« … Et en sept jours, Dieu créa le monde, et tout fut, conclut la médiatrice, clôturant ainsi son petit exposé d'introduction. Métaphoriquement parlant, Dieu et l'idée de Dieu seraient donc, selon les fidèles, la cause de tout ; mais c'est là une théorie qui n'a jamais été exposée à sa propre réfutabilité… Donc une hypothèse que mon organisation ne peut accepter. En tant que scientifiques, esprits de rigueur et de logique, nous nous devons de contester ce système de méthodes si peu orthodoxe, et aller à la rencontre de son échec. »
Elle reposa la Bible qu'elle avait dans les mains sur le bureau. Son interlocuteur, assis en face d'elle, semblait peu touché par la force tranquille qui accompagnait chacun de ses mots. Il était de ces visages qui s'oublient facilement aussitôt une fois vus ; à la rigueur, les formes athlétiques de son corps pouvaient attirer le regard ne serait-ce que quelques secondes, mais tout le reste de son être suintait péniblement de conformisme, de banalité. Le genre de personne à se prénommer John, ou peu-être Adam.
Sagement dissimulées sous ses vêtements de civils, plusieurs armes de mercenaires attendaient leur heure, attendaient que leur propriétaire ne jugent un contrat assez fructueux pour justifier l'usage des balles dont il aurait besoin pour le mener à bien.
« Tout cela est très instructif, intervint-il finalement. Mais cela ne me renseigne pas sur la teneur de cette prime que vous me proposez. »
La femme de science le détailla longuement. Il s'agissait sans aucun doute du mercenaire le plus banal qu'elle ait jamais rencontré. Non pas qu'elle en rencontre souvent ; mais sa personne en elle-même semblait… terne, fade, dépourvue de substance. Éteinte. Oui, c'est cela. Éteinte à toute stimulation intellectuelle, de quelque ordre que ce soit. Imperméable.
Il était idéal pour cette mission.
« La raison de votre présence ici est simple. Nous avons longuement réfléchi à une façon d'exposer Dieu à son manque d'existence. La recherche est toujours en cours, mais nous en sommes déjà au stade des expériences. Vous en feriez partie intégrante. Nous avons besoin d'un acteur, d'une nature à l'heure actuelle inconnue, qui serait capable d'effectuer cette démonstration primordiale.
– Mon rôle, en plus bref et plus clair ?
– Nous voulons, assena-t-elle alors, que vous tuiez Dieu. »
Elle observa les traits fades de son visage s'élargir quelque peu sous l'effet d'une surprise monotone. Toute animation n'avait donc pas déserté cet être de poussière. C'était fascinant.
« Vous avez un plan ? demanda-t-il finalement, toujours un peu interloqué.
– Non.
– Une arme spécifique ?
– Non plus.
– Une localisation précise ?
– Cela nous fait défaut, je le crains.
– Et… Je dois faire cela tout seul ? Sans équipe ? »
La femme le regarda comme s'il eut été idiot.
« Ce n'est pas le nombre ni la force qui sauront venir à bout de l'idée de déité. Vous seul serez bien suffisant.
– Et pourquoi moi ? »
Cette question sembla davantage intéresser son interlocutrice, qui eut un sourire cryptique.
« Comme je vous l'ai dit, nous en sommes toujours au stade de la recherche. Nous ignorons quel profil psychologique, quelles capacités intellectuelles seront capables de prouver à Dieu qu'il n'existe pas. Alors, nous menons des expériences. Vous n'êtes sans doute pas la clé de cet épineux problème, et il nous faudra alors recommencer la procédure de test avec un autre élément. Peut-être même n'êtes-vous pas le premier… Mais là n'est pas le lieu de vos préoccupations. »
Elle attendit une réponse, une réaction quelconque ; mais le mercenaire le plus banal du monde se contenta d'attendre qu'elle ne continue, qu'elle ne pique davantage son intérêt.
« Pour ce contrat, il vous faudra découvrir en quoi s'incarne l'idée de Dieu, puis détruire cette idole. Notre organisation apportera toute aide matérielle nécessaire, selon vos désirs. Il vous faudra sans doute user de ressources insoupçonnées pour venir à bout de la cause de toute existence, mais c'est néanmoins votre tâche, et nous nous attendons à ce que vous procuriez des résultats. Vous sentez-vous à la hauteur ?
– Ça dépend, répondit-il, très nonchalant. Combien vous me payez ? »
La femme donna un chiffre.
Un sourire carnassier se dessina un instant sur son visage aux traits plats, l'argent étant visiblement l'un des moteurs de ce corps sans âme ni but.
« Pour ce prix là, je trouverai bien un Dieu à détruire pour vous. »
Il ne fut pas facile, pour le mercenaire le plus banal au monde, de trouver Dieu. N'étant pas particulièrement croyant, il ne l'avait jamais rencontré personnellement. Mais il avait reçu une éducation religieuse assez hétéroclite, ses proches se trouvant en divers emplacement du spectre religieux. Il disposait donc de nombreuses ressources littéraires – Bible, Coran, Torah – pour mener à bien la première étape de sa prime, la préparation du terrain.
Ce fut finalement sa grand-mère, chrétienne, qui lui apporta la solution. "Dieu est en chacun de nous. Il suffit de le laisser entrer." disait-elle.
Décidant que cette piste en valait bien une autre, le mercenaire prévint S.A.P.H.I.R, par le biais de la médiatrice, de la teneur de son entreprise. Puis, il s'isola dans un lieu connu de lui seul, son havre de paix personnel, et se mit à prier.
Il effectua toutes les prières dont il connaissait les paroles, dans toutes les langues qu'il maîtrisait. Ses murmures d'impie étaient destinés tour à tour à un dieu, à plusieurs, à aucun parfois également, dans les moments de manque de foi. Il recommença l'opération, jours et nuits durant, tentant de s'ouvrir au monde, s'ouvrir aux forces qui le régissaient, s'ouvrir à cette chose imprécise et incertaine que l'être humain décida un jour de nommer « Dieu ».
Et advint le moment où le mercenaire le plus banal au monde et Dieu se rencontrèrent.
Quand il ouvrit les yeux, le nouveau croyant n'était plus dans son havre de paix.
Il était à la croisée des mondes et de l'existence, le creux du néant, la Grotte des Confins, une immense caverne de verre et sans fond, dans laquelle se déversaient des flots d'eau et de vie et de lumière, du plafond vers les abysses comme des abysses vers le plafond. Il n'y avait plus de règles physiques, plus de consistance physique.
Et partout, même au sein du mercenaire, Dieu.
Il sentit une curiosité écrasante, titanesque, s'abattre sur lui ; et il sut.
Il sut que Dieu était venu à sa rencontre.
Il sut que Dieu savait qu'il était ici pour le détruire.
Alors, Dieu se déploya autour de lui dans toute sa magnificence, et d'une voix intérieure, incarnée, lui souffla gentiment que rien n'aurait su réaliser son dessein.
Le mercenaire ne répondit pas. Il se contenta de tirer son arme, penser à sa prime… et de défier Dieu.
Sais-tu seulement ce que je suis ?
« La cause de toute existence, se remémora le mercenaire le plus banal au monde. Le processus de création de toute chose. Mais tu n'es pas unique. Tu n'existes pas. »
Alors Dieu, pour lui prouver ses torts, fit un geste et créa une splendide colombe, le seul oiseau existant dans le creux du néant.
Et le mercenaire s'assit, tirant une feuille de papier de l'éther, et de ses mains agiles, créa un oiseau en origami.
Dieu vit que l'homme était à même de nuancer ses créations divines, que homme et Dieu n'étaient pas unis et un en tout point. Et il voulut lui faire découvrir la beauté de l'unicité.
Alors Dieu prit les fumées du monde et les rassembla pour en faire un ciel, splendide et immense, d'un bleu unique.
Et le mercenaire, de son souffle, dispersa le ciel en une myriade de nuages aux couleurs bariolées, s'entremêlant pour créer un chaos panaché.
Dieu vit que l'homme ne craignait pas le fractionnement de l'univers, qu'il recherchait même à espacer les choses, à les placer dans des catégories établies. Et il souhaita combler les abysses ainsi formés dans ce manque de nuances.
Alors Dieu, en sa qualité d'être divin, sortit du néant un objet à même de compléter toute structure lacunaire, de remplir toute cavité existante, et nomma cet objet « matière ».
Et le mercenaire, puisant dans toute la violence que lui conférait sa nature destructrice d'être humain, déchira à mains nues les tissus de l'univers.
Dieu vit que l'homme était capable de résister à l'appel de la logique élémentaire du monde, comme à celle du respect qu'il fallait vouer à toute chose, ainsi qu'à l'entité qui le faisait fonctionner. Cela le troubla.
Alors Dieu amena l'harmonie, dans un ultime effort pour restaurer dans le cœur du mercenaire éteint une étincelle de foi, un soupçon de passion.
Et le mercenaire souffla d'un geste la fragile bougie, en invoquant l'impératif de ne croire qu'au payement de sa personne, une fois qu'il aurait détruit toute passion religieuse.
Dieu vit qu'un homme n'avait pas besoin de croire en quoi que ce soit pour pouvoir exister, même pas en Dieu, tant qu'il croyait en lui-même. Il s'en sentit diminué.
Alors Dieu décida de donner la lumière au monde, et fit ainsi pour éblouir son adversaire de sa grandeur.
Le mercenaire, dans un élan d'extravagance rare, décida de doter la vie de lumière, et conçut dans son esprit un arbre aux parures sans pareil ; et la Grotte des Confins fut bientôt parée de millions de feuilles luciolées.
Dieu vit finalement que l'homme était capable, lui aussi, de tirer de l'éther quelque chose qui n'existait pas encore, d'imaginer, et perdit l'assurance d'être seul architecte en ce monde.
Alors Dieu énonça « Je t'ai créé ».
Et le mercenaire, paisiblement, répondit : « Non. J'ai créé l'idée selon laquelle tu existes. Tu es en moi, issu de moi. Tu n'existes pas en dehors de moi. »
Et Dieu vit que cela était vrai ; et lorsque ce constat fut fait, rien n'aurait su détourner l'univers de son cours, rien n'aurait su entraver la vérité.
Alors Dieu cessa d'exister à l'extérieur du mercenaire.
Et les hommes, sans l'oublier, se retrouvèrent brusquement démunis, étrangers à l'idée de déité.
« Impressionnante performance, reconnut la médiatrice quand vint l'heure de rémunérer l'exploit. Je n'aurais jamais cru que quelqu'un puisse un jour y parvenir. »
Son regard était indubitablement dubitatif lorsqu'il se posa sur le mercenaire le plus banal au monde, celui qui avait réussi à détruire l'origine même de toute chose.
« Nous avions donc dit… Combien de zéros déjà ? se contenta de répondre ce dernier. »
Elle sortit un chèque.
Les yeux de l'intéressé se mirent à briller lorsqu'il aperçut le montant, d'une longueur indécente.
« Bien entendu, l'idée de D… de… D-i-e-u… n'a pas totalement disparu, continua son interlocutrice en prolongeant son discours. Mais les hommes n'éprouvent plus rien à son égard. C'est un mot vide, sans sens. Plus de guerres aux motifs religieux, plus de mésentente fondée sur l'obscurantisme sectaire. Naturellement, la vague de suicide mondiale qui a suivi était à prévoir… Mais certaines personnes ne peuvent vivre sans croire en une providence.
– Hmm, marmonna le mercenaire d'un air distrait, tout en pensant à sa grand-mère, paix à son âme qu'il recommandait avec affection aux abysses qu'il venait de créer. »
La femme lui tendit enfin sa récompense, qu'il lui arracha presque des mains. Alors qu'il se levait pour s'éloigner, elle intervint de nouveau :
« Ne partez pas tout de suite. Nous avons estimé que vous méritiez une prime, un bonus. C'est dans la sacoche derrière vous. »
Avidité.
Le mercenaire se leva et se tourna, s'avançant en direction du-dit sac, très heureux de l'issue générale de cette transaction. Il cessa d'écouter la suite du discours.
« Après tout, comme l'explique votre rapport, vous avez vraisemblablement détruit D-i-e-u dans notre monde. Vous l'avez dépassé, vous avez prouvé qu'il n'était pas la cause de toute chose, que vous étiez vous-même à l'origine d'une session d’événements, voire de la création de l'idée de D-i-e-u. Somme toute, vous avez prouvé que vous, homme ordinaire, pouviez vous montrer d-i-v-i-n. »
Le mercenaire le plus d-i-v-i-n au monde s'immobilisa à quelques pieds de la sacoche, l'esprit troublé. Quelque chose n'allait pas, définitivement pas maintenant qu'il y songeait.
Sur la sacoche se trouvait un crucifix retourné.
« Fort heureusement, D-i-e-u, vous êtes beaucoup plus aisé à trouver sous cette forme. À tuer également. »
Une détonation.
Un corps qui tombe sur le parquet.
Implacable, la médiatrice contempla son œuvre, observa le mercenaire le plus mort au monde, se vider de son sang comme un agneau sacrifié. Elle vérifia le baril de son pistolet, avant de lâcher un sourire.
« Et ainsi D-i-e-u fut de nouveau dépassé, et par la femme qui plus est, conclut-elle avec
un rare sourire. Et la femme devint D-i-e-u. J'étais prédestinée à me prénommer Eve, semblerait-il. »
Elle posa le canon de son arme contre sa tempe, et ferma les yeux.
« Alors D-i-e-u décida de cesser d'exister. »
Et, en quelques secondes, D-i-e-u appuya sur la détente, et tout ne fut plus.