De l'autre côté

Leur sang sur mes mains, encore et encore… Ça doit cesser, mais ça ne veut pas, leurs corps sans vie sur la moquette teintée de rouge, encore et pour toujours…

BANG BANG

Des coups sur la porte.

"D-1954. Placez-vous face au mur, mains en évidence sur la tête."

Je passe des heures à contempler le plafond de cette cellule exiguë sans trouver le sommeil et c'est seulement quand je commence à sentir la fatigue me gagner qu'ils viennent me chercher ? Enfoirés va…

J'attends quelques secondes dans le silence et mon geôlier tambourine de plus belle.

BANG BANG

"D-1954, si vous refusez d'obtempérer, nous ferons usage de la force. Soit vous vous levez et vous faites ce qu'on vous dit pour pouvoir sortir tranquillement, soit vous persistez à jouer au con et je vous sors à ma manière."

J'ai reconnu la voix. L'agent Aule n'est pas connu pour sa patience. Ni pour sa douceur. Je finis donc par obéir, non sans lâcher un grognement pour la forme.

Ça fait trois mois que je suis ici. Je n'ai pas compris le quart de ce qui se passait mais apparemment il s'agit d'un complexe gouvernemental… Un truc appelé "La Fondation"… Ils étudient des… choses, faute de meilleur terme. Jusqu'à présent je n'ai servi qu'à passer le balai et procurer des échantillons sanguins, je n'ai jamais vu d'anomalie de mes propres yeux… Mais la façon dont les autres prisonniers -ou Classes-D comme ils nous appellent- en parlent… J'attendais avec appréhension le jour où ils viendraient me chercher à un horaire inhabituel.

La lourde porte d'acier grince en tournant sur ses gonds. Du coin de l’œil, j'aperçois la silhouette imposante du garde s'avancer vers moi avec précaution. Apparemment mon dossier stipule que je suis un meurtrier "instable émotionnellement" ce qui me vaut toute une cérémonie à chaque fois que je dois quitter mes quartiers. Enfin, s’il n'y avait que ça… L'hostilité flagrante des gardes à mon égard est surtout due à l'âge de mes victimes.

"Okay, tu vas garder les mains dans le dos, et te diriger vers la sortie sans te précipiter.

- Mince, moi qui avais hâte de voir comment j'allais mourir."

Mon sourire narquois s'affaisse au contact dur et froid du canon de son arme au creux de mes reins.

"Tu veux jouer au plus malin ? Avance D-1954.

- J'ai un nom vous savez ?

- Plus maintenant."


J'ai d'abord enterré leur corps à eux. Petits… Si petits, si légers. Carl d'abord. Lui qui aimait tant dessiner. Il me montrait ses coloriages, fier d'avoir réussi à dépasser sur tous les rebords. Son petit visage potelé était maintenant plus blanc que les feuilles de papiers vierges de son carnet, et sur son torse se dessinait une large tache rouge, un rouge bien plus profond que celui qu'il utilisait pour dessiner le toit de la maison.

"Arrête de traîner !"

Je m'étais arrêté sans m'en rendre compte. Un compère en combinaison orange était occupé à passer la serpillière sur le sol. La flaque de sang, si rouge…

Après, ce fût le tour de Jérémy. L'aîné. Ses genoux étaient, comme d'habitude, couverts de terre. Son T-shirt portant l'emblème jaune et noir de son super-héros favori était devenu poisseux à cause du flot de sang qui s'était échappée de sa trachée. Alors que j'enfouissais ce petit corps au fond du jardin, des gouttes s'écrasèrent sur mes mains. Bizarre. Il ne pleut pas pourtant.

"Qu'est-ce que tu regardes, le Classe-D ?"

Un chercheur consolait un collègue en pleurs. Ce dernier avait apparemment perdu quelqu'un de cher. Tss… C'est la vie pauvre abruti, faut s'y faire.

"D-1954, nous ne sommes pas arrivé. Continuez d'avancer."

Vînt enfin le tour d'Alice. Alice la mesquine, Alice la toujours souriante. Un père ne devrait pas avoir de favori, mais c'est elle que j'aimais le plus. Elle se blottissait contre moi le soir, quand je leur racontais une histoire. Maintenant c'est moi qui suis blotti contre son cadavre… Mes joues sont humides. Étrange. Un bruit se fait entendre, une sorte de gloussement. D'abord léger il devient de plus en plus bruyant. C'est moi. J'ai tué ma femme et mes enfants et je ris.

"Sujet D-1954, condamné à perpétuité pour le meurtre de sa femme, de ses deux fils et de sa fille le 17 Mai 2015. Sujet instable et violent… Vous êtes sûr de vouloir l'utiliser pour cette expérience docteur Cawley ?

- Certain, ce genre de profil est assez courant parmi nos pensionnaires. Si il venait à perdre la raison -plus que ce n'est déjà le cas je veux dire- ça ne serait pas une grande perte. Et je suis curieux d'entendre qu'elle question va être posée à un père infanticide."

Dites-vous savez que je peux vous entendre ? Bien sûr qu'ils le savent… Ils s'en foutent. Qu'est-ce que je pourrais tenter de toute façon ? Les deux chercheurs me font face mais nous sommes à l'arrière d'un camion, je suis solidement maintenu par une camisole et deux gardes armés au regard hostile se tiennent à mes côtés. En plus ils ont raison non ? Je dois être un sacré maboule, alors quelle importance ?

Emilie… J'ai ton sang sur mes mains… J'ai leur sang sur mes mains aussi… Tu entends Emilie ?

"Approchez-vous de la porte D-1954."

Une… Porte ? Okay, je ne sais pas à quoi je m'attendais mais pas à ça. Je m'exécute donc… Ça donne sur quoi ? Un placard ? Un monstre va en sortir, me demander si je suis appétissant et me bouffer tout cru pendant que le bon docteur Cawley et son petit toutou noteront avec intérêt à quelle point cette expérience était passionnante car elle a permis de mettre en évidence que, comme tous les autres pauvres types avant lui, le père infanticide s'est fait bouffé.

En fait non.

"Qui a tué Alice ?"

Je me retourne. L'agent Aule me regarde toujours aussi froidement, le chercheur et son assistant me scrutent avec intérêt mais personne d'autre n'est présent… Et ce n'était aucun d'entre eux qui avait posé la question. Du coup ça venait forcément de… La Porte ?

"Qui a tué Alice ?"

Personne n'a répété la question… C'est juste moi… Je l'entends en boucle dans ma tête… Qu'est-ce que ça signifie ? Comment ? Pourquoi ? Personne ne…

"D-1954, répondez à la question."

Je commence à trembler. Je l'ai tué, vous le savez non ? Tout le monde le sait, je suis l'assassin, c'est moi… Foutez moi la paix je vous en prie, faites sortir le monstre du placard qu'il me bouffe enfin…

"D-1954 ?"

Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma faute. Ma fAute. MA fAUtE. PAS MA FAUTE. PAS MA FAUTE. SA FAUTE. SA FAUTE. SA FAUTE. SA FAUTE.

"D-1954, répondez à la question immédiatem-

- TA GUEULE, CE N'EST PAS MA FAUTE !"

Mouvement de recul général chez les spectateurs. Aule lève son arme et semble attendre la confirmation de Cawley.

"C'est Emilie… Emilie les a tous tués…"

Clank

Je reconnaîtrais ce bruit entre mille. Le son reconnaissable d'une porte qui se déverrouille. Mais pas n'importe qu'elle porte. Ma Porte. Celle qui donne sur le jardin, où tous sont enterrés.

J'avance. Je ne suis même pas surpris de sentir ma camisole se desserrer d'elle-même. Je ne jette même pas un regard en arrière en entendant les cris de stupéfaction outrés de mon public. Je passe le pas de la porte et je ressens instantanément le changement d'atmosphère. L'odeur caractéristique du gazon fraîchement coupé. Et je la vois. Emilie, un couteau à la main. A ses pieds, les cadavres de Carl et Jérémy et sur ses genoux, Alice, endormie. Elle me regarde avec d'abord stupéfaction puis…

"Bonjour chéri. Je ne t'attendais pas avant le dîner. J'ai déjà couché les garçons. Tu veux venir raconter une histoire à Alice avant qu'elle aille dormir ?

- …Oui."

Ma lame se plante dans son ventre. Je ne sais même pas depuis quand j'ai ce couteau à la main mais ça n'a pas d'importance. Emilie me regarde une dernière fois, puis me caresse la joue.

"Si tu n'étais pas rentré si tôt, je me serais couchée seule…"

Elle s'effondre à mes pieds. Alice, elle, dort toujours profondément, sans doute droguée par les petites pilules que j'avais fait prescrire à Emilie. D'une certaine façon je l'avais toujours su.

C'était de ma faute. Mais Janus m'a permis de réparer au moins en partie mes péchés.

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