D.O.U.T.E.S : Déviance Obscurantiste Usurpant les Théories Établies Scientifiquement
Le hall d'entrée était immense. Bourdonnant d'activité, immaculé, imposant… À l'image de la Fondation, cette organisation qui était longtemps restée dans l'ombre pour elle. Et voilà que, presque du jour au lendemain, cette institution avait estimé avoir besoin de son expérience, celle d'Héléna Vertuis. Un coup de chance, une excellente nouvelle qu'elle s'était aussitôt empressée de partager avec les autres membres de SAPHIR. Tout en discrétion bien évidemment.
Sacoche à la main, elle observa quelques instants ses futurs collègues qui traversaient la pièce : la plupart étaient vêtus des habituelles blouses blanches, d'autres de tenues de combat, et une minorité de ce qui semblait être de grossières tenues oranges, ce qui ne manqua pas de légèrement l'exaspérer : qui autorisait ce genre d'accoutrement dans un lieu aussi sérieux ?
Héléna s'approcha de l'accueil, où un réceptionniste peu amical lui indiqua les salles où elle devait se rendre afin d'assister aux différents briefings concernant la sécurité, les règles du Site ou encore les comportements à adopter en cas de brèche de confinement.
Elle n'écouta qu'à moitié les discours énoncés tant elle était excitée. Durant toute sa 'carrière' chez SAPHIR, elle n'avait eu que très peu de contacts avec des Singularités (à peine en avait-elle approché une), et n'avait fait que valider ou invalider certaines hypothèses que lui transmettaient d'autres membres dans le laboratoire qui l'avait employée jusque là. Rien de vraiment important en somme, et ce manque de responsabilité et de reconnaissance lui pesait un peu. Jusqu'à maintenant. La veille au soir, elle avait été brusquement promue en tant qu'EMERAUDE. Cette opportunité l'avait plongée dans un état d'euphorie, et elle avait du mal à camoufler son sourire.
Bla bla bla, ces monologues n'étaient qu'ennui et mensonges. Les autres l'avaient prévenue : la Fondation tenterait par tous les moyens de la convertir à son mode de pensée, qui consistait à croire à des fables pour enfants et à des théories pseudo-scientifiques fantaisistes pour expliquer les Singularités. Sauf que non. Il y avait des explications parfaitement rationnelles qui permettaient de les décortiquer.
Cependant, elle ne pouvait pas clamer haut et fort son scepticisme. Ça aurait été du suicide. Elle avait entendu des histoires, des histoires d'enlèvements, d'interrogatoires, de tortures. Son but ici n'était pas de tenter de rationaliser les autres scientifiques du site, même si elle aurait bien voulu, mais d'espionner le mode de fonctionnement, les autres Singularités retenues ainsi que de potentielles failles dans la sécurité de la Fondation. Pour cela, elle devait se montrer discrète, et donc faire semblant d'adopter ces hypothèses farfelues et ces principes absurdes. Un comportement difficile à adopter pour une personne comme elle, mais qui était aussi un défi intéressant : peut-être allait-elle comprendre comment et pourquoi tous ces scientifiques si sérieux s'étaient brusquement mis à croire à tous ces postulats insensés.
Chercheuse junior, voilà quel était son grade actuel, avec en prime une accréditation de niveau 2. Elle ne fut ni satisfaite ni déçue : c'était toujours mieux que son travail précédent, mais elle avait encore l'impression d'être en bas de l'échelle. Cependant, avec les informations qu'elle allait recueillir, elle allait sans doute monter dans la hiérarchie de SAPHIR… Cette pensée la motiva.
Sa première affectation fut, au regard de ses compétences, sur une Singularité dénommée "SCP-227-FR". Un nom ridicule, pour quelque chose qui méritait sûrement d'être détruit. Cependant, son dégoût fut de courte durée lorsqu'elle lut le rapport qui l'accompagnait. Cette coïncidence la fit sourire. Héléna avait déjà vaguement entendu parler de cette Singularité que d'autres membres avaient créée. Un projet noble, dans le but de faire comprendre à toutes ces stupides personnes portées sur ce stupide domaine que représentent les stupides horoscopes que tout n'est que de stupides fumisteries et de stupides contes de bonne femme. Stupide stupide stupide.
Cette Singularité avait disparu des radars de SAPHIR. L'hypothèse la plus répandue était que la Fondation avait réussi à mettre la main dessus. Elle pourrait la confirmer.
Cependant, quelque chose l'intriguait dans ce rapport. Les effets étaient… Assez décevants. La plupart des Singularités créées par SAPHIR étaient d'une nature relativement mortelle, chose qu'elle considérait comme nécessaire afin d'éliminer les personnes trop ancrées dans le mensonge et mieux frapper celles qui doutaient, et cet 'Horoscomaton' avait finalement des conséquences peu importantes.
Bah, ce n'était sûrement pas la plus grande réussite de SAPHIR.
Cependant, un lien, tout en bas de page, semblait contenir d'autres informations, mais elle ne pouvait pas y accéder : l'ordinateur ne cessait de lui dire qu'elle ne possédait pas la bonne accréditation. Cela la frustra. Que de compartimentage de l'information à la Fondation ! Les dirigeants avaient-ils donc si peu de confiance envers leurs employés ?
Ces pensées l'accompagnèrent durant tout son trajet jusqu'au Hangar de Confinement-03. Là, elle y rencontra sa superviseuse, une certaine Dr Merkeslet. Les présentations furent froides et rapides, et très vite les deux femmes se mirent à étudier l'appareil dans un silence presque religieux. Le but, d'après ce qu'elle avait compris, consistait avant tout à déterminer comment la machine agissait envers les sujets, et plus particulièrement la façon dont l'artéfact recueillait des informations : ondes électromagnétiques, mémoire interne, connexion internet ? Beaucoup de possibilités, qu'il fallait étudier sur une décision du conseil d'administration de reprendre les tests.
Ça, c'est ce qu'on lui avait dit, ce qu'on tentait de lui faire croire. Mais pour elle, si elle n'avait pas été au courant de certaines des propriétés singulières de l'appareil, ce n'était qu'une vulgaire machine destinée à berner celles et ceux qui l'utilisaient, rien de plus. Héléna se sentait un peu confuse : d'un côté, elle voyait un simple instrument qui abreuvait les crédules de prédictions stupides, et de l'autre, elle savait qu'il y avait là des phénomènes singuliers qui étaient à l’œuvre, ce qui évidemment n'était pas possible.
L'analyse extérieure ne révéla rien de singulier, ce qui était immanquablement normal. Pas de traces de dispositifs suspects, tout comme l'avait écrit la personne à l'origine du rapport. Cela semblait une perte de temps, mais l'arrivée d'une experte dans le domaine avait relancé les recherches, et il ne fallait négliger aucune piste, aussi mince soit-elle.
La journée était déjà bien avancée lorsque les tests, les premiers depuis des années, purent reprendre leur cours. Un Classe-D fut sommé d'utiliser l'objet, avant d'être envoyé dans une cellule non loin, afin que les autres chercheurs aient rapidement accès au sujet de l'expérience. De nouveau, les deux facettes de l'artéfact entrèrent en conflit dans la tête d’Héléna : elle avait été amusée de voir toutes les précautions que prenaient ces scientifiques si sérieux sur un simple photomaton, mais en même temps, elle savait que la personne qui en était sortie était devenue singulière elle aussi.
Malheureusement, les tests que le Dr Merkeslet et elle avaient mis en place se révélèrent infructueux. Aucune onde particulière émise ou reçue, pas de flux nerveux suspects lorsque le Classe-D avait posé sa main sur l'écran, et encore moins d'images louches affichées sur le terminal. Rien de rien. En même temps, tout ça n'avait rien d’extraordinaire vu que ce n'était qu'un simple photomaton redécoré. Non non, c'était aussi une Singularité.
C'est sur le chemin du retour, en repensant au rapport, qu'une question traversa son esprit : qu'y avait-il derrière ce lien ? Quels étaient les véritables effets de cet artéfact ?
Les trois semaines qui suivirent ne révélèrent rien d'autre, à part la synchronisation du sujet. Malgré la bonne volonté des deux scientifiques, les tests étaient systématiquement négatifs, leurs multiples hypothèses sans cesse invalidées et leurs théories toujours erronées. Et pourtant, le sujet commençait à montrer peu à peu des signes d'addiction. Ce qui était absolument normal pour ce genre de machine.
Non non non, c'était une Singularité, il ne fallait pas l'oublier. Le reste, tout ce qu'il y avait d'autre d'enfermé dans ces casiers, tout cela n'était que des objets normaux que ces personnes qui se disaient 'chercheurs' considéraient comme dotées de capacités surnaturelles… Singulières plutôt. Le seul élément singulier sur ce site était ce photomaton, et uniquement parce que SAPHIR l'avait créé.
Non non non, elle devait faire semblant. Sinon, cela aurait paru suspect. Elle était censée prendre des précautions et entrer dans ce… Délire partagé. Il ne fallait pas qu'elle soit découverte, elle aurait déçu les autres sinon. Héléna devait sans cesse se freiner lorsqu'elle discutait avec des membres du personnel. Chaque phrase qu'elle prononçait lui semblait être un supplice d'hypocrisie, que pourtant ses interlocuteurs approuvaient avec assurance. Cela la dégoûtait, voilà donc où la science se dirigeait ? Vers le mensonge et la mauvaise-foi ? Toujours obligée de mentir, de sourire faussement, d'être quelqu'un d'autre finalement. Alors qu'auparavant, les quelques questions qu'on lui posait sur de possibles Singularités rencontraient fatalement un 'non' cinglant de sa part, voilà qu'elle devait se mettre à renier temporairement ses convictions et approuver ces théories sans queue ni tête.
Finalement, une partie de son tourment prit fin avec le départ précipité du Dr Merkeslet, appelée d'urgence sur un autre Site, qui remit les rênes de l'expérience à un autre membre du personnel. Héléna crut qu'elle allait enfin arrêter de perdre son temps sur ce banal… Sur cette Singularité, et être redirigée sur d'autres objets non anormaux à étudier, afin de continuer discrètement à soutirer des informations à ses collègues pour les transmettre à SAPHIR. Mais il n'en fut pas ainsi.
Juste avant de partir, le Dr Merkeslet lui donna une chose à laquelle elle ne s'attendait pas du tout, et que pourtant elle désirait : une accréditation de niveau 2/227, afin qu'elle poursuive les recherches.
Héléna fut surprise. Agréablement, et désagréablement. Elle avait certes enfin accès à des informations plus importantes, mais elle devrait encore travailler sur ce… Ce… La Singularité, ce qui l'ennuyait un peu.
C'est lorsqu'elle cliqua sur ce lien en bas de page que le doute commença à s'emparer d'elle. Et la lecture ne fit que le renforcer.
Les effets décrits étaient… À la hauteur des ambitions de SAPHIR, il n'y avait aucune incertitude. Mais… Non. Cela n'était pas possible. Juste pas possible. La conclusion était ridicule, hors d'accès de son esprit beaucoup trop cartésien. Il n'y avait pas de 'comment', ni de 'pourquoi'. C'était impensable, voilà tout. Le niveau d'accréditation nécessaire pour accéder à ces informations était intolérable : il induisait un niveau de connaissances assez élevé, et voilà que derrière il n'y avait que des fables.
Mais… C'était une Singularité. Il pouvait y avoir une… Marge d'erreur dans ce monde, concentrée dans ce photomaton. Et c'était tout. Voilà.
Non. Il fallait qu'elle en ait le cœur net. Ses yeux, ses sens, sa logique ne pouvaient pas la tromper.
Héléna hésita grandement. Elle avait peur de ce qu'elle allait voir : soit elle pourrait continuer à travailler sereinement pour le compte de SAPHIR, soit tout ce pour quoi elle s'était battue s'effondrerait.
Les tests se poursuivirent pendant deux semaines. Ce furent les seize jours les plus longs qu'elle vécut. Le plus dur était d'attendre ce moment critique, celui de l'apparition des signes de métamorphose. S'il y en avait une. Car rien ne disait, à part les précautions prises par le personnel et le rapport, qu'une telle chose allait se produire. La science, la logique, l'ordre naturel étaient avec elle. Rien de… De singulier ne pouvait se produire. Ce n'était juste pas possible.
C'est au début du trente-septième jour qu'elle sut que son moment était arrivé. Alors qu'elle était arrivée de bonne heure, trop stressée à l'idée de louper les moindres signes énonciateurs, Héléna décida de lire les rapports écrits des gardes de la cellule du sujet, et les observations faites durant la nuit accélérèrent son rythme cardiaque : 19h04 : teint légèrement plus verdâtre., 04h42 : le sujet a produit de curieux bruits de succion pendant près de 6 minutes., 7h29 : coupure mineure au niveau du visage du sujet lorsqu'il s'est passé la main dessus..
Trois. Trois toutes petites remarques de rien du tout. Il fallait qu'elle vérifie. Qu'elle sache.
Le monde tel qu'elle le connaissait depuis sa naissance n'était-il qu'une illusion ? Et si tout était gouverné par des règles illogiques, complètement différentes de celles qu'elle suivait ? Y avait-il donc vraiment une puissance divine ? CET UNIVERS AVAIT-IL UN SENS ?
Oui. Tout allait bien. Tout était normal. La logique et la science régnaient en maîtresses ici. Elle avait raison, SAPHIR avait raison, et pas la Fondation. Le sujet n'avait absolument rien de singulier : son teint certes légèrement plus verdâtre était évidemment du à son manque d'exercice, de produits frais et de soleil, les bruits de succion ne pouvaient pas être produits par le sujet vu qu'il n'avait rien qui pouvait les provoquer, et la coupure, quelle coupure ? Elle n'en voyait pas. Voilà, c'était fini.
Cet immense soulagement la remplit de joie. Et dire qu'elle avait failli passer dans le camp ennemi ! Cette pensée la fit sourire. Tout allait bien.
Les treize jours suivants se déroulèrent dans une euphorie presque continuelle. Maintenant qu'elle avait la certitude des limites de ce photomaton… De la Singularité, elle n'avait plus qu'à jouer le jeu jusqu'à la fin de l'expérience. Héléna se moquait silencieusement des autres, qui paraissaient de plus en plus inquiets au fil des jours. Une métamorphose du sujet ? Qu'ils étaient stupides : ces soit-disant scientifiques interprétaient chaque signe comme une confirmation de leur théorie. Le sujet a du mal à tenir debout ? Peut-être que rester continuellement dans une cellule n'arrange pas les choses. Le sujet possède maintenant des griffes ? Il faudrait simplement lui fournir de quoi couper ses ongles, près d'une cinquantaine de jours sans, ça explique pas mal de choses. Le sujet commence à se nourrir uniquement de petits mulots ? La bonne blague ! Elle avait… Vu son plateau-repas, et c'était comme tout le monde !
Ils se fourvoyaient, se lançaient sur des pistes absurdes, et ne cessaient de demander l'élimination du sujet, ce qu'Héléna refusait systématiquement : elle n'avait pas fini ses mesures. Du moins, c'est ce qu'elle faisait croire, car le but de son petit manège était de voir à qu'elle moment leur folie les pousserait à tuer d'eux-même un simple sujet de test, qui certes devenait incapable de se passer du photomaton plus de quelques heures. Son avis ne comptait presque pas parmi les autres, mais suffisait à convaincre la directrice du site que la poursuite des tests était nécessaire.
Le quatorzième jour lui réserva autre chose.
C'était un matin. Elle était arrivée un peu en avance, et revêtait sa blouse blanche habituelle quand une alarme retentit. Le briefing du début était loin, et elle ne reconnut pas la signification de l'avertissement. Pensant à un simple exercice incendie, elle se mit lentement en route vers la cafétéria, lieu de rassemblement en cas d'un tel incident.
Les couloirs, vides de toute trace humaine, étaient plongés dans une obscurité peu rassurante. La seule source de lumière était le clignotement agressif des loupiotes rouges. Ses pas, tout comme le bruit de l'alarme, résonnaient dans le corridor.
Elle franchit une porte coupe-feu à double battant, et atterrit face à une intersection. Droite ou gauche ? Elle hésita. Où se trouvait donc la cafétéria déjà ? Il faut dire qu'elle n'y allait pas très souvent…
La porte derrière elle s'ouvrit avec fracas. Elle se retourna, et se prit de plein fouet un corps. Elle s'écroula par terre, sa tête frappant durement le sol carrelé. Sa vision se flouta, et une intense douleur lui arracha un cri. Elle tenta de se relever, mais la personne était trop lourde, et elle se sentait si faible tout-à-coup…
Dans sa semi-conscience, elle vit la porte se faire arracher de ses gonds, et aperçut… Aperçut… Une créature qu'elle ne parvint pas à identifier sur le moment. Héléna paniqua, et hurla. La chose s'approcha d'elle, et l'observa avec curiosité un bref instant, avant de profondément enfoncer ses dents dans le bras d'Héléna. Elle cria de nouveau, puis sa vue se brouilla encore plus. Sa voix se fit de plus en plus faible, le sol de plus en plus dur et le corps de plus en plus lourd. Elle discerna des coups de feu, puis perdit connaissance.
Le réveil fut difficile. La lumière de la pièce était définitivement trop forte. Héléna ouvrit avec prudence ses yeux, et fut surprise de se trouver dans un lit d'hôpital. Comment était-elle arrivée là ? Et puis son bras et sa tête lui faisaient terriblement mal…
Les souvenirs lui revinrent tous d'un coup. L'alarme. Le couloir. Le corps. Et… Le lynx. Oui, c'était un lynx qui l'avait attaquée. Elle avait bien discerné cette tête de chat si reconnaissable, la taille correspondait à ce qu'elle avait retenu de ses livres, le pelage concordait… Oui oui, tout tenait debout. Mais qu'est-ce qu'un lynx faisait ici ?
Elle n'eut pas le temps de répondre à cette question qu'un infirmier vint à son chevet. Il lui expliqua l'incident, que l'instance de SCP-227-FR-2 avait réussi à briser son confinement, que l'alarme avait été sonnée, qu'elle seule manquait à l'appel, qu'elle avait été retrouvée blessée par la créature et que les gardes avaient finalement réussi à l'abattre. Cette version parut complètement absurde à Héléna, mais elle acquiesça.
Décidément, les gens qui travaillaient ici étaient vraiment trop butés pour comprendre. C'était un lynx, forcément, elle l'avait vu de ses propres yeux. Un lynx peut sembler absurde ici, mais sûrement moins qu'une hypothétique créature créée par un simple photomaton. Il y avait des limites tout de même.
À priori, les seules blessures se limitaient à son bras et sa tête. Elle allait juste garder un pansement et un bandage pendant quelques semaines, rien de plus. Elle avait eu de la chance.
Les tests sur SCP-227-FR furent suspendus, définitivement cette fois. Et Héléna Vertuis fut affectée à l'étude d'un autre petit artéfact, le temps que ses plaies guérissent. Elle ne fut pas mécontente d'arrêter les expériences sur ce photomaton, qui commençait fermement à l'ennuyer.
Et pourtant, alors qu'elle aurait du reprendre un cours d'activité normal, quelque chose clochait.
Son bras lui faisait toujours aussi mal, même après deux semaines de rétablissement. Qui plus est, il la grattait. Cependant, elle n'en parla pas aux médecins. Elle avait peur, peur que la moindre remarque suspecte déchaîne la folie des chercheurs. Après avoir passé plus de deux mois à leurs côtés, elle savait qu'une simple observation pouvait retourner la moitié du site contre elle, et que les plus audacieux la confineraient en tant qu'anomalie.
Mais elle n'était pas… Singulière. Ça la grattait, c'était tout. Les cicatrices grattent toujours, et il était tout à fait possible que l'animal lui ait refilé une maladie bénigne. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter. Tout allait bien.
Le soir, elle observait avec attention son bras, mais n'y remarquait rien de particulier. Pourquoi y aurait-il eu quelque chose de particulier aussi ? Elle… Elle surveillait juste l'avancement de sa guérison, c'était tout.
Ce n'est que quelques jours plus tard qu'elle s'aperçut qu'il y avait vraiment un problème.
Une journée comme les autres. Mais le caractère étrange ne vint que lorsqu'elle remit un dossier papier à un archiviste, juste avant de partir. Celui-ci était sympathique, et demanda des nouvelles du membre cicatrisant. Héléna lui montra alors en relevant sa manche, et il parut légèrement surpris. Il lui conseilla de consulter un médecin, et que le côté 'verdâtre' était un peu inquiétant.
Cette révélation insinua le doute dans son esprit. Quel côté verdâtre ? Son bras n'était pas verdâtre, c'était l'éclairage, voilà tout. Et le fait qu'elle avait été blessée… Il avait fait un lien bien trop rapide. Un manque de sérieux assez pénalisant dans son métier.
Cependant, ce ne fut pas la seule remarque.
D'autres commentaires firent leur apparition, à un tel point qu'elle décida de cacher son bras. Une paire de longs gants, et hop ! C'était réglé. Cet archiviste avait sûrement fait passer le mot, et voilà que tout le monde se mettait à y croire… Un effet de groupe qui lui faisait un peu peur.
Pour se calmer, elle ne cessait de se répéter que tout ceci était de la faute de la Fondation, qui abreuvait de respectables scientifiques de théories absurdes. L'anormal, l’inexplicable, l'impossible… Tout cela n'existait pas. Ça ne pouvait juste pas avoir lieu. Le monde était sensé, pour quelle raison vouloir le rendre incohérent ? Pourquoi chercher le chaos quand il n'y a que l'ordre ?
Le moment fatidique advint lorsqu'elle ne réussit plus à rentrer son bras dans le gant.
La surprise fut de taille, mais Héléna trouva rapidement une explication : son membre avait enflé, le… Le lynx avait dû lui refiler une quelconque maladie, forcément. Il fallait qu'elle se fasse soigner. Et vite. Par un vrai médecin. Elle allait demander des vacances, et irait consulter quelqu'un dans un village normal, un vrai de vrai généraliste, et pas un des charlatans de la Fondation. Elle rentra son bras malade dans sa veste.
Tout allait bien se passer.
La direction refusa sa demande.
Elle se pencha plus en avant sur le bureau.
"S'il vous plaît, je crois qu'une petite semaine de congés ne me ferait pas de mal.
— La réponse est non.
— Et pourquoi donc ? Mes bilans sont positifs, mon comportement impeccable et mes dossiers ne sont pas urgents.
— Non."
C'était impossible. Il n'y avait pas de raison valable.
"Pourquoi ?
— La décision ne m'appartient pas."
Le ton était froid, sans âme. Cette Fondation était-elle aussi dénuée d'humanité ?
"Une simple semaine.
— Je vous ai déjà répondu."
Cette dernière phrase libéra toute la frustration accumulée depuis près de deux mois. Héléna plaqua son bras sain sur la table.
"CE N'EST PAS UNE RÉPONSE VALIDE.
— Vous perdez votre calme.
— DONNEZ-MOI CES PUTAINS DE JOURS DE CONGÉ."
Ce n'était plus de la colère, mais bien de la peur. Son bras la faisait souffrir, et ce n'était pas normal… Enfin, pour une blessure d'animal, d'un animal tout à fait normal, qui peut faire des blessures totalement normales, eh bien c'était un peu… Suspect. Elle avait peur pour sa vie, mais aussi peur de rester ici trop longtemps pour affronter une réalité qu'elle ne supporterait pas.
"Sécurité s'il vous plait.
— NON !"
Deux gardes ouvrirent la porte et se ruèrent sur Héléna. Ils la plaquèrent au sol, tout en appelant d'autres agents de sécurité. Cherchant à se dégager, elle libéra son bras malade, ce qui provoqua un recul de l'autre garde. Cette réaction renforça son doute.
"QUOI ?! JE… Arrêtez, je… Veux juste…
— Anomalie biologique, appelez l'équipe médicale.
— Non, non, NON ! Mon bras… Il est juste enflé… Vous ne voyez pas ?"
Sans aucune autre explication, elle fut soulevée et placée sur un brancard, où elle fut solidement sanglée. La civière fut amenée jusqu'au centre médical. En chemin, les larmes aux yeux, elle tenta de raisonner un des infirmiers qui la poussait :
"Juste… Re… Regardez, mon bras, il est… Normal. Normal ? Juste un peu… Malade. Il n'y a absolument aucune crainte à avoir !"
Son interlocuteur lui répondit, sans la regarder :
"Je ne crois pas qu'une peau écailleuse soit quelque chose de très normal, ni la présence de griffes."
Ce qu'il disait n'avait aucun sens. De la peau humaine ne pouvait pas se métamorphoser comme ça ! Certes, peut-être que sa peau était un peu sèche, ou bien qu'un peu d’eczéma l'ait abimée. Mais ce n'était que les signes d'une maladie bénigne…
Elle avait encore une chance de les raisonner, elle le savait.
"Si c'est pour… La morsure du lynx, il a dû me transmettre quelque chose…
— Quel lynx ?"
Elle s'était trahie. Dans le feu de l'action, elle en avait oublié ses précautions.
"Écoutez, gardez votre calme, nous allons vous examiner avec toute l'expérience dont nous sommes capables.
— Mais ce n'est rien je vous dis !"
Sourd à ses paroles, l'infirmier continua à pousser le brancard.
Malgré les supplications d'Héléna, les tests furent nombreux : examens du sang, radiographies, prélèvements… Elle tentait vainement de convaincre les médecins du caractère inoffensif de sa blessure, mais rien n'y faisait.
Finalement, au bout de trois bonnes heures, un chercheur entra dans la salle. Il n'écouta aucune remarque d'Héléna, présenta simplement une paire d'écouteurs, et lui ordonna d'observer. Il enroula d'une manière particulière le fil autour de sa main, et lui demanda ce qu'elle voyait.
"Votre main entourée du fil."
Cette réponse sembla lui convenir, et il ressortit, un grand sourire aux lèvres.
Qu'avait-il déduit ? Pourquoi une paire d'écouteurs ? Qu'était-elle censée voir ?
Elle ne put répondre à ces questions, et deux agents entrèrent pour conduire son brancard dans une cellule, où elle fut détachée et enfermée.
Là, elle laissa libre cours à sa détresse.
Pourquoi l'avoir emprisonnée ? Son bras était normal, juste un peu malade. Non, non, ce n'était pas ça. Ils avaient percé à jour sa véritable identité. Héléna Vertuis, membre de SAPHIR, venue espionner la Fondation. Sa couverture était parfaite ! Le seul élément qui avait pu la trahir, c'était son bras.
Mais il n'avait rien d'anormal !
La douleur constante, le caractère finalement assez flou de la créature qui l'avait attaquée, les réactions des autres, l'expérience sur le photomaton, les précautions aussi particulières prises par les chercheurs, les objectifs de la Fondation, les croyances populaires, les fondements des religions, tous ces éléments semblèrent tout-à-coup parfaitement s'adapter sur la base d'une seule affirmation : l'anormal existait. Tout semblait dorénavant clair.
Mais non. Ce n'était pas possible.
L'univers était régi par des règles logiques, des théorèmes véridiques et des vérités universelles, pas par des erreurs dans cette mécanique parfaitement huilée. Il n'y avait pas de place pour de telles absurdités. Pas une seule. Tout tournait rond. Tout devait tourner rond. Pourquoi le monde ne tournerait-il pas rond ? Il n'y avait juste pas d'autres possibilités. Soit tout était normal, soit rien n'existait. Il n'y avait pas de compromis, pas de place à l'erreur.
Mais alors, cette Singularité qu'elle avait étudié ? Si elle n'avait pas été au courant de la nature singulière de l'objet, elle aurait complètement pu passer à côté. Et si elle n'était pas la seule ? L'anormal, grâce à cet exemple, prouvait qu'il pouvait se cacher n'importe où. Cette pensée la fit frissonner. Des objets du quotidien, des lieux, peut-être même des personnes qu'elle connaissait possédaient en réalité un côté anormal.
Du coup, qu'est-ce qui était normal au final ? Existait-il une norme de normal ? Quelle était la part de l'anormal dans le monde ? Et si finalement, il y avait de la logique dans l'illogisme ?
Non non non, ces réflexions n'avaient aucun sens. Absolument aucun sens. L'univers, lui, avait du sens. En partant de ça, on peut tout construire, mais pas les Singularités. C'était ça. En partant des bases, du fondamental, des principes innés, l'anormal ne peut exister.
Tout est explicable. Les anomalies n'existent pas. Le monde est sensé.
Il n'y a que la logique et la raison.
Il n'y a rien d'autre.
Il…
Elle doutait. Sa réalité commençait à s'effilocher. Ses convictions à devenir branlantes. Sa volonté à fléchir.
Il lui fallait quelque chose de réel à quoi se raccrocher. N'importe quoi, un test très simple, histoire que rien ne puisse interférer avec. Et tout de suite. Elle ne pouvait rester dans cet état de doute.
Ils avaient dit qu'il y avait des griffes sur son bras ? Cela ne faisait aucun sens. Mais si c'était le cas, alors ce geste devrait l'égorger.
Elle inspira profondément, et balaya son cou de son membre blessé.
La douleur fut atroce, le sang commença à couler abondamment et son souffle à lui manquer.
Elle s'écroula par terre, et se mit à suffoquer.
Tout devint sombre, les sons lointains et le plafond si haut, si haut.
Peut-être que la porte s'ouvrit.
Peut-être qu'on la transporta jusqu'à l'infirmerie.
Peut-être qu'on tenta de la sauver.
Mais ça n'était pas certain.
Ce qui était sûr, c'était qu'il n'y avait plus de doutes.