De retour

Ça allait faire douze ans que je n'étais pas revenu. Le site n'a pas changé, toujours ce vieux crépi blanchâtre, ce grillage barbelé, et ce bon vieux panneau sur lequel il est écrit en lettres capitale « PROPRIÉTÉ PRIVÉE ». Je ne me souviens pas avoir vu ne serait-ce qu'une seule fois dans ma vie quelqu'un franchir la clôture, en tout cas quelqu'un de vivant à l'heure actuelle. Et pourtant je suis là, au beau milieu du site le plus sécurisé de France, perché sur le toit d'un fourgon blindé. La seule chose qui peut encore espérer m'atteindre, c'est le vent qui siffle dans mes oreilles. Plus d'ordre ni de remarque désobligeante. Plus de supérieur ni d'assistant. Désormais, il n'y a que moi.

Mes anciens collègues m'ont toujours dit que j'étais fou. En même temps, à force de travailler sur tous ces projets, ces nuits blanches à rédiger des rapports, et surtout, cette addiction aux amnésiques…

La première fois que j'en ai pris un, je me suis dit que dorénavant je ferais plus attention, que la prochaine fois je serai comme "immunisé" à toutes ces saloperies. Foutaises ! Je vois un truc que je n'aurais pas dû voir, un supérieur me regarde et me dit de bouffer l'une de ces pilules, puis je ne sais plus vraiment où je suis. Un collègue vient me dire que je viens de prendre un amnésique, mais que ce n'est pas grave, que tout le monde en prend. Puis un jour, le médecin m'a directement donné un flacon. Le problème, c'est qu'après autant d'amnésiques, les effets commencent à s'estomper. Je me souviens alors de toutes ces visions cauchemardesques.

Bien sûr, j'ai continué de faire semblant, je n'ai pas voulu attirer les soupçons et me faire retirer tous mes travaux "pour mon bien". Comme s'ils en avaient quelque chose à foutre de "mon bien". Tout ce qui leur importe c'est que j'aille pas me bourrer la gueule au bar le plus proche en dévoilant tous les dossiers les plus secrets. Non pas qu'il soit difficile pour eux de faire oublier ce genre de conneries, c'est juste que si tout le monde faisait ça, ça leur coûterait une fortune. Le département de désinformation ne saurait plus où donner de la tête et il y aurait forcément quelques fuites. Après tout, c'est pas comme si une fuite c'était grave. La nature humaine fait parfaitement son travail de mouton naïf et ignorant, broutant l'herbe dans un pâturage sous le regard attentif du berger. Une fois j'ai parlé de tout ça à ma femme. Je lui faisais confiance, et elle ne m'a pas crû. Elle a voulu que je voie un psy, j'ai refusé, et elle m'a quitté. Elle a voulu embarquer mon fils et c'est là que je l'ai tuée. C'est mon fils, personne n'a le droit de me le prendre.

La Fondation l'a su, elle m'a retrouvé, et elle m'a lynché. Pas seulement physiquement, mais aussi psychologiquement. Au revoir Keter, bonjour Enfer. On ne peut pas s'imaginer ce que c'est d'être isolé de tout autre être humain avant de le vivre. Pas un seul regard dans votre direction, ils me parlaient tous comme si j'étais un vulgaire Classe D. Même les assistants me regardaient de haut. Et puis il est arrivé un jour où j'ai craqué. Le jour de la libération. Ce jour-là j'ai décidé de ne pas me rendre au travail. J'ai pris bien soin de semer l'agent qui me pistait. Je me suis rendu chez une autre société du même genre que la Fondation, et je leur ai expliqué qui j'étais, pourquoi j'étais là, et ce que j'attendais d'eux.


Les douches à incendies sont en train d'asperger la photo de mon fils. Elles ont dû s'activer à cause des lance-flammes de mes nouveaux amis. Je range la photo dans ma poche.

Le lance-flammes, l'arme de la vengeance par excellence. Je vois un ancien collègue, je le pointe du doigt, et soudainement, un brasier si imposant qu'il n'aurait rien à envier aux flammes de l'enfer vient s'enrouler autour de lui. Il ne faut pas longtemps, cinq à six secondes tout au plus, avant que la chair calcinée ne commence à se détacher du corps carbonisé de la pauvre victime pour nous laisser admirer quelques sublimes portions d'os. Puis là j'en vois un, je veux dire, l'un de ceux qui se sont soudainement mis à m'ignorer du jour au lendemain. Il est pris au piège, la porte derrière lui ne fonctionne plus. Il va payer pour tout ce qu'ils m'ont fait subir.

J'arrache l'arme qui pend à ma ceinture. Il se raidit. Il commence à me dire que ce n'est pas sa faute, que c'est le conseil qui le lui a ordonné. Je lui répond qu'il me prend pour un con, que moi aussi j'étais à la Fondation. Le conseil ne s'occupe pas de choses aussi futiles. Il comprend qu'il va mourir alors il sort un scalpel de sa poche. Au premier coup de feu il comprend son erreur, au second il perd quelques doigts. Il est faible désormais. Je le domine de toute ma taille, je m'acharne à lui faire comprendre que sa vie n'a aucune valeur à mes yeux. Je suis sur le point de l'exécuter et il le comprend. Alors soudainement il saisit de sa main valide le scalpel tombé au sol et s'ouvre la gorge. « Ils ont décidé de m'humilier jusqu'au bout. » Fou de rage, je monte les escaliers jusqu'au bureau du directeur du site. Je hurle : « André ! Tu ne peux plus m'échapper, tout est fini, tu m'entends ? Tout ! ». Je vois la porte de son bureau, une modeste porte en bois avec une petite plaque à son nom. Entrer le premier est trop risqué, ils doivent nous attendre. Je fais signe à l'un de mes gardes d'y aller en premier. Il n'hésite pas. Même lorsque la première balle lui transperce l'épaule, il continu d'avancer. Loyal jusqu'au bout. Le reste de mes gardes finit de nettoyer la salle. Il ne reste plus qu'un homme, le directeur.

Il me connaît, je le connais. Il y a des choses que les amnésiques n'ont pas réussi à effacer. J'aurais aimé effacer ce visage froid de mon esprit. Jamais je ne lui ai accordé ma confiance, ses yeux noirs m'ont toujours fait frémir. Je ne peux qu'observer avec dégoût que ses goûts vestimentaires n'ont pas changé. Je lui rappelle qui je suis, c'est inutile, mais je ne peux pas m'en empêcher, c'est plus fort que moi. Je veux garder mon calme, mais les souvenirs reviennent à une vitesse éclair. Je ne peux pas m'en empêcher, je le frappe avec la crosse de mon arme, je veux le voir souffrir comme il m'a fait souffrir. Il saigne, il pisse le sang même, mais il se relève. Il est plus grand que moi, c'est insupportable. Il refuse de se mettre à genoux, mais après quelques coups de feu, ses rotules ne sont pas contre un peu de repos.

Je veux qu'il souffre, mais il ne souffre pas. Son visage ne laisse paraître aucune tristesse, aucune douleur. Je lui dis qu'on a sa femme, qu'on a son fils. C'est un mensonge, évidemment, mais un seul mot de ma part et cela peut devenir vrai, il le sait. Soudainement, je l'entends murmurer, faiblement, enfin soumis, enfin brisé. Je m'approche pour l'entendre m'implorer de le laisser en vie. Il me demande si je n'ai plus rien à perdre. Je pensais l'avoir vaincu, et là, il me demande ça. Sans attendre ma réponse, il me dit qu'à cette heure-là, mon fils est censé être à l'école.

Je comprends où il veut en venir, ça n'est pas du bluff, je le sais, je le sens. Il me dit que je peux encore lui sauver la vie. Il me montre le flingue. Je le ramasse et le pointe contre ma tempe. Il commence le décompte. J'ai encore le choix, je peux encore le tuer de mes propres mains. Plus que cinq secondes. Ma main tremble, j'ai peur, je ne veux pas mourir. Plus que trois secondes, mon doigt tétanise, je ne peux pas appuyer sur la gâchette, je ne peux pas être vaincu, pas comme ça. Plus que deux secondes, c'est moi ou mon fils, ma vengeance ou sa vie.

Plus qu'une seconde, ça y est, j'ai enfin choisi…

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