Le soldat Eugène Pelletier avance comme un automate, mettant péniblement un pied devant l’autre. L’épuisement physique et moral a eu raison de sa vivacité ; il se rend à peine compte que les pavés ont cédé leur place au sable sous ses pas.
Il a l’impression d’avoir marché des milliers de kilomètres depuis le 18 mai, date à laquelle il a été pris, avec le reste de son régiment, dans le tourbillon de la débâcle. Pourtant, malgré le temps écoulé, malgré la distance, les signes du Chaos ne veulent pas disparaître.
L’Odeur, surtout. L’Odeur semble le suivre partout, s’accroche à lui comme une tique. L’Odeur est celle de l’essence, du métal, du brûlé, parfois complétée par celle du sang, de la sueur, de la peur. L’Odeur, avec la fatigue, lui fait tourner la tête, brouille son esprit ; quand une gigantesque étendue d’eau s’étale devant lui, après qu’il ait gravi une dune sans même s’en rendre compte , il lui faut plusieurs secondes pour s’apercevoir que, pour la première fois de sa vie, il voit la mer de ses propres yeux.
Mais l’Odeur n’est pas venue seule. Elle a amené les autres signes du Chaos avec elle. Sur le sable, il voit des carcasses carbonisées de camions, les canons antiaériens abandonnés pointés vers le ciel, semblant implorer une entité céleste. Comme un point final à la longue traînée dessinée dans le sable par son atterrissage forcé, un Messerschmitt allemand gît sur le flanc, une aile sectionnée. Les Hommes se réunissent par petits groupes, comme autant de meutes d’animaux apeurés, privés d’échappatoire.
Au loin, il y a les bateaux qui emmènent les Hommes loin du Chaos. Au début, les bateaux emmenaient surtout les Britanniques. Mais, au bout d’un moment, comme il n’y en avait presque plus, ils ont commencé à emmener les Français, comme Eugène, à leur tour.
Pourtant, Eugène sait qu’il n’y aura aucun bateau pour lui ; c’est trop tard.
Pour permettre aux bateaux de naviguer sans se faire couler, et aux Hommes d’évacuer sans se faire abattre, des avions alliés se sont battus pendant des jours contre les Stukas allemands qui voulaient détruire les embarcations de toutes tailles, civiles ou militaires, qui venaient sauver les Hommes. Des soldats français ont dû se battre dans la poche de Lille jusqu’à ne plus avoir la moindre cartouche à tirer, et un peu plus de 30 000 autres défendent les faubourgs de Dunkerque contre des soldats allemands quatre fois plus nombreux qu’eux.
Mais tout ça sera bientôt fini, car demain au plus tard, le 4 juin 1940, les derniers défenseurs de Dunkerque devront se rendre, faute de ravitaillement, faute d’effectifs, faute d’appui aérien, faute d’ordres, faute d’espoir.
Eugène laisse rageusement tomber la Caisse dans le sable et s’assoit à côté d’elle. La Caisse lui a été confiée par un sergent d’une autre unité que la sienne, qu’Eugène appelle le Sergent, car il ne lui a pas dit son nom.
Le Sergent a raconté à Eugène des choses qui n’avaient pas le moindre sens ; il a dit appartenir à quelque chose qui s’appelle la Fondation SCP, qui protège les Hommes contre les choses anormales qui veulent les anéantir. Eugène n’avait jamais entendu parler d’une « Fondation SCP » ou de « choses anormales », et il avait aussitôt pensé que le Sergent perdait l’esprit, ce qui aurait été compréhensible, car il était couvert de sang, et sa jambe droite n’était plus qu’un amas de chair informe. Mais le Sergent avait eu l’air tellement sûr de lui, tellement sérieux, tellement sincère…
Sincère comme seul l’Homme qui partage le secret de toute une vie peut l’être.
Eugène a accepté de faire ce que le Sergent lui disait : ne pas laisser la Caisse tomber aux mains des Allemands, sous aucun prétexte, et l’emmener loin d’ici. Il s’en est accommodé, car il a cet objectif en commun avec la Caisse ; il ne veut pas être fait prisonnier comme son père à la bataille de la Marne, en 1914, il ne veut pas être tué, comme son oncle, à la bataille de Verdun, en 1916. Il veut juste que le Chaos arrête d’apparaître partout où il va.
Eugène contemple pendant un long moment la plage, la mer d’une triste couleur verte tirant sur le marron, le ciel chargé de nuages gris que le soleil tente vainement de percer, les avions qui vont et viennent sans fin. Il contemple la Caisse. Le Sergent avait aussi dit de ne l’ouvrir sous aucun prétexte, et il avait obéi. Il aurait aimé voir ce qu’elle contenait, pourquoi elle pesait si lourd, mais il avait obéi.
Un officier passe devant Eugène, qui est tellement épuisé qu’il est incapable de dire quel est son grade exactement. L’officier lui demande où est son unité, et Eugène répond qu’il n’en sait rien, qu’il les a perdu, qu’il est seul désormais. Mais l’officier a une solution : il envoie Eugène se battre avec les autres, dans la périphérie de la ville assiégée. Ainsi, il ne sera plus seul.
Eugène prend son MAS 36, la Caisse, et se met en route vers le lieu des combats sans discuter. Parce qu’il est un soldat, et que les soldats ne discutent pas ; ils obéissent aux ordres, combattent, tuent et meurent pour leur pays, leur religion, leurs idées, et toutes sortes d’excellentes raisons qui justifient que les Hommes se massacrent entre eux, sans avoir besoin des « choses anormales » dont la Fondation SCP les protège. Parce qu’il est un soldat comme l’étaient son père et son oncle.
Eugène parcourt Dunkerque meurtrie, en ruine. Dans les rues de la ville, il n’y a que des soldats comme lui qui errent comme des fantômes, épuisés, et les quelques rares civils qui osent encore mettre le nez dehors. Même si leur armée perd cette bataille, eux seront sans doute contents que l’artillerie et l’aviation allemandes cessent de lancer bombes et obus nuit et jour sur leur maison, sur leur famille. Même s’il n’y a plus grand-chose à détruire.
Il entend les coups de feu et la musique avant de voir ceux qu’il rejoint. Du Réda Caire. « Les beaux dimanches de printemps »1, crachoté par un gramophone, comme une tentative des Hommes pour chasser le Bruit.
Ils s’appellent Pierre, André, Maximilien, Gaston, Jacques. Ils sont épuisés, sales, blessés pour certains. Le Chaos a gravé au burin, sous leurs yeux, d’imposants cernes. Planqués derrière des débris et des meubles renversés en guise de barricade improvisée qui barre la rue, ils tirent leurs dernières balles avant la mort ou la captivité.
Étienne joint les tirs de son arme à ceux du fusil-mitrailleur MAC 24/29 qui débite ses rafales les unes après les autres et des autres engins de mort de ses nouveaux frères d’armes. Il est maintenant tout près de l’ennemi, mais il n’est plus seul.
Parfois, ils tirent. Parfois, quand l’ennemi disparaît entre deux offensives, ils soufflent un peu, discutent, apprennent à se connaître, car Étienne n’est pas le seul à s’être greffé à ce petit groupe, faute de retrouver sa propre unité.
Quand le gramophone s’arrête, celui qui s’appelle Gaston court remettre un nouveau disque, quitte à risquer sa peau en le faisant. Les succès musicaux des dernières années s’égrènent, chassent un peu le Bruit, le tiennent à distance.
Les Allemands, eux, attaquent encore et encore. Des spectres gris, qui fondent d’un abri à un autre, s’approchent inexorablement. Quand ils en blessent un, pourtant, ses cris, ses gémissements, les appels à sa mère sont ceux d’un Homme. Quand ils en tuent un, le corps qui s’étale sur la chaussée, ensanglanté, les yeux grands ouverts et vides, est celui d’un Homme.
Après dix minutes, une heure ou un millénaire, l’un d’entre eux s’approche assez près pour lancer une grenade qui atterrit près d’eux, juste à côté de la Caisse. Étienne est projeté en arrière par le souffle, s’écrase mollement contre un pan de mur effondré, voit le sang mais ne sent pas la douleur.
Quand les fleurs seront fanées
Et quand l'orgue sera sourd
La chapelle abandonnée
Moi je reviendrai toujours
La chapelle au clair de lune
N'a pas vu votre retour
Et je viens dans la nuit brune
Pleurer mon amour.2
Il voit aussi la Caisse. Le cadenas qui la tenait fermée a sauté.
Non, ça ne va pas. Le Sergent avait dit qu’elle ne devait être ouverte sous aucun prétexte.
Ce dimanche 3 juin, à 16h30 environ, la totalité des appareils de la Royal Air Force (16 appareils […]) et de l’Armée de l’air française (5 appareils […]) déployés dans le secteur de Dunkerque […] se sont écrasés simultanément […]. Les raisons de ces incidents sont pour l’instant inconnues, la conduite d’une enquête, vu les circonstances, étant actuellement impossible […]. Il semblerait que les appareils de la Luftwaffe déployés dans ce même secteur aient subi le même sort […].
Les répercussions de l’incident sur les troupes au sol sont pour l’instant inconnues […]. La seule certitude est que des combats ont toujours lieu dans la poche de Dunkerque ce lundi 4 juin à 5 heures du matin, heure de rédaction de ce rapport. […]
Extrait d’un rapport remis à l’Etat-Major de la Royal Air Force le lundi 4 juin 1940 au matin.