Désolée Isolée

Il faisait bien trop noir et, immobile, j’examinais la silhouette qui se dessinait au milieu des lueurs vertes et bleutées. À ce moment précis, je me suis rappelé très clairement d’une journée très spéciale du temps où j’étais encore à l’école primaire de Galbeurie. Encore aujourd’hui, je me dis que c’est un nom tout pourri. Il n’empêche que ce jour-là, toute la classe et plus encore me regardait : je me tenais devant le tableau, sur la petite estrade grinçante en bois qui devait bien avoir cinquante ans à tout casser et je ressentais un mélange aigre-doux de trac et d’impatience à travers ma salive alors que je faisais face à l’audience.

Je vérifiais une dernière fois que ma robe n’était pas plissée, que mes pancartes de papier cartonné étaient bel et bien dans le bon sens et que les mèches au bout de mes quatre couettes pointaient vers l’intérieur. Je relevais la tête afin de voir tout ce beau monde par delà la frange immonde que je me payais à cette époque et cherchais parmi les adultes au fond de la salle cet homme en costume gris rayé dont la cravate jaune Taz Mania dénotait comiquement. Le bonhomme était le plus attentif de tous : un appareil photo entre les mains, il leva un pouce en l’air.

Je m’étais préparée en cachette pendant plusieurs semaines. Sur le tableau blanc, comme sur ma pancarte, était écrit "Vos Idoles et vos Héros". Je retournais la première planche et au milieu des autocollants en étoiles de shérif, dont l’une avait des lunettes de soleil, se dévoilait en lettres capitales :

PAPA




Ce matin encore, je suis réveillée par le terrible grincement que produit notre boîte aux lettres lorsqu’elle s’ouvre. Regarder le courrier est la première action que mon père effectue chaque jour et il a depuis longtemps arrêté de faire attention au bruit de la petite porte métallique, l’ouvrir doucement ne faisant que rallonger son râle érayé.

Je me lève, descend de mon lit en mezzanine et enfile le jean troué et le t-shirt vautrés sur la chaise de mon bureau. Un pas, je suis dans le couloir. Un pas, salle de bain : débarbouillage et coup de brosse sur ma mèche noire. Un pas, couloir. Un pas, cuisine : préparation et gobage du petit déjeuner, une tasse de café et une tartine pour le paternel et un bol de chocolat chaud pour moi.

« Alors ? Rien de bien intéressant ? » je demande en zieutant par-dessus l’éventail de lettres administratives et de journaux sur lesquels je remarque les faits divers de la veille.

« Toujours rien. » répond le quadragénaire.

« Une affaire ?

Pas pour le moment.

Tu m’amènes ?

Bien sûr. »

C'est pas normal de le voir aussi peu bavard.
Nous finissons de prendre nos affaires, descendons les escaliers de la résidence et enfourchons sa moto. Slalomant entre les voitures impatientes pendant une dizaine de minutes, nous finissons notre course devant le grand portail gris en face du café et de sa devanture rougeoyante.

Il se tourne vers moi :

« Tu veux venir jeter un coup d’œil ? »

Je hoche la tête.

J’ai encore du temps avant le début des cours et je n’y ai pas mis les pieds depuis longtemps. Je le suis dans l’étrange allée où les tags semblent se régénérer en notre absence, nous tournons et nous retrouvons devant la porte en bois vernis bien ouvragé sur laquelle se trouve vissé un encadré en laiton à ma hauteur : Dallasse Enquêtes.

Il ouvre. Le léger filet de poussière et l’odeur de bouquin habituelle se remarquent immédiatement, on se croirait dans une minuscule librairie. Son bureau a l’air moins en désordre que la dernière fois, il a peut-être enfin rangé tous ses portes-documents, ou bien les a-t-il numérisés ? Dans un coin de la pièce, entre sa grande armoire bien droite et son petit ventilateur au repos, juste à côté de la fenêtre dont le store est presque toujours fermé, un nouveau meuble s’est trouvé une place : une sorte d’ancien bureau à volet aussi large que moi avec deux grosses billes de bois peintes en blanc sur les côtés.

« Il est chelou ce bureau, tu l’as eu où ?

Ouais, j’ai mis la main dessus lors d’une enquête il y a deux mois. Il se… révèle bien utile. »

Réexaminant les ridicules dimensions du meuble, j’exprime un certain doute. Ça contraste avec le fait que je ne sens pas Papa mentir, mes oreilles ne sifflent pas.

Je continue de reluquer les vieux livres dans la petite bibliothèque ; certains d’entre eux parlant de mes sujets préférés, l’occulte et le fantastique, j’hésite à en chaparder un. Je décide de les laisser à leur place alors que mon téléphone sonne l’alarme que j’avais programmé un peu plus tôt. Dix minutes pour traverser le quartier ? Facile. Je pose une bise affectueuse sur sa joue rouflaquettée et sort dans la ruelle. Je m’échauffe, m’étire, tire sur les sangles de mon cartable : allons-y !

Je détale à la vitesse de la lumière, mon cerveau tournant à cent à l’heure, analysant l’environnement, je me faufile entre les quelques piétons que je croise : droite, gauche, droite, gauche, droite. Là, je reconnais un dos familier, sur son vélo :

« ANZO ! » je hurle à son attention, et il me voit à peine alors que je le dépasse : pas le temps de m’arrêter pour admirer sa tronche d’ahuri.

Poursuivant ma course , je négocie les virages telle une formule 1. Je ralentis le rythme après quelques minutes, m’approchant de l’immense préau à l'entrée du lycée où les groupes s’attendent mutuellement. Je manque de faucher quatre personnes. Faisant le mur, Jade me toise comme si elle savait exactement le moment où j’arriverais.

« Salut la Lionne, » me sort-elle avec sa clope au bec, soufflant la fumée sur le côté pour ne pas me l’envoyer dessus : je trouve l’odeur de la cigarette difficilement supportable. Elle l’écrase dans un cendrier accroché au mur. Alors que je prépare une pique pour la remercier du surnom dont elle m’affuble, une voix s’élève par dessus des autres sans même avoir besoin de forcer.

« …de bordel de j’t’en foutrais, moi, de ces merdes rigides qui se fixent sur aucun poteau jamais créé de merde ! »

Un énorme sac à dos et son blondinet surgissent d’un coin, le pauvre. Anzo est le typique boute-en-train de toute bonne classe, mais il n’en est pas moins malin : il a bidouillé encore et encore son vélo afin d’en améliorer les performances, il pourrait aussi être un peu beau gosse s’il s’en donnait la peine. T-shirts unis à la couleur délavée, doigts noircis ou abîmés, cheveux blonds en bataille à la propreté douteuse et pantalons slims. On se demande presque comment il peut être aussi proche de Jade : veste en cuir noir aux manches à pointes, mitaines customisées, cheveux colorés longs et lissés et une jupe assez longue pour ne pas se faire enquiquiner et assez courte pour faciliter le placement d'un pied dans la tronche.

Je sors rapidement de mon analyse, je suis flippante de faire ça.

« On aurait cru voir ton daron, avec cet air, » me lance Jade. « Quand tu m’as invité chez toi, il m’a scanné pour mieux me cerner, j’suppose que ça va de pair avec son job, » continua-t-elle.

« Et il fait quoi son père ? » demande immédiatement Boucle-d’Or. Je m’attend déjà au spectacle.

« Alors ça, c’est l’un des sujets préférés de notre Léonie : elle parle de son père comme si c’était le messie ! » s’exclame-t-elle en étant la plus théâtrale au possible. « C’est un détective privé… »

Les joues rouges, je la reprend :
« Déjà, il est enquêteur : ses domaines de compétence englobent la criminologie, mais pas que. »

« Il bosse pour les flics, alors ? » questionne Anzo, nettement troublé.

« Il a déjà travaillé pour la gendarmerie mais c'était avant ma naissance.

T’as encore un truc pas trop réglementaire sur toi, mon salaud ?

Pfffffffffffff ! Que dalle, pas du tout. »

Mon oreille siffle. Je l’interroge.

« C’est un joint ?

Non ! »

Rebelote, avec une drôle de nuance.

« Des joints ?

Mais non, mais… Tu veux bien arrêter ?! »

Bingo. Je pousse un soupir.

« Ben voyons… » je dis, imitant une petite référence, faisant pouffer mon compère.

« Tiens, j’y pense : on commence avec quoi ? » nous adresse Jade.

Je souris et épelle :

« E. P. S.

Et putain, j'ai pas fait mes exos pour cet aprèm'. »


Il est presque 19h : je lance avec fatigue mon sac sur le sofa du misérable salon et laisse tomber ma tête en arrière alors que je l'y rejoins. La matinée était agréable mais le reste de la journée, beaucoup moins : je crois qu'un pic-vert s'est paumé dans ma boîte crânienne tandis qu'un cobra visite mes intestins. Quelle idiote j'ai été d'oublier mes cachets. Je sors le pilulier que j'ai attrapé en rentrant et gobe la drôle de gélule rose.

Chaque fois que tu ingères quelque chose, imagines-toi te repaître d'un gibier tout juste chassé… ; un des nombreux étranges conseils du pater, celui-ci c'est pour que les médocs soient plus efficaces. Étrange, je ne l'entend pas. D'habitude il m'aurait déjà demandé comment s'est passé ma journée. Je me lève une fois mes douleurs calmées et m'aventure entre les pièces de notre appartement. Dans ma chambre, sur mon bureau crème, une note.

Bonsoir ma puce,

J'ai accepté une affaire complexe qui va, je pense, me prendre beaucoup de temps à résoudre (faire les recherches, prendre en filature, yada yada : tu connais la chanson).
Je t'ai laissé de l'argent dans la commode à l'entrée : ne dépense pas tout et évite au maximum de commander.

Je sais que tu te débrouilles très bien pour le reste.

Je t'aime, ma puce.

Bisou.

Bon ben il semblerait que la semaine qui arrive ne concernera plus que moi, l'école et une grosse pile de billets. Je vais aussi devoir ressortir mon réveil.




Trois heures. Ça fait trois heures maintenant que je n'ai plus rien à faire et que je me contente de rerererecorriger ce même exercice. Je ne fais plus trop attention aux supposées hallucinations auditives dues au manque de présence chez moi et ça m'énerve de ne pas savoir si je dois ou non m'en soulager. Et tout m'énerve maintenant : merde ! Chaque fois que je contacte Papa il m’envoie juste un "Je peux pas te répondre pour l'instant", ça me donne envie de casser quelque chose ! Presque un mois qu'il est sur son affaire et il n'est pas revenu à la maison une seule fois. J'ai essayé d'appeler Anzo pour savoir ce qu'il fait mais lui non plus ne répond pas, ce qui est plutôt inhabituel.

J'en peux plus, le seul truc insolite qui soit arrivé depuis est l'apparition dans la boîte aux lettres d'un courrier de couleur rose avec la bonne adresse mais le mauvais nom dessus : je prend ma veste et une écharpe et je sors, je vais aller dans un parc, un terrain vague ou quelque part pour me calmer. Je réfléchis à peine pendant le trajet, ne faisant que regarder les variations des trottoirs entre pavés et béton, manquant de rentrer dans les nombreux passants, les esquivant par réflexe et m'excusant silencieusement lorsque je n'y arrive pas.

Soudainement, une structure m'interpelle dans le coin de mon œil : des murs flamboyants et chaleureux, rougeoyants, et un petit monsieur au visage familier qui m’aperçoit. Je relève le nez pour découvrir que je suis devant le café. Je tourne la tête de l'autre côté de la rue : le grand portail gris. Mes pas m'ont menés jusqu'ici sans que je n'y fasse rien. Je ne m'en rends même pas compte mais me voilà juste tout devant, je viens de traverser en dehors des clous. Sur l'une des barres de métal, je pose ma main, la faisant un peu glisser : c'est froid. Je tire et entre. Je ne vois pas trop ce que je peux trouver dans le bureau de Papa mais ça ne risque pas d'être aussi peu passionnant que de rester à la maison, je n'ai pas le droit d'y aller sans sa permission normalement mais j'y vais juste pour passer le temps. Il me laissait toujours lire ses livres de fantasy et de paranormal quand j'étais plus petite.

L'allée est traversée et je fais face au cadre doré arborant fièrement mon nom de famille ; l'une des vis dépasse par rapport aux autres. Je regarde aux alentours ; je sais que Papa laisse toujours un double de toutes les clés qu'il a au cas où il en oublierait. Une doublure dans le paillasson : bingo. Je retire la clé et, en déverrouillant la porte de bois, je retombe nez-à-nez avec la plaque de laiton. J'inspecte la vis rebelle, toujours présente, en tâtant la poche de mon vêtement. Pour quelqu'un d'aussi peu organisé que moi, se retrouver à revisser quelque chose de cette manière est le pinacle de l'ennui mais je suis prête à aller jusqu'à trier des grains de riz pour tuer le temps. Je trouve 10 centimes dans ma poche : la pièce est trop épaisse pour le pas du petit élément brillant. Je tente quand même. Je force, met la monnaie de biais, tourne, pousse, essaie encore eeeeeeeeeeet… raté. La piécette ripe, ma main s'avance, mon doigt se cogne et la vis me lacère. Je pousse un juron à la manière d'un blondinet de mon entourage. Bon, c'était la mauvaise idée du jour.

Je rentre finalement dans le bureau histoire de trouver quoique ce soit d'intéressant. Après tout, c'était mon idée de départ et en dévier m'a valu une écorchure sur tout le long de ma main. Mes pas cognent sèchement sur le parquet et je regarde de bas en haut et long en large les meubles. Je décide de tendre le bras vers un livre mais-

« Psst. »

Je me raidis. Il n'y a personne. Qu'est-ce que je viens d'entendre ?

« Psssssst ! Gamine. »

Je me tourne vers le coin d'où proviennent les appels : personne. J'inspecte attentivement l'endroit en me rapprochant de la fenêtre au store baissé, donnant sur la rue voisine à celle par laquelle on arrive ici.

« Ho s'te plaît la môme, t'es blessante là. »

Je sais maintenant d'où vient cette voix de fumeur. Je me tourne vers le bureau vieillot récemment acquis, me baisse et-

« NON MAIS TU LE FAIS EXPRÈS ?! »

Je lève mon regard. Les points noirs de deux grosses billes de bois blanches me fixent tels des pupilles de poupée. Un volet coulissant craquant légèrement s'ouvre, dévoilant un petit tapis rouge qui s'agite.

« Déjà garde ton calme et dis-moi, Dallasse est dans le coin ? »

Je hurle de toute mes forces et me jette en arrière, me cognant sur du mobilier, réellement immobile pour le coup.

« Gh que- QU'EST-CE QUE J'EN SAIS ?! T'ES QUOI AU JUSTE ESPÈCE DE-De-de-de-… MONSTRE ? » Je fais tout mon possible pour éclipser le fait qu'un meuble me parle et que je viens de lui répondre.

« "Monstre". Alors ça, c'est à peine blessant, » réagit le concerné tout en roulant des billes. « Les gens s'adressent à moi sous le nom de Vénérable, » poursuit-il en se tordant vers le haut, craquant de partout, comme pour prendre un air fier.

« Au moins avec tout l'merdier que t'as fait, j'suis sûr qu'il est pas dans l'coin c't'enfoiré. »

Je reprends un peu mes esprits.

« Qui ça ?

Dalasse. Le gars flippant, là. Avec des rouflaquettes et un regard inquisiteur. Il me dit de me tenir tranquille quand il est absent ou qu'il n'est pas seul donc je regarde rien et je bouge pas. Mais maintenant que je t'ai sous la main : l'heure de la libération a sonné ! » ricane-t-il.

Plus ce truc ouvre son clapet, plus il devient suspect.

« Ah oui ? » je lui adresse, avec un faux air compatissant, étant toujours aussi perplexe.

« Oui vois-tu, je suis juste un esprit de la forêt : je menais paisiblement ma petite vie lorsque c't'espèce de chasseur psychopathe m'a pris pour cible et m'a changé en vulgaire meuble pour son usage et son amusement sadique ! »

Mes oreilles résonnent comme un Docteur Maboul manipulé par des chimpanzés.

« Donc je suppose que tu ne me remets pas ? » lui dis-je avec le sourire le plus factice de l'univers.

Mon interlocuteur se fige un instant, muet.

« Je suis enchantée de faire ta connaissance Vénérable, je suis Léonie : la fille de "l'enfoiré". »

Une seconde de suspens se fait ressentir. Le volet de bois s'abat et les billes roulent vers l'intérieur, cachant les points noirs.

Je me redresse.

« Wow wow wow ! Attends deux minutes, gros malin. Dis-moi où est mon père ! Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? Tu y es pour quelque chose ? Réponds ! »

J’enchaîne les questions et les coups de poing sur le coin du bureau qui se montrait jusque là très bavard.

« ARRÊTE ! C'est bon ! Éclaircis-moi un peu : tu ne sais pas où il est du tout ?

Non ! Et c'est quoi cette histoire comme quoi mon père c'est un psychopathe qui change les esprits en mobilier ? Et toi qu'est-ce que t'es vraiment ? Ne pense même pas à me mentir à nouveau : je le saurais.

D'accord, donc t'es aussi bizarre que ton géniteur. Splendide. Je recommence, je me faisais bel et bien appeler Vénérable, j'étais un esprit de la forêt que des péquenots ont pris pour un dieu, et quand ton père a débarqué et qu'il a vu que je profitais un peu trop de ma situation, il m'a cassé la gueule, m'a déraciné et m'a emporté avec lui. Quand je me suis réveillé, j'étais ici avec ton daron. C'est tout.

Et ça répond à rien : il est où maintenant ?

Mais qu'est ce que j'en sais ? » Quelque chose semble lui traverser l'esprit. « Tout bien réfléchi, j'en sais peut-être quelque chose. Mais tu dois tout d'abord me promettre quelque chose. Tu en seras capable, j'arrive à sentir les mêmes particularités chez toi que chez ton père. »

Je n'aime pas beaucoup l'intonation qu'il vient de prendre, l'inquiétude et la curiosité me titillent.

« Que veux-tu au juste ?

Que tu me fasses quitter cet endroit, j'en ai marre de devoir servir de rangement pour celui qui m'a mis dans cet état pitoyable.

Tu ne peux pas te déplacer ? Pourtant tu gigotes dans toutes les directions. »

Vénérable prend un air dépité :
« Ton père est un malin, il savait exactement ce qu'il faisait. Mon corps n'est que le haut du meuble, les pieds sont fait d'un bois qui m'est inconnu. Par contre, je ne comprends pas moi-même comment je peux agiter ce tissu.

Et donc de quelle manière tu peux m'aider ?

Tut tut tut. Promets-moi d'abord. »

De ce que j'ai pu en lire, faire des deals avec des êtres paranormaux ou surnaturels, c'est rarement une bonne idée. Il faut tourner l'affaire pour qu'elle ne me désavantage pas ou qu'elle ne me mette pas en danger.

« Si tu me fournis des informations pour trouver où est mon père, alors un de ces jours, oui, je te libérerai. »

J'espère que ça ne lui parait pas trop louche.

« Parfait. »

L'esprit ferme son volet un instant et semble fouiller quelque chose. L'ouverture se relève et dévoile à l'espace précédemment vide un épais carnet noir avec un énorme symbole de trèfle à quatre feuilles.

« 'à. H'rends, » fait-il en gardant sa bouche ouverte.

Je m'en saisis rapidement et l'examine.

« Qu'est-ce que c'est sensé être ?

Je ne sais pas exactement, mais ton père est très concentré chaque fois qu'il écrit quelque chose dedans.

Il est vide.

Quoi ?

Tu l'as jamais ouvert ?

Et avec quelles mains, j'te prie ?

Pas faux. »

Une goutte rouge tombe sur le rebord du calepin avant de rouler vers ses pages. Avec tout ça, ma blessure de tout à l'heure m'était complètement sortie de l'esprit. Je panique.

« Oh mince mince non non non no- »

Je me saisis d'un paquet de mouchoirs qui traîne et éponge le papier au mieux, tout en appuyant une compresse improvisée contre ma blessure. En quelques secondes, le papier jauni est totalement souillé.

« Je fais quoi, maintenant ?

Regarde. Il fait quelque chose de bizarre, le cahier. »

Mon regard retourne sur le papier : les tâches rougeâtres frottées se mettent à onduler progressivement, entraînant l'objet dans des vibrations frénétiques. Je n'ai pas le temps de prendre peur que les restes de mon sang s'étalent un peu plus sur les lignes avant de s’effacer, un enchaînement chaotique de mots prenant leur place. C'est l'écriture de mon père. Il s'agit de notes, des bribes de phrases jetées comme si on les avait griffonnées pour ne pas perdre le fil de sa réflexion.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Je vois pas de là où je suis.

Y a tout un tas de notes, » j'explique en feuilletant jusqu'à la date où mon père m'a laissé son mot. Il aura beaucoup d'explications à fournir. 4 Octobre : Bingo. Je défile les pages.

04/10
Disp (3 4), même résidence. Enf & Ados. Police sur coup. Observ jusqu’à ce que Gdstr.

07/10
Gdstr sur place. Sérieux. Att av interr quartier et familles. Prdr photos.

09/10
Vic retrouvée (9 yo) → Aller insp morgue.

10/10
Bless de froid (doigts, orteils, lèvres, oreilles) + griff prof + strang = humain.

14/10
2e vic. Idem + traces de morsures.

15/10
Commence ressentir Sf.

17/10
Interr : Par = enf aimé mais turbulent / cancre / désobéissant. Quartier = gentil mais petit con. Contes / Histoire ? → Y. À peu près Idem autres.

18/10
Rech : Quartier Résid. Orig Mixes → Portu, Arab, Fr + Eu.

20/10
Même cible type (enf pas sage ou fauteur de trouble) → Bogeyman/Croquemitaine ? Prob : illogique, orig diff = lég diff → Prudence.

22/10
Créat Composite ? Serait une 1ère, pas imp.

23/10
Insp autres quartiers.

25/10
5e Disp. Temps presse → élim req, pas d'autre solu. Sf urgente.

Sur les quelques dernières pages s'ensuit pléthore de noms de rues, un seul n'étant pas rayé :

« "Parc des lys rouges", » je murmure en frissonnant.

« C'est quoi ? C'est où ? Hé, gamine ? »

Muette, rien ne sort de ma gorge. Il s'agit de la rue où habite Anzo, et si un truc s'en prend aux délinquants… Je ne réfléchis plus. Je dois être sûre qu'il va bien. Je me met à fouiller partout dans la pièce.

« Qu'est-ce qui te prends, gamine ? Hé !?

Quelque chose, une arme. Si… si… si il y a une sorte de monstre là bas, il me faut quelque chose pour me défendre !

Si tu le souhaites tant que ça. »

Le bureau referme son volet, fouille de nouveau et crache un espèce de matraque télescopique rayée par endroits. C'est mieux que rien.

« J'ai vu Dallasse trafiquer c'te baguette : il mettait des cristaux en poussière dans le manche. Je sais pas vraiment c'que ça fait mais ne lui dis pas que je te l'ai filé.

Ça, je peux pas faire de promesses. »

Je me jette sur le bâton de plastique et m’apprête à quitter les lieux, pas le temps de ranger.

« Hé ! Hé hé ! Gamine ! Et moi ? On a un marché : tu m'emmènes !

Je tiendrais ma promesse. J'ai dit "un de ces jours", tu te rappelles ? » je lui lâche avant de m'évader. J'entends ses beuglements résonner derrière moi.

« 'SPÈCE DE FICHUE GARCE ! REVIENS ! NOOOON ! »

Je l'oublie déjà en sortant dans la rue.

Je me force à réfléchir : je sais où Anzo habite, c'est loin. Je prends le bus ? Je cours ? On est samedi, les bus sont moins nombreux et le trafic est un enfer : je cours.

Le paysage se métamorphose autours de moi, les architectures anciennes mêlées aux bâtiments des années 70-80 sont remplacés progressivement par des façades sombres et indiscernables. La nuit tombe en abaissant son sinistre voile, et inquiète, je redouble d'efforts. Les rues ne sont maintenant plus que des canyons sombres aux parois traîtresses. Les luminaires, souhaitant se faire rassurants, ne passent que pour des yeux orangés scrutant des proies. Les piétons forment dorénavant une écluse vivante me ralentissant péniblement. Là, j'ai failli le rater à cause de l'obscurité : un raccourci, une ruelle permettant de rejoindre le Parc des lys rouges. Je m'y engouffre.

La température semble avoir chuté. Est-ce une impression ? Je souffle de l'air chaud devant moi, créant un filet brumeux. Je continue mon avancée vers l'immeuble d'Anzo et arrive devant le pallier ainsi que l'interphone filtrant les entrées. Je sonne, j'attends, rien. La panique me presse, j’appuie de nouveau, aucune réponse. Je prend du recul, j'observe l'édifice : le premier étage n'est pas si haut et la rambarde d'une des terrasses est voisine à la cage d'escalier ; en longeant l'extérieur, ça passe.

Je recule, démarre, saute, prends appui sur le mur et attrape le haut de la rambarde à deux mains ; je me hisse et mets mon plan à exécution. Je me faufile dans l'escalier et commence à monter les interminables marches malgré une soudaine douleur à la cheville. Le froid se fait de plus en plus intense à chaque étage passé, me voilà enfin au quatrième. Je presse, haletante, l'interrupteur contrôlant les lumières du couloir, et seules quelques timides loupiotes répondent à l'appel, rendant l'endroit aussi inquiétant que s'il était entièrement sombre.

Je remarque plusieurs portes déverrouillées, entrouvertes. L'une d'entre elles, le numéro 413, est l'appartement de la famille d'Anzo. Un courant d'air glacial me frôle alors que j'approche, comme un lugubre avertissement. Je prends mon courage à deux mains et m'infiltre dans le corridor de l'entrée. Le froid m'accable immédiatement, et je ferme mon haut pour préserver un peu de chaleur. Les lumières que j'avais précédemment allumées s'éteignent, me laissant dans une obscurité quasi totale. Je tends l'oreille alors que mes yeux s'habituent à la pénombre : pas un bruit perceptible. Puis, au bout du couloir, franchissant une porte à gauche, une grande figure fait son apparition : deux longues jambes fripées couvertes de veines se terminant par des pieds difformes, des perles luisantes comme des yeux figées dans chaque genou. Une main griffue et velue se pose sur le cadre de la porte, tirant une masse squelettique, bestiale, au visage noirci indiscernable s'effritant et tombant par endroit. La forme se tourne ; elle me voit, maintenant. Trop grande pour le couloir, elle se penche pour pouvoir passer et s'avance lentement vers moi. De son autre bras, elle traîne une figure dorée et sanguinolente. Je me couvre la bouche de ma main et glisse le long du mur.

Elle n'est plus qu'à quelques pas de moi, et je la vois de mieux en mieux. Je distingue un trou à crochets sous son visage, certains de ses membres sont raccommodés et couverts de toile de jute et des protubérances maladroites remuent autour de son torse. Je sors un instant de ma torpeur pour saisir la matraque télescopique que m'a confié Vénérable ; comment ce truc fonctionne ? Je l'étends et me relève, tremblante : je peux essayer de lui donner un coup, voire plus. Je mesure tant bien que mal la distance qui nous sépare et m'élance avant d'abattre la matraque sur le côté de son buste, créant une gerbe d'étincelles bleues. La créature réagit lentement, poussant un grognement communiquant son mécontentement alors que je reprends mes distances. Je peux le faire. Je-

J'ai à peine le temps de réaliser ce qu'il vient d'arriver : mes pieds ne touchent plus le sol, mon dos est plaqué contre le mur et le monstre a lâché sa précédente prise pour se saisir de moi. Je sens sa main couverte d'un liquide poisseux contre ma bouche et mon nez, j'essaie de ne pas penser à ce dont il s'agit. La main se serre et j'entends ses fines phalanges craquer. Je me débat comme une bête, frappe contre son poignet à en briser le mien, agite mon corps de gauche à droite pour m'échapper. Mes hurlements sont étouffés et l'étreinte se resserre doucement contre mes tempes.

Une détonation résonne suivit d'un grincement de la part de la monstruosité. Je tombe par terre tandis que l'abomination recule, un énorme trou dans l'épaule. Un second éclat résonne. C'est dans la poitrine qu'un gouffre est creusé, cette fois-ci. La créature émet une lueur comparable à une aurore boréale pendant un court moment, avant de s’effondrer en arrière. Je tousse deux fois en me redressant et inspecte la dépouille avec prudence. À la lumière des lampadaires à l'extérieur, les reliefs se voient mieux et j'identifie quelque chose parmi les excroissances que j'avais remarquées plus tôt : une sorte de bras tenant une arme à feu, un pistolet, encore fumant. Le remontant, je sens les larmes me monter aux yeux en appréhendant un semblant de visage qui marmonne dans quelques soupirs.

« Dhuhhh…hhhaahhh…sssssse… »

J'éclate en sanglots devant ce qu'il reste de mon père.


Je traîne les pieds en rentrant à la maison. Mon esprit peine à assimiler tout les évènements. Que va-t-il se passer ? Que va-t-il m'arriver maintenant ? Je monte, livide, chaque marche me menant à notre appartement, me remémorant les dernières heures.

Je passe la porte d'entrée et croise la pile de courrier sur la commode. Je reste là un instant et j'empoigne un paquet de lettres. Je me met à les ouvrir les unes après les autres comme il avait l'habitude de le faire : facture, facture, pub, proposition de parrainage, pub… Je tombe sur la lettre rose, celle avec la bonne adresse mais pas le bon nom de famille. Le destinataire est Sylvain Ducasse : c'est bien le prénom de Papa. Je l'ouvre. Un carton, tout aussi rose, avec un trèfle à quatre feuilles au dos mais aucun contenu. J'attends un peu avant de défaire le bandage à ma main et de gratter la croûte formée.

Salut Sylvain.

Je suis sûr que tu te demandes comment j'ai fait pour trouver ton adresse malgré ta nouvelle vie. Je me fais du souci pour toi. Personne ne sait ce que tu es devenu à part moi. Tu as épousé une de tes collègues de la Gendastrerie, t'as fondé une famille et t'as eu un enfant, bon sang !

Ton départ a foutu un sacré bazar au sein de la famille, tu le sais mieux que personne, mais ces derniers temps on a besoin de tous les chasseurs : le monde devient de plus en plus dangereux. C'est pas la meilleure façon de présenter ton enfant au reste de la famille, mais à un moment ou à un autre, ça serait arrivé. Je te donne rendez-vous au Château des Ducasse.

Par inquiétude pour toi et le reste du monde, je t'invite officiellement à la prochaine cousinade de la Meute. Ce carton d'invitation devrait pouvoir te laisser passer.

Je sais que cette lettre te parviendra, je m'en suis assuré. Je t'en prie, viens.

Ton cousin, Paul.

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