Deus fecit Machina

La bibliothèque était emplie de calme et de silence. Quelques bruits de pas et un léger bruissement constant, les salutations de la bibliothécaire et des visiteurs. Tout était tranquille. Alice relevait parfois la tête, se demandant si les autres enfants allaient bien, puis retournait à sa lecture. Les mondes fantastiques qu’elle suivait n’allaient pas se sauver tout seul.


Dans l’autre bibliothèque, l’ambiance était plus tendue. Les enfants s’étaient rassemblés et le ton montait.

"J’en ai vraiment marre ! Vous savez que c’est dangereux et pourtant vous continuez ! Il faut qu’on sorte, parce qu’on n’aurait jamais dû entrer d’abord ! invectiva Héloïse, de moins en moins confiante.
— T’es une peureuse ! répliqua Mathilde. On avait dit qu’on prendrait des précautions et personne n’est blessé, tout se passe bien !
— Non, ça se passe pas bien ! On est bloqués avec des livres qui cassent les lois de l’univers et on sait pas comment sortir. Ça irait bien si on pouvait s’en aller. Mais on peut pas ! Et c’est votre faute, conclut la petite fille myope, l’air d’être au bord des larmes.
— Bah non, on n’a pas décidé de fermer le rectangle, objecta Camille.
Vous êtes entrés et vous m’avez faite entrer. Même si ce n’est pas volontaire, vos actions sont les causes directes du problème. Tout ça parce que vous pensiez être prêts et que tout allait bien se passer. Bande, bande de bébés cadum !"

Mathilde lui sauta dessus et elle poussa un cri de terreur. Les deux fillettes roulèrent au sol tandis que Mathilde tapait Héloïse qui se couvrait le visage tant bien que mal. Archibald eut un mouvement de recul avant de propulser l’agresseuse au loin d’un puissant coup de pied. Cela surprit les deux belligérantes qui restèrent figées. Il reprit son calme.

"Tu as raison, Héloïse, on a été biaisés par l’illusion de la planification.
— La quoi ? demandèrent-elles en chœur."

Il prit un air pensif. Il avait lu ça récemment et ça l’avait un peu inquiété. Il ne savait pas s’il parviendrait à bien l’expliquer. Il ne voulait surtout pas avoir l’air prétentieux, alors il prit le temps de bien choisir ses mots.

"En gros, les gens ont tendance à surestimer les chances de réussir ce qu’ils entreprennent même quand on leur demande d’envisager le pire des cas possibles. Je crois que ça disait que les gens se surestiment vraiment une fois sur deux même quand ils sont presque certains de réussir. On a pensé que ça irait parce que c’est la première fois qu’on essaie en s’étant préparés. Donc parce qu’on a été pessimistes en amont, on s’est autorisés à moins l’être par la suite. Et c’est notre grosse erreur.
— Ça veut dire quoi ? demanda Camille.
— Que la réalité est généralement pire que le pire de ce qu’on imagine, résuma Héloïse, calmée par ce soudain appel à la raison. D’accord, mais tu veux en venir où ?
— Nulle part, j’en parle juste parce qu’on… parce qu’on s’est trompés, mais que c’est pas parce qu’on s’est trompés qu’il faut qu’on s’énerve et qu’on se tape dessus.
— C’est elle qui a commencé !
— Oui, mais tu nous criais dessus. Mathilde aurait pas dû te frapper, mais t’aurais pas dû être méchante !"

Elle ne répliqua pas. Elle s’était mal comportée. Mais il fallait se mettre à sa place ! C’était difficile de ne pas s’énerver alors qu’ils ne comprenaient rien. Elle repensa à son frère quand il se disputait avec les parents. Elle savait que c’était dur de savoir la vérité, mais une part d’elle se sentait coupable. Ses amis n’y étaient pour rien. Ils avaient fait de leur mieux et ils étaient encore des enfants. Et elle aussi elle avait ressenti cet appel de l’inconnu. Elle avait voulu les suivre. Elle s’en voulait. Maintenant, ils avaient échoué une première fois. Ils pouvaient faire mieux. Ils avaient déjà commencé à apprendre, alors ils pouvaient bien continuer. De toute façon, ils ne pourraient pas sortir sans apprendre. Le conflit fut mis de côté et les enfants se regardèrent, l’air inquiet.

"Maintenant, on fait quoi ? essaya Camille.
— Euuuuh…
— On recommence ? proposa Mathilde. Enfin, on les essaie un par un et on voit ce que ça fait ?
— J’ai une autre idée, dit timidement Héloïse. J’ai pris des notes sur les couvertures, je peux peut-être essayer de voir s’il y a un lien entre les couvertures et les effets pour qu’on n’essaie que les livres qui peuvent nous intéresser ?"

Elle leur montra ses premiers tableaux compilant les données. Ils remarquèrent que même lorsque deux livres avaient un effet identique, leur apparence pouvait différer.

"Il y a sûrement des éléments déterminants et des éléments accessoires, déclara-t-elle fièrement. Il faut regarder ce que deux livres faisant la même chose ont en commun pour le déterminer !"

Et ils commencèrent les essais, répartissant les effets potentiels en quatre catégories : les objets, les animalisations, les "ajouts" à l’espace et les passages. Ils cherchaient, idéalement, un passage vers l’extérieur. Seuls les éléments de la dernière catégorie les intéressaient pour cela. Malheureusement, ils avaient perdu le livre qui leur avait servi à faire entrer Héloïse : celui-ci était tombé sur un livre-oiseau, qui s’était envolé au loin. Ils n’avaient donc pas la moindre idée de comment cela pouvait fonctionner. Il y avait peut-être une cinquième catégorie rassemblant les passages vers l’extérieur ? Il fallait donc identifier ce qui caractérisait les différentes catégories pour ne prendre en compte que les livres de la quatrième ou ne rentrant dans aucune des cases établies. Cette dernière idée venait d’Archibald et avait été soutenue par Héloïse, un peu frustrée de ne pas l’avoir eue avant.

Les premiers essais ne furent que peu concluants. Les couvertures présentaient en général cinq types d’ornements différents : la couleur, les inscriptions, les illustrations ou gravures et les motifs de la reliure. Les inscriptions étaient très variées et systématiquement présentes à deux endroits : en haut et en bas de la première de couverture, parfois aussi sur la tranche. Mais rien ne semblait commun à ce niveau entre deux livres ayant le même effet. Idem pour la couleur et les illustrations. Les motifs étaient également très nombreux, si bien qu’il paraissait impossible de tous les recenser. Mais les ornements de la reliure étaient bien moins disparates. Et, après une rapide évaluation, il s’avéra que ces décorations permettaient bien d’identifier le type d’effet de chaque livre. Héloïse voulait pousser l’étude de sorte à pouvoir déterminer l’effet exact, mais il leur restait moins de deux heures. Aussi, ils prirent le temps d’affiner les catégories et se mirent au travail.


objet ajout animalisation passage
Critère d’identification Deux lignes verticales avec une ligne horizontale en relief verte ou jaune ou avec des contours dorés. Des lignes horizontales en relief avec un espacement régulier, cinq lignes minimum (souvent des livres épais). Pas de ligne horizontale et une ligne verticale rouge Deux lignes verticales coupées par deux lignes horizontales situées à 1 cm du haut de la tranche et à 2 cm du bas de la tranche

À leur grand désarroi, aucun livre ne semblait sortir des cadres. Lorsqu’il leur semblait en voir un différent, il s’avérait qu’ils avaient juste négligé un détail. C’était décourageant, d’autant plus qu’ils n’avaient toujours pas trouvé de passage fonctionnel.

Maintenant qu’ils étaient lancés, ils se contentaient de regarder les tranches en triant rapidement. Camille s’était faite une copie du tableau pour être sûre de ne pas se tromper. Mais elle ne voulait pas s’abandonner à ses pensées inquiètes. Elle essayait de leur parler.

"Vous pensez qu’on est où ?"

Une question qui semblait toute bête, mais qui l’était moins dès qu’ils commençaient à y réfléchir. Où étaient-ils ? Dans un sous-sol caché de la bibliothèque qui servait de réserve ? Dans un labyrinthe renfermant des monstres scellés sous forme de livres ? Il faudrait vraiment prendre garde aux livres animalisés.

"On dirait un peu un autre monde, hasarda Archibald."

Ils acquiescèrent. Héloïse sentait qu'il aurait été raisonnable de protester, mais elle avait été témoin de trop de choses bizarres. Et elle était exténuée mentalement. Elle regardait juste, machinalement, chaque livre tout en les classant. Elle voulait éviter de tenir des propos rationnellement inadéquats. Elle faisait actuellement l’expérience d’une réalité altérée. Le seul moyen pour que son expérience ne soit qu’une illusion serait qu’elle soit endormie, droguée, sous hypnose ou placée dans une simulation informatique. Elle examinait sa mémoire à la recherche de la moindre trace pouvant indiquer qu’elle avait été exposée à une de ces possibilités.

"On dirait un peu comme la forêt, dit Mathilde.
— Oui, mais la forêt on pouvait en sortir."

Héloïse avait l’air dubitative.

"Et puis, la forêt était clairement délimitée dans l’espace. Là, on dirait que c’est à l’infini. Et, j’ai pris des notes, l’endroit duquel je suis tombé dans la bibliothèque n’était pas si loin que ça du point par lequel vous êtes entrés. Et en dessous de moi, il y avait le rayon des romans.
— Ça veut dire qu’on n’est pas sous la bibliothèque ?
— Voilà."

C’était limpide. Comment avaient-ils pu le négliger ? Ils étaient maintenant certains de ne plus être dans leur monde. Et Héloïse, qui avait pourtant tout expliqué, se sentait faiblir. S’il y avait des portes d’entrée, rien ne disait qu’il existait des portes de sortie. Et les deux entrées avaient disparu. La première fois sans raison connue et la deuxième fois suite à leur négligence. Et si tout cela était le fruit de cet espace ? Une sorte de malédiction qui les empêchait de sortir ? Elle préférait ne pas trop y penser et se concentra sur ce qu’elle pouvait faire. Elle croyait toujours en elle et avait une certitude élevée quant au fait que la rigueur finirait par payer.

"En tout cas, c’est vachement grand. C’est juste moins habité que les autres mondes que je connais, déclara le petit garçon.
— Tu as déjà été dans un autre monde ?
— Non, mais dans les livres. Je pensais qu’on allait croiser un dragon.
— Si ça se trouve, un des livres fait apparaître un dragon ! s’exclama Mathilde.
— N’essayez même pas ! On laisse les animalisations tranquilles !"

"Encore plus maintenant qu’on sait que ça pourrait être très dangereux" pensa-t-elle.

"Mais si ce monde ne contient que des bibliothèque, c’est pas vraiment un monde, dit Archibald.
— Oui, c’est juste une grosse maison cachée ! renchérit Mathilde.
— Et… vous pensez qu’il y en a d’autres ?
— Peut-être qu’il y en a plein partout !
— Et ça serait dangereux de les explorer avant de savoir si on pourrait en sortir, répliqua Héloïse."

Cette idée de maisons cachées dans le monde était toutefois intrigante. Héloïse y reconnaissait un de ses schémas : "ce qui n’est pas normal devrait être laissé sur le côté en attendant qu’on puisse le comprendre". Et elle pensait qu’explorer ces endroits était stupide. Du moins, tant qu’elle n’aurait pas le matériel pour survivre et sortir.

Elle profita de leur petite pause pour aller modifier le tableau du carnet de Camille. Elle avait conduit une petite expérience en ajoutant un critère qu’elle savait faux à la catégorie des passages, laissant Camille faire les essais. La pauvre petite fille avait eu l’impression de se tromper encore et encore. Héloïse avait fait cela pour vérifier si manipuler la croyance qu’une chose allait marcher fonctionnait pour pouvoir se conditionner elle-même à croire qu’un livre allait lui permettre de sortir. Mais c’était un échec, cet endroit ne tenait pas compte de la présence humaine en son sein. D’ailleurs, quand ils avaient changé d’étage, ils n’avaient pas vu la moindre différence avec celui d’avant, sinon l’absence du désordre qu’ils avaient mis. Les livres n’étaient pas les mêmes mais les rayonnages si. C’était tout à fait étrange car ils avaient la sensation de se balader dans des copies d’une même salle. Et quand ils avaient entrepris de jeter un œil à celle qu’ils avaient quittée, en repassant par la même entrée, ils avaient constaté que tout était redevenu silencieux, que les livres s’étaient rangés, que tout était de nouveau comme à leur arrivée.

La discussion reprit et revint sur la problématique courante : faudrait-il en parler aux adultes. La réponse était, cette fois, plus nuancée. Mais Héloïse coupa court à la conversation en disant qu’il faudrait prouver que cette maison cachée existait et qu’ils ne savaient pas encore si, une fois sortis, ils pourraient y retourner. Pendant qu’ils y pensaient, elle profita de leur inattention pour glisser un livre dans son sac. Elle avait confirmé qu’il n’était pas utile pour leur échappée, alors elle conduirait les expériences chez elle. "Ils m’ont montré que je ne pouvais pas leur faire confiance, qu’il faut que ça s’arrête" se disait-elle. "Je vais prouver au monde que ces choses existent pour faire fermer cette bibliothèque de malheur !"

Elle, elle était venue pour les savoirs cachés d’une bibliothèque extra-dimensionnelle, pas pour s’amuser. Elle s’était sentie bien quand ils avaient trouvé le protocole à suivre pour essayer de sortir. Elle s’était amusée. Mais eux prenaient du plaisir en s’exposant au danger, en sautant dans des dimensions inconnues sans réfléchir, en se laissant aller à la découverte sans aucune limite, en utilisant ce qu’ils trouvaient comme des jouets. Elle ne pouvait pas comprendre ça. C’était ce qui l’embêtait. Mais, plus irritant encore, elle ressentait une pointe de jalousie. Elle pensait qu’elle aurait voulu s’amuser autant mais que c’était grâce à elle que les choses se passaient relativement bien. Elle se rappelait d’Archibald et du fait qu’il avait aussi participé tout en s’amusant. Elle savait qu’il était malin et s’en voulait de l’avoir méprisé. Elle s’en voulait d’avoir été méchante, même s’ils n’en savaient rien. Elle voulait jouer, elle aussi, et le livre allait l’y aider. Elle parviendrait à être heureuse de jouer avec l’anormal, comme eux maintenant.


Lorsque Camille regarda sa montre, elle eut peur. Ils n’avaient toujours aucune idée de comment sortir et il ne leur restait que vingt minutes avant le retour des parents. Ils avaient une pile de plusieurs dizaines de livres “passages” mais aucun ne menait à leur sortie. Le temps pressait et les autres étaient au courant. Héloïse continuait de fouilles les rayonnages frénétiquement, s’énervant s’ils ne faisaient pas de même. Mais Archibald s’était arrêté. Il attrapa l’épaule de la jeune fille et cria à leur intention :

"J’ai une idée !"

Mathilde, qui était partie explorer les rayons supérieurs, se fit entendre au loin. Des bruits de course leur parvinrent et elle atterrit finalement sur le tas de livres. Ils se rassemblèrent autour d’Archi qui griffonnait quelque chose. Il s’éclaircit la voix d’un geste qui aurait pu faire rire les adultes, puis il commença.

"Les effets se déclenchent quand le livre est totalement ouvert, c’est-à-dire quand les deux parties de la couverture forment un angle de 180° minimum. Donc on peut l’ouvrir à moitié et écrire dedans.
— Pour quoi faire ?
— Et si ça provoquait des explosions ? Ou que ça nous tuait juste ?!"

Héloïse était terrifiée, et c’était bien normal.

"La science n’avance pas sans prise de risque. Je me mettrai loin de vous et j'écrirai mon protocole exact dans un carnet à chaque tentative pour que vous ayez une trace, que ça marche ou pas.
— Mais… si ça te tue ?"

Il avait la boule au ventre. L’angoisse de la jeune fille était contagieuse. Il fallait qu’il trouve un moyen de la rassurer… ou pas.

"Soit on prend un risque, soit on ne sera pas rentrés à temps dans tous les cas. Ça fait des heures qu’on cherche sans rien trouver. Et je sais que tu t’y connais en probabilités, mais là elles sont très faibles, donc autant essayer."

Elle se tut. Lui, il prit un livre qui permettait de créer un passage pour traverser une paroi verticale. Il commença à écrire dedans mais, à peine l’eut-il ouvert complètement que le livre commença à se décomposer. Et lui aussi. Du côté de la maison cachée, sa peau tombait en miettes. Soudain, il vit la vraie bibliothèque par l'œil qui n'était plus dans l'autre et s’écria "C’est le bon chemin !" avant de disparaître.


Ils étaient tous sortis. L'apparence de la disparition d’Archibald avait terrorisé Héloïse, malgré sa tentative de la rassurer. Mais Mathilde en avait profité pour tenir sa main pendant qu’elle ouvrait un autre livre souillé par son feutre. Ils furent soulagés et descendirent, croisant le regard d’Alice qui avait commencé à les chercher. Elle avait l’air suspicieuse mais ils furent davantage préoccupés par la nécessité d'esquiver ses envies d’embrassades. Tout était rentré dans l’ordre.

Alors qu’ils quittaient la bibliothèque, ils regardèrent dans les recoins, espérant secrètement y voir un rectangle. Mais il n’y avait plus rien. Alors ils inventèrent une histoire de lecture commune et de dispute autour d’une BD. Ils firent attention à tout ce qu’ils disaient durant le trajet, gardant pour eux la sensation d’être scrutés par Alice. Mais ils rentrèrent sans encombre, encore ignorants des conséquences.


Tout était calme.

Mais il manquait un livre.


Héloïse fut accueillie froidement par sa mère. Le bulletin de son frère était arrivé et ils allaient avoir la discussion.

Elle fonça dans sa chambre, profitant du vide de l’étage pour sortir le livre.

À l’intérieur de la bibliothèque cachée, il permettait de traverser les parois, mais que ferait-il ici ?

Elle n’osa pas l’ouvrir, espérant toujours que ce qui était arrivé n’ait été qu’un rêve.

Accompagnée par le son des cris, elle commença à écrire ses hypothèses. En essuyant une larme, elle se dit qu’elle s’amusait.

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