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Site Vesta, décembre 2017

La pointe du très fin tournevis se fissura, se déformant. Giovanni soupira et le jeta à la poubelle avec les autres. Il avait encore une fois exercé trop de pression. Apparemment, lire un hebdomadaire ne l’aurait pas transformé en horloger. Il regretta, mais ne se rendit pas : cette montre appartenait à son défunt père. L’homme qu’il avait le plus détesté de toute sa vie… mais, malgré cela, en fait, pour cette raison, il ne voulait pas le laisser partir. Il prit son journal, dans lequel il écrivait régulièrement.

Ils frappèrent à la porte de son bureau, d’où venait une jeune voix masculine.

- Dr Giovanni… ?
- Ingénieur Giovanni - précisa-t-il.

Il n’était pas attaché aux formalités, au contraire, il les détestait du plus profond de son cœur, mais il y tenait particulièrement. "Docteur", c'est pour ton médecin, pensa-t-il en soupirant. Inutile de dire que le reste de l’Italie avait une idée différente sur la question. Pourtant, Giovanni, dans sa minorité insignifiante, poursuivait sa gigantesque bataille, seul contre le monde, conscient qu’il avait déjà perdu dès le départ. Il espérait qu’un jour, l’erreur d’appeler tout le monde "docteur", au-delà de la saine dose de raillerie académique, serait éradiqué. Mais c’était un cancer trop bien enraciné, inopérable.

- Ah, excusez-moi… il y a une lettre-

- J’arrive - coupa-t-il court.

Giovanni cacha rapidement son journal, puis alla ouvrir. Le garde était un jeune agent, un bleu, recruté récemment. Giovanni avait une excellente mémoire : il se souvenait des noms et des visages de chaque membre du personnel du Site Vesta. Il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle ils avaient fait déranger un gardien pour lui remettre une lettre, alors qu’il serait beaucoup plus facile de lui envoyer un courriel.

- Vous devez signer ici, doct-… monsieur - se corrigea-t-il quand Giovanni le regarda de travers.

C’était un avertissement formel. Il avait contourné les procédures bureaucratiques très strictes de la Fondation. Il signa et salua le garde, encaissant le coup. Peut-être que cela aurait servi à quelque chose, ou peut-être que demain, il aurait reçu une injection forcée d’amnésiques et aurait été chassé.

On disait que la Fondation était froide mais pas cruelle. Avec Giovanni, elle était froide et cruelle. Mais tous les membres de la Fondation ne l’étaient pas.


L’après-midi du même jour, il reçut la seule visite qu’il attendait vraiment. Lorsqu’elle frappa à la porte, il savait déjà qui c’était, alors il courut pour lui ouvrir. "Bonjour, Veronica. Merci d’être venue et avec si peu de préavis" salua Giovanni. Le Dr Veronica Puxeddu le salua en entrant dans son bureau et en s’asseyant. "Comment va Andrea ?" demanda Giovanni et elle répondit répondit qu’il allait bien.

Ils s’étaient rencontrés au site Vesta quelques années auparavant, après qu’elle ait été transférée du Site Minerva. Giovanni lui avait demandé un petite faveur, un petit rien, mais en réalité il voulait seulement parler avec elle. Veronica lui avait dit à plusieurs reprises qu’il devait s’adresser aux très bons psychologues du Site Iride, mais il déclinait à chaque fois : Veronica était la seule avec laquelle Giovanni pouvait parler librement. Et puis à l’Iride, le travail était beaucoup plus intense, à Vesta, il n’y avait que les anomalies les plus calmes, le climat était plus détendu. Ainsi, après une tasse de café accompagnée de délicieux biscuits sablés faits à la main, les deux commencèrent la conversation.


    • _

    Veronica : Est-ce uniquement à cause des mathématiques que tu te disputais avec ton père ?

    Giovanni : Peut-être au début. Après… non, tout était sujet à dispute.

    V : Commençons par le début, alors. Qu’est-ce que les mathématiques représentaient pour toi ?

    G : La même chose que pour moi aujourd’hui. Je n’appellerais pas cela une passion, après tout, je suis ingénieur, pas mathématicien. En fait, les mathématiques quadratiques moyennes ne me plaisent pas beaucoup. Mais c’est bien plus qu’une simple matière, oui.

    V : Dis m’en plus.

    G : Les mathématiques sont souvent considérées comme un amas gigantesque et chaotique de formules, de nombres et de notions. Malheureusement, on martèle cette idée aux élèves depuis l’école primaire. Et cela empire au lycée, où le nombre de formules à mémoriser augmente exponentiellement. Sans parler des exercices traditionnels, la chose que je déteste le plus : des manipulations symboliques vides, à effectuer en suivant une myriade de règles. Mais derrière ces symboles, les élèves ne voient rien. Et ils ont raison : parce qu'il n'y a rien ! Seulement de la pure syntaxe. C’est comme prétendre apprendre à cuisiner en ayant des ingrédients imaginaires !

    V : Et comment est-ce pour toi ?

    G : Je vais te montrer.

    V : … le système solaire ? Tu te moques de moi ?

    G : Ma chère, je ne me permettrais jamais. Regarde, on peut zoomer. Clique dessus.

    V : … oh… C'est un puzzle.

    G : Laissez-moi t'expliquer. Les mathématiques sont comme un tableau, le plus beau tableau que l'on puisse imaginer. Pense au tableau que tu aimes le plus. J’aime l’astrophysique, donc j’ai pris l’image du système solaire, mais c’est juste un exemple, tout le monde voit une image différente. Eh bien… maintenant, imagine que ce magnifique tableau est fait de beaucoup de minuscules petits morceaux, tous collés entre eux. Ils sont si petits et si bien encastrés qu’ils sont invisibles à l’œil nu. Mais tu sais qu’ils sont là.

    V : L’image parfaite ?

    G : Oui, même si ce n’est qu’une métaphore. Les mathématiques sont ainsi : une image magnifique, mais qui naît de l’union de nombreuses petites tuiles. Et maintenant je te demande, que se passerait-il si je cachais l’image avec un voile noir, plus sombre que la nuit, et que je te montrais seulement quatre ou cinq morceaux pris au hasard ?

    V : Je doute que je comprenne quelque chose.

    G : Oui ! Mais c’est exactement cela qui arrive au lycée : chaque année, à nos étudiants, nous ne donnons qu’une petite partie des mathématiques, sans jamais montrer l’image complète !

    V : Mais… ça me semble…

    G: Fou. Je n’ai pas d’autres mots pour le décrire. Et puis comme si cela ne suffisait pas, nous exigeons que les étudiants les rassemblent eux-mêmes. Pour l’amour de Dieu, certains sont têtus et réussissent, ou ont envie de prendre une sorte de revanche sur la matière qu’ils détestaient le plus, mais devons-nous vraiment tout miser sur cela ?

    En cinq ans de lycée scientifique, chaque année j’ai reçu une pièce de ce puzzle, sous forme de notions à réciter par cœur, comme un perroquet, des formules à retenir, et des règles, oh mon Dieu, je me souviens encore combien de putain de règles complètement inutiles nous ont été enseignées ! Et puis des nombres et des expressions symboliques, des équations polynomiales, ou avec des sinus et des cosinus, mais dans tous les cas strictement vides.

    V : Que veux-tu dire par "vides" ?

    G : Sans signification. Syntaxe sans sémantique. L’équation "x - 1 = 0" a pour solution "x = 1". Mais que signifie que x ? D’où vient cette équation ? Pourquoi devrais-je m’y intéresser ? Quelle est la signification de cette équation ? La réponse est très simple: il n’y a rien derrière. Les mathématiques sont réduites à une simple manipulation symbolique. Ils ont dû te l’expliquer…

    V: Je n’en suis pas sûre, mais je pense que c’étaient les mots exacts de mon manuel…

    G : Cela ne m’étonnerait pas. Ils sont tous imprimés depuis des décennies. Mis à part le choix des couleurs, il y a très peu de changement entre un livre de mathématiques et un autre.

    V : Donc, juste pour ne pas trop divaguer et synthétiser, qu’est-ce que les mathématiques pour toi, dans leur essence ?

    G : Les mathématiques sont un langage qui nous permet de mettre à nu n’importe quel raisonnement, aussi compliqué, tordu, vague ou même dénué de sens soit-il.

    V : Si j’étais un peu confuse auparavant, maintenant je le suis encore plus…

    G : Cela ne m’étonne pas non plus, et je ne le dis pas à la légère. Imaginez une grotte sombre. Il y a des gens, forcés de regarder seulement les ombres sur les murs.

    V : La Caverne de Platon ?

    G : En ce qui nous concerne, la cave de Maître Geppetto nous conviendrait également.

    V : Je voudrais en savoir plus.

    G : La personne qui sort de la grotte voit un monde incroyable : un ciel immense, où le soleil brille, puis des nuages, des lacs, des forêts. Un panorama magnifique. Cette vision, au début, l’aveugle, mais ensuite ses yeux s’habituent peu à peu. Enfin, il retourne dans la grotte pour avertir les autres, mais…

    V : … personne ne le croit.

    G : Oui, comme avec Cassandre, prêtresse d’Apollon, dont elle a reçu de don de prédire l’avenir, mais comme elle prophétisait de terribles malheurs, elle n’était crue par personne. Ainsi, personne ne croit l’homme qui dit avoir vu le soleil, les nuages, les cieux immenses et les forêts infinies.

    V : Ce que tu ressens ?

    G : J’y suis habitué.

    V : Pourquoi n’essaies-tu pas de changer de stratégie ?

    G : Veronica, tu me connais, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je l’ai fait pendant des années… mais j’ai toujours échoué. Et il y a aussi une explication très banale. Une personne qui toute sa vie n’a vu que des ombres floues sur les murs, peut-elle comprendre le concept de couleur ? Ou de forêt ? Ou de ciel ?

    V : Votre père était-il comme ça ?

    G : Non.

    V : (visiblement surprise) …comment ça ?

    G : Avec lui c'était pire.

    V : Comment ça ?

    G : Je ne veux pas en parler. Tournons la page s’il te plaît.

    • _

    Veronica : Cela me manquait : dans ton journal, tu as écrit que les mathématiques les plus élevées transcendent la simple beauté visuelle et entrent dans le royaume de la musique.

    Giovanni : Oui. Comme tu le sais, je suis un passionné de musique. Je sais jouer deux instruments de musique, mais pas à n’importe quel niveau. J’aime beaucoup de genres musicaux, mais le glam rock est mon préféré.

    V : Ton père écoutait aussi de la musique ?

    G : Oh, oui. Tu peux le jurer. En cinquante ans toujours les mêmes morceaux. Les bandes sonores d’Ennio Morricone et quelques chansons populaires dialectales. Ou, j’oubliais, son préféré : Vecchio Frack, par Domenico Modugno.

    V : On ne peut pas dire qu’il n’avait pas de goût.

    G : Non, j’apprécie aussi la poésie de Modugno. Ce que je n’apprécie pas, c’est de jeter quelque chose de nouveau seulement parce que nouveau, avant même de l’écouter.

    V : Un conservateur fanatique.

    G : Et fataliste. Comme peu.

    V : Croyait-il au destin ?

    G : Je ne saurais le dire avec certitude. Mais il croyait que, quand il y avait un tsunami ou un tremblement de terre qui faisait l'une des journaux télévisés, c’était "le bras du Père Éternel".

    V : Était-il croyant ?

    G : Catholique pratiquant. Il allait tous les dimanches et les fêtes à la messe. Mais je ne sais pas à quel point il distinguait la religion de la superstition. Surtout que les massacres dus aux catastrophes naturelles étaient, selon lui, une intervention divine.

    V : Je suppose que tu ne partages pas ce point de vue ?

    G : Certainement pas. Je m’asseyais toujours à sa droite à table. Mais en termes de mentalité, nous avons toujours été aux antipodes.

    V : Et avec ta mère ?

    G : Ah! Ben ça… ! Tu sais déjà comment c’était avec ma mère.

    V : Elle n’enseignait pas les mathématiques ?

    G : Au collège. Et elle était la prof de mathématiques la plus incompétente que je n'aie jamais rencontrée.

    V : La seconde plus incompétente, je lis dans votre journal.

    G : C’est vrai. La première était celle que j’ai eue au lycée, ces trois dernières années : Rosalinda Pizzuto. Je ne pourrai jamais l’oublier.

    V : Pourquoi ?

    G : Elle a réussi à faire détester les mathématiques et la physique à toute la classe, moi y compris.

    V : Raconte.

    G : Lors d’une interrogation, une fille résolvait un exercice devant tout le monde. À un moment donné, nous sommes arrivés à l’équation suivante : "|x| = -1". Que la fille ne savait pas résoudre. La prof prit la craie et écrivit sur le tableau : "x = ±1", en disant que c’était la solution. Un de mes camarades de classe, Damiano Crisanti, mon très cher ami, a levé la main et a dit : "Professeur, mais la valeur absolue de x peut être négative ?"

    La prof le scruta avec un regard tourmenté. Entre eux ne courait pas du bon sang, mais cette fois-là il atteignit son apogée. "Crisanti, répète les valeurs absolues !" a-t-elle dit d’un regard ferme, fixe, joignant l’index et le pouce de la main droite et la déplaçant de haut en bas, verticalement. Langage corporel typique qui indique la rigueur, surtout pour ceux qui veulent se battre.

    Quand mon partenaire a essayé de répliquer, elle ne l’a pas fait parler et, écrasant sa voix, a crié : "VA RÉPÉTER LES VALEURS ABSOLUES ! JE ME FAIS BIEN COMPRENDRE ?" et le silence s’abattit sur la salle d’audience. La professeure montra le livre pour montrer à tous qu’elle avait raison. Sur le livre, il y avait en effet écrit : "x = 1". Et la combinaison livre la plus enseignante était une autorité incontestable.

    V : Qu’avez-vous fait ?

    G : Dans ce cas ? Rien. J’étais le meilleur mathématicien de ma classe, mais si j’ouvrais la bouche, je savais que ce ne seraient que des disputes futiles, pleines de haine, et que j’aurais une remarque sur mon bulletin. On avait cette prof depuis plus d’un an, et ce n’était pas la première fois qu’elle explosait devant tout le monde. Quand elle se mettait en colère de cette façon, il n’y avait aucun moyen de la raisonner. Oui, je sais : j’étais un lâche. Mais la vérité était beaucoup plus prosaïque.

    V : C'est à dire ?

    G : L’équation "|x| = -1" est dérivée d’une autre équation, écrite plus haut sur le tableau par la jeune fille interrogée. Mais la fille avait fait une erreur de signe. L’équation correcte était : "|x| = 1", c’est pourquoi le livre indiquait comme solution propre "x = 1".

    V : Attendez… tu me dis que votre prof de mathématiques du lycée… ?

    G : A copié la solution du livre sur le tableau blanc sans y réfléchir, oui.

    V : Et donc toute cette diatribe est née… ?

    G : Par une stupide erreur de signe.

    V : Pardonnez-moi, nous avons divagué… nous sommes allés un peu trop loin.

    G : Il y a une chose que je voudrais ajouter.

    V : Dis-moi.

    G : Après la fin des cours, j’ai montré à tous la solution correcte, y compris à Damiano, le camarade réprimandé par la professeure en colère. Nous avons tous ri de la stupidité de notre prof. Mais quelque temps plus tard, en confidence, Damiano m’a dit : "De toute façon, je ne ferai jamais de maths. J’ai eu tort de prendre le scientifique. J’aurais dû faire le classique1". Avant d’avoir ce professeur, les maths étaient une de ses matières favorites: lui et moi, on se battait pour savoir qui était le meilleur.

    V : Et comment cela s’est-il terminé ?

    G : La cinquième année a été une guerre froide, mais il a résisté. Puis il a obtenu un diplôme en droit. D’autres, dans des circonstances similaires, abandonnent définitivement leurs études.

    V : Peux-tu être plus précis ?

    G: Lors de l’examen de fin d’études secondaires, notre professeur de mathématiques était membre de la commission. Elle a abaissé les notes de tout le monde, ou presque. Dans un cas, il s’obstina beaucoup, allant même contre le professeur d’italien, qui était par contre extérieur. Il empêcha une de mes amies de prendre 100. De plus, on ne l’a découvert que par hasard, sinon on ne l’aurait jamais su.

    V : Tu te moques de moi ?

    Giovanni ne répondit pas. Son silence suffisait.

    V : Tu me dis que ce professeur de mathématiques a réussi à faire détester sa matière même à ceux qui s’y intéressaient auparavant ? Et qu’il a eu un mauvais comportement à l’examen de fin d’études ?

    G : Oui. Il a abaissé les votes de tout le monde pour des erreurs microscopiques, des détails qui n’affectaient pas le déroulement du problème. Presque à tout le monde, en vérité. Pas à moi et peut-être à deux ou trois autres, qui pour une raison inconnue nous étions dans ses bonnes grâces. Ce n’était pas agréable d’être dans les "Grâces" de cette harpie.

    V : Je me trompe ou elle enseignait également la physique ?

    G : Oui. Elle a réussi à me la faire détester aussi. Mais là, j’ai d’autres types de critiques à faire.

    V : C'est-à-dire ?

    G : Les livres de physique du lycée scientifique sont à prendre et à jeter à la poubelle. Ce n’est même pas bon pour allumer un feu.

    V : Expliques-tu mieux.

    G : Toutes les "définitions" de la physique écrites sur un livre du lycée sont fausses, fausses, trompeuses, imprécises, ou une combinaison de ces choses. La définition de la vitesse n’est pas non plus la bonne. Même ma mère pensait que la définition de la vitesse était banalement la distance divise par le temps.

    V : La physique édulcorée est-elle enseignée ?

    G : Précisément. Je crois qu’aucun lycéen en Italie n’a une bonne compréhension de la matière. Je doute que le cerveau humain comprenne complètement une chose fausse. Le forcer, oui, cela toujours. En essayant assez et en te bouchant le nez, tu peux également apprendre que deux plus deux font cinq. Mais ça ne s’adaptera jamais bien avec tout le reste : ce sera une notion apprise seulement parce que quelqu’un t'a dit que tu dois le faire, parce que tu es forcé de faire. Mais tu ne le sentiras jamais comme tien, comme quelque chose d’intimement vrai, profond.

    V : Ce n’est pas une bonne façon d’apprendre.

    G : Ce n’est pas le cas, en effet. Le mensonge n’est jamais la bonne voie, mais c’est certainement une arme puissante. Plus le mensonge est grand, plus grandes sont les chances qu’il soit cru.

    V : Cela me semble familier…

    G : Elle est attribuée à Adolf Hitler, mais ne me prenez pas au mot, je n’ai jamais vérifié cette citation. Et honnêtement, peu importe. Sauf ceux qui veulent croire à tout prix dans la Loi de Godwin.

    V : Pour en revenir à l’enseignement de la physique… n’est-ce pas un cas de mentir sans savoir mentir ? Il n’y a rien de moralement répréhensible là-dedans.

    G : Ce n’est pas le cas, du moins pas dans mon expérience. Les livres de physique sont écrits par des personnes typiquement diplômées et un physicien diplômé ne tombe guère dans de tels dérapages. Et il est encore plus difficile d’y laisser tomber les trois ou quatre auteurs d’un seul volume ou d’une série de volumes. C’est intentionnel.

    V : On pourrait alors penser qu’ils le font pour le bien des étudiants, en simplifiant le sujet.

    G : Bien sûr. Comme on peut penser mille autres explications. Cela ne signifie ni qu’elles sont vraies ni que le principe sous-jacent est juste. Einstein a écrit :

    Make everything as simple as possible, but not simpler2

    Cela signifie qu’il était juste d’éviter les absurdités, de simplifier ce qui peut être simplifié, mais pas au prix de changer les cartes et de dire une chose pour une autre.

    La vitesse en tant que quantité scalaire, ce qu’on appelle en anglais speed, est la dérivée de l’espace par rapport au temps. Si tu ne sais pas ce qu'est la dérivée, ce n’est pas un problème de définition de vitesse que je viens d’énoncer, ni estropier la définition et faire de la dérivée une fraction. Ce que je pense qu’il convient de faire, c’est d’expliquer avant la notion de dérivée, y compris en termes intuitifs, et puis énoncer la définition.

    V : Cela ne devrait-il pas toujours être le cas ?

    G : Manquerait plus que ça ! Tu veux construire une maison à partir du toit ? Ou sur le sable ? Parce qu’actuellement, les maisons des étudiants du lycée, au moins en ce qui concerne les mathématiques et la physique, sont construites sur le sable. Ceux d’entre eux qui étudieront à l’université des matières scientifiques, en passant des examens tels que l’Analyse I ou la Physique I3, vont avoir un joli choc.

    V : En parlant d’Analyse I, j’ai lu sur ton journal une chose curieuse…

    G : Je me souviens bien. C’était la première session d’Analyse I, l’examen durait trois heures. Nous étions environ 300, divisés en deux salles de classe car une seule était trop petite. Après une heure, la moitié des étudiants s’était déjà retirée. Deux heures plus tard, on était en moins de 50.

    V: Tu as écrit que seulement une dizaine de personnes avaient passé la première session…

    G : Oui. Tu sais ce que m’a dit un garçon qui a échoué ? Personne éveillée, je tiens à préciser, très doué en graphisme informatique, il réalisait des chefs-d’œuvre avec 3D Studio Max, même si maintenant ce logiciel s’appelle autrement.

    V : Que t'a-t-il dit ?

    G : Qu’après cet examen, il changerait de filière. Les mathématiques n’étaient pas pour lui.

    V : Tu ne vas pas me dire que… ?

    G : Les histoires humaines se répètent toujours, Veronica. Tu crois qu’au niveau universitaire, les choses vont mieux qu’au lycée ? Je reformule : crois-tu qu’une maison construite sur le sable, ou peut-être même sur cela, puisse résister à un tremblement de terre d’une magnitude d’Analyse I ? Il m’est difficile de penser qu’une matière soit faite pour toi quand tu te vois le monde s’effondrer sur toi : Tout ce qu’il avait appris au lycée était faux. Et il est beaucoup plus difficile d’éradiquer une fausse notion que d’en apprendre une nouvelle en partant de zéro.

    V : Si ce que tu me dis est vrai, cela signifie que le système est pourri à l’intérieur…

    G : Je ne peux pas faire de déclarations sur les systèmes les plus performants. Je ne peux que vous dire que, dans ma petite expérience, cela a certainement été le cas. Mais pas seulement pourri… schizophrène.

    V : Tu sais ce qui est arrivé à ce garçon ?

    G : Pas exactement, mais je suppose la même fin que tout le monde : il a renoncé à une carrière dans laquelle, s’il avait été correctement dirigé, il aurait certainement brillé. Pour l’amour de Dieu, je ne dis pas que nous devons tous être médecins, ingénieurs, physiciens ou mathématiciens, ce serait idiot, le monde a besoin de tous les métiers et il est juste de suivre ses passions. Ce qui n’est pas juste, c’est un système scolaire où certains types de passions sont systématiquement haïs.

    V : Tu crois que c'est ainsi uniquement avec les disciplines scientifiques, en particulier les mathématiques et la physique?

    G : Je ne connais personne qui déteste l’histoire. Qui n’aime pas, oui, mais pas qui déteste. Connais-tu quelqu’un qui parle d'aimer mathématiques ?

    V : …toi ?

    G : Non. Je ne l’aime pas beaucoup, si c’est pour ça.

    V : Attendez, laissez-moi comprendre : jusqu’à présent, tu as défendu par l’épée une matière… que tu n’aimes pas plus que ça ?

    G : Exactement.

    V : Je crains de ne pas comprendre…

    G : Je reconnais l’utilité des mathématiques. Et j’apprécie leur beauté. Mais, tout comme la musique, je ne peux pas dire que j’aime tous les mathématiques…

    V : Existe-t-il différents types de mathématiques ?

    G : Plusieurs branches, tout comme il existe différents genres musicaux. Celui que l’on étudie au lycée, par exemple. Mais je l’appellerais plus exactement Calco-rythmique, parce que c’est ce qu’elle est : du calcul symbolique plus arithmétique. La seule bonne chose qu’une pseudo-matière comme ça puisse faire, c’est de transformer un être humain en calculatrice.

    V : Mais les calculatrices ne résolvent pas d’équations.

    G : Oh, ma chère, tu te trompes ici. Il y a toute une branche appelée Calcul Symbolique. Tu connais, toutes ces règles dont nous parlions plus tôt pour résoudre les équations de premier degré? Tu peux les implémenter. Les calculatrices modernes, c’est-à-dire les ordinateurs, peuvent résoudre des équations de n’importe quel degré, même dans plusieurs variables. C’est la routine quotidienne.

    Un logiciel comme Wolfram Mathematica 10, pour résoudre des équations, est capable de mettre au tapis n’importe quel lycéen ou étudiant. Justement parce qu’il a un "moteur" de calcul symbolique très puissant. Ce qu’aucun logiciel de ce type ne peut faire, c’est te dire ce que signifient ces équations. Mais pour un lycéen, le problème ne se pose pas : ce ne sont que des symboles vides. Comme une mélodie sans notes.

    V : Alors ?

    G : Donc musique, maestro !

    • _

    Veronica : Pourquoi m’avoir fait écouter ce son ?

    Giovanni : Parce que c’est ainsi que les mathématiques résonnent, en fait, je me corrige, le calco-rythmique, aux oreilles d’un lycéen. Ce n’est que le son de la connexion, qui laisse à peine présager que derrière ce son se trouve Internet, un monde de sons. La plupart d’entre eux sont plus beaux, plus mélodiques et plus entraînants. Et puis quelqu’un s’étonne qu’on les déteste. Mais pas moi.

    V : Nous changeons de sujet. Même avec ta mère, tu n’arrivais pas à avoir une discussion ?

    G : Je ne sais pas qui je méprise le plus entre ma mère et mon père. Peut-être ma mère.

    V : Pourquoi ?

    G : Parce qu’elle se plaignait de tout. Elle avait fait de mauvais choix dans sa vie, des choix pour lesquels elle ne pouvait plus revenir en arrière, et elle déchargeait sa rancœur sur les autres.

    V : Par exemple ?

    G : Épouser mon père.

    V : Ce n’était pas un mariage heureux ?

    G : Peut-être avant ma naissance. Depuis que je me souviens, non, ça ne l’a jamais été. Ils se disputaient constamment pour les choses les plus stupides.

    V : Quel genre de personne était ta mère ?

    G : Une hypocrite qui transformait toute bêtise dans problème insurmontable. Elle faisait de tout cela une affaire d’Etat.

    V : N’as-tu pas honte de parler ainsi de ta mère ?

    G : Devrais-je avoir honte de dire la vérité, Veronica ? Peut-être parce que ça met mal à l’aise ?

    V : Non… mais… si quelqu’un parlait ainsi de mes parents…

    G : Ça fait mal à moi aussi. Mais ça fait trop longtemps que je le garde en moi.

    V : As-tu essayé quelque chose ?

    G : Pendant des années. J'ai essayé différentes choses, différents moyens. Il n’y avait rien à faire. J’ai perdu l’espoir d’avoir un dialogue sain avec mes parents quand je me rendis compte qu’ils ne m’aimaient plus.

    V : Tu ne peux pas le dire avec certitude, tu n’étais pas dans la tête de vos parents.

    G : Non, tu as raison, je ne peux pas. Mais je peux dire que c’est l’état émotionnel que j’ai ressenti pendant longtemps.

    V : Qu’en pensait ta mère ?

    G : Oh, son raisonnement était très simple. Il disait : "Je me fiche de ce que font les autres parents avec leurs enfants. Tant que tu resteras dans cette maison, tu devras respecter toutes les règles. Sinon, dehors!". J’ai pensé à changer de maison.

    V : Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

    G : Parce que je n’avais pas assez d’argent. Le doctorat dure trois ans, mais c’est un salaire maigre. Rien que devoir payer seul un loyer aurait été problématique, sans parler des impôts. Je me suis donc renfermé sur moi-même. Et j’ai attendu, endurant toute la haine qu’ils me crachaient dessus.

    V : Tu as parlé de règles auparavant, mais quelles règles ta mère avait fixées ?

    G : Il s’agissait d'impositions plus que de règles. Trop de règles pour toutes les énumérer. Je ne t’en dirai qu’une : rentrer à la maison avant minuit. Ils m’ont interdit de sortir pendant je ne sais plus combien de jours après l’avoir violée, en enlevant mes clés de voiture.

    V : Eh bien… cela me semble une chose assez commune…

    G : À 24 ans ?

    V : …Je retire ce que j’ai dit.

    G : Si j’en avais eu l’occasion, crois-moi, j’aurais quitté mes parents dès l’âge de la majorité. Mais l’argent était un sérieux problème.

    V : Tu n’as jamais essayé de vivre seul ?

    G : J’ai vécu seul pendant trois mois à l’étranger, en Allemagne. Pour être plus précis, j’étais dans une chambre avec deux colocataires, la seule à un prix abordable pour moi. Mais souvent, ils partaient, me laissant seul pendant des semaines. J’ai eu quelques difficultés au début, surtout à cause de la langue, mais je les ai surmontées. Vivre seul n’est pas aussi difficile qu’on le dit, en fait, je dois admettre que j’aime ça. Mais j’aurais aimé encore plus si j’avais eu l’occasion de le faire tout de suite.

    V : Pourquoi étais-tu en Allemagne ?

    G : Pour un Erasmus+… pour faire simple un Erasmus pour doctorants. Le mentor qui m’avait été assigné était une bonne personne, faisant autorité sans être autoritaire, excellente carrière académique, plus de 300 publications dans des revues scientifiques internationales. Sévère, ponctuel, professionnel.

    V : Je suppose que tu as été évalué à la fin du parcours.

    G : Oui. Attends, je l’ai gardé…

    V : Il me semble qu’une telle évaluation ne laisse pas de doute…

    G : Sais-tu ce que ma mère a dit un peu plus tard ?

    V : Quoi ?

    G : "Il aurait été préférable que je sois resté en Allemagne !" ou quelque chose comme ça. C’était le résultat d’une dispute, bien sûr.

    V : Et ton père ?

    G : Il me fit faire une copie de ce document. Puis il le montra à tous ses amis du bar.

    V : Ce n’est pas une mauvaise chose…

    G : Il le faisait pour se vanter, Veronica. Pour se pavaner devant les autres. Même si ni lui ni ses amis, vu leur âge, ne comprenaient pas un demi-mot d’anglais.

    V : À moins que tu ne lises dans les pensées, tu ne peux pas non plus le dire avec certitude.

    G : Tu as raison, je ne peux pas. Mais même si c’était le cas, continuer à m’appeler "stupide", "idiot", me dire que "tu ne comprendras jamais rien de la vie", répéter presque quotidiennement, je t’assure que ça ne me faisait pas me sentir bien.

    V : Je pourrais rétorquer en disant que me montrer cette évaluation était un acte de fausse modestie de ta part. Un peu comme ton père.

    G : Je suis désolé, tu as raison, mais je t'assure que ce n’était pas mon intention. Je voulais seulement mettre les choses au clair, te donner une preuve concrète de ce que j’ai dit, sinon c’était vide. Je déteste les gens qui parlent sans preuve.

    V : On tourne en rond depuis le début, donc je vais aller droit au but : tu détestes ton père ?

    G : (soupirant) En toute honnêteté, non. Pas vraiment. Et ma mère non plus. Je ne peux pas dire haïr. Mais je peux te dire que la relation avec mes parents a été très troublée. Je ne sais pas quand c’est arrivé, mais à un moment donné, de toutes leurs "règles", de leurs impositions, je n’en pouvais plus. Pendant ce temps, j’ai aussi perdu un peu ma foi.

    V : Étais-tu catholique ?

    G: Oui. Et j’étais aussi un fervent pratiquant, jamais manqué une messe. Mais ensuite, avec le temps, la flamme s’est atténuée. Je croyais en Dieu, mais j’ai commencé à douter de toutes les doctrines religieuses. Certaines choses ont commencé à me sembler absurdes. Je ne supportais plus les dogmes.

    V : L’attitude dogmatique est anti-scientifique par définition.

    G : Exactement. C’est pour cela que je m’en éloigne. Mais dans mon cœur, je cherche encore ce point d’équilibre parfait entre Science et Religion.

    V : Évitons de mêler de ce sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.

    G : Je suis d’accord.

    V : Nous arrivons à la fin de ton journal. L’histoire de deux plus deux et du scooter.

    *G : Oh, ça ! Là, je n’ai pas grand-chose à commenter.

    V : Vraiment ?

    G : La seule chose que je peux dire, c’est que j’ai abandonné. Comme avec mon père, comme avec le reste du monde.

    V : Abandonné quoi ?

    G : Expliquer aux autres que "calco-rythmique" n’est pas mathématique. Et que "édulcoré" n’est pas physique. Mais tu sais quoi ? Mon père avait raison. Je suis stupide.

    V : Pourquoi ?

    G : Parce que si je lui avais donné raison, ne serait-ce qu’une fois, sur le fait que deux plus deux ne faisaient pas quatre à cause de l’histoire des scooters, peut-être que je me serais épargné quelques disputes. Pas toutes, mais certaines.

    V : Cela me semble être un virage à 180 degrés par rapport à ta position initiale, en défense de la vérité à tout prix.

    G : La vérité est une amie cruelle, sans argent et sans affection. Elle ne m’a jamais réchauffé le lit ni mis le pain sur la table.

    V : Et… ?

    G : Et donc tu sais quoi ? Mon père avait raison. Je n’ai plus le courage d’aller de l’avant sur cette route, tant je sais comment est l’Italie et surtout je sais comment sont les Italiens : personne ne changera jamais d’avis sur rien. Si seulement j’étais stupide, au lieu de le devenir, au moins je serais resté enfermé dans cette grotte à regarder des ombres sur les murs. Une vie normale, avec des pensées normales. J’aurais détesté les mathématiques aussi. Se conformer, en fin de compte, est toujours le meilleur choix. Le reste n’est que de l’égoïsme.

    V : Giovanni, ne…

    G : (ton bas, voix calme) …désolé, j’ai mal parlé. C’est juste que, quand tu vois tant de lumière et tant de couleurs, revenir dans l’ombre et la grisaille de la grotte fait plus mal au cœur. Et tout le monde ne ressent pas bien le coup. (en se levant) Pardonne-moi, maintenant je dois retourner au travail…

    V : Attendez !

    Giovanni s’arrêta, debout, immobile. Il se retourna lentement vers Veronica, docteur de la Fondation, mais maintenant en tant que sa psychologue. Le regard de la femme dénoua ce masque froid qu’elle venait de porter, lui laissant apercevoir un visage humain, faible, bien plus qu’elle n’avait jamais voulu l’admettre.

    V : Il y a toujours de l’espoir, Giovanni. Tu ne peux pas t'abandonner à la grisaille, tu ne peux pas te laisser submerger par ces sentiments négatifs…

    G : …tu as raison là aussi.

    V : Rien n’arrête le Giovanni que je connais. Même si je dois soulever quelqu’un en dehors de la grotte, il ne cessera jamais de se battre.

    G : Tu me surestimes. Je ne pense pas que je sois si bon pour faire changer les gens d’avis. C’est comme éradiquer une tumeur profonde… et je ne suis pas chirurgien, même si j’aurais voulu faire médecine quand j’étais jeune.

    V : Les mots sont parfois plus tranchants que n’importe quelle lame.

    G : Je ne suis pas très doué pour ça non plus.

    V : Abandonnes-tu avant d’essayer ?

    G : Non… ce n’est pas le cas.

    V : Tu as toujours la montre de ton père sur ton bureau.

    G : Oui… elle s’est cassée il y a longtemps.

    V : Elle ne s’est pas cassée, Giovanni. Tu as seulement oublié de changer sa batterie.

    G : Ah…

    V : La batterie de ton cœur devait aussi se recharger. Allez… pour aujourd’hui fais une pause, pas de travail.

    G : Veronica… ?

    V : Oui… ?

    G : Penses-tu que l’enregistrement de ces séances servira à quelque chose ?

    V : C’est un conseil que m’a donné Molinari. Elle est l’une des meilleures dans son travail.

    G : Veronica… merci. Je n’ai qu’une dernière chose à dire avant d’éteindre l’enregistreur. Mon père avait raison. Peut-être pas sur les scooters, mais il avait raison. Deux plus deux ne font pas toujours quatre. Aujourd’hui, par exemple, ça fait cinq.

    <Fin Log>

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