malgré les circonstances de son trépas, l'androïde était remarquablement bien préservé — la tête avait été réduite en copeaux, mais le torse broyé était encore reconnaissable dans sa nature de torse, les membres étaient essentiellement intacts et des morceaux de peau brûlée et en décomposition étaient encore accrochés aux composants mécaniques.

Ferro siffla. "Vous l'avez joliment eu. Les Gardien des Lois d'Asimov ont eu un sacré mal à récupérer ne serait-ce que des composants individuels des Sacres — la plupart du temps, il ne reste qu'une flaque de matière visqueuse. Comment vous avez fait ça ?"

"C'est moi," dit Thorne. "J'ai réussi à le rattraper et à le toucher avec un petit sort taser — non-létal, on pensait encore que ça pouvait être le véritable membre du Congrès à ce moment, et j'essayais juste de l'assommer. Ça aurait dû neutraliser son système nerveux en un instant, mais il a juste tremblé pendant un moment. Et puis il a explosé."

"Vous avez probablement neutralisé son mécanisme d'auto-destruction principal, ce qui a déclenché un explosif secondaire." Il farfouilla dans les débris avec un doigt ganté. "Situé dans le haut du torse, on dirait. À quelle distance étiez-vous à ce moment ?"

"Trop près. J'ai eu de la chance, j'avais déjà un champ de protection activé et la plupart des shrapnels m'a raté·e de toute façon."

"Sans doute une charge creuse alors, conçue pour détruire le cerveau. Quel dommage, le récupérer intact aurait été un joli coup."

"Lorsque vous dites cerveau…" la voix de Spencer s'éteignit.

"Probablement pas un cerveau organique, non. De ce que nous en savons, la peau est le seul composant biologique."

"Une idée d'où elle vient ? Il ne porte pas littéralement la peau de quelqu'un, n'est-ce pas ?"

Ferro blêmit légèrement, mais secoua la tête. "Ce n'est définitivement pas ça, en tout cas. Mon hypothèse, c'est qu'ils la font pousser sur le cadre mécanique dans un bioréacteur, en utilisant un échantillon de l'ADN de la cible."

Thorne fronça les sourcils en étant frappé·e par une idée. "Les cellules de la peau seraient génétiquement identiques alors, n'est-ce pas ?"

"Ce serait étrange qu'elles ne le soient pas."

Iel réfléchit à cela pendant un instant, puis demanda, "Ça vous dérange si je garde un morceau ?"

Ferro haussa les épaules. "C'est votre robot."

Thorne enfila une paire de gants avant de sélectionner une pièce — la main gauche, qui était entièrement intacte à l'exception d'un petit doigt manquant et recouverte d'une peau majoritairement indemne — à placer dans un scellé plus petit, qui alla dans l'une des poches anormalement spacieuses à l'intérieur de sa veste de costume.

Spencer leva un sourcil, mais contresigna le transfert de preuve sans poser la question qui s'imposait.

Puis ce fut l'heure d'un autre voyage les yeux bandés à l'arrière d'une berline banalisée.


13 novembre 2018
Bâtiment fédéral Moses Howard, Trois Portlands

"J'aurais dû penser à ça avant," dit Thorne.

Iel avait étalé une carte de l'Amérique du Nord sur le sol de l'une des cellules de détention inutilisées et était en train de dessiner un cercle à la craie autour d'elle. La main du robot était suspendue directement au-dessus du centre de la carte, retenue par un morceau de ficelle au plafond. Un stylo était attaché à l'un de ses doigts.

Spencer travaillait depuis suffisamment longtemps avec Thorne pour reconnaître la configuration d'un sort de localisation, même si celui-ci était particulièrement inhabituel. "Je ne sais pas pourquoi tu penses à ça maintenant. Qu'est-ce qui te fait penser qu'il y a encore quelque chose du Caldwell original à retrouver ?"

"Rien, c'est juste une intuition. Mais ça ne coûte rien d'essayer."

Iel termina le cercle et commença à dessiner un triangle à côté. Son familier, un esprit d'intellect conjuré sous la forme semi-spectrale d'un merle américain albinos, lui servait de guide en se tenant à chacun des extrémités du triangle les unes après les autres. Thorne s'était adjoint·e ses services deux ans auparavant, mais avait fait en sorte de l'avoir bien plus proche de soi l'année précédente, depuis son duel avec Dustin — même s'il n'aurait pas fait une grande différence pour celui-ci, puisque sa nature ne se prêtait pas à l'évocation de combat. Mais Thorne préférait tout de même avoir une sécurité supplémentaire, aussi minimale soit-elle, et il quittait donc rarement ses côtés, sauf s'iel avait des choses à faire de l'autre côté du Voile.

Alors que Thorne finissait de dessiner le dernier côté du triangle, l'oiseau ouvrit son bec et gazouilla quelque chose en celtique moderne.

"Non, c'est bon," répondit Thorne. "Nous pourrons utiliser une boussole de traque lorsque nous serons plus proches. Si nous arrivons plus proches. Maintenant ouste."

Le familier sortit du triangle alors que Thorne se plaçait à l'intérieur. L'oiseau voleta pour se percher sur l'épaule de Spencer, où il inclina sa tête de gauche à droite en le regardant avec un air rusé clairement non-aviaire.

"Oui, je te vois, Crowe."

Le nom était une invention de Spencer, puisque Thorne n'avait jamais pris la peine de lui en donner un. Il le tapota doucement avec son doigt, ce qui poussa l'oiseau à s'envoler pour se percher au-dessus de la porte de la cellule de détention.

Ignorant les facéties de la paire, Thorne ferma les yeux et concentra sa volonté, tendant ses sens occultes en direction du cercle, de la carte et de la main — et à travers les liens de contagion et de similarité qui les reliaient avec le reste du monde. Iel prit une inspiration.

"Montre-moi."

Pendant un instant, rien ne survint. Puis les lignes du cercle s'éclairèrent d'une lumière bleu-vert, et la main commença à se balancer comme un pendule d'avant en arrière au-dessus de la carte, avant de s'arrêter brutalement à un angle de quinze degrés par rapport à la verticale. Une goutte d'encre émergea de l'extrémité du stylo, puis tomba en ligne droite sur la carte, laissant un cercle parfait.

Thorne ouvrit ses yeux, et le cercle devint sombre. La force guidant la main s'évanouit, et celle-ci se balança en direction de sa position antérieure.

"T'as quelque chose ?" demanda Spencer.

"Peut-être." Thorne s'accroupit afin d'examiner la carte, puis grogna. "C'est impossible."

Crowe gazouilla quelque chose qui était certainement l'équivalent celtique de "Je te l'avais dit."

Thorne secoua une main pour le faire taire. "Chut. Le problème n'est pas géométrique."

"Qu'est-ce qui ne va pas ?" Spencer s'approcha pour examiner lui-même la carte. "On dirait que c'est quelque part dans le Portland de l'Oregon."

Oui, mais regarde où c'est à Portland."

Spencer plissa les yeux. "Juste au sud de Government Island ?" Puis il comprit. "Ce n'est pas—"

"Le bâtiment du FBI ? Impossible d'en être sûr à cette échelle, mais on dirait bien, oui."

Spencer se frotta les temps. "C'est la Voie. C'est obligé."

"Yep. Ce qui veut dire—"

"Qu'il est ici. À Trois Ports."

"Ouais."

Spencer secoua la tête, incrédule. "C'est impossible d'avoir autant de chance."

"On verra."

Thorne claqua des doigts, invoquant Crowe afin qu'il se perche dans sa paume. Attrapant la main du robot avec sa main libre, iel ferma les yeux de nouveau et commença à fredonner doucement."

Après un moment, Crowe émit un croassement sans mot.

"Tu l'as ?" demanda Thorne.

L'oiseau répéta le son.

"Très bien." Thorne ouvrit les yeux et relâcha la main, puis essuya la sienne sur la jambe de son pantalon. "On a quelque chose sur le lien de contagion. Allons trouver le véritable Caldwell."

Thorne passa devant pour remonter et sortir du bâtiment. Une fois à l'extérieur, Crowe étendit ses ailes fantasmatiques et s'éleva dans les airs. En le regardant traverser le ciel dégagé, Spencer comprit que le familier ne maîtrisait pas vraiment le vol — il agitait les ailes trop tôt ou trop tard, et sa trajectoire était trop régulière et non-affectée par le vent ou la légère bruine. Il s'agissait juste d'un autre rappel que la créature n'était que l'image d'un oiseau et qu'elle était davantage gouvernée par les règles de la thaumatologie que celles de l'aérodynamique.

Le non-oiseau mena les deux agents à travers la ville en suivant le fil invisible d'un lien de contagion que Thorne avait découvert, les amenant en direction du véritable Caldwell - ou ce qui pouvait rester de lui — sur une trajectoire se rapprochant le plus possible d'une parfaite ligne droite. Après quinze longues minutes à se traîner sous la pluie, le familier atterrit sur un rebord de fenêtre au deuxième étage d'un immeuble résidentiel à proximité de la Périphérie.

Le bâtiment en lui-même était la propriété d'une coopérative et était mieux entretenu que la plupart de ses voisins dans la ville extérieure. De ce fait, les murs étaient devenus la toile d'anartistes en compétition, qui avaient recouvert l'entièreté de la surface extérieure avec des fresques et des graffitis — puis, quand tout le béton avait été recouvert, ils avaient commencé à travailler au-dessus d'autres œuvres, ce qui conduisit à une course aux techniques et méthodes anartistes qui rendaient désormais le bâtiment dangereux à regarder plus de quelques secondes consécutives.

Ils ne rencontrèrent aucune opposition pour entrer et montèrent jusqu'au deuxième étage. Ils ne prirent pas longtemps à trouver l'appartement que Crowe avait indiqué.

Les deux agents regardèrent la porte. Un léger tambourinement de hip-hop venait de l'intérieur de l'appartement, et l'air était saturé d'une odeur végétale caractéristique.

Spencer frappa.

La musique s'arrêta.

La porte s'ouvrit pour révéler le membre du Congrès Raymond Caldwell, en pyjama et très clairement défoncé.

"Monsieur Caldwell ?" demanda précautionneusement Spencer.

"Quoi ? Oh, ouais, c'est moi. Mais j'utilise plus ce nom. Appelle-moi Barry." Il regarda les deux agents, un froncement de sourcils trouvant son chemin dans son expression décontractée. "Vous n'êtes pas de la coopérative, si ?"

"Non." Spencer n'offrit pas d'autre clarification, mais cela sembla suffisant pour apaiser ses soupçons, car les plis sur son front disparurent.

Thorne se racla la gorge. "Monsieur, euh, Barry, avez-vous, à votre connaissance, déjà été un membre du Congrès des États-Unis ?"

Il cligna des yeux. "Je ne crois pas ?"

"Pouvez-vous nous dire ce que vous faites, alors ?" demanda Spencer.

"Je sais pas. Je glandouille. Monsieur Anderson paie pour l'endroit."

Thorne toussa pour masquer sa surprise. "Anderson ? Vincent Anderson ?"

"Ouais, ouais. Il me laisse vivre ici. Des fois il vient me voir pour savoir si j'ai besoin de quelque chose."

À ce moment, Spencer sortit son badge de sa veste et le leva. L'homme loucha des yeux en essayant de se concentrer dessus. "Barry, je suis l'Agent Spécial Kenneth Spencer de l'Unité des Incidents Inhabituels, et voici l'Agent Spécial Robin Thorne."

"Wouah, vous êtes des fédéraux ?"

"Oui, Barry. Et il est extrêmement important que vous veniez avec nous."

"Quoi, maintenant ? Pourquoi ?"

"Parce que vous venez de confirmer que Vincent Anderson a instigué une conspiration séditieuse à l'encontre des États-Unis d'Amérique, et je doute qu'il vous laissera vivre ici lorsqu'il le réalisera."

"Oh." Il lui fallut quelques secondes pour que les conséquences de tout ceci lui montent au cerveau. "Oh putain."

Thorne lui tapota l'épaule. "Ne vous inquiétez pas, Barry. Vous n'êtes pas en état d'arrestation. C'est juste une précaution. Pour vous protéger."

"Vous pensez vraiment qu'il va essayer de me tuer ?"

"Non," dit Spencer. "Nous allons l'arrêter avant."

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L'Œil de l'Aigle

De GreenWolf


"Bon sang, quel bordel."

L'Agent Spécial Kenneth Spencer regardait la pièce. Des tables retournées, des drapeaux piétinés, des verres renversés — tous les signes d'un rassemblement politique ayant horriblement mal tourné. Une demi-douzaine d'agents étaient occupés à passer la scène au peigne fin à la recherche de preuves, de traces de l'inhabituel ou de l'extraordinaire. Au même moment, il savait qu'une demi-douzaine d'autres interrogeaient et liaient par une geis les dizaines de témoins. Et davantage encore d'agents poursuivaient ceux qui avaient pris la poudre d'escampette. En ce qui concernaient Spencer et son·a partenaire, Robin Thorne, ils avaient été tirés de leur routine à Trois Portlands pour superviser le travail de terrain sur cette enquête.

L'Unité avait mis le paquet pour celle-ci, et pour une bonne raison. Quelqu'un avait abattu le membre du Congrès Raymond Caldwell d'une balle dans la tête — et non seulement il avait survécu, mais il s'était relevé et avait fui les lieux.

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