« Monsieur Nirantino, vous avez de la visite.
— Hein ? Mais j'ai pas demandé à avoir de la visite, ça sort d'où ? »
Mateo Nirantino, 21 ans et des poussières, était allongé dans son lit, l'esprit embrumé par les cachets du matin et n'avait aucune idée ni de qui voulait le voir, ni de pourquoi une annonce du genre nécessitait deux docteurs dont le directeur de service et trois infirmières.
« Mais si, voyons Mateo, renchérit son psychiatre de suivi. Nous en avions parlé, durant la dernière séance, vous ne vous souvenez pas ? »
Il avait du mal à se souvenir de quoi que ce soit, au vu des doses de cheval d'antipsychotiques que lui avait prescrit ce dernier. Apparemment, c'était censé lui permettre de "se délivrer de ses troubles" et "retrouver de la tranquilité", mais la seule chose que ces merdes avaient réussi à faire était de le légumiser progressivement, sans qu'aucune voix ne s'arrête. Si aucune vision d'ailleurs.
Depuis tout petit, Mateo savait bien que quelque chose n'allait pas. Quand il avait débarqué à presque 23 h dans la chambre de ses parents pour demander pourquoi une voix parlait dans sa tête, sa mère s'était esclaffé en répondant qu'il s'agissait de son monologue intérieur, de sa propre réflexion et qu'il n'y avait pas de mal à la découvrir à 6 ans. Quand Mateo rétorqua qu'il ne contrôlait pas ce qu'elle disait et que cela lui faisait peur, ce fut à son père de s'en occuper d'un revers de la main en pleine gueule.
« Je suis presque sûr que vous inventez. Je peux savoir qui me demande ? Je ne veux pas recevoir de visite aujourd'hui. »
Des beignes, il n'avait pas été le seul à en prendre durant son enfance, et ce n'était certainement pas la première qu'il recevrait ou donnerait. A partir de cette nuit, Mateo n'avait cessé de s'éloigner du parcours classique d'un gamin. Rien à foutre de l'école, rien à foutre des amis ou des filles, Mateo ne tenait pas en place et finissait immanquablement par se tirer de là où il était, souvent pour s'éloigner de ce qui pourrait causer du mal autour de lui. On l'avait retrouvé caché dans presque tous les recoins de son bahut, terré sur chaque colline autour de son patelin de la Loire, souvent en fugue, trop souvent. Ses parents, face à ses trop récurrentes excuses lunaires, à base de "on m'a dit de le faire" ou "mais c'est ce gars là !" suivi de la description que personne n'avait vu ni d'Eve ni d'Adam, et sans doute peu facilité par la boisson et la main lourde du paternel, s'étaient déclarés inaptes et avaient refilé la patate chaude aux services sociaux. Enfin, dans ce cas, la patate schizophrène.
« Allez Monsieur Nirantino, habillez-vous, on vous a préparé des affaires pour l'occasion. Vous devriez être heureux, c'est votre première visite en deux ans !
— C'est encore un fantôme, hein ?
— Les fantômes n'existent pas, enfin, on en a déjà parlé Mateo. »
En dépit de toute médication, les émanations dans sa vision périphériques et les murmures cérébraux qui le parcouraient depuis bientôt 10 ans ne s'était jamais calmés. Il avait d'abord cru à des visions et sombré dans le paranormal, avant d'être placé sous traitement. Mais devant l'échec cuisant des chimies infectes qu'on lui foutait dans le crâne, le jeune homme s'était persuadé qu'il ne s'agissait pas juste de la folie. Surtout quand ses visions avaient des informations qui ne pouvaient pas sortir de sa propre tête, toute malade qu'elle soit.
Devant sa réticence, deux infirmiers musclés qu'il n'avait jamais vu auparavant se détachèrent de derrière les référents psychiatriques, manifestement déterminés à lui faire enfiler ses habits du dimanche. Et par là, comprendre littéralement des habits du dimanche : un costume gris clair, une cravate marron et une chemise à carreaux fins. Mateo se demandait d'où sortait ce déguisement de prof d'histoire en ZEP, lui qui n'avait pas quitté ses pulls à capuche d'adolescent. Quelque chose ne tournait pas rond du tout.
Une goutte visqueuse tomba du plafond sur le front du gamin. Plaçant immédiatement sa main à son visage, il détacha péniblement son index, englué dans la substance légèrement translucide. Un vent de panique souffla dans ses yeux, qui se tournaient lentement vers le plafond. Une petite dizaine d'escargots en cercle trônait au plafond, au-dessus de la tête de Mateo. Le gamin pédala dans son lit pour s'éloigner du troupeau, dont l'origine restait totalement inconnue. Il tendit un doigt vers le plafond, sous le regard interloqué du personnel médical, manifestement aveugle aux créature gesticulant à l'envers. Encore une vision.
« Poussez-vous de là, allez hop les petits médecins, coupa une voix entre deux âges. Alors, qu'est-ce qu'il nous raconte notre prodige ? »
Une figure un peu plus grande que la moyenne se détacha au milieu des blouses blanches dans un costume bleu commercial. Une quarantaine d'années, rasé de près et cheveux mi-longs cirés pour avoir l'air négligés sans bouger. Il avait la démarche du gendre idéal, prêt à vendre des aspirateurs à des mamies ; mais son regard était un inédit absolu pour Mateo.
« Qu'est-ce que tu regardes ? Une inondation au plafond ? lança-t-il au jeune homme, encore recroquevillé.
— C'est… C'est quoi ce bordel ? bégaya-t-il en continuant de pointer les escargots.
— Alors… fit-il comme s'il comprenait de quoi parlait le malade. Laisse-moi voir mon garçon. »
L'inconnu fouilla dans la poche de sa veste pour en extraire une petite flasque en verre, semblable à celle qu'on pouvait acheter aux caisses des supérettes. Le liquide, d'un vert tirant vaguement sur le jaune, diffusait une brume de la même couleur dans le récipient comme s'il était un poison cliché de dessin animé. Sous le regard médusé du personnel médical, l'homme en costume bleu ouvrit la flasque en laissant s'échapper une volute verdâtre à l'odeur d'ammonaique et s'en enquilla une grande gorgée. Presque aussitôt, son regard se porta sur les escargots et Mateo eut l'impression qu'il pouvait, lui aussi, les voir.
« Ah, je vois qu'ils m'ont suivi. Bien ! Messieurs les infirmiers et psys, je vais vous demander de sortir. Je dois discuter avec ce jeune homme en privé. »
À ces mots, quatre ou cinq hommes en costume se dégagèrent dans la foule de blouse blanche pour repousser les médecins en dehors de la chambre, non sans mécontentement ni remous. La porte finit par se claquer, laissant seuls l'échalas à la flasque et le jeune homme en blouse de malade.
« Écoute-moi bien mon garçon. Je connais très bien les choses que tu voies et que tu entends, j'ai passé ma jeunesse dans ce milieu et j'y travaille maintenant. Tu n'es pas fou, tu es juste un peu plus près de la mort que nous autres. Enfin, surtout qu'eux, là-bas, corrigea-t-il en montrant la porte.
— Hein, répondit juste Mateo.
— Ces escargots-là, au plafond. C'est moi qui les ait tué. Et j'ai un peu trop joué avec leurs âmes quand j'étais jeune et con, du coup ils me suivent partout. Mais ils sont morts depuis très longtemps, et tu es le seul à les voir.
— Alors comment vous pouvez-
— Avec une petite goutte de verte, la vision s'éclaire, fit l'homme en costume tout en agitant sa flasque. L'effet est temporaire, mais il est bien pratique dans mon métier. Au fait, Mateo ! Je ne me suis pas présenté, ajouta-t-il en tendant sa main gauche. Victor Weiss, thanaturge.
— Thana-quoi ? rétorqua le gamin, incrédule en serrant la main à l'envers de sa droite.
— Je travaille pour une organisation qui aimerait beaucoup profiter de tes talents et te permettre de t'exprimer totalement Mateo. Avec mes collègues, on utilise un jargon bien à nous que tu vas bien vite découvrir. La thanaturgie, par exemple, c'est la construction d'êtres dont l'état mortem n'est pas canon. Pour les gens normaux, je suis un nécromancien.
— Incroyable, gloussa le gamin. Comme dans Diablo ?
— Diablo ? Ah, ça doit être un jeu vidéo. Non, enfin si sûrement mais sans l'aspect magique et tout, plutôt l'aspect thèse chiante de mille pages et cadavres hurlants. Quoi qu'il en soit, nos amis inflitrés dans l'hosto t'ont repéré, mon grand. Enfile-moi ce costard, il va faire oublier ta présence aux bourreaux en blouse blanche et tu vas partir avec nous.
— Euh…. planta le jeune homme pour qui tout allait très très vite. Et si je refuse ?
— Tu ne refuseras pas. Enfin, si, techniquement tu peux, auquel cas je vais effacer ta mémoire via un traitement hautement douloureux et te laisser là avec tes médicaments inutiles et dangereux et ta bouffe de cantine et tes infirmiers maltraitants et les voix et-
— Ok ok ça va, se rendit Nirantino. Je viens. »
Dans son costume un peu trop grand qui sentait la naphtaline, le jeune homme se sentait déguisé, mais manifestement ce Weiss avait déjà fait tous les papiers pour le faire sortir. À peine eut-il le plaisir de gouter à l'air libre en dehors de la prison prétendument thérapeutique où il moisissait depuis presque 2 ans qu'un des gorilles en noir lui tendit un portefeuille et un sac en toile. Dans le petit objet de cuir, une carte d'accès flanquée d'un "E" en violet, deux mille balles en moyennes coupures et des papiers d'identité avec sa tête dessus. L'origine de la photo était un mystère pour lui, mais le nom qu'on lui avait affublé, lui, était presque ridicule.
« Martin ? Vous m'avez appelé Martin ? Mais vous savez combien de personnes portent ce nom de famille ? rouspéta-t-il.
— C'est justement pour votre sécurité, Monsieur, trancha le Men in Black d'une voix morte, presque à croire qu'il était un zombie de Weiss, si tant est que ce dernier puisse en contrôler.
— Et puis, pourquoi tu te plains, exactement ? Tu sais combien de prénoms masculins commencent et finissent par un E ? La voilà ton unicité ! Allez, enfile le sac, il ne faudrait pas qu'on soit en retard.
— Pardon ? »
Un sourcil levé en signe de consternation, Mateo tenait le sac en toile dans les mains, incrédule. Il n'avait pas pu entendre ce qu'il avait entendu.
« Allez, dépêche-toi, on n'a pas toute la soirée. Je n'ai pas le droit de te dire où l'on va pour le moment, donc mets ce sac sur ta tête sans que la sécurité intervienne. Une fois qu'il fera nuit, les vitres teintées suffiront à ce que tu restes dans la confidence, donc tu pourras l'enlever. »
La voiture était moins confortable qu'il n'aurait cru. Et surtout, le trajet semblait une éternité. Après un temps impossible à quantifier, la main de Victor Weiss, osseuse et pourtant douce, se posa sur son épaule. Il était manifestement temps de retirer la cagoule. En dépit de la faible lumière dans l'habitacle et de la quasi-absence d'éclairage filtrant à travers les vitres teintées, ses yeux habitués à l'opacité totale de la toile mirent une seconde à s'acclimater, révélant tous les détails autrement cachés dans la pénombre de la nuit. L'escargot sur la vitre, à l'extérieur, que Mateo put voir de plus près et constater les nombreuses plaies et runes sur la coquille. Et puis, les armes à la ceinture de chacun des passagers, y compris à celle de Weiss. Si toute cette matinée pouvait ressembler à une douce hallucination, la froide réalité de cette observation parcourut le gamin comme un frisson. Il ne se sentait pas en danger.
Victor en profita pour lui parler un peu de la liqueur qu'il s'était descendu précédemment. Sa dénomination exacte avait échappé à Mateo, son petit surnom l'avait marqué presque aussitôt, "La Chartreuse des Morts". Un alcool à très haut titrage et assez semblable à une chartreuse, dans lequel on ajoutait une forme toute à fait particulière de chrysanthème qui ne poussait que ceux qui, sans plus de précisions, "mourraient une seconde fois". L'homme au costume était resté évasif sur ce qu'on attendait de lui, mais manifestement ses visions n'étaient pas étrangères à l'intérêt soudain qu'on lui portait. Nirantino aurait juste aimé qu'on lui en porte un peu plus durant sa vie, mais l'heure n'était pas à ce genre de complaintes.
D'après le nécromancien, la substance permettait aux gens ordinaires de percevoir les esprits restés parmi les vivants et à haute dose autorisait même les deux mondes à se toucher. Un phénomène que l'étiquette et Weiss mentionnaient sous le nom de "Delirium Mori", qui pouvait s'il durait trop longtemps s'avérer létal. Dans le cas de Nirantino, même si Victor ne pouvait rien garantir, il s'agissait d'une petite mutation rare, similaire au syndrome d'auto-fermentation, micro-dosait ces molécules surnaturelles dans le sang du jeune homme.
Il n'était pas fou, il n'avait rien inventé. Il avait juste un truc dans le sang qui lui faisait voir les morts. Lui qui avait vu la majorité de sa vie détruite par les visions et les diagnostics ne savait pas s'il devait en rire, en pleurer, les deux ou encore autre chose. Dans le doute, il garda le silence. Le jeune homme s'enveloppa dans un silence méditatif pour le reste du trajet, perdu dans la rétrospective cruelle de sa triste vie.
Nirantino n'avait rien suivi du trajet lorsque la voiture s'arrêta dans ce qui ressemblait à un parking. Un brouillard épais entourait le véhicule, d'une origine qui ne semblait pas naturelle du tout. L'un des hommes de main, celui à la place du mort et qui n'arrêtait pas de se gratter la tête, fit claquer la portière du véhicule en sortant afin de se diriger vers une cabine téléphonique qui, comme presque tout le reste, n'avait rien à faire sur un parking au milieu de la campagne. Après une trentaine de secondes où le jeune homme eut tout le temps du monde de commencer à paniquer, un bourdonnement grave émergea du sol sous le véhicule, bientôt suivi d'un tremblement.
Quelque chose était en train de bouger.
Une entrée de souterrain venait de sortir de l'asphalte devant la voiture, à peine visible dans le brouillard. Gratte-tête se réfugia à petites foulées dans la voiture, sa cravate déplaçant des volutes de brume en sortant du costume noir que lui et ses collègues arboraient. A peine était-il installé à sa place que trois lumières rouges en triangle s'allumèrent dans le brouillard, se changeant peu à peu en flèches rouges. Lorsqu'elles passèrent au vert, le conducteur ralluma le moteur.
« Mateo, commença Victor Weiss dans une grande inspiration. Bienvenue au Site-Daleth. »
Guidé par les 3 gorilles et l'échalas en costume bleu dans un véritable dédale tridimensionnel de couloirs en moquette, d'ascenseur et de cages d'escaliers dont certaines en travaux, Nirantino croisa nombre de visages fermés, pour la plupart en blouse blanche, d'épais dossiers à la main. Ce fameux Site-Daleth était-il un hôpital ? Mais alors, où étaient les patients ?
Comme pour répondre à la question, un panneau rétroéclairé se dévoila au détour d'un couloir. Manifestement, il se rendait à la Morgue.
« Initialement, le service avait une dénomination complexe bien qu'explicite qui avait la désagréable tendance de perdre le personnel extérieur au site, commença à expliquer Weiss. Grâce aux pressions du personnel, l'administration de Daleth a changé l'affichage du service Morgue, pour ton plus grand plaisir. Je n'y travaille pas, rassure-toi, même si mon bureau est effectivement dans le Département des Mortalités Complexes. C'est l'aumônier en chef Lecarne qui dirige la Morgue, mais il a gracieusement accepté de te faire entrer pour passer les examens.
— Les examens ? répéta le gamin, écrasé par les informations.
— Tu n'as aucun soucis à te faire, mon garçon. Nul besoin de réviser pour ce genre d'examen. »
Mateo se vit installé dans une petite étude accessible directement depuis la grand bibliothèque dans laquelle lui et ses escortes avaient pénétré en tournant à droite après le fameux panneau. Dans la salle, une bouteille de cette fameuse chartreuse trônait sur la table au centre, accompagnée d'une épaisse bible et d'un petit verre orné. En s'installant sur l'une des deux chaises en métal, il ouvrit le livre par curiosité. Son contenu était sans équivoque.
D'après Weiss, il devait se débarrasser d'un locataire qui revenait un peu trop souvent hanter les employés du service. Un mort d'une vieille guerre, qui avait suivi son corps jusqu'ici. Victor l'avait prévenu qu'il aurait besoin de se servir plusieurs verres pour arriver à le voir, encore plus pour le toucher. Le jeune homme n'avait toutefois pas été informé de ce qu'une surdose de la substance occulte provoquait exactement, mais il avait une petite hypothèse. La chaise racla contre le sol alors qu'il s'installa à table, n'ayant rien à faire de plus pour le moment.
Les voix ne tardèrent pas à se faire entendre. D'abord un murmure, la tourmente d'outre-tombe enfla lentement dans les oreilles de Mateo, sensibles à ce que le commun ne pouvait distinguer. D'une manière surprenante, la voix était douce, aux accents d'Europe de l'est. Il ne distinguait pas les mots qui s'échappaient, mais il sentait que la présence tournait autour de lui, s'éloignant et se rapprochant périodiquement du jeune homme pas rassuré. Les mots du nécromancien étaient comme un vinyle rayé dans son esprit, presque devenues un mantra en si peu de temps. « S'il est trop loin de toi, bois. Mais attention, la bouteille t'appelles comme tu l'appelles. » Les mains tremblantes, il déboucha la chartreuse et se servit un petit verre.
La sensation était absolument abominable. Difficile de dire si le liquide était brulant ou glacé, mais le choc avec sa gorge se faisait sentir. La putréfaction, la sauge, l'ambroisie et le millepertuis se mélangeaient en bouche pour rendre exactement ce que Nirantino aurait pu appeler "le goût de la mort", même sans avoir jamais gouté la plupart des substances. Il ferma les yeux de douleur un instant en sentant la liqueur descendre son œsophage.
En les rouvrant, la voix avait pris forme.
Un voile flou, vaguement verdâtre, presque un nuage. Mais la voix émergeait désormais de cette forme sans contour qui s'éloignait de lui en proférant des insultes désormais intelligibles. Mateo ne savait pas si le fantôme était francophone ou si les morts parlaient une langue universelle, mais il comprenait désormais les paroles du défunt.
« Le petit salopard. Non, non tu ne feras pas comme tous les autres, je me suis toujours enfui et ça ne changera pas maintenant !
— Putain mais ça marche vraiment alors ! s'écria le gamin en secouant la bouteille.
— Mais évidemment que ça marche, sombre idiot ! Tu sais ce qu'ils mettent dans cette bouteille, au moins ? vociféra le fantôme. Ils mettent les résidus de volonté qui n'ont pas été consommés. Ils pillent les épices qui appartenaient au vide. Alors c'est certain, les misérables comme toi ont l'impression d'accéder à un fragment de divinité en buvant, mais c'est une illusion, un hubris !
— Je… oh merde je comprends rien, s'arracha les cheveux Mateo. Il faut que je vois si c'est moi qui pète un plomb ou pas. »
Se jetant sur la table, Mateo se resservit à nouveau de la chartreuse des morts. Sa main était une feuille de novembre, aussi ne se rendit-il pas compte qu'il avait bien chargé le verre avant de l'envoyer dans sa cavité buccale. On dit souvent que le deuxième verre d'un alcool fort est le meilleur, parce qu'il est plus facile à boire que le premier et qu'il n'est pas suffisant pour anesthésier les papilles. Mais celui-ci était bien, bien pire que le premier. Depuis l'écran derrière la caméra de l'étude, Weiss et le reste du Département observaient en silence, déjà impressionnés que le petit n'ait pas vomi.
Cette fois-ci, il s'obligea à ne pas détourner le regard. À mesure qu'il sentait descendre le spiritueux dans son gosier, la brume se dévoileait, se condensait. Un visage, puis des bras et bientôt un corps presque complet se dressait devant lui. Elle semblait faite de fumée épaisse, ou de verre, translucide mais porteuse de quelques pâles colorations. Un vieillard, les dents longues et répugnantes, l’œil vitreux et le cheveux filasse se tenait devant lui. Il était dans une tenue que le jeune homme ne saurait dater mais qui rappelait les vieilles photos de famille en noir et blanc où tout le monde se tient d'un air grave, d'avant la guerre. Mateo reconnut presque aussitôt la trace de dents sur sa main gauche qui avait emporté une bonne partie de la chair.
« Allez le vieux crado, là, dis-moi qui t'es, maintenant que je peux te voir, lança fièrement le gamin, pris d'un élan de bravoure.
— Je suis László Ronachiir, petit merdeux, de la lignée des Ronachiir. Un homme de mon rang ne devrait même pas parler avec quelqu'un comme toi !
— Et c'est quoi cette histoire de volonté consumée là ?
— Consommée, pas consumée ! pesta l'ancêtre. C'est ta volonté de puissance et ton désir insatiable qui fait de toi ce que tu es, qui impose ta propre divinité aux autres. Et cette volonté, lorsqu'elle dépasse celle du bétail comme toi pour atteindre une forme aussi élevée qu'est la mienne, peut transcender jusque la mort.
— Ma volonté c'est surtout que tu la fermes, toi et tous les autres, maugréa le jeune homme, peu convaincu du discours halluciné de l'ancêtre depuis longtemps disparu.
— Les autres ? Mais de quoi tu parles ? fit le fantôme, tout à coup intéressé.
— Oui, tous les morts que j'entends depuis que je suis gamin. J'en ai plein le cul, je veux que vous me laissiez tranquille les vieux ! »
De frustration, Mateo donna un coup en arrière du revers de la main, traversant le corps encore brumeux du mort.
« Tu pensais me faire quelque chose, le gamin ? ricana László. Si tu veux me toucher, il faudra boire bien plus. Tu n'es rien, pauvre idiot. »
Passablement énervé par le vieillard à la mortalité incertaine et échauffé par la liqueur, Mateo se resservit un verre. Il se souvenait de la bible sur la table et comprit quel était le but de la manœuvre.
« Alors comme ça tu entends les morts même sans boire ? demanda Ronachiir, désormais penché au-dessus du jeune homme. Et comment ?
— D'après ce que l'autre con m'a dit en m'amenant ici, j'ai ce truc qui est produit dans mon ventre à petite dose, fit le jeune en pointant la chartreuse. Du coup ça me permet de vous sentir. »
Dans la pièce de contrôle, Weiss s'inquiétait de voir le vieux Ronachiir si curieux de la condition du gamin. Il n'avait jamais été comme ça, et la révélation de cette particularité l'inquiéta. D'un regard, il envoya quatre agents voir ce qu'il se tramait en bas.
« Alors la Loge des élèves de Mendel ont réussi… Quelle incroyable surprise mon enfant. Je suis ravi de t'apprendre que tu seras mon dernier repas, et c'est dans la liqueur que tu seras préparé. »
La main du cadavre vivant était poisseuse et froide, mais sa poigne étonnamment dure. Il agrippa le voyant au niveau de l'épaule par surprise, un feu malveillant dans les yeux. De l'autre main, László se saisit de la bouteille, la portant aux lèvres de Nirantino.
« Allons, petit salopard. Toi qui étais si enclin à boire, tu ferais ta femmelette à présent ? »
Le liquide occulte coula sur les lèvres de Mateo et le long de sa langue. Il tentait de recracher, mais la main sortie de la tombe tenait à présent sa mâchoire pour y forcer la liqueur. À chaque goutte, il était un peu plus réel, un peu plus fort, et Nirantino se sentait partir de l'autre côté. La bouteille était en train de le boire.
Il regarda sa main et vit des bourgeons se former. Des bourgeons d'un vert éclatant, des chrysanthèmes couleur émeraude.
Le choc contre la porte le ramena à la réalité. Il était en train de mourir et ce fantôme allait le bouffer. D'un geste désespéré, il frappa dans le genou du mort, qui s'effondra un instant. La main maladroite et le regard trouble, Mateo ouvrit la Bible.
Il vida le chargeur de l'arme de poing dissimulée dans les pages, à l'abri du regard impie des morts.
Lorsque Victor Weiss pénétra dans l'étude avec l'équipe d'intervention prête à lui transfuser en urgence un sang neuf, il ne vit d'abord que des fleurs. Des centaines de chrysanthèmes secondes recouvraient un squelette au crâne traversé d'une balle.
Sous ce que les distillateurs de la Fondation allaient considérer comme un trésor, le gamin respirait encore.