— En 1945, alors que les cendres radioactives retombaient sur les ruines du despotique Empire Nippon, le monde tremblait devant la puissance de la nouvelle énergie qu’était l’atome. Mais, grâce aux travaux des plus brillants esprits de notre temps, la puissance destructrice de l’atome devint sûre et accessible aux masses, nous permettant ainsi d’entrer, sous l’œil bienveillant de notre Général, dans une ère de prospérité comme jamais auparavant ! Les machines qui, par le passé, n’étaient réservées qu’à l’imagination débordante de certains auteurs, rejoignirent le commun des mortels. De la simple voiture capable de rouler de Paris à Saïgon sans aucun arrêt ou encore le miraculeux ordinateur portable, l’avenir était dans l’énergie atomique !
La voix qui n’avait cessé de changer d’émotion tout du long de son discours se tut. Une voix froide et grésillante la remplaça.
— Comprenez que ce début de leçon est capital pour la compréhension de votre nouveau chapitre d’histoire. Veuillez donc le marquer dans votre carnet, jeune Maître.
Les Martin finissaient leur petit déjeuner, préparé par la douce Brigitte, épouse du merveilleux Jean-Edouard, et, tous deux, heureux parents du petit et amical Léonard, qui vint s’installer à son tour. Cette leçon était donnée par leur nouvel automate, R.A.M.A (Robot. Automatisé. Ménager. Autonome), lui-même fourni par la Fondation suite à l’épidémie de coronavirus. Il avait une forme efféminée, montée sur une roue, son torse était équipé d’un écran téléviseur afin de diffuser les images adaptées pour les leçons de Léonard, ses deux longs bras se terminaient par des pinces, et son visage avait la forme d’une radio qu’on aurait encastrée sur une tige, qui elle-même était rattachée au torse. Tel était leur nouveau quotidien matinal.
L’Agent Martin sirotait avec appréciation le café que sa femme venait de lui apporter, après avoir débarrassé la table. Elle tourna le dos à son mari, pendant que Léonard commençait à déguster son petit déjeuner, composé d’un bol de céréales avec du lait frais. Bien évidemment, l’Agent Martin n’avait aucune idée de la provenance du lait, celui-ci étant fourni par la Fondation, comme tous les produits du Site. Chacun appréciait sa place et ne possédait que les informations qui leur étaient destinées : même Léonard, qui recevait une éducation adaptée pour devenir un membre de la Fondation, n’était pas au courant de ce qui se cachait réellement derrière les murs en béton du Site. Pour lui, ils n’étaient que des héros de l’ombre, les protégeant des menaces, comme le communisme ou encore les Chinois et les Japonais.
Madame Martin, récurant la vaisselle, tourna machinalement la tête vers l’horloge. 8:45, cela leur laissait une quinzaine de minutes pour finir leurs activités et se diriger vers leurs postes respectifs. Toujours le dos tourné à son mari, elle lui fit remarquer l’heure ; tous deux, dans un effort coopératif, prirent leurs affaires respectives et embrassèrent leur fils sur le front avant de se diriger vers la porte d’entrée. Monsieur et Madame Martin apprécièrent la vision de leur fils radieux une dernière fois avant de se conformer aux règles de la Fondation pour faire face à l’obscurité de l’anormal. Au claquement de la porte, tous deux surent qu’à partir de maintenant et jusqu’au soir, ils ne devraient penser qu’à une seule chose : leur travail.
Le chemin pour se diriger vers la zone de travail des employés était délimité par un point de passage, contrôlé par des unités de gardes automatisés. Comme R.A.M.A, ils étaient fabriqués et fournis par la Fondation, cependant, leur aspect était bien moins humanoïde, ceux-ci étaient quasiment d’immenses blocs de métal immobiles avec un système de lecture de carte afin d'identifier chaque membre entrant et sortant du Site. Leurs voix froides ne montraient aucune indulgence si une erreur de lecture se faisait. Gare à celui ou celle qui aurait le malheur de se tromper de carte, ou pire, de ne pas l’avoir sur soi : ces automates étaient équipés d’un système de défense émettant un arc électrique capable de mettre à terre les individus tentant de pénétrer illégalement dans le Site.
Bien heureusement, les Martin n’oubliaient jamais leurs cartes d'identifications : ils les laissaient dans leurs vestes de travail. Traversant le grand hall d'entrée comme des automates, chacun suivait son trajet jusqu’à son poste sans se soucier de ce qui les entourait. Arrivant enfin dans l’ascenseur, après avoir évité un croisement entre ceux qui changeaient d’unité et ceux qui finissaient leur garde de nuit, Monsieur et Madame Martin apprécièrent le fait qu’ils étaient seuls dans l'ascenseur, profitant en silence de la présence de l’un et de l’autre avant d’aller chacun à son étage. Premier étage, Madame Martin avança d’un pas vers la porte coulissante de l'ascenseur en attendant que les portes s’ouvrent, puis se tourna légèrement vers son mari avec un sourire ; ce petit geste était sa manière de le soutenir dans cette journée.
Monsieur Martin apprécia ce petit moment d’attention mais fut rattrapé par la réalité quand les portes s’ouvrirent, laissant entrer les bruits de téléphones et les tapages machinaux sur les claviers, une ambiance morose et stressante imprégnant sa zone de confort. Il n’eut pas le temps de souhaiter à sa femme une bonne journée, avant que le Directeur du Site ne sorte de son bureau et se dirige vers Madame Martin. Il se dégageait de lui une présence importante et sa démarche reflétait ses ambitions et sa fierté d’être devenu Directeur. Quel con, pensa Monsieur Martin. Le Directeur arbora un grand sourire en apercevant Madame Martin et l'accueillit à bras ouverts : “Ah ! Ma chère Brigitte, vous voilà enfin. Venez, mon ange, on a beaucoup de travail qui nous attend, il va falloir se bouger les fesses.” dit-il en donnant une tape sur le postérieur de Madame Martin. Celle-ci émit un léger cri de surprise, mais ne répliqua pas, et laissa le Directeur la prendre d’un bras par la taille et la guider vers son bureau. Monsieur Martin observa cette scène, la mâchoire serrée, à travers les portes qui se refermèrent lentement ; il savait qu’il la mettrait dans une situation délicate si jamais la colère prenait le dessus.
Les quelques minutes pour arriver à son étage semblaient défiler au ralenti, il n’arrivait pas à garder son sang-froid et sentait ses dents se broyer sous la pression de sa mâchoire alors qu’il essayait de se canaliser. Le bruit des portes coulissantes le fit revenir à la réalité ; il ne pouvait pas se permettre de se laisser déstabiliser par cette scène, il devait se reprendre en main. Il prit une grande inspiration et avança d’un pas décidé vers les vestiaires. Il devait agir comme à son habitude et ne montrer aucun signe de faiblesse. Passant la porte des vestiaires, Jean-Edouard salua brièvement ses frères d’armes, qui étaient déjà en train de se préparer pour leur service. Tous ses collègues avaient connaissance de ses habitudes, mais une chose n’allait pas : une nouvelle tête apparut dans son champ de vision, dérangeant son rituel matinal. L’inconnu en question était un homme âgé d’une trentaine d'années, aux cheveux blonds bien coiffés et arborant des yeux bleus pétillants de vitalité ; il portait fièrement l’uniforme de jeune recrue de la Fondation, et débordait d’une énergie si positive que Jean-Edouard se bloqua, sans pouvoir demander l’identité de cet individu qui venait perturber son rituel.
— Bonjour, vous êtes bien l’Agent Martin ? demanda l’individu.
— Qu-
— J’ai tellement entendu parler de vous, on m’a dit que grâce à vous et votre courage, une dizaine d’anomalies ont pu être reconfinées avec un minimum de blessés, vous êtes vraiment un héros parmi les héros, vous devriez recevoir des médailles, nous devrions faire passer le mot au Directeur, il est tellement aveugle de vos capacités, si tout ce qu’on m’a raconté est vrai, c’est tellement une joie d’être sous votre tutelle, la Direction commence enfin à voir votre potentiel en vous donnant plus de responsabilités, peut-être même que dans les prochains jours vous gagnerez en grade, peut-être même deviendrez-vous Chef de la sécurité, ce travail est fait pour vous, si tout ce qu’on m’a raconté est vrai !
L’homme reprenait son souffle après l'afflux de compliments envers l'Agent Martin.
— Respire, rétorqua celui-ci.
L’homme hyperactif tenta de reprendre son souffle après son discours décousu. Jean-Edouard, quant à lui, n’arrivait pas à digérer l'afflux d’informations que venait de lui cracher l’inconnu. Cependant, il nota une phrase que lui avait sortie cette “nouvelle recrue” : il était à sa charge, ce qui voulait dire qu’ils allaient passer beaucoup de temps ensemble, que ça allait être à lui de le former et de répondre à ses questions. Monsieur Martin commença à avoir mal au crâne à l’idée de devoir se coltiner une recrue qui connaissait tous ses faits d’armes, et qui allait sûrement les lui rabâcher pour chaque seconde qu’ils passeraient ensemble.
— Il doit y avoir une erreur, je n’ai pas eu de…
Monsieur Martin eut un moment de silence et se souvint d’une brève discussion entre lui et ses collègues sur l’arrivée de nouvelles recrues ; à la différence des années précédentes, la direction avait décidé de créer un lien de fraternité entre les nouveaux et les anciens de la Fondation ; elle avait donc mis en place un système de mentorat en assignant une nouvelle tête à chaque agent de la section pour laquelle bossait Monsieur Martin. Encore une brillante idée de ce con de Directeur. Il leva les yeux au ciel à l’idée d’être tombé sur la seule recrue ayant eu vent de son dossier. Était-ce un coup de ses collègues pour lui faire une mauvaise blague ? Ou bien celle du Directeur ? Il n’eut cependant pas le temps de se pencher plus sur la question.
— J’ai tellement hâte de commencer notre journée ! C’est un véritable honneur de travailler avec une véritable ét-
Monsieur Martin, lassé de ce discours sans fin, leva la main en silence pour lui faire comprendre qu’il voulait commencer son travail en paix. La recrue s’arrêta immédiatement et observa calmement son icône. Au moins il capte vite. Jean-Edouard commença enfin sa journée en s’équipant de sa tenue d’agent. Il ne restait que lui et la nouvelle recrue dans les vestiaires et seuls les bruits de frottements des textiles ainsi que les bruits de fermetures éclairs se firent entendre. Les autres ont dû se barrer quand l’autre a commencé à l’ouvrir, remarqua l’Agent Martin. Lorsqu’il eut fini de lacer ses bottes, il ferma d’un mouvement brusque son casier. Il fut surpris de voir que le novice n’avait pas bougé et continuait encore de l'observer depuis sa demande de silence, arborant toujours un regard rempli de détermination. Ça va être une longue journée…
En griffonnant sur son cahier, Léonard se fit réprimander par RAMA. Sa journée venait à peine de commencer que le petit garçon devait faire face à l’une des pires épreuves de sa vie : les mathématiques. Il avait toujours eu des difficultés avec cette matière et malgré les multiples interventions de RAMA pour l’aider, le petit garçon n’arrivait pas à comprendre le fonctionnement de certains calculs. Les méthodes pédagogiques étant basées sur du par cœur entrecoupé de temps de télé diffusant des émissions patriotiques pour enfants, il était difficile de vraiment développer l’esprit critique, chaque jour était rythmé par un emploi du temps minutieusement élaboré par le système de RAMA.
Léonard essayait toujours de donner le meilleur de lui-même, il savait que des bonnes notes lui permettraient d’avoir l’attention de ses parents et de ressentir leur fierté envers lui, mais il savait aussi que s’il ramenait des mauvaises notes, il passerait plus de temps avec RAMA et perdrait ainsi le peu d’intérêt que ses parents lui accordaient. L’idée d’être rejeté par ses parents était insupportable pour le jeune garçon. Après la pandémie, ses rares amis avaient arrêté de lui parler. Il ne lui restait donc que RAMA, qui lui servait plus de maîtresse que d’amie. Ses parents représentaient pour lui le modèle de stabilité et de bonheur parfait ; l’idée de ne pas leur ressembler plus tard et de ne pas travailler pour la même entreprise qu’eux serait pour lui un échec social.
— Jeune Maître, je vous remercie de votre attention. Pour vous féliciter de votre travail, vous bénéficiez d’un temps de pause : un programme récréatif vous est offert par notre cher Directeur.
Sur ces mots, l’écran de RAMA s’alluma et un logo arborant des couleurs vives et reprenant le symbole de la Fondation apparut. Son design semblait avoir été dessiné par un enfant. Une petite musique joyeuse s’ensuivit, avec un fondu au noir ; un présentateur souriant apparut, vêtu d’un costume aux couleurs vives et portant un chapeau haut de forme fait en ballons. L’image avait pour fond un décor fait de cartons peints représentant des gradins avec des enfants dessinés arborant de grands sourires, et l’éclairage était composé de lumière bleue et jaune mettant en avant le présentateur et son costume bariolé.
— Bonjour les enfants ! C’est votre ami Louis celui qui sourit, pour vous servir ! J’espère que vous avez bien travaillé aujourd’hui ! Car maintenant, c’est l’heure de… sourire ! Pour animer votre récréation, nous vous offrons un programme incluant un atelier créatif avec des invités.
Sur ces mots, le présentateur se déplaça sur la droite de l’écran tout en étant suivi par la caméra.
— Veuillez accueillir chaleureusement nos invités du jour !
Des applaudissements enregistrés se firent entendre, suivis d’une musique de fanfare et de quelques applaudissements de la part des invités. Ils étaient placés en ligne assis sur un banc, la majeure partie était des hommes déguisés en clowns grotesques. Ils étaient quatre.
— Laissez-moi donc vous les présenter sans plus tarder.
Le présentateur s’approcha du premier clown, qui était vêtu d’une chemise mal repassée jaune et d’une paire de bretelles à pois jaune, qui retenaient un pantalon vert trop large.
— Pouvez-vous vous présenter à nos jeunes spectateurs, très cher ?
— Mon nom est Roro Le Clown rigolo ! Et je suis un pro des blagues !
Il fit une grimace en tirant la langue à la caméra.
Léonard se moqua de sa grimace et applaudit sa prestation.
— Et bien, vous on peut dire que vous êtes un rigolo ! Nos invités n’ont qu’à bien se tenir.
Le présentateur s’approcha du second clown ; celui-ci arborait un maquillage raté qui caractérisait bien les clowns, et il portait un costume qui semblait être trop petit pour lui ; les boutons de sa chemise étaient sur le point de se découdre à chaque respiration qu’il faisait.
— Et vous mon brave, quel type de clown êtes-vous ?
Le second clown prit une grande inspiration et semblait se décomposer à l’idée de répondre à cette question.
— Je suis… hum, Gigi le clown, hum… charismatique ?
Le clown semblait montrer des signes d’hésitation à chaque mot qu’il prononçait.
— Quel charisme, en effet… (Le présentateur lança un regard hors caméra.) Bien, personnage suivant !
Il se dirigea vers le troisième clown ; celui-ci portait des vêtements avec différentes variantes de couleurs orangées. Et voici le clown du spectacle, si je puis me permettre le terme, je vous présente Dédé !
— Oui, répondit Dédé, ne saluant même pas les spectateurs.
Le présentateur se mit de dos à la caméra et s’approcha du visage de Dédé, il y eut un moment de silence, mais aucun mot ne put être audible pour le public. Lorsque Louis se retourna vers la caméra tout sourire, on aurait dit que la scène d’avant ne s'était jamais produite.
— Dites-moi, mes amis, qu’allez-vous faire de beau pour nos chers spectateurs ? commença Louis, sans même présenter le quatrième clown. Oh, je sais ! Vous allez apprendre quelques tours aux enfants qui nous regardent !
Léonard ne put s’empêcher de fixer le quatrième clown, n'écoutant même plus le présentateur. La caméra restait en plan fixe montrant le présentateur et ses invités, avec le quatrième clown dans le coin. Celui-ci était placé de manière à être dans l’ombre ; malgré cela, son accoutrement restait assez visible et tranchait avec les autres clowns. Il possédait un costume bicolore, de vert et de bleu, son maquillage ainsi que son nœud tranchaient avec ses couleurs froides de par un blanc pur et un rose vif. Il semblait calme et silencieux, mais arborait constamment un sourire. Léonard ne pouvait s’empêcher de fixer ce clown malgré les interactions burlesques entre le présentateur et ses autres invités.
— Jeune Maître, votre temps de récréation est terminé. Veuillez sortir votre livre d’histoire, le cours débutera dans 5 minutes.
La voix froide de RAMA surprit Léonard qui continuait de fixer la partie de l’écran où se situait le quatrième clown. L’émission se coupa brusquement laissant place à un tableau récapitulant les cours et les activités du jeune garçon. Celui-ci se frotta plusieurs fois les yeux, il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il s’était passé, il se posait des questions sur ce quatrième invité mystérieux et se demandait s’il était le seul à avoir remarqué sa présence. Aucun des invités ni même le présentateur n’avaient fait attention à lui, c’était comme s’il était peint dans le décor et que tout était normal. Les questions se bousculaient dans la tête de Léonard et il développa une volonté de découvrir la suite du programme. Il était impatient d’avoir sa prochaine pause et ne put s'empêcher de trépigner d'impatience de voir la prochaine émission.
— Jeune Maître, la leçon d’histoire va commencer. Veuillez reprendre le chapitre quatorze sur l'industrialisation de l’atome par nos Pères Fondateurs.
— J’ai tellement hâte que nous fassions des missions, imaginez, demain on doit escorter un Keter…
Cela faisait plus de deux heures qu’il déblatérait des inepties sans nom. Grâce à cela, l’Agent Martin eut une nouvelle compétence à mettre sur son Curriculum Vitae : la patience. Il fallait un sang-froid cosmique pour vivre aux côtés d'un tel personnage. Il venait à peine de se rendre compte d’une chose : malgré tout ce que cet individu avait dit, il ne s’était même pas présenté, à moins que cette information se soit perdue pendant le nombre ahurissant de fois où il avait cessé d’écouter. L’Agent Martin s’arrêta net, avant de pivoter de quelques degrés afin de faire face à son “équipier”.
— Monsieur Martin, il y a un problème ? demanda l’équipier en voyant l’arrêt brutal de son supérieur.
— C’est quoi ton nom ?
— Oh, excusez-moi, Monsieur, j’étais tellement excité pour mon premier jour que j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Sébastien Le Grand.
— Sébastien… soupira Jean-Edouard. Ferme-la.
Il reprit la patrouille, dépassant Sébastien qui ne bougeait pas, sûrement choqué de la réaction de son supérieur. Sa cadence de marche ne faiblit pas, il ne supportait plus de rester avec un admirateur qui lui rabâchait sans cesse toutes ses réussites en tant qu’agent, il se fichait de ne pas avoir respecté le code de mentorat imposé par la direction, il se fichait aussi que son action soit rapportée au Directeur. Il se stoppa net face à cette dernière pensée : Quelles seront les conséquences de cet acte sur la relation avec ma femme ? Et si ce con de Directeur utilisait cet abus pour faire encore plus pression sur ma femme ? Il va sûrement utiliser ça pour encore plus profiter de cette situation. Cette idée lui fit avoir un haut-le-cœur, il ne pouvait pas se permettre de mettre Brigitte dans une telle situation. Il émit un soupir et resta planté quelques minutes sans rien faire, puis, d’un pas lourd, retourna chercher la nouvelle recrue.
Il fit quelques pas, cherchant mentalement comment expliquer à la nouvelle recrue qu’il était sincèrement désolé d’avoir réagi comme cela. Cependant, il fallait faire comprendre à celui-ci que chacun avait ses habitudes et qu'elles ne devaient être dérangées sous aucun prétexte, afin de continuer dans un semblant de vivre ensemble. Au bout d’une dizaine de pas, il arriva face à son équipier, ravala sa fierté, et prit une grande inspiration.
— Sébastien ? fit Jean-Edouard.
La nouvelle recrue le scruta attentivement avec une grande appréhension, se préparant à recevoir un nouveau blâme de son supérieur.
— Je… je suis désolé d’avoir agi comme ça.
Le jeune agent continua de le regarder en silence, la surprise remplaçant la méfiance et la peur.
— Je sais qu’en tant que vétéran, je n’ai pas assuré pour t’accueillir comme le protocole l’exige.
Un silence pesant s’installa, malgré la bonne volonté de l’Agent Martin de briser la glace, la jeune recrue resta silencieuse.
— Tu comptes rester silencieux encore longtemps ?
L’Agent Sébastien sursauta face à ce changement de ton venant de son supérieur, et commença à bégayer afin de répondre.
— Je… j-j’accepte vos excuses ! Je veux dire, je suis désolé d’avoir envahi votre espace vital ! Pardon, je voulais dire, votre- oh ! Désolé ! Je continue encore à m’étaler…
L’agent Martin soupira puis émit un rire fatigué face à l'avalanche d'excuses venant de son nouveau collègue. Sébastien, surpris de cette réaction, ne put s’empêcher de rire de la situation ; tous deux rirent de leur incapacité à communiquer l’un envers l’autre. La journée n’allait pas être si terrible, finalement…
Le jeune Léonard ne pouvait s’empêcher de soupirer et de faire la moue. Toute la journée, il avait attendu de revoir cet étrange clown. À chaque pause que RAMA lui imposait, l’enfant accueillait joyeusement l’émission prévue pour lui et scrutait chaque recoin de l’écran pour essayer d'apercevoir son ami le clown. Mais rien. Aucune apparition du clown, l’émission se déroulait sans son ami coloré au nez rose. La tristesse se lisait sur son visage et sa déception grandissait à chaque émission que diffusait RAMA pendant ses récréations.
— Jeune Maître, nous en avons fini pour aujourd’hui. Je vous demanderai de bien vouloir débarrasser la table de vos affaires afin que je puisse préparer le repas.
L’enfant leva à peine la tête face à cette demande et rangea mollement ses affaires. Lorsqu’il eut fini de les mettre dans son sac, traînant des pieds pour rejoindre sa chambre, il s’arrêta cependant vers l’encadrement de sa porte et se tourna vers RAMA.
— RAMA ?
Le robot s’arrêta en pleine préparation, tenant en parfait équilibre malgré le fait qu’il soit légèrement incliné afin de sortir les assiettes.
— Oui, Jeune Maître ? toujours d’une froide et grésillante.
— Est-ce que l’émission remontrera les clowns ?
Un petit silence s’imposa, ce qui était une première pour un robot aussi intelligent que RAMA qui pouvait répondre instantanément.
— Je suis désolée Jeune Maître, je ne peux répondre à cette question, je ne suis pas celle qui choisit les épisodes de l’émission.
— Oh… fit Léonard, reprenant le chemin vers sa chambre. Sa tristesse n’en fut que plus grande après cette révélation.
Pourquoi je pense que ce clown est mon ami ? Parce qu'on est tous les deux ignorés par ceux qui sont autour ? Le jeune garçon ne voulait pas se prendre la tête sur ce sujet, ce clown avait rajouté une étincelle de vie dans son quotidien, pour lui c’était comme un jeu, un jeu qu’on lui adressait à lui seul. Il se sentait enfin important.
La porte d’entrée s’ouvrit et Madame Martin entra d’un pas lent chez elle. Lorsqu’elle referma la porte, elle colla son front contre celle-ci et ferma les yeux en émettant un soupir. Elle resta quelques secondes dans cette position avant que le jeune Léonard ne s’élance dans ses jambes pour l’accueillir.
— Maman ! Maman ! Tu vas pas croire ce qui s’est passé aujourd’hui, je me suis fait un nouvel ami ! s’exclama-t-il, sautant presque de joie aux pieds de sa mère.
La mère de Léonard émit un soupir plus fort que le précédent, les traits de son visage reflétaient sa fatigue et sa lassitude.
— Oui, oui mon chéri, c’est bien, maman a besoin de s’asseoir quelques minutes. Tu pourras lui en parler après si tu-
— C’était une émission remplie de clowns ! Il y avait le présentateur qui les présentait, mais il avait oublié d’en présenter un ! Et personne ne semblait le remarquer et là après, il-
— Léonard… s’il te plaît… maman a eu une dure journée, est-ce que tu peux aller jouer dans ta chambre le temps que le dîner soit prêt ?
La voix de Madame Martin semblait presque s’éteindre à chaque mot qu’elle prononçait, son regard ne reflétait aucune étincelle de vie, comparé à celui du jeune Léonard, qui brillait d’excitation à l’idée de partager sa nouvelle rencontre avec ses parents.
L’étincelle de joie du jeune chérubin s’éteignit aussitôt à la suite de cette phrase, et d’une voix monotone il lui répondit : “Oui, maman,” avant de rejoindre sa chambre en traînant des pieds.
Léonard savait qu’il était impossible de parler à sa mère de son quotidien, ni pendant la semaine car son travail lui prenait toute son énergie, ni le week-end car elle passait ses journées à se remettre de sa semaine. Léonard ne se souvenait plus de la dernière fois que lui et ses parents avaient passé du temps ensemble, à jouer à des jeux de société autour d’une table, à parler vacances et à partager des idées n’ayant aucun sens pour rire. Le dernier souvenir qui lui vint était celui où lui et ses parents étaient partis pique-niquer dans un parc avec les autres parents et enfants de la classe de Léonard ; ce jour-là Léonard s’était ouvert le genou après avoir gagné avec son père au football contre Thomas et le sien. C’était il y a un an, quand sa mère n’était pas encore devenue la secrétaire du Directeur.
En y repensant, c’était aussi après cela que ses parents avaient commencé à l’ignorer et à s’éloigner l’un de l’autre. Beaucoup de disputes se produisaient lorsqu’ils rentraient de leur travail mais ils arrivaient toujours à se réconcilier le lendemain et reprendre leur quotidien. Léonard se demandait souvent si un jour ils allaient “se séparer” ; ce terme l'effrayait. C’était son ami Thomas qui lui avait expliqué ce mot à la suite du transfert de Lucie : celle-ci avait dû changer d’école car sa mère avait obtenu sa garde et avait décidé de changer de Site. Cette décision avait fait beaucoup de bruit et était vraiment mal vue par une grande partie des adultes. Après ça, il n'avait plus jamais eu de nouvelle de son amie. Est-ce que moi aussi, je devrai choisir entre Maman et Papa ? Est-ce que je devrai changer de Site ? Est-ce que j'arriverai à supporter le jugement des autres sur cette situation ?
La porte d’entrée s’ouvrit une deuxième fois. Monsieur Martin venait de terminer son service plus tôt que d’habitude ; il ferma la porte d’un simple coup de talon avant de jeter sa veste sur la chaise de la cuisine. Le petit Léonard accourut auprès de son père pour qu’il le prenne dans ses bras, mais celui-ci se contenta seulement de lui ébouriffer les cheveux.
— Pas ce soir mon grand, papa a eu une journée… difficile, fit-il alors qu’il s’affalait sur la chaise en face de celle de sa femme.
Le jeune garçon regarda son père d’un air triste. Lui aussi ne voulait pas partager un instant avec lui… il avait l’impression de vivre avec des étrangers. Où sont partis mes parents ? Il ne supportait plus cette situation, déjà qu’il ne pouvait pas voir ses amis à cause de cette maudite pandémie, ses parents l’ignoraient et rentraient bougons de leur travail. Il fallait que ça change. Mais comment ?
Perdu dans ses pensées, Léonard se rendit dans sa chambre, mais il entendit des cris venant de la cuisine, ce qui attira son attention.
— T’en as pas marre de te laisser marcher dessus comme ça ? À une époque, tu lui aurais botté facilement le cul sans scrupule, émit Jean-Edouard.
— Parce que tu crois que c’est facile pour moi ?! Merci pour le soutien ! Je te rappelle que c’était pour t’aider à monter en grade, “Monsieur L’Étoilé” ! objecta Brigitte en se mordant la lèvre inférieure, afin d’éviter d’éclater en sanglots.
— Je te ferais dire que je n’en voulais pas de cette maudite décoration ! Mais je l’ai fait pour que notre fils soit fier de ses parents !
— “Pour que notre fils soit fier” ? Notre fils ?! Tu oses l’utiliser comme excuse pour flatter ton égo, alors que tu as accepté cette médaille !
— Tu ne sais rien d-
— Madame, Monsieur Martin, le dîner est prêt, fit RAMA ; comme à son habitude, le robot ne montrait aucun signe de perturbation face à cette scène.
Tous deux s’affalèrent sur leur siège, exténués de leur journée et de leur dispute. Madame Martin jeta un rapide coup d'œil vers la chambre du jeune Léonard quand son regard croisa le sien. Léonard resta silencieux face à ce qu’il venait de se produire. Ne quittant pas sa mère du regard, il attendait qu’elle lui dise quelque chose, qu’elle le rassure, mais à la place, celle-ci détourna le regard en baissant la tête avant de lui demander de venir manger.
Léonard sortit de sa chambre dans un silence lourd. Malgré le fait que les cris se soient arrêtés, une ambiance électrique emplissait la pièce. Le dîner se fit sans échange, seul le bruit des couverts et du système de RAMA se faisant entendre.
Lorsque le dîner prit fin, Madame Martin demanda à RAMA de faire la vaisselle, à la grande surprise de toute la famille : le rituel du soir était que les parents restaient dans la cuisine pour discuter calmement alors que le jeune Léonard jouait dans le salon. Mais pas ce soir-là, elle n’était pas d’humeur à rester dans cette routine.
— Très bien Madame, fit RAMA.
Monsieur Martin fixa sa femme du regard, les yeux écarquillés de surprise et de colère. Peut-être que cet acte était une défiance de la part de Madame Martin.
— Je suis désolée mais ce soir j’ai encore du travail, et j’ai besoin de calme, émit Brigitte, accentuant sur le mot "calme" tout en fixant son mari.
— Bah voyons, tu penses que je ne suis pas aussi débordé à mon travail ? Qu’il s’arrête dès que je passe le pas de cette porte ?! Avoue que ça te plaît d’être sous les ordres de ce pervers narcissique ! hurla Monsieur Martin en se levant brusquement de sa chaise.
— Tu sais très bien que mon poste me prend beaucoup trop de temps et que je ne peux pas tout rattraper au bureau ! Il faut que j’équilibre avec le temps que je passe à la maison ! Et arrête de faire une fixette sur ça, tu avais dit oui, Jean-Edouard ! Tu avais dit OUI !
— Je l’ai fait car je savais que tu m’en voudrais si je te disais refuser une telle promotion ! Tu voulais te sentir fière, eh bien, voilà où tu en es ! pointa Monsieur Martin.
Le jeune Léonard resta figé face à cette scène, et commença à penser que sa camarade Lucie avait sûrement dû vivre la même chose, et il savait que le résultat final n’était pas plaisant.
— J’en ai assez ! Si tu veux en parler, fais-le, mais dans la chambre ! Je refuse que Léonard assiste à la dépravation de son “héros” de père !
Monsieur Martin n’eut pas le temps de répliquer à cette provocation que sa femme lui tourna le dos, et alla comme une furie dans leur chambre en claquant violemment la porte. Il commença à la rejoindre en marmonnant des mots inintelligibles, avant de s’arrêter et de se tourner vers son fils : celui-ci était comme figé dans le temps, son regard était vide, aucune émotion ne s’en dégageait et son teint était devenu légèrement pâle. Il voulut lui dire quelque chose pour le rassurer mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Il continua donc jusqu’à la chambre parentale avant de fermer la porte derrière lui. Et les disputes repartirent ; seuls des échanges brûlants étouffés par les cloisons épaisses se faisaient entendre.
Léonard resta seul, assis sur sa chaise, en compagnie de RAMA qui s’occupait de faire la vaisselle dans des gestes pré-calculés et précis.
— Qu’est-ce que je vais devenir… souffla Léonard.
Sa plus grande peur arrivait, ses parents allaient se séparer et il allait sûrement devoir quitter le Site, tout comme Lucie.
— Il y a toujours une solution à chaque problème, jeune homme, fit une voix inconnue.
Léonard fut tiré de ses pensées. Qui avait parlé ? RAMA ? Impossible…
— Allons, ne sois pas surpris, nous sommes amis, pas vrai ?
Le jeune homme se tourna vers RAMA, celle-ci s’était arrêtée de faire la vaisselle et semblait figée, son écran affichait de la neige en continu. Est-ce que j'ai imaginé ça ?
— Approche mon ami, n’aie pas peur, ton copain Pompon va t’aider à faire en sorte que tes parents t’aiment à nouveau.
— Mon… ami Pompon ? bégaya Léonard.
RAMA se tourna de manière nonchalante vers le jeune garçon, seul son buste bougea alors que ses bras se contentaient de rester le long du corps. L’écran commença à grésiller, passant des bribes de cours d’histoire à ceux de l’émission pour enfants pendant quelques secondes avant de rester figé sur un écran noir. Léonard approcha son visage plus près de l’écran, quelque chose clochait et le fascinait à la fois. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’une silhouette familière à peine visible apparut. Malgré le fond noir de la scène, un léger rayon de lumière bleue dessinait les contours d’un homme. Il portait un costume farfelu et avait une chevelure frisée, un nez beaucoup trop rond surplombait son visage. C’était lui : le fameux clown de l’émission, celui que Léonard admirait tant, il lui parlait enfin !
— Tu es revenu ! Et tu parles, je suis tellement content de savoir que tu ne venais pas de mon imagination ! Léonard sautait de joie et ne put s’empêcher d’enlacer l’écran.
— Tu n’es pas le seul à vivre cette situation, mon petit bonhomme ! Tous tes camarades vivent des situations similaires et tu les retrouveras bientôt, je te le promets !
La silhouette du clown prenait différentes postures rocambolesques à chaque mot. Le petit Léonard émit un rire, imaginer retrouver ses camarades après tout ce temps lui mettait du baume au cœur.
— Ma solution miracle pour tout arranger est très simple, mais il est primordial de t’apprendre le b-a ba pour vivre dans la bonne humeur ! dit Pompon en faisant des grands gestes en cercle avec ses bras.
— Vraiment ? Tu peux m’apprendre à faire ça ?! T’es trop fort !
— Bien sûr que je le peux ! Et tu verras, tu en sauras tout autant que moi ! Et ensemble nous allons faire en sorte de rendre le monde meilleur ! Tu seras un véritable héros mon petit Léonard ! fit Pompon en pointant du doigt l’écran.
Le jeune garçon ne put s’empêcher de sourire : lui, un héros aidant à rendre le monde meilleur. Il commença à s’imaginer entouré de ses camarades l’applaudissant pour avoir réglé tous leurs problèmes ; chacun l’encouragerait et le remercierait pour tout ce qu’il avait fait ; il pouvait apercevoir au loin ses parents main dans la main, le saluant avec un regard rempli de fierté. Oui, il ferait tout pour être un héros et pour que son ami soit fier de lui.
— Alors mon ami, es-tu partant pour rendre le monde meilleur ?
— Oui, mon ami ! fit Léonard en le saluant comme un soldat.
— Bien ! On se revoit dans les meilleurs délais…
L’écran s'éteignit sur ces derniers mots et le système de RAMA commença à effectuer un redémarrage. Le réacteur nucléaire miniature de celle-ci vrombit doucement, berçant la pièce de sa majestueuse mélodie. Le robot débuta un balisage de la pièce et commença à afficher les dernières actions qu’il avait effectué dans la journée, chacune était suivie d’une petite croix jusqu’à : “faire la vaisselle - ordre donné par Madame Martin”. L’automate reprit alors sa place initiale avant de reprendre la même pose qu’avant l’apparition de Pompon, puis se remit à faire machinalement les mêmes mouvements.
Le jeune garçon ne pouvait croire ce qui venait de se passer, il avait réussi à communiquer avec son idole ; qui plus est, il avait réussi à devenir ami avec, et il lui avait confié une mission, une mission qu’il comptait bien réussir.
Léonard fut tiré de ses pensées lorsque la porte de la chambre parentale s’ouvrit avec fracas, laissant apparaître son père qui semblait bien énervé. Chaque pas qu’il faisait résonnait dans l’appartement. Il stoppa net lorsque son regard croisa celui de son fils.
— Qu’est-ce que tu fais encore debout, toi ? T’as pas cours demain ? grogna-t-il.
Ses yeux auraient pu tirer des éclairs tant la haine s'était emparée de son cœur.
L’enfant resta silencieux, il savait que lui répondre ne ferait qu’empirer la situation. Il observa son père dont le visage montrait sa fatigue et sa rancœur envers sa femme. Il va encore dormir dans le salon… Léonard s’exécuta et partit rejoindre sa chambre d’un pas rapide et dans le silence. Demain serait le début d’une nouvelle vie. Il ferma la porte avec un petit sourire.
Lorsque le jour commença à se lever, Brigitte eut du mal à se réveiller, malgré la sonnerie insupportable de son réveil. Elle savait qu’affronter son mari par rapport à ce qu’il s’était passé la veille serait difficile. Et c’est reparti pour faire comme si rien ne s’était passé. Elle avait l’habitude, jouer le rôle de la mère parfaite et faire table rase de chaque dispute. Je ne peux plus supporter ce petit jeu. Elle s’assit sur son lit en se frottant les yeux, et semblait attendre qu’une force supérieure lui confie la volonté de faire face à cette journée. Ressaisis-toi ma grande, ce ne sont pas ces hommes qui vont te briser, tu vaux mieux que ça. Elle se claqua les joues afin de se sortir de ses pensées sombres et sortit de son lit avec une motivation ravivée. En à peine quelques minutes, elle s’était lavée et préparée, puis s’avança vers la porte. Elle passa quelques secondes à regarder la poignée, puis prit une grande inspiration avant de tourner celle-ci.
Arrivant dans le salon, elle remarqua les draps et couvertures en vrac sur le canapé; lorsqu’elle leva la tête, elle remarqua son mari assis à la table à manger en train de boire son premier café.
— Bonjour, fit-il d’une voix monotone, sans même la regarder.
— Bonjour, répondit-elle dans le même ton.
C’était devenu leur rituel du matin, ils s’adressaient à peine la parole après une dispute. Léonard n’était pas encore levé, cela leur laissait le temps d’une heure pour se préparer à reprendre leur rôle de parent modèle devant lui.
— À propos d’hier soir… commença-t-il.
— Tu n’as pas besoin d’en rajouter plus, je sais très bien que tu n’apprécies pas mon nouveau poste, ni mes nouvelles responsabilités, alors s’il te plaît n’en rajoute pas. Et faisons comme d’habitude en reprenant notre rôle de “bons parents”, demanda-t-elle d’une voix froide.
— Ce n’est pas ça le problème, c’est… ce con de Cochard !
— Tu veux bien te calmer, notre fils dort encore je te signale, et la discussion est close, tu sais très bien que ma place ne m’autorise pas à tenir tête au Directeur… qu’importe ses actes.
Un lourd silence s’installa. Serait-ce la fin ? Ce poste est en train de tuer notre relation. Elle avait déjà pensé au divorce, la première dispute avait été si violente qu'elle avait impacté leur couple sur le long terme. Brigitte ne pouvait plus supporter cette situation, et son mari non plus d'ailleurs ; ce n’était qu’une question de semaines avant qu’ils arrivent à la limite du supportable.
La porte de la chambre du jeune Léonard s’ouvrit lentement. Il avait les cheveux ébouriffés et n’arrêtait pas de bâiller en se frottant les yeux. Il n’a pas dormi de la nuit ? De toute façon je n’ai pas le temps de lui faire la morale, mon énergie doit se concentrer sur mon travail. Elle jeta un bref coup d'œil vers son mari pour voir s’il allait réagir face à l’état de leur enfant, mais il n'eut aucune réaction et se contenta de boire son café, ce qui fit lever les yeux de Brigitte au ciel.
RAMA commença à préparer le petit déjeuner tandis que la famille déjeunait dans un silence pesant. L’ambiance était encore plus morose que d’habitude, Brigitte ne put s’empêcher de penser qu’elle assistait à l’effondrement de sa famille. Elle ressentit un frisson à travers tout son corps rien qu’à cette idée.
— Madame, voulez-vous un autre café ? demanda RAMA de sa voix robotique et grésillante.
Madame Martin refusa l’offre en faisant un geste de la main, et regarda l’horloge de la cuisine. Elle avait encore une dizaine de minutes devant elle avant de partir pour le travail. Cependant, elle n’avait pas le goût et la force de faire le trajet avec son mari ; elle se fichait des commérages que cela pourrait provoquer, elle voulait montrer que son poste était plus important que tout et qu’elle avait mérité sa promotion.
Brigitte se leva de sa chaise, et, gardant le silence, s’approcha de la porte d’entrée avant de regarder sa famille qui la scrutait avec surprise et incompréhension.
— Je suis désolée, mais j'ai du travail qui m’attend, fit-elle en passant la porte et en la refermant derrière elle.
C’était d’un pas décidé qu’elle allait montrer à toutes et à tous qu’elle n’avait besoin du soutien de personne pour faire son travail correctement.
Léonard restait bouche bée devant ce qu’il venait de se passer, c’était la première fois que sa mère partait sans son père pour se rendre au travail. Est-ce vraiment arrivé ? Il faut dire qu’il n’avait pas dormi de la nuit, il n’avait pas arrêté de penser à la manière dont Pompon l’avait encouragé, et surtout au plan qu’il allait lui présenter pour l’aider dans sa quête de rendre le Monde meilleur.
— Non, mais je rêve ?! Comment ose-t-elle me faire ça ? Elle a pensé à l’image qu’elle va me donner cette-
Le père de Léonard se figea avant de finir sa phrase.
Il ne remarqua qu’au dernier moment que son fils était encore présent. Il se retint de lâcher un juron avant de se diriger vers la porte d’entrée, de l’ouvrir avec fracas et de la refermer d’un mouvement sec. Le jeune garçon resta seul assis sur sa chaise. Il n’arrivait pas à réaliser ce qu’il venait de se passer, ses parents étaient réellement sur le point de se séparer et cela l'effrayait. Je ne dois pas me décourager, c’est aujourd’hui que le plan commence.
Sans la présence de son père, il n’y avait plus que RAMA et lui, alors Pompon ne devrait plus tarder à faire son apparition. Léonard fixait l’automate avec un regard rempli d’impatience ; cependant, le robot n’en fit rien et se contentait de continuer à débarrasser la table. Ça ne devrait plus tarder… enfin je l’espère. Léonard trépignait d’impatience sur sa chaise, il n’avait pas touché à son petit-déjeuner.
— Jeune Maître, votre cours de français va commencer dans cinq minutes, émit RAMA.
Le petit garçon soupira, il pensait que son ami allait prendre la parole, mais finalement, son quotidien recommençait de plus belle. Il alla chercher son sac de cours en traînant des pieds. Lorsqu’il revint à la table de la salle à manger, RAMA finissait de nettoyer celle-ci, puis se mit en position pour présenter le cours. L’écran afficha un compte à rebours, avec les tables des matières de français. Léonard soupirait à l’idée de devoir faire cours, il était si impatient de participer enfin à un projet important…
— Bien, Jeune Maître, nous allons reprendre le cours sur le chapitre six, veuillez ouvrir votre manuel page hu- la voix de RAMA se figea.
Léonard interrompit son action tout comme le robot. Il scruta RAMA pendant quelques secondes avant de regarder son écran. De la neige remplaça le contenu du cours de français. Le jeune garçon tourna sa chaise de manière à être pile en face de l’écran afin de ne rater aucune image de ce qui allait être diffusé. L’image commença à se distordre et une petite musique joyeuse se fit entendre. Cependant, les notes semblaient être distordues. Lorsqu’un fond noir apparut, Léonard reconnut le décor de l’émission qu’il avait l’habitude de regarder lors de chaque pause. Au lieu du présentateur habituel de l’émission, ce fut un autre visage familier qui prit place.
— Bonjour les amis ! C’est votre ami Pompon qui vous accueille avec le sourire, fit-il en étirant sa bouche afin de former une grimace joyeuse.
Léonard sauta de joie ; son ami avait tenu sa promesse.
— Êtes-vous prêt à entendre mon super plan ? demanda Pompon en plaçant sa main droite derrière son oreille.
— Ouiii ! répondit Léonard en sautillant sur place.
Le clown captivait toute son attention ; comme envoûté par chacun de ses mots, il écoutait attentivement chaque consigne et semblait boire chacune de ses paroles.
Brigitte marchait d’un pas rapide et déterminé, ignorant promptement les regards de ses collègues qui la jugeaient : “Mais où est son mari ?” put entendre Madame Martin alors qu’elle passait devant un groupe de femmes. “On aura tout vu, maintenant elle sort sans son mari, cette promotion cachait bien quelque chose…” murmura un homme en ricanant. Ignore-les, ils ne savent rien de ce que tu as dû endurer pour arriver jusqu’ici, laisse-les dans leur bêtise. Madame Martin était presque arrivée au poste de contrôle quand elle entendit son nom hurlé à pleins poumons par un homme.
C’était son mari.
— C…comment oses-tu me faire ça ? demanda-t-il haletant, chaque mot qu’il essayait de prononcer lui prenant toute son énergie.
Malgré son entraînement d’agent, Monsieur Martin ne s’attendait pas à voir sa femme marcher aussi vite avec des talons ; de plus, son chemin avait été semé d’embûches car il avait dû esquiver chacun de ses collègues sur la route, il dégoulinait de transpiration et ses vêtements étaient débraillés. Vu l’odeur qu’il dégage, il a dû dormir avec ses vêtements de la veille, grimaça Brigitte.
— Je suis désolée d’avoir blessé ton égo par rapport à ça, mais j’ai du boulot qui m’attend et vu que tu m’as empêché de le faire hier soir, je suis obligée de venir plus tôt pour le finir, expliqua Madame Martin avec un ton méprisant.
— Ne sors pas ce genre de conneries avec moi… lui répondit-il en intériorisant sa colère. Je sais très bien que tu ne me supportes plus et que tu voulais montrer à tout le monde ton “indépendance”.
— Évite de partir sur ce genre de sujet, surtout quand il y a du monde autour de nous ! Tu veux encore que je reste pour faire des heures supplémentaires afin de rehausser l’image qu'ont les autres de nous ?! hurla-t-elle.
Un long silence s’installa, la foule autour d’eux les regardait avec dédain et des ricanements se faisaient entendre.
— Maintenant si tu veux bien m’excuser, je vais tenter de maintenir le peu de respect qu’ont les autres pour nous en allant à mon poste, sans que tu m’accompagnes.
Sur ces mots, elle se tourna d’un geste élégant, laissant son mari seul avec les regards accusateurs de ses collègues.
Elle sortit sa carte de membre, mais réalisa au dernier moment qu’elle tendait celle du Directeur. D’un mouvement rapide et discret, elle la substitua avec la sienne avant que l’automate n’ait eu le temps de l’analyser. C’était moins une, je ne veux pas me ridiculiser davantage. Madame Martin avait réussi à établir un lien de confiance avec le Directeur, malgré ses remarques salaces et son agissement déplorable, elle lui avait prouvé son dur labeur et sa loyauté envers la Fondation. Le Directeur lui confiait des tâches difficiles afin de voir jusqu’où étaient ses limites, mais elle réussissait toujours avec élégance à toutes les effectuer dans la journée. Cette adaptabilité lui avait valu plusieurs éloges de sa part (et aussi beaucoup de jalousie provenant de ses collègues) au point qu’il lui avait confié le double de sa carte, au cas où il oublierait la sienne, ce qui lui arrivait assez souvent.
Le bruit de validation de l’automate de sécurité la fit sortir de ses pensées. Elle se dirigea comme à l'accoutumée vers le hall d’entrée, où se trouvaient les ascenseurs pour les bureaux, avant de jeter un rapide coup d’œil derrière son épaule : elle vit le visage fermé de son mari lui lançant un regard noir. J’ai intérêt à demander à faire des heures supplémentaires, je n’ai vraiment pas envie de lui parler ce soir. Elle continua son chemin comme si de rien n'était, et prit l'ascenseur, seule.
Est-ce que j’ai bien fait de lui dire ce que je pensais ? J’aurais peut-être dû garder mon calme… Ses pensées la tourmentaient, elle ressentait la culpabilité lui serrer le ventre à chaque seconde, son mari allait sûrement recevoir des remarques vis-à-vis de leur scène de ménage étalée au grand public. Ça ne va pas s'arranger entre nous, pas vrai ? Un sourire triste se dessina son visage, elle était malheureuse depuis sa promotion et tout cela était dû à la jalousie que ce poste générait autour d’elle, mais elle l’avait accepté. C’était son choix, elle avait travaillé dur pour y arriver, elle voulait montrer à tous qu’une femme pouvait être à un poste à haute responsabilité. Il était temps de changer cette mentalité de vieux croulants de l’intérieur, et c’est ce que j’ai fait. La petite sonnerie retentit, les portes de l'ascenseur s’ouvrirent et le bruit des claviers et des téléphones qui sonnent se firent entendre. Elle eut un léger temps d’absence avant de se faire interpeller par une voix grave familière.
— Ah ! Ma chère Brigitte ! Heureux de vou- houlà, vous avez une mine horrible, va falloir vous refaire belle pour moi, sinon ça va pas aller… s'esclaffa-t-il en lui tapotant l’épaule.
— Je… veuillez m’excuser pour ma tenue, Monsieur le Directeur, je vais redoubler d'efforts à l’avenir, émit Brigitte d’une voix douce en joignant les mains.
Elle savait que c’était le meilleur moyen pour qu’il ne la sanctionne pas sur ça ; il aimait la voir comme une femme douce et docile.
— Bah, je vais passer l’éponge pour cette fois. Allez trésor, on a du boulot qui nous attend.
Il plaça son bras devant lui ; Madame Martin eut un moment d’hésitation, puis prit son bras et tous deux se dirigèrent vers son bureau.
— Avez-vous fini le “Dossier - 42 - A” ? demanda le Directeur en continuant d’écrire sur un dossier.
— Oui, monsieur, voulez-vous un café ? répondit Madame Martin en rangeant les dossiers approuvés par le Directeur.
— Volontiers, très chère, et faites-le bien serré, fit-il en faisant un clin d'œil.
Brigitte émit un petit rire forcé, elle ne devait jamais le laisser se ridiculiser en ne réagissant pas.
Le bureau du Directeur prenait la moitié de l’étage administratif, il surplombait le Site avec une rangée de baies vitrées, laissant une vue dégagée de celui-ci. La décoration intérieure était froide et composée d'un mélange de béton et de cuir. Le bureau imposant était situé au milieu, derrière lui se tenait une rangée de bibliothèques avec des dossiers et des tiroirs classifiés. Un petit coin pour se restaurer se situait vers la porte d’entrée, avec une machine à café ainsi qu’un distributeur encastré dans le mur. Le Directeur pouvait passer ses journées dans son bureau car il bénéficiait d’une salle de bain privative ainsi qu’une petite chambre. Il vivait littéralement dans la Fondation, lui arrivant rarement de devoir dormir hors de son bureau et n’étant pas marié, il n'avait donc aucune raison de devoir rentrer chez lui, d'autant plus qu'il croulait sous le travail et les dossiers à traiter.
C’était pour cette raison qu’il comptait sur l’assistance de Madame Martin, elle lui rappelait sans doute qu’il ne devait pas se tuer à la tâche en partageant son travail avec elle. Brigitte était pour lui sa femme à tout faire, elle lui rappelait certains détails pour des dossiers, ou lui proposait de faire une pause de temps en temps. Par la même occasion, elle prenait sur elle les cartes et les laissez-passer importants car il avait tendance à être tête en l’air à cause de l’accumulation de travail.
— Ah, très chère, j’aimerai votre avis pour ceci, commença-t-il en agitant un dossier. Nous devons commencer à refaire nos stocks de piles à fusion, mais j’hésite…
Madame Martin lui tendit la tasse de café qu’il avait demandé.
— Merci, très chère, reprit-il. Nous pouvons en racheter auprès de l’entreprise Zoé, qui nous fournit depuis des années, ou bien auprès de l’entreprise Tomatome qui propose des piles moins chères, mais j’ai peur de la qualité de l’uranium utilisé. Mais, si nous prenons celles de Tomatome, nous aurons plus de budget à allouer à la sécurité.
— Eh bien… commença-t-elle, tout en réfléchissant. Nous n’avons jamais assez de budget pour la sécurité, alors que cela devrait être notre priorité.
— Ah ! Je savais que je pouvais compter sur vous, ma petite Brigitte !
Bien que Madame Martin fût en froid avec son mari, elle ne pouvait laisser son jugement personnel influencer son travail. Bien sûr, il ne reconnaîtra jamais que c’est grâce à ce poste qu’il a pu obtenir cette augmentation, ingrat comme il est. Elle retourna tranquillement à son bureau, se concentrant sur ses dossiers.
Léonard fixa l’horloge de la cuisine, plus que trente minutes avant que l’un de ses parents ne soit rentré. Toute la journée, Pompon lui avait expliqué chaque étape de son plan miracle, et le jeune garçon avait mémorisé le planning de chaque action prévue par son ami. RAMA avait repris ses habitudes du soir et préparait le repas. Tout au long de la journée, elle avait diffusé le plan de Pompon et ne semblait pas avoir notifié un quelconque changement dans son programme.
La porte s’ouvrit dans un geste mou et des pas lourds se firent entendre. C’est sûrement papa, je dois faire en sorte que la soirée se passe bien, ce qui veut dire que je ne parlerai que quand on me le demandera, comme Pompon me l’a dit. Le père de Léonard rentra avec une mine horrible, le visage fatigué. Il laissa tomber sa veste et partit directement vers la salle de bain. Un râle se fit entendre et fut suivi d’un bruit de vêtement jeté sur le mur.
— RAMA, prépare-moi un whisky et amène-le-moi ! hurla Monsieur Martin, la voix remplie de colère et d’amertume.
Ils ont dû se disputer après que Papa ait rattrapé Maman… Léonard fixa RAMA pour observer sa réaction.
— Bien, Monsieur, fit le robot, s’arrêtant de couper les légumes pour le repas du soir.
Elle alla vers le buffet du salon pour sortir une bouteille d’alcool, avant d'en verser dans un verre qu’elle avait sorti du placard qui se trouvait au-dessus. RAMA se dirigea ensuite vers la salle de bain à une allure rapide et silencieuse, puis revint quelques secondes plus tard pour reprendre sa tâche initiale.
Pas de changement ou de comportement étrange. Pompon a raison, tout se passe bien. Il ne put s’empêcher de sourire.
C’était aux alentours de 22:00 que Madame Martin se décida à rentrer. Elle passa la porte comme à son habitude et remarqua que la veste de son mari était sur le porte-manteau. Elle émit un soupir puis rangea son manteau sur le côté opposé à celui-ci.
De sa chambre, Léonard regardait par sa porte entrouverte et observa en silence les faits et gestes de sa mère. Celle-ci demanda à RAMA de lui faire réchauffer le dîner, ce que l’automate fit sans broncher.
Après avoir mangé, Madame Martin se dirigea vers sa chambre en soupirant, et passa la porte de la chambre parentale. Léonard s’empressa de se rapprocher de celle-ci après que sa mère soit rentrée, et y colla son oreille pour entendre les bribes d’une autre dispute.
— T’as décidé de ne plus rentrer maintenant ? M’humilier devant les autres, ça t’a pas suffi ? demanda Monsieur Martin, vexé.
— Ne commence pas à me crier dessus alors que j’ai été débordée par mon travail, et sache que je reconnais avoir un peu surréagi devant les autres, souffla-t-elle.
— “Un peu surréagi” ?! As-tu la moindre idée de ce qui s’est passé après ça ?! Je me suis fait chambrer par tous les collègues et tout le monde dit qu’on va se séparer ! Tu te rends compte de la situation horrible dans laquelle tu me mets ?! Je dois rester un modèle, je te signale, je dois rester un homme marié et honoré !
Il tapa du poing sur le mur, ce qui surprit Léonard en faisant résonner la pièce ; fort heureusement ils n’avaient rien entendu.
— Ça va, n’en fais pas tout un drame, je te ferais dire que tu as une nouvelle recrue pour flatter ton égo !
Un long silence s’installa, puis Monsieur Martin rentra dans une rage noire.
— C’est toi ?! C’est TOI qui m’as mis avec cette recrue pot de colle et fanatique de ma carrière ?!
— Oui… soupira-t-elle. Je voulais te remonter le moral et j’ai remarqué le dossier de cette recrue, elle semblait jeune et cherchait un modèle. Je savais que tu avais besoin de reprendre confiance en toi afin que tu arrêtes de me rappeler que tu désapprouves ma promotion.
Monsieur Martin resta sans voix. Léonard se demandait bien de quoi ils parlaient.
— Je… je… bégaya-t-il, je ne sais pas quoi dire… mais je ne désapprouve pas t-
— Je t’en prie, Jean-Edouard, ne me mens pas. Tu te sens inférieur et ça te rend malade depuis que j’ai eu ce poste.
Monsieur Martin ne répondit pas, le silence reprit son droit dans la chambre et le simple cliquetis de la lampe de chevet se fit entendre.
Le jeune Léonard s’éloigna de la porte et contempla celle-ci en silence. Il fit quelques pas en arrière, avant de tourner sur lui-même pour faire face à la porte d’entrée. Il jeta un rapide coup d'œil à droite et à gauche puis rejoignit sa chambre à pas de loup. Tout va s’arranger, bientôt…
Monsieur Martin eut l’impression qu’on lui avait arraché le cœur, et le son du réveil fut terriblement douloureux à ses oreilles. Malgré le fait qu’il ressentait la présence de sa femme à ses côtés, il se sentait terriblement seul. Suis-je un monstre pour elle ? Est-ce que je suis LE responsable de notre rupture ? Le doute s’installa dans son esprit et il sentit une main se coller à la sienne, ce qui le tira de ses pensées.
— On ne peut pas continuer comme ça, Jean-Edouard… lui souffla sa femme.
— Je sais… lâcha-t-il, prenant sa main dans la sienne. Je suis désolé de t’avoir mis dans cette situation et de t’avoir fait vivre un enfer.
Un moment de flottement se fit sentir entre eux, comme si le temps s'était arrêté afin d’apprécier ce moment. Madame Martin retira doucement sa main de celle de son mari.
— Nous en reparlerons sérieusement ce soir, pour l’instant contentons-nous de faire bonne figure, finit-elle avec un sourire triste.
Ce petit jeu de “la famille parfaite” était en grande partie responsable de la fin de leur relation, mais ils n’avaient pas le choix, c’était la règle que leur dictait cette société. Qu’importe si tu es heureux : tant que tu souris, tu ne t’attiras pas d’ennuis. Cette phrase, il l'avait bien trop entendue de son père, il se rappelait que lui et sa mère ne s’étaient jamais séparés malgré leurs disputes. “Une famille parfaite” en apparence, mais brisée de l’intérieur.
Il s’assit sur son lit et regarda par la fenêtre, donnant vue sur un simple mur gris. Il attendit que sa femme finisse de se laver. Je ne serai jamais comme toi papa, je sauverai les meubles.
Lorsque le jeune Léonard sortit de sa chambre, il vit ses parents assis chacun à leur place respective autour de la table à manger. Ils semblaient avoir repris leurs habitudes et leur rythme de vie. Ce n’est qu’une façade. L’enfant prit place à cette table et attendit que RAMA lui serve son petit-déjeuner.
Finissant son bol de céréales, Léonard scrutait en silence ses parents qui avaient décidé de reprendre leur rôle de “couple”. Sa mère débarrassa la vaisselle tandis que son père finissait son café. Cependant, un élément vint perturber leur rituel : Monsieur Martin prit le blouson de sa femme et le lui tendit en ouvrant la porte. Léonard se demandait bien ce qu’il se passait entre eux. Ils semblaient reprendre leurs vieilles habitudes comme si de rien n'était. Toutefois, il n'eut pas le temps de trop se pencher sur la question, car ses parents avaient déjà passé le pas de la porte sans lui adresser un mot. Tout change maintenant. Léonard ne put s’empêcher d’avoir un grand sourire sur son visage alors que l’écran de RAMA affichait de la neige, coupée d’images de Pompon le clown souriant face à la caméra.
C’était comme avant, une routine qui reprenait place malgré ces deux derniers jours difficiles. Monsieur Martin marchait aux côtés de sa femme, il ne faisait pas attention aux murmures et aux regards interrogateurs de ses collègues. Tous deux marchaient à un rythme soutenu et parfait, comme à leur habitude. Il ne se souciait guère de ce qu’allaient penser les autres, par rapport à leur comportement récent. Il allait essayer de faire table rase de ce qu’il s’était passé et de montrer son soutien pour sa femme. Le divorce était impossible pour lui, et il savait que cela pourrait avoir un impact encore plus grand pour sa femme. Je dois faire des efforts, je ne peux pas laisser notre relation partir en cendres. Jean-Edouard se perdait dans ses doutes et ne faisait pas attention à ce qu’il y avait devant lui ; ce n’est que lorsqu’il percuta un collègue dans le dos qu’il sortit de son tourment et vit l'agglutination devant le poste de contrôle.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Madame Martin en prenant le bras de son mari.
— Je n’en ai aucune idée. Essayons de passer à travers cette marée humaine et de voir directement, répliqua-t-il.
Monsieur Martin prit la main de sa femme et lui fit signe de rester derrière lui. Il poussa les personnes lui bloquant le chemin tel un homme bélier, et ne faiblit pas devant la foule. Il continua jusqu'à atteindre le poste de contrôle et regarda par-dessus son épaule pour vérifier que sa femme allait bien ; elle se contenta de lever son pouce pour le rassurer.
Jean-Edouard vit Sébastien vers le poste de contrôle, tentant de calmer la foule en colère. Il décida de s’en approcher pour lui demander ce qu’il se passait. Son collègue le vit de loin et lui fit signe de venir vers lui, tout en souriant.
— Salut Séb’, tu peux me dire ce qu’il se passe ?
— Ah, bonjour Monsieur Martin ! Comme vous pouvez le voir, on a un problème de carte, et c’est, euh… comment dire, un GROS problème.
Jean-Edouard se contenta de lui jeter un regard interrogateur ; il fouilla dans la poche où il rangeait sa carte d’accès et la sortit. Il passa celle-ci devant le robot de surveillance qui émit un “bip” positif pour lui laisser l’accès au hall.
— Je ne comprends pas, la mienne marche. C’est quoi ce problème ?
— Eh bien c’est la carte, Monsieur. Beaucoup d'employés ne l’ont pas sur eux, dit l’Agent Sébastien un peu gêné. On… leur aurait volé leur carte, mais les alarmes et les caméras n’ont montré aucune intrusion, et l’accès au Site… leur est donc refusée.
Monsieur Martin se contenta de le fixer sans un mot. Des cartes volées ? Aucun signe d’intrusion ? Comment ? Il se tourna vers sa femme, qui s’approcha de lui. Elle n’avait pas raté une miette de leur conversation et commença à chercher sa carte d’accès, lorsque son visage pâlit en un battement de cil.
— Que se passe-t-il ma chérie ? demanda Jean-Edouard inquiet.
— Je… je n’ai plus la carte d’accès du Directeur, fit Brigitte d’une voix tremblante.
Un long silence s’installa malgré les cris des autres personnes en fond.
— Il est l’heure, mon ami. fit Pompon sur l’écran de RAMA.
Léonard savait ce qu’il devait faire. Il ne ressentait aucune crainte et avait confiance dans le plan de Pompon. Il prit son manteau et tourna la poignée de la porte. Il s’arrêta pour regarder Pompon, celui-ci affichait un large sourire, presque malsain. J’ai foi en ce plan. Il passa le pas de la porte.
En passant par le quartier Est, je dois aller rejoindre la petite place. Ses pas étaient rapides et furtifs, le jeune garçon bifurqua entre les habitations et priait pour qu’aucun adulte ne le voit, même si, selon le plan, ils étaient tous vers les postes de contrôle. Il ne pouvait s’empêcher de paniquer dès que la moindre ombre apparaissait dans son champ de vision.
Lorsqu’il passa la dernière habitation, haletant car il avait couru vers la fin, il fut surpris de voir un rassemblement important d'enfants. Ils étaient au moins une vingtaine, placés en rang face à une vue dégagée des postes de contrôle, où les adultes se trouvaient. Les quartiers d’habitation des membres de la Fondation se situaient en hauteur et éloignés du Site. De là, chaque place et district montrait une vue prenante sur l’étendue de celui-ci et ses limites.
Il s’aligna timidement pour rentrer dans le rang des autres enfants. Il put reconnaître parmi eux son ami Thomas, qui fixait l’horizon. Il s’approcha de lui discrètement et l'interpella :
— Hum, salut Thomas, ça faisait un moment. T-toi aussi t'es là pour le plan ? chuchota Léonard.
Son ami ne lui répondit pas sur le coup, puis cligna plusieurs fois des yeux comme s’il avait été mis sous hypnose, avant de se tourner vers lui avec un grand sourire.
— Ha ! Salut Léonard, bien sûr que je suis là pour le plan. Tout le monde l’est d’ailleurs ! fit-il avec excitation.
Il sautillait sur place en faisant des grands signes avec ses bras. Tous les autres enfants sautèrent en cœur et répétèrent “nous aussi, nous aussi !”. Léonard, surpris par cette réaction en chaîne, ne put s’empêcher de rejoindre le mouvement et de sauter en cœur avec eux. Il ressentait enfin de l’amour et de la joie, il était entouré de ses amis et savait qu’ensemble, ils allaient rendre le monde meilleur.
Un bruit résonna dans tout le Site, interrompant la petite fête des enfants. C’était les haut-parleurs qui indiquaient au personnel de s’éloigner des postes de contrôle et de rentrer chez eux, afin d’éviter un attroupement, et de permettre une investigation sur les vols de cartes. Léonard sentit son cœur résonner dans tout son corps, il savait que le grand jeu commençait et qu’il n’y avait aucun moyen de faire machine arrière.
Il regarda son ami Thomas, lui aussi savait ce qu’il devait faire. Son ami lui donna une tape dans le dos avec un grand sourire.
— Allez, c’est le moment de briller, Léonard ! Ne t’en fais pas, on est plus nombreux qu’il n’y paraît, on va tout faire pour que le plan marche !
Cette phrase le rassura. Il savait que leur chemin serait semé d'embûches, et par embûche, il pensait aux adultes qui ne comprendraient pas leur manière de penser. Ils faisaient cela pour le bien de tout le monde, il fallait repartir sur de bonnes bases.
— Comment ça, tu as perdu la carte du Directeur ?! fit Monsieur Martin.
Il essayait de se contenir pour ne pas attirer l’attention, mais son visage rouge et crispé le trahissait.
— Ne sois pas surpris, je t’ai plusieurs fois dit que la relation que j’ai avec lui se basait sur la confiance, et non sur… Brigitte semblait chercher ses mots et était encore prise par la panique d’avoir perdu la carte.
— Sur “ce que disent les ragots”, finit-elle en mimant des guillemets avec ses doigts.
— Pas au point d’avoir le double de sa carte ! Et puis, tu sais, les rumeurs et moi… Je n’y prête pas trop attention, répliqua-t-il en fuyant son regard.
Madame Martin le fixa d’un regard inquisiteur ; elle savait que c’était le contraire et que cela était la raison de leurs disputes. À cause de ces fameuses rumeurs, ses collègues la jugeaient sur tout et ne laissaient passer aucun défaut. Elle devait être parfaite. Bravo, Jean-Edouard, tu envenimes encore plus les choses. Ils restèrent un moment à se regarder sans rien faire, jusqu’à ce que les haut-parleurs se mettent à diffuser un message.
— Votre attention s’il vous plaît, après un signalement sur des vols de cartes de sécurité, il a été décidé que tout membre du personnel ayant été victime de ce larcin doit se rendre à son domicile afin d’éviter un rassemblement. Même si vous avez été vaccinés, vous devez éviter de vous agglutiner et de bloquer le passage pour le personnel ayant leur carte. Un message vous sera envoyé sur votre terminal personnel afin de vous interroger. Ceux qui ont encore leur carte sont priés d’aller travailler. Des informations sur la suite de l’investigation vous seront données dans les meilleurs délais. Ce message se répètera dans quinze minutes.
Les Martin échangèrent un regard discret à la suite de cette annonce. Tous deux commencèrent à se rendre à leur poste, quand Jean-Edouard s’arrêta en remarquant que son collègue ne les suivait pas.
— Je viens de recevoir un message, comme quoi j’ai été assigné à faire en sorte que le personnel respecte les consignes, fit Sébastien en montrant son terminal personnel portatif.
L’Agent Martin laissa son collègue, et rattrapa sa femme. Ils prirent tous deux le premier ascenseur. Les portes se refermèrent et Jean-Edouard put apercevoir son collègue qui tentait de retenir deux hommes voulant forcer le passage afin d'éviter qu'ils soient blessés.
Léonard et ses amis attendirent que l’homme blond ait repoussé la foule et qu’il se soit éloigné avant d’approcher du poste de contrôle et de présenter les cartes que tous avaient récupérées. Le robot de sécurité émit un bip positif, et les portes s’ouvrirent. De petits groupes se formèrent, et chacun d’entre eux se dirigea dans une direction différente. Pompon avait assigné un objectif à chacun d’entre eux, mais cela était différent pour Léonard. Il était le héros sur qui tout reposait, et il ne devait décevoir personne.
Seul, il prit les couloirs et les ascenseurs que Pompon lui avait préalablement indiqués. Chaque seconde était importante, lui avait-il expliqué, les adultes étaient réglés comme des horloges, ce qui lui permettait de ne pas se faire remarquer alors qu’il avançait. L’annonce avait grandement facilité les accès, en ayant considérablement réduit le nombre d’adultes dans l’enceinte du bâtiment. Celui-ci était bien plus grand que ce à quoi pensait Léonard. Comme l'avait expliqué Pompon, le Site s’enfonçait sous deux étages de sous-sol, et lui devrait se rendre encore plus profondément. L’endroit où il devait se rendre n’était pas un étage à proprement parler, lui avait-on expliqué, mais c'était l’un des endroits les plus importants de tout le Site.
Plus il avançait, moins il y avait d’adultes, mais ceux-ci étaient plus vigilants. Heureusement, le plan de Pompon avait été préparé à la seconde près, peut-être même mieux réglé que les horloges de l’entreprise.
Cela lui arrivait de passer devant des panneaux avec des choses écrites dessus qu’il ne comprenait pas, mais Pompon lui avait dit de ne pas faire attention et que ce qu’il devait faire était plus important que cela. Et il avait raison.
L’Agent Martin avait d’ores et déjà entamé sa patrouille, entouré de collègues, lorsque sa radio crépita.
— On a trouvé une partie des voleurs au point B6, souffla la voix à travers la radio. Envoyez un détachement aux quartiers d’habitation, recensez toute disparition afin d’établir une liste.
— Précision de la nature des voleurs ? demanda une autre voix à travers la radio.
— Hum… eh ben… et puis merde ! commença à grogner la première voix. Ce sont vos putains de mômes, d’ailleurs… putain ! Ils veulent pas s’laisser faire… merde ! Mais calmez-vous, borde-
La première voix fut brusquement coupée, ne laissant que des grésillements. L’Agent Martin se tourna vers ses collègues et ne vit que de la confusion dans leur regard, ou bien n’était-ce que la sienne ? Il n’eut pas le temps de réfléchir qu’une autre voix se fit entendre dans la radio.
— Merde ! Ici aussi… putain ! Ils sont hyper- aïe ! Mais posez ça, bordel ! Permission d’utiliser de l’équipement non lét- merde ! Posez ça !
Le message s'interrompit.
— De Commandement à tous les agents. Vous avez la permission d’engager avec de l’équipement non létal. Neutralisez tous les intrus et emmenez-les dans des cellules d'isolement pour interrogatoire, fit une voix froide à la radio, avant de ne laisser qu’un blanc.
L’Agent Martin lança un nouveau regard incrédule à ses collègues. On a vraiment entendu ça ? C’était vraiment que des putains de gosses ?! Cela voudrait dire que…
— De Commandement à Unité Martin, Unité Martin, vous allez vous rendre au dernier sous-sol. Vous me sécurisez ce merdier. Ne laissez rien au hasard, émit une nouvelle fois la voix froide.
— De Unité Martin à Commandement, bien reçu. Nous nous y rendons de suite, répondit l’Agent Martin à la radio, d’une voix monotone.
Il fit signe de le suivre à ses collègues, avant de prendre la direction de l’ascenseur le plus proche. Il resta attentif aux éventuelles informations capitales, ignorant les autres rapports de découvertes d’enfants aux étages supérieurs.
Lors de leur descente, une première estimation des enfants manquants avait débuté. Bien que pour le moment, le nom de son fils n’avait pas été annoncé, l’Agent Martin pouvait sentir un frisson se répandre à travers son corps. Arrivé au dernier sous-sol, il donna l’ordre aux hommes sous son commandement de se séparer en équipes de patrouille. Il savait qu’il pouvait se le permettre avec l’autorisation de l’utilisation d’équipement non létal.
Ce niveau était à la fois le plus important et le plus sécurisé du Site, abritant les réacteurs et ogives à têtes nucléaires. En cas de brèche de confinement majeure requérant l’activation de celles-ci, l’explosion entraînerait une réaction en chaîne menant à l’effondrement entier du Site, ensevelissant toutes les anomalies. Les bunkers antiatomiques avaient été positionnés de manière à ce qu’ils ne soient pas pris dans la réaction, mais l’Agent Martin priait pour ne jamais avoir à aller dans ces cercueils de béton, comme ils étaient surnommés.
Il n’eut pas à prier longtemps, une ombre semblait se mouvoir à une quinzaine de mètres de lui. Il arma son fusil hypodermique et se tint prêt à décocher la fléchette sur toute chose qui lui semblerait hostile. Il mit de côté toutes émotions qui auraient pu nuire à la sécurité du Site : même s'ils n’étaient que des enfants, s’ils avaient, par Dieu ne savait quel moyen, réussi à atteindre ce niveau, les conséquences pourraient s’avérer catastrophiques.
— Monsieur Martin ! s’exclama une voix venant de l’ombre.
— Seb ? demanda l’Agent Martin qui plissait les yeux à cause de l’éclairage réduit du niveau. Préviens par la radio, la prochaine fois, j’ai failli t’en coller une.
— Excusez-moi, Monsieur. Je retiendrai pour la prochaine fois. Je n’ai rien trouvé d’anormal dans la zone, avant de vous rejoindre. Mais il reste quelques enfants qui n’ont pas encore été retrouvés.
— Trente secondes, dit-il en prenant sa radio. Unité Martin, quelles zones n’ont pas encore été fouillées ?
— Couloirs et stockages fouillés, répondit une voix à la radio. Il ne reste que les réacteurs et la zone des ogives, mais vous êtes le seul à avoir les accès, Monsieur.
— Compris, répondit-il avant de raccrocher sa radio. Bien, à toi, maintenant. Qu’est-ce que tu fous là ?! T’avais pas été envoyé gérer les postes de contrôle ? s’exclama Jean-Edouard.
— Au début, Monsieur, mais comme j’appartiens à votre unité, on m’a ordonné de vous rejoindre.
L’Agent Martin acquiesça d’un signe de tête, puis se dirigea directement vers la salle des réacteurs et des ogives.
Bien que la salle fût nommée comme ceci, la salle des ogives était tout de même isolée au centre de quatre immenses piscines de refroidissement. Seul le Commandement ou le Directeur avaient accès à cette salle. La probabilité pour qu’une personne puisse y accéder sans l’une de leurs cartes était faible. Une pensée lui vint en tête, mais fut rejetée aussitôt de par son improbabilité.
Les événements ne lui laissaient aucun répit. Il ne pouvait visualiser d’autres scénarios, alors que cela relevait de l’impossible. L’Agent Martin s’arrêta net au son qui fut produit par l’activation des haut-parleurs d’urgence. Ça ne pouvait pas être vrai. C’est pas vrai, un exercice à un moment pareil ?! Mais c’est pas le moment, bordel ! Il regarda Sébastien pendant qu’il continuait à avancer, en espérant qu’il n’ait eu qu’une hallucination auditive.
— On accélère, ordonna l’Agent Martin.
Ils n’avaient jamais couru aussi vite de leur vie. Même l’Agent Martin était essoufflé une fois arrivé à la salle des réacteurs. Il s’approcha du terminal le plus proche, souhaitant voir l’état des réacteurs, mais il n’affichait qu’un seul message : “/!\ OGIVE NUCLÉAIRE ARMÉE. VEUILLEZ TROUVER UN ABRI IMMÉDIATEMENT. CECI N'EST PAS UN EXERCICE. /!\”. Il n’y avait pas encore de décompte, signifiant que leur détonation n’avait pas encore été activée. Il y avait encore une chance d’arrêter la personne qui était derrière tout ce bordel.
Ils se coordonnèrent d’un simple regard pour s’approcher simultanément des deux sas de la salle des ogives. Il était difficile de voir l’intérieur de la salle, à cause de l'opacité des vitres blindées. La personne qui avait activé les ogives n’avait pas pris la peine d’allumer la lumière, ce qui supposait qu'elle avait préparé son plan minutieusement. Il pouvait voir Sébastien de l’autre côté, ils étaient tous deux placés à égale distance de la salle et avançaient pas à pas. Leurs armes étaient prêtes à tirer, malgré l’inutilité de celles-ci dans la situation actuelle.
Une petite ombre se déplaça dans la salle de contrôle, se mettant face à la clé de mise à feu. L’Agent Martin et Sébastien sortirent leurs lampes de poche pour illuminer l’ombre et se figèrent tous les deux. Comment l’un des gosses est arrivé ici ?! Pourquoi fait-il ça ? A-t-il seulement la moindre idée de ce qu’il fait ? Ce fut Sébastien qui réagit en premier.
— Pas un geste ! Recule doucement de la clé.
Malgré la distance, l’Agent Martin avait remarqué les tremblements de Sébastien. Il détourna le regard de son collègue et illumina le visage du jeune intrus. La lampe lui glissa des mains au moment où ses yeux se posèrent sur ce visage familier. Ça ne peut pas être vrai…
— Léonard… parvint-il à prononcer après quelques instants.
Il ne parvenait pas à comprendre ce qu’il faisait là, il aurait dû être aux côtés de RAMA, en train d’étudier. Ce petit ne les avait jamais déçus, toujours obéissant et bien élevé. Il avait du mal à garder les yeux ouverts, quelque chose semblait brouiller sa vision. Il mit la main sur son visage et y trouva des larmes. Il lui était impossible de concevoir que son propre fils était là, sous ses yeux, prêt à faire exploser le Site qu’il avait protégé durant des décennies à la sueur de son front.
— Léonard… Écarte-toi… allez, viens, fit l’Agent Martin d’une voix brisée, lui faisant signe de le rejoindre.
Il n'arrivait pas à discerner s’il le regardait ou non. Sa vision était légèrement trouble et il n’avait pas récupéré sa lampe de poche qui traînait toujours à ses pieds.
— Allez, Léonard, sors de là, on va retourner voir Maman et tout ira bien, d'accord ?
— Non ! cria Léonard. Vous n’arrêtez pas de vous disputer ! J’veux pas finir comme Lucie !
— Lucie ? demanda Sébastien.
— Mais, elle va bien Lucie, elle a juste déménagé pour être avec sa maman, répliqua son père, ignorant la question de Sébastien. Et tu ne vas pas finir comme elle, on est là, on ne va pas partir. Oui, il nous arrive de se disputer, mais cela arrive à tout le monde.
— Non ! continua de crier Léonard. Il nous l’a dit ! Avant vous vous disputiez pas ! Alors faut que tout redevienne comme avant. Comme il l’a dit !
— Qui ça, “Il” ? demanda l’Agent Martin. Léonard, qui ça ?!
Son fils ne répondit pas et se jeta sur la clé de mise à feu. Par réflexe, Sébastien tenta de tirer, mais la fléchette ne fit que rebondir sur la vitre. L’Agent Martin fonça sur la porte de sécurité, essayant désespérément de passer au travers, même si cela était impossible. Il s’acharna sur la porte, appelant son fils, ignorant l’alarme qui se faisait plus pressante. Fatigué, l’Agent Martin implora son fils de bien vouloir l’écouter une dernière fois.
— Allez, Léonard, il n’est pas trop tard. Je t’en prie, écoute-moi. Arrête ça et sors. On va voir Maman, tout de suite même. On va en parler tous les trois, autour de ton plat préféré. Je sais qu’on est distants en ce moment, mais tout va s’arranger, je te le promets. Alors, je t’en prie Léonard, sors de là.
L’Agent Martin tourna la tête vers le terminal qui affichait un décompte, qui devrait leur laisser juste assez de temps pour atteindre l’abri le plus proche. Il n’y prêta pas attention et continua de marteler la porte, tout en appelant son fils. Le haut-parleur principal s’activa en parallèle des haut-parleurs d’urgence. La voix qui en sortit ne ressemblait à aucune de celles qu’il avait déjà pu entendre, et semblait très joyeuse malgré la situation.
— Bonjour tout le monde ! C’est votre ami, Pompon ! Je tenais juste à transmettre ce petit message à tous mes amis, pour les remercier de leur participation. Allez, bonne journée à tous !
À travers le Site, les membres du personnel s’agglutinaient devant les bunkers dont les portes ne s'ouvraient pas, sûrement une surprise des enfants restés introuvables. Les pleurs, hurlements, insultes et autres cris que lâchait la foule étaient à peine audibles, les haut-parleurs continuant de diffuser à fond la même musique.
Un flash de lumière éclipsa les premières lueurs du matin. Le sol trembla et durant un bref instant, plus aucun bruit ne fut perçu. Le son revint alors que le sol se fissurait, que les arbres tombaient et que la nature, en panique, fuyait la catastrophe ayant lieu au cœur des Alpes. Là où, quelques heures auparavant, se dressait le Site, il ne restait qu’un grand cratère dont le fond était jonché de débris divers, maintenant enfoui sous terre.
La scène de dévastation tranchait avec les notes diffusées par quelques haut-parleurs survivants.