Deux steaks

On ne lui avait pas menti sur les plaques de cuissons de la cuisine de son futur appartement. Elles étaient efficaces.

Cela faisait désormais un an que Grym avait accédé au poste de Directeur du Pôle Recherche du Site-Aleph, et il fallait dire que depuis, il profitait pleinement de l’appartement de fonction qui lui était attribué en conséquence.

Ce dernier était bien différent de son ancienne cellule qui lui servait à la fois de chambre et de bureau (que l’immortel avait demandé à conserver afin d’y stocker certains effets personnels et d’y travailler certaines fois), notamment au niveau de la luminosité.

En effet, celui-ci était situé dans la zone « résidentielle » du Site-Aleph, et non plus à 50 mètres sous terre, éclairé faiblement par des néons jaunâtres. De plus, comme l’ensemble des logements des Directeurs, sa demeure était une maison, dressée seule, sans voisins, ni au-dessus de lui, ni au-dessous.

Mais aussi bien que pouvait être sa nouvelle maison, le balafré n’avait pas manqué d’y apporter quelques aménagements à sa sauce, bien que peu nombreux, tant le logement semblait avoir été fait pour lui.
Ah ! Ce qu’il savourait désormais le son du parquet qui craquait doucement sous ses pieds, après des années de béton sourd !

Et puis ces plaques ! Les deux steaks qu’il venait d’y mettre étaient déjà presque comme il le fallait. Bientôt il vérifierait que le fumet qu’ils dégageaient tenait bien ses promesses lors d’une pause déjeuner bien méritée.

Et c’est alors qu’on toqua à la porte. Celle-ci était située à la limite entre la cuisine américaine et le salon, ce qui rendait impossible au maître des lieux de feindre la surdité, au vu de sa proximité avec la source des percussions répétées.

D’un geste vif du genou, Grym ferma la grande porte du placard menant à la petite pièce servant de cellier, geste accompagné d’un petit cri de douleur.

- Dr. Grym, Responsable Ardwin. J’ai besoin de vous parler.

« Adieu le steak », songea le docteur. Il se dirigea vers la porte, et observa son interlocuteur à travers l’œil de bœuf. Merde. C’était bien ce pot de colle.

Le balafré tenta néanmoins de sauver sa pause gustative :

- Ça sera Directeur Grym, pour vous. Vous avez un mandat pour me faire perdre mon temps pendant mes pauses ?

- Oui.

- Signé par l’Ag-

- Signé par l’Agent Neremsa, lui-même.

Grym vit le Responsable sortir une feuille de la sacoche qu’il portait à travers l’œil de bœuf, et la tendre en direction de ce dernier.

- Vous faites vraiment chier.

Il expira, et, enlevant les divers loquets et verrous de la porte, lâcha néanmoins un :

- Entrez.

Ardwin entra, et huma rapidement l’odeur des steaks que Grym se dépêcha de retirer du feu. Le Responsable afficha un léger sourire :

- Ça sent drôlement bon.

- Ça sentait. Vous venez de faire foirer ma cuisson, vous et votre putain de mandat. Abrégeons, prenez un siège.

L’immortel indiqua l’ensemble de poufs, canapés et sièges qui se situait dans le salon, à quelques mètres du pas de la porte où Ardwin était resté depuis son arrivée.
Celui-ci conserva cependant son sourire :

- Bien urbain.

Et il prit place dans le siège préféré de l’immortel, qui, formulant de silencieuses insultes à l’encontre du malvenu, se contenta de s’accouder au mur en fixant ce dernier.

- Donc, comme je disais, je souhaitais vous voir, étant don-

- Coupez court au bullshit, Ardwin. Je sais que vous venez pour votre Bureau à la con.

Le Responsable resta calme, bien que son sourire se soit légèrement fané :

- Le Bureau de Surveillance des Individus Anormaux vient donc tout juste d’ouvrir, comme vous étiez justement supposé ne pas le savoir. Et, étant donné notre politique au sujet du personnel anormal, à Aleph, nous sommes en première ligne dans ce projet. Nous cherchons donc l’expertise auprès des premiers concernés…

Il fut coupé par Grym :

- Super ! Comme vous venez de le dire, on a une chiée d’anormaux ici, vous avez votre expertise. C’était un plaisir de ne pas vous voir une seconde de plus. Merci. A jamais. Maintenant foutez moi le camp, j’ai une catastrophe culinaire à rattraper.

Ardwin ne bougea pas d’un pouce.

- Nous avons déjà recueilli les témoignages de la plupart du personnel anormal. Et j’appuie le mot témoignages. Nous ne cherchons pas un témoignage, mais une expertise, comme je l’ai déjà mentionné. Pour le peu que nous savons, vous êtes le seul à avoir réussi à rester sous les radars pendant quasiment quarante ans, sans être repéré par la Fondation. Je cherche aujourd’hui à savoir comment, et vous allez m’aider. Avec cette aide, nous serons capables d’identifier les individus les mieux dissimulés.

- Allez-vous faire foutre, si vous avez envie de connaitre mon histoire, faites comme tout le monde, attendez que je crève pour acheter mes mémoires.

- Deux jours de permission par semaine, négociées avec l’Agent Neremsa.

L’argument choqua presque le balafré, qui sembla perdre de sa contenance un instant.

En quarante ans de Fondation, jamais une permission ne lui avait été accordée hors du Site. Exceptées celles qu’il s’était auto-accordées par décision unanime du Conseil O-Grym.

Ardwin profita de ce moment de battement pour reprendre la parole.

- Voyez-vous, c’est également cela, le BSIA. Permettre aux anormaux de vivre une vie en dehors des cages que nous leurs prévoyions à la base. Cela fait combien de temps que vous êtes ici ? Trente-cinq ? Quarante ans ? Vous savez ce que c’est d’être enfermé. Nous voulons juste être capable de trouver ces individus pour les surveiller, pas pour les enfermer.

- Ca c’est votre version bisounours. J’ai vu les cages que vous mentionnez. Dans vos propres locaux, jolie, cette nouvelle Aile B, d’ailleurs. Vous avez déjà eu un évadé d’ailleurs non ? J’ai vu passer les hélicos. Joli début.

- On ne peut pas non plus les laisser tous en paix.

- Et si je vous file deux trois tuyaux, là, maintenant, vous me la foutrez, à moi, la paix ?

- Si vous repassez plus tard au BSIA pour signer en tant que consultant senior, oui.
L’immortel émis un râle, puis attaqua son laïus, d’une voix forte.

- Okay. Primo, il faut que vous sachiez que lorsque l’on découvre ce genre de truc en nous, on n’est pas forcément des champions de la dissimulation. Ces choses ne viennent pas avec un BAC+5 option CIA et KGB deuxième langue. Cela s’apprend. En commettant des erreurs. Auprès de professionnels. Auprès d’autres sources. Sûrement informatiques de nos jours. Ces personnes vont chercher de l’aide, doucement. Auprès des médecins, la plupart du temps. Mais là encore, dur à dénicher.
Elles vont alors réaliser leur potentiel. La plupart du temps, dans des métiers liés à l’investigation, et au crime. Peu importe le côté. Et tôt ou tard, il leur faudra des planques, des provisions, ce genre de personne ne vit pas avec un boulot normal. Elles essaient. Elles finissent toutes par échouer. Vous ne pouvez pas tracer ces personnes, tracez les planques qu’elles utilisent. Concentrez-vous sur les zones industrielles des villes. Les endroits mal famés. Cherchez les corrélations entre les squatteurs et les événements peu probables. En général, les anormaux bougent peu, sans structure pour les supporter derrière. La concentration d’événements peu ordinaires se fait malgré eux autour d’eux. C’est un premier marqueur qu’il vous faut chercher.

- Et s’ils ont une structure ?

- Les rares structures qui recrutent ce genre de personnes sur le long terme sont des GdI. Quelques grosses organisations criminelles également, mais ça colle peu, les offres proposées par ces organisations n’égalent jamais celle des GdI. D’autant que les anormaux sont attirés par l’anormal. Qui se ressemble s’assemble, j’imagine. Toujours est-il que s’ils sont attrapés par un GdI avant vous, comme par exemple la Coalition Mondiale Occulte, qui utilise certains d’entre eux, malgré leur politique de destruction des SCP, dans certains services pour rester dans la course de l’anormal, vous ne mettrez probablement jamais la main dessus. Si j’ai juste, je crois que c’est Winston Mahbit qui gère encore cette partie des divisions liées à l’utilisation des anormaux à la CMO. Je peux vous mettre en contact si nécessaire, histoire qu’il vous donne la liste des personnes dont vous n’aurez pas à vous soucier.

- Je doute qu’il accepte. Mais volontiers.

- Pour deux jours de paix par semaine en dehors de ce foutu Site, ça vaut le coup d’essayer. Maintenant, vous avez votre tuyau. Foutez-moi le camp.

Ardwin esquissa un sourire.

- Vous n’êtes pas si dur que vous le faites paraître, tout compte fait.

Il marcha jusqu’à la porte, et l’empoignant, se retourna, et lâcha un :

- Bon appétit, Docteur.

Au moment où la porte claqua, Grym se dirigea vers les volets, qu’il ferma, puis il se dirigea vers sa chambre, où il empoigna un sac à dos qu’il fourra avec quelques vêtements. Il griffonna quelques mots sur un bout de papier, qu’il inclut dans le sac également. Puis il sortit quelques billets de son portefeuille pour les mettre dans une poche latérale du sac.

Il retourna dans la cuisine, le sac à la main, et mis un des deux steaks, encore chaud, ainsi qu’un couteau et qu’une fourchette dans une assiette,.

Au moment où la porte s’ouvrit sur la petite pièce de deux mètres de longueur sur un mètre de largeur, bardée de nourriture et de bouteilles de vin, un bris de verre se fit entendre.

L’immortel alluma la lumière. Un adolescent d’une quinzaine d’année, chauve, était acculé de peur au fond de la pièce, et dans sa panique, générée par l’ouverture de la porte, il avait fait tomber une bouteille de vin qui s’était éclatée sur ses pieds nus, qui saignaient abondamment.

L’immortel rompit le silence rapidement.

- Tout va bien. Ce n’est rien.

L’adolescent regarda le docteur d’un œil effrayé. Celui-ci continua, en lui tendant l’assiette

- Mange, ça va être froid.

Le jeune chauve sembla se calmer, attrapant l’assiette, sans se préoccuper du verre ni du vin sur le sol, et commença à manger.

Grym le laissa manger quelques secondes en paix, puis reprit :

- Écoute. Tu ne peux pas rester ici. Ardwin n’est pas un idiot, et n’est surement pas venu ici que pour me bassiner sur ses conneries.
Il se rapprocha de l’enfant, s’accroupissant à son niveau.

- Il y a un conduit, qui sert pour l’eau, mais par où tu pourras sortir d’ici. Il se trouve derrière le gros bâtiment bleu, à 100 mètres derrière la maison. Dans ma chambre, sous le plancher, il y a un tunnel qui y mène directement. Tu passeras sans problèmes. Une fois sorti, tu suis ça.

L’immortel montra le papier sur lequel il avait griffonné quelques mots. C’était une sorte de plan au recto, qui portait l’écriture du docteur au verso.

- Suis tout ce qu’il y a marqué ici. Demande le téléphone de quelqu’un pour passer l’appel, et attends dans l’hôtel. Il y a de l’argent dans la petite poche du sac pour le payer. Une fois que la CMO t’auras récupéré, demande à voir Winston Mahbit. J’ai écrit son nom au dos, avec quelques informations qu’il faudra absolument que tu lui donnes pour qu’il te prenne au sérieux quand tu diras que tu viens de ma part, d’accord ? Et si jamais on se revoit, ce qui risque d’être le cas bientôt, que ça soit bien clair. Tu ne me connais pas. Tu ne m’as jamais vu. Je ne veux même pas voir une seule putain de réaction sur ton visage si tu me vois. C’est clair ?

L’adolescent acquiesça, une larme coulant sur sa joue.

Sur ses pieds nus, malgré la profondeur des entailles qui s’y trouvaient trente seconde plus tôt, il n’y avait plus aucune trace de blessure.

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