Des Cercles dans le Sable

La plage sent les algues, les embruns, et les choses mortes.

Ils vont venir me chercher. Ils l'ont promis.

Il y a du sable entre mes orteils, parce que j'ai perdu une chaussure quand on a dû partir. Enfin, non. Ce n'est pas vraiment ce qui s'est passé. On n'a pas dû partir. C'est le Cirque qui a dû partir, et nous avec. Sauf que je suis toujours là, sur la plage où on avait tout installé.
Le Cirque sait quand il est en danger, et des fois, quand il a très peur, il panique et il lâche du lest - des ballons, des panneaux, des bonbons, des chaussures, ou des petites filles - et il s'enfuit à toute vitesse.

Et maintenant, je suis sur la plage, celle qui sent les algues, les embruns et les choses mortes, et le Cirque n'est plus là.

La dame toute en mains jouait avec moi en attendant l'ouverture. On faisait des cercles dans le sable et on essayait de marcher dedans. C'est pas facile pour elle - parce qu'elle est toute en mains - et c'est pas facile pour moi - parce que j'ai des petites jambes. Bon. Et là, Manny est entré en courant dans l'Antre des Monstres et il a crié "Le esschépé ! Le esschépé !", et tout le monde a paniqué, et juste après, le Cirque est parti, et ma chaussure aussi. Elle était rouge avec des points. Je l'aimais bien, moi, cette chaussure. On aurait dit une coccinelle. Elle était jolie.

Il y a toujours les cercles qu'on a fait dans le sable, et les empreintes de la dame toute en mains. Plus loin, il reste aussi d'autres choses, éparpillées sur la plage. Quelques photos mal développées du studio photo. Une bâche. De la barbe à papa bleue. Des prospectus pour l'Antre des Monstres. Un morceau du piquet multicolore qui servait à attacher le tigre magicien - j'espère que les gens qui s'occupent de la ménagerie vont vite s'en rendre compte. Il a toujours voulu savoir quel goût avaient les clowns. C'est peut-être son jour de chance. Mais pas celui des clowns.

J'entends une mouette, au loin, du côté des rochers. Il n'y a personne d'autre que moi sur la plage. Même pas le esschépé. Je ne sais pas très bien ce qu'est le esschépé, mais il fait peur à tout le monde, donc je crois que c'est un méchant qui veut détruire le Cirque. Un peu comme le emcédé. Si le esschépé ou le emcédé arrivent, il faut immédiatement partir, et c'est exactement ce qui s'est passé.

La chaussure rouge qui me reste sur l'autre pied est en train de se remplir de sable.

Où est-ce que je pourrais aller ? J'ai peur de trop m'éloigner, et que le Cirque ne me retrouve pas. Il paraît que quand on est perdu, il faut toujours rester où on est.
Ma vieille maison, je ne sais pas où elle est. Elle doit être très loin, de toutes façons. C'était dans un pays où il faisait chaud, alors qu'ici, il fait froid. Et mes parents, ce ne sont plus mes parents. D'abord, je ne sais plus très bien à quoi ils ressemblent, ni comment ils s'appellent.

En plus, ils m'empêchaient toujours de faire ce que je voulais. Surtout avec la nourriture. Quand je mangeais des animaux, il m'arrivait de drôles de choses - il me poussait de grandes oreilles, ou de la fourrure, ou des écailles, ou des branchies, ou des plumes. Au début, ils m'interdisaient juste de manger de la viande, mais ça a commencé à faire pareil pour les fruits et les légumes, et des bourgeons me poussaient partout sur la tête, alors ils ont essayé de me cacher. Mais Manny m'a trouvée, et il m'a dit que j'étais très jolie et que c'était trop bête d'empêcher les gens de voir quelqu'un d'aussi unique que moi, alors j'ai eu une nouvelle famille. Et c'était le Cirque.
Le Cirque est un peu comme une personne. Il sait où vous êtes, et il vous trouve un jour où vous êtes malheureux, ou très seul, ou enfermé dans la cave parce que vos parents ont honte de vous à cause de toutes les branches qui sont partout sur votre tête, et à côté de tout ce qui vous est arrivé avant, le Cirque ressemble au meilleur endroit du monde.

Comme je ne pouvais pas vraiment participer aux numéros du chapiteau, j'habitais dans l'Antre des Monstres, où il y avait plein de gens bizarres. La plupart étaient gentils, mais ils faisaient un peu peur. Et des fois, il y avait des cris étranges la nuit, et d'autres gens étaient méchants avec nous, ou bien ils nous jetaient des choses juste pour rigoler. Heureusement, Madame Rezarta et la dame toute en mains étaient là pour me protéger.

Sur le panneau dehors, à l'endroit où le garçon avec un œil en trop vendait les tickets pour l'Antre des Monstres, j'étais "Karima, l'enfant de Darwin (venez la voir évoluer sous vos yeux !)". Les spectateurs payaient pour me voir. J'avais même un numéro. On me donnait un morceau de saumon, et les gens faisaient des "Ooooooh !" pendant que mes bras se couvraient d'écailles argentées ; une fleur de pavot, et mes cheveux disparaissaient sous les feuilles vertes et les bourgeons violets ; une aile de poulet, et mes joues étaient recouvertes de plumes brunes et blanches.
Un jour, Manny est venu m'apporter du perroquet pour essayer d'en faire un numéro spécial, mais au lieu de faire apparaître des plumes multicolores, ça m'a juste fait pousser un bec. Ça faisait très mal, et Manny était très déçu, comme si je l'avais fait exprès pour l'embêter. Il m'a beaucoup grondée.

Sur la plage, au milieu de tout ce qui a été abandonné par le Cirque, il y a aussi plusieurs de mes cailloux. Je les reconnais.

Quelques heures avant la panique du grand méchant esschépé, et avant les cercles dans le sable avec la dame toute en mains, Manny était encore en train de me gronder, et cette fois, c'était parce que j'avais les poches pleines de cailloux. C'était de beaux cailloux, polis, avec des rayures. Manny disait "Le Cirque, c'est comme une grande famille, Karima. Aucune autre famille ne t'aimera jamais comme le Cirque. Et on n'abandonne pas sa famille, pas vrai ?" et je disais que non, Manny, je ne voulais pas abandonner ma famille, juré, j'essayais juste d'aller ramasser des cailloux au delà de la barrière, j'allais revenir après, promis, Manny, s'il te plaît Manny ne me tape pas.
Alors ils vont revenir me chercher. Ils doivent revenir me chercher. Je fais partie de leur famille. On n'abandonne pas sa famille.

Peut-être que le Cirque m'en veut à cause des cailloux ? Est-ce que c'est pour ça qu'il m'a laissée en arrière sur la plage ? Si c'est pour ça, ce n'est vraiment pas juste.

Une mouette est en train d'essayer de picorer la barbe à papa bleue.

Si je mange la mouette, est-ce que je vais me couvrir de plumes blanches et noires ? Est-ce que j'aurais une petite voix aiguë ? Des petits yeux noirs et ronds comme des billes ? Ou est-ce que j'aurais des ailes, pour m'envoler loin d'ici et retrouver le Cirque ?

La mer monte tout doucement, et elle est en train d'effacer mes cercles dans le sable.

Ils vont venir me chercher.

Ils l'ont promis.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License