Demandes Divines

Jakeob Aldon fixait la carte que Felix Cori lui avait donnée. Ou peut-être devrait-elle commencer à l'appeler "Le Critique". Elle soupira et s'étira sur son lit, faisant tourner la carte dans ses doigts. Le côté qui comportait le numéro qu'elle devait appeler auparavant était vierge, et sur l'autre côté ne se trouvait qu'une question.

Et Maintenant, On Est Cool ?

C'était une question pour le moins intéressante. Un groupe qui n'était guère plus qu'une question suggérait que la réponse ne puisse jamais être "Oui." Qu'est-ce qui se passerait sinon ? Et si l'opposition vous trouvait subitement cool ? Et si l'art, et par extension les artistes, devenaient cool ? Pour certains, ça n'aurait guère d'importance, car à leurs yeux, ça signifierait simplement laisser tomber quelque chose qui était à peine plus qu'un label, mais de l'expérience limitée d'Aldon, les anartistes cools ne juraient que par ça.

Le Critique critiquait. La Réalisatrice réalisait. La Sculptrice soupirait et attendait que la carte fasse quelque chose d'intéressant.

Après quelques minutes, la carte finit par s'exécuter. En la tournant du côté auparavant vierge, Aldon trouva un nouveau numéro à appeler. Elle chercha son portable en tâtonnant d'une main, et ne trouvant rien, elle s'assit dans son lit.

Dans un coin de la pièce, elle aperçut Cuivre, Bore, Fer et Zinc rassemblés autour de son vieux portable à clapet tout pourri. Ils n'avaient pas l'air de le manger, ce qui était une bonne chose. En fait, ils semblaient essayer de s'en servir. Fer et Cuivre tenaient un annuaire ouvert tandis que Bore le lisait et que Zinc appuyait sur les touches. Aldon s'accroupit pour voir que Bore parcourait une liste pour trouver une boîte qui achetait et vendait des objets en or.

Aldon prit le téléphone entre ses doigts et le tira loin de Zinc, qui protesta en agitant ses petits bras. Fer sauta sur l'annuaire et fit de petits bonds pitoyables.

"Désolé les boys, j'en ai besoin. Et il vous faut des sous pour acheter de l'or."

Désormais trop occupée à composer le numéro, Aldon ne vit pas Bore regarder l'endroit sur le bureau de Finnegan où les colocs laissaient habituellement leurs porte-monnaie.

Aldon attendit tandis que la tonalité faisait retentir ses notes monotones. Après approximativement quatre secondes, la sonnerie laissa place à un vrombissement sourd, qu'Aldon supposa être un dispositif de dépistage mémétique. Lorsque le répondeur eut décidé que son esprit ne s'était probablement pas effondré sur lui-même, Félix décrocha.

"Allie ?"

"Salut, Félix."

"Heu. Salut."

"…Salut." Du coin de l'œil, Aldon aperçut Zinc en train de se faufiler discrètement vers le porte-monnaie innocent qui traînait sur le bureau. Elle leva les yeux au ciel, empocha le porte-monnaie et donna au petit golem une légère tape sur la tête avec son doigt. Pendant ce temps, Félix restait silencieux. "Felix ?"

"Oui, pardon, j'attends juste que ce truc finisse de trianguler ta position."

"Quel truc ?" Aldon se dirigea vers la fenêtre et regarda le ciel. "Tu sais que tu pouvais juste me demander où j'habite, bon sang."

"J'étais occupé ! Et nerveux. Et d'autres choses encore. Écoute, c'est sans importance. Le truc a presque fini, puis j'enverrai Le Nettoyeur te récupérer."

"On dirait pas trop un nom d'artiste."

"Effectivement, non. Elle— Il— est plutôt un… hé bien, c'est l'équipe de nettoyage. C'est une longue histoire. Mais ne t'en fais pas, ce truc de triangulation vient de finir donc elle— lui— sera là dans un instant."

Toc. Toc. Toc.

"Putain, c'était rapide." Elle commença à se tourner vers la porte, mais une pensée la frappa tout d'un coup. "Tu savais tout ce temps où j'habite et tu as fait ça juste pour faire une entrée cool ?"

Félix se mit juste à rire. "On se voit juste après."

Aldon fixa le téléphone tandis que l'appel se coupait et que la tonalité reprenait. "Il l'a fait, le con."

Après avoir rempoché le portable, Aldon alla voir à la porte. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule pour s'assurer que les golems n'étaient pas immédiatement visibles, puis déverrouilla la porte et l'ouvrit dans un craquement. Elle prit une petite inspiration et regarda par l'entrebâillement.

Quelque chose la regarda en retour. Derrière les lentilles d'un masque à gaz, deux tunnels s'enfonçaient dans un crâne qui n'était peut-être pas vraiment là. L'abîme qui en résultait attirait Aldon comme un papillon est attiré par la lumière, malgré les différences évidentes puisqu'un abîme est à la fois froid et sombre alors qu'une lumière n'est… ni l'un ni l'autre. L'être la salua d'un signe de tête mais garda ses mains à ses flancs.

Une voix qui n'était pas sans rappeler un haut-parleur mourant émana de quelque part dans les parages. "Sculptrice. Je suis Le Nettoyeur."

"Yo," dit Aldon avec un sourire. "Entrez avant que quelqu'un ne vous remarque. Vous êtes… quoi, en fait, un démiurge ? Un urge entier ? Vous êtes certainement quelque chose."

Le Nettoyeur baissa la tête en entrant. "Vous êtes plus détendue que la plupart de ceux que je rencontre."

Aldon referma la porte derrière l'entité. "Ah, mais détrompez-vous— vous fichez quand même bien les jetons. Mais bon, vous savez, ça veut pas dire que je peux pas être polie. Et puis, vous n'êtes pas le premier dieu que je rencontre."

"Je ne suis pas un dieu."

Aldon haussa les épaules. "Bon, enfin bref. Donc j'imagine que vous avez un machin-truc de téléportation pour m'emmener jusqu'à Felix, hein ?"

Le Nettoyeur commença à lentement déboutonner son trench-coat. "J'ai une Voie."

"Cool, cool. Bon, bah, euh, ouvrez ça et allons-y, allons-zo."

"Fermez les yeux. Bouchez vos oreilles. Je vais vous guider avec ma main sur une épaule. Lorsque je lâcherai, vous pourrez rouvrir vos yeux et vos oreilles."

Aldon ferma les yeux mais ne put s'empêcher de faire la remarque, "Ça va être une balade traumatisante dans votre Voie personnelle, j'imagine."

Avant qu'elle ne se bouche les oreilles, elle entendu un froissement de tissu, comme si le Nettoyeur ouvrait son trench-coat d'une façon délibérément dramatique. Dommage que personne ne puisse le voir. Ou entendre ce qui suivit, maintenant qu'Aldon s'était bouché les oreilles.

La sensation familière d'être poussée dans un trou dans l'espace-temps enveloppa rapidement Aldon. Une sensation autoritaire de quelque chose qu'elle n'arrivait pas bien à cerner fit pression sur elle de tous côtés. Une grande main attrapa son épaule gauche et la poussa doucement, et elle avança donc. La sensation ne faiblit jamais, et était si étrange qu'elle ne put même pas essayer d'y opposer un semblant de résistance. Elle avança donc, la main du Nettoyeur sur son épaule. Aveugle, sourde et noyée dans une mer de mystères.

Puis son corps s'effondra en une singularité pendant un bref instant, et lorsqu'elle reprit contact avec la réalité, il n'y avait plus de main sur son épaule. Elle ouvrit un œil et vit Felix fixer un mur vide, le regard encore plus vide. À côté de lui, Cassandra Paulson fixait un troisième anartiste qu'elle ne connaissait pas et qui repeignait le mur en beige. Ils se trouvaient à l'intérieur d'un grand entrepôt presque totalement vide. Il y avait des anartistes partout en train de nettoyer ou de peindre, même si quelques-uns transportaient des bancs.

Il y eut un crépitement électrique derrière elle. "J'ai amené La Sculptrice. Vous fallait-il autre chose ?"

Felix sortit de sa rêverie. "Allie ! Salut ! Nettoyeur ! Non, je ne crois pas. Ça devrait être tout pour aujourd'hui."

Le Nettoyeur acquiesça et s'éloigna d'un pas lourd. Aldon le vit partir en s'attendant presque à ce qu'il disparaisse dès qu'elle arrêterait de le regarder. L'instant d'après, il n'était plus là.

"Ça va ?" Felix tapota son épaule du doigt. "Le Nettoyeur ne t'a pas trop malmenée ?"

"Nan, c'était un amour," dit Aldon. "Ou une. Ou… Enfin bref. C'est quoi tout ce… bazar, un entrepôt ? On dirait juste de la peinture normale."

"C'en est. Ça fait partie de l'œuvre."

Aldon regarda autour d'elle. Ce n'était pas un si grand entrepôt que ça, finalement. "L'endroit tout entier ?"

"Ouep. Allez viens, je vais te montrer tout ça."

Tout le monde semblait travailler un peu plus sérieusement quand Felix était dans les parages, et presque frénétiquement à chaque fois que Paulson posait son regard sur eux. Aldon vit un groupe d'anartistes manquer de peu de lâcher le vitrail qu'ils transportaient simplement parce que leur Critique chéri était près d'eux. Avec des efforts méthodiques, ils hissèrent le vitrail à leurs collègues montés sur une paire d'échelles, qui la fixèrent ensuite au mur. De la lumière colorée commença immédiatement à se déverser dans l'entrepôt, projetant l'image d'un prisme rectangulaire posé sur une table avec un net contraste sur le mur sombre de l'entrepôt.

"Nickel," commenta Aldon.

"Oh non, nickel ne suffira pas à décrire le projet," dit Felix. "Tu n'as pas idée d'à quel point c'est ambitieux ! Je pense vraiment que je suis en train de faire un truc exceptionnel ici."

Aldon étira sa bouche sur le côté mais ne dit rien, et Felix était trop passionné par son œuvre autoproclamée pour le remarquer. Les coups d'œil à Paulson ne lui attiraient que des regards mauvais en échange, donc Aldon la laissa vite tomber. Ce qui était étrange, du moins pour Aldon, était que les anartistes semblaient s'intéresser à elle. Elle aperçut bon nombre d'entre eux la pointer du doigt quand ils pensaient qu'elle ne les regardait pas.

Si c'était ça d'être une célébrité, Aldon resterait dans l'anonymat avec joie.

Cependant, leur nombre la tracassait. "Mais donc, d'où viennent tous ces gens ? Il y en a bien plus qu'auparavant dans votre groupe."

Felix sourit malicieusement. "Les gens accourent lorsque la rumeur dit que Le Critique cherche des disciples. Tout le monde veut être cool." Il la regarda d'une façon qu'elle n'aimait vraiment pas. "Qu'ils l'admettent ou non."

Le frapper aurait été trop facile. "Ah non non non, te fais pas d'illusions. Tu sais pourquoi je suis ici. Une fois que j'aurai mon nouveau corps, je fous le camp."

"On verra."

Tout ce qu'Aldon vit était une figure d'autorité qui avait obtenu son titre en ne réussissant pas à dire "Non" assez vite. Lorsqu'elle regardait les mosaïques, elle ne vit qu'une imitation des anciens arts sans comprendre leur but. Les artistes et les artisans capables de plier la réalité à l'envers et de faire de l'espace-temps leur jouet s'étaient rassemblés en tels nombres qu'il avait fallu un entrepôt pour les abriter tous. Et pourtant, tout ce qu'ils voulaient était l'attention d'un homme qui découpait autrefois des articles de journaux.

Étudier la scène autour d"elle lui rappelait quelque chose, bien qu'elle n'arrivait pas vraiment à mettre le doigt dessus. Elle vit des groupes tirer des bancs de bois et les organiser en rangées. Elles étaient toutes alignées et tournées dans une seule direction, vers un podium derrière lequel se trouvait une grande plateforme. Elle semblait étrangement vide. Derrière la pauvre plateforme vide se trouvait une mosaïque encore plus grande d'un homme et d'une femme tendant la main vers le haut tandis que ce qui était sans doute Dieu tendait la sienne vers eux.

"Oh." Aldon regarda les bancs, et voyait désormais qu'il s'agissait de bancs d'église. "Oh." Les murs beiges et la lumière coulant à flots finirent par s'emboîter dans le puzzle. "Oh." Elle fixa la plateforme à laquelle il manquait distinctement une statue. "Oh."

"Alors, tu as compris ?" demanda Felix.

Ils voulaient qu'elle leur sculpte un dieu.

"Oh. Merde."

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