CHAPITRE 1
EN OR
Manufacture des Gobelins, Paris, France
Il était de ces titres, qui, bien que reconnus mondialement, n'étaient distribués que dans un pays, dans une poignée d'universités, ou bien à des élus. C'était le cas du titre prestigieux de grand couturier, qui, en dépit d'un rayonnement mondial et d'une stature sans pareille dans le monde de la mode, n'existait en réalité que dans la capitale française. Une exception culturelle datant de la fin du XIXe siècle qui avait, entre autres, fait de Paris la capitale de la mode, ou à l'inverse fait de la mode son capital. Et parmi les rares élus de la chambre syndicale de la haute couture à bénéficier de cet honneur, il n'y en avait qu'un dont le nom avait été censuré.
Le facteur descendait quatre à quatre les marches de cet escalier, normalement interdit, qu'il fréquentait si souvent. À société secrète, escaliers secrets, mais également poste secrète, s'était-il déjà murmuré de nombreuses fois par le passé. Il avait ce jour deux lettres à délivrer à son supérieur, un homme pressé aux costumes repassés. Il jeta un œil à la Seiko modèle 6138-8020 Panda à son poignet, offerte par les aspirants entrants à l'Académie de Tokyo. Faire partie d'une société secrète, ça paie, et surtout quand elle vient du pays de la mafia et des belles choses. Il n'avait beau être qu'Assistant, le lyonnais aux yeux noirs jouissait déjà d'un meilleur statut que la plupart des parisiens du monde de la mode qu'il connaissait.
Son chronographe lui indiquait un rassurant treize heures douze. Il n'était pas en retard, loin de là, ce qui lui laissait largement le temps d'observer l'œuvre des Décimes et, pourquoi pas, d'en inviter une à prendre un verre, un de ces quatre. Lui qui était un homme du dehors, il avait un petit faible pour le teint pâle, presque fantomatique, de ces femmes à l'œuvre sans relâche dans les souterrains parisiens. Les salles des machines, galeries d'expositions et ateliers avaient été retirés de la Manufacture en 1777, du fait d'un trop grand nombre d'étrangetés dans les rues de Paris qui parvenaient à se faufiler en dehors des murs de l'Académie, et avaient à la place été relégués aux carrières et aux catacombes, aménagées pour l'occasion. Au cours de la fin du XVIIIe mais surtout du XIXe siècle, les Tuteurs parisiens, désireux de rendre à l'Académie Médicis des Arts occultes de Paris ses lettres de noblesse que d'aucuns pensaient disparues à la Révolution, s'étaient pressés dans ces couloirs obscurs, transformant les boyaux de pierre en couloirs de marbre, les salles de taille en atelier, les plafonds bruts en voûtes élégantes et les crânes en œuvres d'art. Le facteur, toujours d'une humeur rayonnante, esquissa presque quelques pas de danse sur le marbre veiné d'or sous ses pieds, glissant parfaitement sous ses souliers luxueux. Se rattrapant à une colonne, il ne put s'empêcher de jeter un regard dans la galerie des crânes. Simple Assistant, le lyonnais n'avait jamais pu s'aventurer dans la curiosité architecturale la plus célèbre de l'anart français. Excédé par les allers et venues des bourgeois dans son Académie et obsédé par les vanités du XVIIe siècle, un des derniers Tuteurs architectes de Paris avait converti une salle de curiosités du réseau en une mise en abyme littérale, une sorte de chambre anéchoïque de l'orgueil. On racontait toutes sortes de choses au sujet de cette galerie, mais force était de constater qu'en dépit des grands principes, le marché trouvait toujours sa voie, et aujourd'hui esthètes convaincus comme bourgeois perdus se pressaient sur les listes d'invitations pour admirer la vacuité de leur être dans le reflet des ossements parisiens.
Chaque fois qu'il était passé devant, la porte était fermée à clef. Mais aujourd'hui, un détail avait attiré le regard du pauvre facteur, ou plutôt son oreille, sous la forme d'une musique étouffée s'échappant de l'endroit. La porte, entrouverte, était barrée d'un balai serpillère pour indiquer une entrée interdite, mais la petite taille du balai ne constituait pas un obstacle trop important pour l'échalas de Villeurbanne. Rongé par la curiosité, l'Assistant passa un pied dans ce lieu mythique. La galerie des crânes, c'était un peu les Glaces du monde sous le Voile, alors comment résister ? En dehors du fond sonore constant, il n'entendait pas un bruit. Trop engagé pour faire demi-tour, il s'engouffra dans l'objet de sa curiosité.
Le sol était fait d'un seul bloc de roche noire sur lequel résonnaient ses pas. Au plafond, des chandeliers projetaient une ombre tremblotante du jeune homme en Prada sur ce qui ressemblait à des crânes faits d'or à perte de vue. La salle était si profonde que le facteur, en dépit d'une excellente vue, ne distinguait pas le fond qui se perdait dans le flou ondulant des bougies. Ne ressentant pour le moment ni détresse, ni vanité, ni à vrai dire aucune émotion artistique en dehors d'un goût de confidentiel sur le fond de sa langue, il se pencha vers l'un des crânes. Le lyonnais se demandait s'il s'agissait de véritables crânes recouverts d'or, ou de sculptures reproduisant à l'identique d'anciens ossements. L'effet était en tout cas absolument parfait et on aurait juré le crâne d'une véritable espèce humanoïde faite d'or pur. Depuis là où il était, le facteur avait l'impression que son ombre faisait des flammes dans les orbites du crâne tant elle dansait. Mais de qui était-ce réellement le crâne ? Un détail l'empêchait de se sentir à l'aise, cependant. Cette entaille sur la pommette gauche, pile au même endroit que la sienne. Par réflexe, il passa le doigt sur son visage, retraçant la cicatrice qui s'enfonçait jusqu'à l'os. Sur le crâne d'or, l'ombre de son pouce traçait exactement le même chemin. C'était la même entaille. Pris d'un soudain malaise, l'Assistant se tourna vers un autre crâne. Même forme, même taille, même entaille. Et celui d'à côté, pareil. La rangée du dessous était aussi composée du même crâne, tout comme le mur de derrière. Son crâne. Il commença à accélérer. Son crâne s'étendait à perte de vue. Dans sa bouche, ses dents avaient le gout de l'or. Sa tête devenait de plus en plus lourde. Ce n'était pas une œuvre d'art, c'était un tombeau. Et même pas le sien, puisqu'aucune place n'avait été laissée pour son crâne. Sa vue commença à se brouiller derrière les larmes dorées.
La douleur sur sa joue était plus réelle que jamais.
« Qu'est-ce que tu fous là, Sébastien ? Allez, je te ramène, ferme les yeux et l'illusion devrait disparaître. Calme-toi. Tu n'as pas vu le balai devant la porte ? Tsss, ces jeunes… »
Si ses yeux étaient ouverts, Sébastien aurait pu voir la couleur verte de la peau du gobelin. Ce dernier, en plein ménage, n'avait pas entendu entrer le pauvre assistant dévoré par la curiosité, ses pas masqués par Francis Cabrel dans son Walkman taille enfant. La petite créature endémique de la Manufacture, dont les Académiciens se servaient comme personne à tout faire, était née avec une forme très rare de dysesthésie, ce trouble tout à fait gobelin empêchant de comprendre la nature même d'un objet artistique, ce qui le rendait purement immunisé à toute forme d'anart. Par conséquent, il avait été affecté au ménage, qu'il appréciait grandement, en plus de la seule exception à son trouble que représentait le chanteur du Lot-et-Garonne. Entre exaspération d'avoir à relaver une salle infinie et sympathie pour le jeune homme, l'humanoïde chauve en salopette largua le grand gaillard à l'entrée de la salle, puis, après s'être assuré qu'il avait repris ses esprits, retourna à son ménage.

Plus il s'enfonçait dans les artères souterraines de la Manufacture, plus le facteur ressentait la chaleur des ateliers. La fraîcheur du marbre avait laissé place à l'étuve de la pierre calcaire, le silence des galeries remplacé par la symphonie des outils. Dans les couloirs, nombre d'Assistants et de Superviseurs se pressaient au milieu des gobelins, emportant avec eux rouleaux de tissus, toiles de maîtres et pierres de taille à travers des salles obscures. Depuis la Grande Centralisation sous le Second Empire, l'Académie Médicis de Paris hébergeait la majorité des ateliers de ses membres, faisant du lieu l'un des plus grands centres de formation et de création du réseau, en passe de devenir le plus gros devant l'Académie de Florence. D'autant plus que sous l'impulsion du nouveau Tuteur, d'un art moins "noble" mais bien plus parisien que ses prédécesseurs, Médicis s'était ouvert à des arts nouveaux. À la gauche du lyonnais, une immense galerie avait été transformée en banc de montage, sur laquelle une quinzaine d'Apprentis découpaient, collaient, peignaient et transmutaient la bobine sous l’œil attentif d'un Superviseur issu de l'occultisme méliésien. L'Apprenti aimait trainer dans les salles obscures de la grande galerie photo, et s'était même un temps acoquiné avec Ivanka, la poétesse soviétique qui avait fui les pellicules de l'Est pour trouver refuge dans les polaroids français. Il avait un peu levé la pédale quand il avait compris qu'elle était encore obnubilée par son ex petit-ami, un certain "Fred".
Mais si la photographie, le cinéma et même l'animation commençaient à obtenir leurs lettres de noblesse aux Gobelins, ce n'était rien face à la discipline du Tuteur, ce qui faisait tout le sel et l'unicité de l'Académie Médicis de Paris, la discipline qui lui avait redonné le prestige et la grandeur qu'elle avait perdu durant la Guerre.
La Haute couture.
Le tic-tac des métiers à tisser était assourdissant. Dans l'immense salle de la tapisserie, juste en-dessous du bureau du Tuteur, les ouvriers, tisseurs et historiens grouillaient telle une fourmilière. À l'ouest de la salle, la Neuvième compagnie de gobelins tisseurs et teinturiers, communément appelé la Neuvième, s'affairait à tisser une soie étrange aux reflets envoûtants et indescriptibles. Comme des musiciens sous la baguette d'un chef d'orchestre, les petits humanoïdes verts en cravate et veston faisaient tourner la soie inlassablement, avant de la passer vers leurs collègues tout aussi verts et en blouse, qui trempaient le précieux matériau dans des écarlates, des indigos et des pourpres qu'un homme n'aurait jamais pu envisager. Assez étonnamment, la soie était tissée dans les deux sens, avait-on dit au facteur. Passé et futur. Il ne savait pas grand chose de cette soie ni de ce que cela pouvait bien dire, mais la tapisserie était le trésor des Gobelins depuis plusieurs siècles déjà. Tout membre parisien de l'Académie en avait, à un moment ou à un autre, entendu parler. Une tapisserie immense, gravement brûlée, aux origines inconnues offerte aux italiens de Florence par une étrange secte et rapatriée à Paris durant le XVIe siècle. Tissée à partir de cette curieuse et exotique soie, la tapisserie représentait l'Histoire, passé comme avenir. Le facteur de Villeurbanne n'en savait pas beaucoup plus, mais il se demandait si la restauration de la tapisserie permettait de découvrir les origines de l'humanité et le destin des hommes, ou si l'œuvre était de nature plus prescriptive. Bercé par le bruit de l'art et les cris des machines, le jeune homme se laissa aller quelques instants, oubliant presque les lettres qu'il avait à transmettre au grand couturier. Dans cette salle, sans trop savoir pourquoi, sa montre se déréglait sans cesse. Il jeta un œil au chronographe. Il était là depuis seulement dix minutes, rien d'alarmant.
D'un geste habile, il sauta par-dessus le cordon de satin pour arriver directement auprès des Décimes. Clan presque aussi vieux que la restauration de la tapisserie elle-même, les filles Décimes étaient des couturières et des tisserandes hors pair, et les seules à encore maitriser le pré-tapissage. Cet art occulte, conservé uniquement au sein de l'Académie, permettait au lissier de prévoir à l'avance quels motifs une tapisserie devrait avoir en fonction de son destinataire, et ce même avant que ce dernier ne soit connu. Il avait fait la renommée de nombre de tisserands russes et arabes, mais, au fil des ans, la tradition avait été perdue. Fil à la main, s'agitant sur l'incommensurable tapisserie comme autant de petites araignées, les Décimes plantaient l'aiguille et taillaient le carton, comme habitées d'un fantôme du passé, ou de l'avenir. Même s'il aurait adoré passer plus de temps à saisir cet art opaque, Sébastien continua son chemin vers l'escalier de service. Ce n'était pas le chemin le plus adapté pour se rendre chez son destinataire, mais le facteur avait appris à naviguer dans les boyaux souterrains comme personne et utilisait son poste de facteur secret comme une formation éclectique aux arts de Médicis. Et puis, qui avait dit que c'était interdit ?
En montant les escaliers en fer, le jeune homme en costume azur ne peut s'empêcher de jeter un regard vers la machine qui produisait ces sons de ciseaux. La M.O.R.T.A., dernière commande du Tuteur résolument moderniste de Paris. Utilisant des technologies optiques que Sébastien aurait été bien incapable d'expliquer, la machine montée sur roues et suspensions à coussins d'air faisait courir des gigantesques ciseaux des deux côtés de la tapisserie gargantuesque, coupant méthodiquement tout ce qui dépassait d'un côté ou de l'autre. Fut un temps, de nombreuses mains s'occupaient de ce travail d'horloger aux proportions d'ouvrier agricole, mais en plus d'être incroyablement plus longue, cette méthode était également bien moins précise, au rendu moins parfait. Et le Tuteur aimait la perfection.
« Oui, oui je te reçois tout à fait, oui. »
La porte du bureau était ouverte, le grand couturier au téléphone. N'osant pas déranger, le lyonnais toqua timidement. Le Tuteur se retourna d'une manière incroyablement fluide, lui indiquant de la paume d'attendre un instant.
« Oui, tu as vu mes derniers patrons ? J'ai beaucoup hésité sur la longueur, mais je pense qu'il est intéressant d'apporter un peu d'asymétrie à la jupe, juste assez pour remplacer la couture diablement banale qu'on retrouve partout ces derniers temps… Pardon ? Non, je ne suis pas passé chez Hubert, j'ai passé la journée avec ces messieurs Chevalier et Boullay. J'en suis intimement persuadé ma chérie, il y a quelque chose entre le cinéma et la haute couture, un je-ne-sais-quoi dans l'amour du caché, du mouvement… Ah, si seulement tu avais été là ! Oui, oui je sais, Hubert ceci Hubert cela. Mais, enfin, je ne veux pas passer mes journées chez de Givenchy, j'ai mes propres collections à avancer tu sais ! Je te laisse, j'ai du courrier. Oui, moi aussi je t'aime. »
Le visage du Tuteur était toujours indéchiffrable. D'apparence rayonnante, le français semblait toujours cacher derrières ses rides éternellement naissantes des montagnes de réflexions, d'idées et de contraintes. Sébastien avait beau l'avoir rencontré plusieurs fois déjà, il était toujours aussi impressionné par ce que dégageait ce génie du tissu.
« Monsieur Gondras ! J'avais été prévenu de votre arrivée, fit le couturier en tendant les mains vers l'Apprenti. Esmeralda, je te prie, prends donc sa veste, où est l'hospitalité ? »
Presque aussitôt, un mannequin Cédar à taille humaine sortit de derrière le jeune homme et posa sa main sur son épaule. En moins de temps qu'il n'en fallut au lyonnais pour comprendre ce qu'il se passait, sa veste de costume fut immédiatement aspirée vers la statue animée, qui l'enfila aussitôt.
« Nous ne nous étions jamais rencontrés dans mon bureau, il me semble ? Je vous présente mon mannequin personnel, Esmeralda, annonça le Tuteur pendant que le mannequin enchanté esquissait une petite révérence. Ne vous fiez pas à son apparence, elle a gagné ce nom grâce à ses talents de danse exceptionnels. Et puis, vous savez, tout va à une belle femme. »
Avec un mélange de stupeur, de consternation et d'émerveillement, le facteur observa la statue de bois mettre sa main sans doigts devant sa tête sans visage comme pour cacher son contentement, avant de balayer du regard la pièce dans laquelle il se trouvait. En plus de l'immense bureau de luxe, nombre de patrons, de toiles, de mètres et de vêtements achevés ou simplement esquissés habillaient cette pièce à l'éclairage chaleureux. Sur certains mannequins, un grand drap noir recouvrait des habits parfois encombrants, laissant penser qu'il y avait des effets anormaux bien actifs sur certaines pièces du grand couturier.
« Dites-moi, monsieur Gondras, avant que vous ne me remettiez les missives pour lesquelles vous aviez été mandaté, s'enquit ce dernier. Cela fait déjà quelques années que vous travaillez avec nous, à un poste certes nécessaire à notre organisation mais assez peu épanouissant sur le plan artistique. Quelles sont les œuvres que vous préférez au sein de nos galeries ? »
« Les… désamorça le jeune homme en hésitant à répondre "les femmes". Je ne saurais dire. À vrai dire, j'aime beaucoup mon travail, j'envisage de devenir rédacteur dans une revue d'art grâce au regard plus holistique que m'offre le métier, monsieur.
— Excellent. Je suis réellement enchanté par cette nouvelle, Gondras. Maintenant, voulez vous bien… fit-il en remuant les mains comme pour enchaîner.
— Oh, oui ! Excusez-moi. »
La première lettre était cachetée du sceau de l'Académie. Le facteur trouvait ce genre de choses un peu passées de mode, mais la plupart des grands pontes de cette société secrète avaient conservé le goût pour l'antique, l'aristocrate, le vieux riche comme il aimait le dire. Les yeux du Tuteur s'écarquillèrent en lisant les lignes manuscrites de la missive alors qu'un sourire s'étirait sur ses lèvres.
Doucet, je viens porter de bonnes nouvelles. Séville a été confirmée pour l'exposition universelle de 92. Le thème des Grandes Découvertes est plus que certain. Vous pouvez lancer la collection Robes et Histoire. Félicitations, vous représentez toute la partie européenne de notre institution, à votre âge c'est inédit.
Quand serez-vous disponible pour dîner ?
Curator Academiae
Le français retint un petit cri de joie devant un Apprenti. Son sourire, franc et éclatant, trahissait cependant son état d'euphorie. Il imaginait déjà la collection, revoyait ses patrons, le tissage de la soie Temporelle de la tapisserie, donnant vie à nouveau à Isabelle la Catholique, les combinaisons des exploratrices du futur, entendre la voix de Jeanne Baré, voir voler Earhart… Cette chrono-collection serait magnifique, magnifique et scandaleuse, scandaleuse et résolument anartistique. Le génie commençait déjà à pétiller au bout de ses doigts.
Ils se mirent à trembler à la lettre suivante.
Un message d'excuse dactylographié, tout droit venu des États Unis. C'était Prometheus.
Et la seule ferme à soie temporelle du monde libre venait de subir une avarie longue durée. Plus de soie, plus de tissu, plus de robe. Plus d'expo.
CHAPITRE 2
EN FIL
Île de Ko Khlum, Province de Trat, Thaïlande
« Attentat à Madrid : le bilan s'alourdit. Déjà 12 victimes déclarées, plus d'une cinquantaine de blessés et toujours plusieurs personnes portées disparues. Tout de suite un message de notre envoyé spécial sur place, Nathan- »
Le mois d'avril n'était même pas à la moitié de sa course qu'il faisait déjà une chaleur à tomber dans le poste de surveillance. Le chuintement régulier du ventilateur au plafond, pas tout à fait dans l'axe, était le seul bruit parasitant la soirée de Williamson. Pour Sangthong, cependant, il fallait ajouter à la veille étouffante le bruit de chips du paquet de son collègue, ainsi que le son grésillant de sa minuscule télévision cathodique, qui parvenait à diffuser le câble jusqu'en Thaïlande grâce aux technologies de pointe de leur employeur. Dommage que rien de pertinent ne soit diffusé sur la télévision américaine. Williamson, qui n'aimait pas beaucoup l'actualité internationale, attrapa la télécommande de sa main grasse pour zapper.
« I'd like to buy the world a coke, and keep it company!- »
Cela faisait déjà deux ans que la Thaïlandaise et l'Américain étaient dans la même équipe de nuit à surveiller la seule ferme à soie temporelle du monde libre. Ils avaient suivi tous les deux des trajectoires très différentes pour finir dans ce poste de surveillance souterrain des laboratoires Prometheus : une envie de voyager après un divorce pour l'un, de la prison ferme et un accord gouvernemental pour l'autre. Si Williamson avait déjà travaillé dans la sécurité auparavant, notamment dans de la surveillance d'usine paranormale, c'était une grande première pour Sangthong, qui n'avait exercé que dans les milieux de la nuit, de danseuse à videuse. Incarcérée pour double homicide dans une rixe de gang au sein du club où elle travaillait, la Thaïlandaise avait été placée en maison d'arrêt pour hommes, ce qui avait causé moult problèmes au sein des détenus mais aussi de l'administration pénitentiaire. Fort heureusement, la Thaïlande n'était pas un pays sans ressources, aussi lorsqu'une célèbre multinationale de la manufacture anormale avait eu besoin de nouveaux gardes pour l'une de leurs fermes souterraines, installée sous l'une des forêts nationales au large de l'île de Ko Chang, elle avait pu se servir allègrement dans les prisons du pays, tout en évacuant leur surplus d’œstrogènes pour moins cher via des retenues sur salaire.
« I want my MTV… »
Williamson, lui, suait à grosses gouttes dans son fauteuil de sécurité. Il n'aurait jamais cru que la Thaïlande avait un climat si chaud et si humide, lui qui avait travaillé pendant près de 10 ans dans un laboratoire spécialisé dans la génétique en Alaska. Et puis, il aurait tellement de choses à raconter à son petit Johnny quand il rentrerait au bercail ! Enfin, si sa pute de mère le laissait le voir, comme il aimait à le dire… Après tout, qu'est-ce qu'une hypothèque de maison pariée aux jeux ? Kevin Williamson avait le droit d'avoir ses démons, lui aussi. Et puis, entre la paie démentielle pour un boulot de planqué et la proximité stratégique de l'usine avec l'aéroport de Trat et les nombreux casinos du pays, il pouvait enfin donner libre cours à l'une de ses passions avec les chips au vinaigre : perdre beaucoup d'argent en rêvant d'en gagner encore plus. Les rêves, Williamson en avait fait un peu trop dans sa vie d'agent de sécurité. Il avait rêvé, comme tous les gamins attardés de son âge, de devenir héros de guerre, d'avoir son visage sur chaque affiche et des médailles plein la veste. Malheureusement, son amour congénital pour les chips au vinaigre ne lui avait pas permis de passer les tests physiques, lui évitant par la même occasion le Vietnam et les somnifères à vie. À la place, Kevin Williamson avait fait agent de sécurité, enfin "monsieur caméra", d'abord pour les services de l'État puis pour des groupes privés se payant le luxe d'avoir une vidéosurveillance, pour enfin finir par se faire, par hasard, embaucher par les laboratoires de l'anormal.
« Tu veux pas couper ta télé, Kevin ? J'ai du mal à me concentrer sur les images, lança d'un ton glacial la brune aux yeux amande.
— Baise ta mère, lui répondit avec un grand sourire plein de chips Williamson sur le ton d'un compliment. Enfin, si je ne suis pas déjà passé dessus sans le savoir.
— Kevin Williamson, vous êtes la pire personne avec qui j'ai jamais travaillé, et j'ai dû sucer mon mac pour garder mon poste dans le club une fois. Aussi, prenez garde, je pourrais baiser la vôtre bien mieux que votre père, en plus d'en avoir une plus grosse que lui, lui renvoya-t-elle sans quitter les écrans des caméras des yeux.
— J'espère bien, mon pauvre père est un sac d'os enterré sur une plage française. »
Sangthong avait appris l'anglais en prison, et ne le parlait pas mal du tout au vu des conditions, mais elle avait encore des difficultés avec le niveau de langue. Toutefois, elle savait qu'elle pouvait se lâcher avec son insupportable mais sympathique collègue. C'est d'ailleurs lui qui lui avait appris, paradoxalement, la plupart des insultes qu'elle connaissait. Le thé était froid dans sa tasse. Le boulot avait beau être totalement ennuyeux, l'ancienne videuse était beaucoup trop concentrée chaque nuit sur les caméras, traquant le moindre mouvement, la moindre bizarrerie. Elle vivait chaque jour comme si c'était le premier, mais il n'y avait rien eu à signaler depuis qu'elle avait pris le poste.
En même temps, il n'y avait pas tant de risques que ça au niveau de leur site. Il s'agissait d'un grand réseau de galeries naturelles aménagées par les laboratoires Prometheus pour servir de ferme à l'une des espèces anormales les plus anciennes du monde, les araignées de Mahakala. Il ne s'agissait en fait pas réellement d'araignées, mais d'un petit parasite chitineux à douze pattes, assez semblable aux araignées sablier chinoises, en beaucoup plus petit et s'enfouissant sous la peau, ne laissant qu'une marque circulaire et sombre sur l'épiderme. L'agente de sécurité finit son thé froid d'une grimace et se leva pour aller en refaire. Comme souvent en attendant que l'eau chauffe, elle attrapa la documentation fournie sur les araignées de Mahakala et la feuilleta. Elle trouvait réconfortant de relire encore et encore les mêmes choses, surtout dans une langue avec laquelle elle avait encore quelques difficultés.
Les araignées de Mahakala semblaient liées à une vieille légende. D'après les villageois près de la forêt où les premiers spécimens avaient été découverts, chacune de ces petites créatures existerait en trois exemplaires : l'un d'entre eux est ici et maintenant, un autre attend au commencement des Jours et le dernier à la fin des Temps. Bien entendu, puisqu'aucun voyage aux dates indiquées n'avait pu être réalisé, personne n'avait pu vérifier cette légende, mais il avait semblé assez important à Prometheus d'en porter mention sur la notice informative. L'eau commençait à peine à frémir.
Manifestement, ces petits parasites étaient indiens à l'origine, pas chinois. Mais c'est au cours de l'ouverture au marché européen de la soie, et donc des trajets connus sous le nom de "routes de la soie", que ces petites bêtes anormales avaient été importées en Chine, où elles se sont manifestement beaucoup plus plu. En effet, il leur fallait des populations humaines relativement recluses pour se nourrir, et quoi de mieux que les nombreux villages entre jungle et montagne du sud-ouest chinois pour remplir ce rôle ? D'autant plus que si elles rendaient la vie de leurs hôtes insupportable, ils ne s'en rendaient eux-mêmes pas compte.
La suite de la notice détaillait rapidement la nourriture des araignées de Mahakala. Le PIC, pour Potentiel d'Impact Causal. Manifestement, les recherches faites sur ces bestioles avaient permis de grandement développer la compréhension de la trame temporelle et de son interaction avec les consciences. L'ancienne gogo-danceuse ne comprenait absolument rien à ces conneries de manipulation de réalité, de quantification alchimique et autre charabia de scientifique fou, mais elle aimait bien lire ce verbiage abscons destiné, manifestement, à lui faire comprendre de quoi il retournait. Tout ce qu'elle avait assimilé, c'est que les créatures se nourrissaient de la capacité de leur hôte à impacter le cours de l'Histoire, en bien ou en mal. Elle aimait à se représenter l'image fournie, celle d'humains semblables à des papillons sur une mer d'huile dont les battements pouvaient lever des tsunami. Eh bien, en suivant l'analogie, les araignées de Mahakala se nourrissaient des ailes des papillons, laissant leur victime à l'état de larve sans conséquence ni capacité d'action. Cela se traduisait, toujours selon le manuel, par une volonté amoindrie, une docilité plus grande, mais également une malchance indépassable, bloquant toute tentative de se faire un nom. Cruel destin que celui-ci. Étonnamment, la perte de PIC pouvait également être perçue comme une sorte de bénédiction par certaines populations : comme il est impossible d'influencer durablement le cours de l'Histoire, il devient impossible de merder dans les grandes largeurs. Pas de dictateur, pas de meurtrier de masse, pas d'erreur catastrophique qui fait exploser une centrale nucléaire… Juste une routine oubliable et infinitésimale dans la grande tapisserie de l'Histoire. La théière commençait à siffler.
Leur mode de prédation était également tout à fait intéressant, en plus d'être la source d'une telle ferme. Afin de trouver leurs cibles, les parasites tissaient, un peu comme les araignées en fait, des toiles d'une soie unique au monde. En vertu des propriétés incompréhensibles pour Sangthong de la soie, une toile tissée par les araignées de Mahakala serait capable de se déployer dans l'espace mais surtout dans le temps, existant alors dans le passé et dans le présent. Une fois une telle toile tendue, les victimes à haut PIC touchant la toile déclencheraient une vibration caractéristique dans le temps le long du fil, que les petits parasites temporels pourraient ressentir pour venir attaquer depuis le passé ou l'avenir. Évidemment, une telle soie ne pouvait pas ne pas se vendre très très bien, aussi il n'avait pas fallu longtemps aux laboratoires Prometheus pour proposer à leurs nombreux clients de l'anormal de les fournir en soie du destin, comme l'indiquait leur catalogue, nécessitant de facto une ferme. Et, puisqu'un tel dispositif demandait un arrivage constant d'humains à haut Potentiel d'Impact Causal, les pays d'Asie de l'Est ayant eu vent d'un système pour annuler totalement l'impact futur d'une personne s'étaient rués pour offrir à Prometheus leurs prisonniers politiques, Chine et Thaïlande en tête. Les vapeurs d'infusion commençaient à monter dans la kitchenette du poste de garde. Elle se saisit de la tasse d'un geste un peu trop sec et fit tomber une goutte de thé juste à côté du grain de beauté entre son pouce et son index.
« Sang ? appela Williamson depuis sa chaise. Sang, tu peux venir voir je te prie ?
— J'arrive Kevin, répliqua-t-elle d'une voix qui trahissait sa légère inquiétude. Williamson ne l'avait jamais appelée comme ça.
— On vient de recevoir le certificat de sûreté des caméras, comme toutes les deux heures, annonça-t-il d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée. Regarde ça, tu ne vois rien de spécial ? »
Sangthong posa les yeux sur le papier encore chaud en sortie de fax. Nombre de caméras, tension, température, heure… Tout avait l'air en ordre. Jusqu'à ce que Williamson se penche sur le document en tapotant sa montre.
« C'est le certificat d'il y a douze heures, Sang.
— Tu es certain qu'il ne s'agit pas juste d'un problème avec l'horloge interne ? Je veux dire, AM au lieu de PM, ça arrive, non ?
— Oui, mais non. Je me souviens de ce pic de température sur la trois et de la baisse de tension sur la cinq. Regarde… »
Kevin Williamson sortit de sous ses pieds une grosse malle, dans laquelle étaient consignés tous les certificats des caméras, deux heures après deux heures. Il en extirpa le sixième.
« Je ne vais même pas te demander de les comparer, j'ai carrément mieux. »
Il prit les deux feuilles de papier et les colla l'une sur l'autre dans un geste très appliqué. Puis, comme s'il développait une photo, l'agent de sécurité leva les deux feuilles en l'air, juste devant l'écran de son poste miniature.
Absolument tout collait. Il ne s'agissait pas du même texte, mais de la même feuille. Les mêmes erreurs d'impression, les mêmes fibres du papier, le même texte au mot près, la même pliure sur le coin à l'envoi. Quelque chose clochait. Immédiatement, Sangthong attrapa le combiné du téléphone de garde et composa le numéro interne vers la zone de traitement. Pas de réponse. La salle des prisonniers. Pas de réponse. Les quartiers du personnel. Pas de réponse. Les chambres à araignées. Pas de réponse. Armurerie.
« Je vous en prie, ne venez pas, ne ven- »
La voix était terriblement grésillante et coupa presque aussi sec, mais Sangthong avait eu l'impression de reconnaître la voix. Une voix d'homme. Elle se tourna vers son collègue, qui transpirait à grosses gouttes. Il n'eurent pas besoin de prononcer le moindre mot pour se faire comprendre. Williamson attrapa son arme de service et une lampe torche ainsi que de quoi ouvrir. Sangthong, de son côté, se saisit du lance-flammes réglementaire en cas de brèche dans la ferme, ainsi que d'une mallette noire et presque vingt mètres de câble électrique. Si personne ne répondait dans ces souterrains, il allait bien falloir s'y coller…

Les torches projetaient une lumière jaunâtre sur les boyaux naturels reliant le poste de surveillance extérieur à la ferme en elle-même. Les parois, légèrement humides du fait du climat tropical, semblaient suintantes sous le regard des deux agents de la surveillance. Il faisait chaud, très chaud. Entre deux couinements de chaussure de sécurité le long de la voie principale — creusée par leur employeur pour permettre l'arrivée des camions — la respiration lourde de Williamson donnait à leur avancée une ambiance encore plus oppressante, si c'était possible. D'un coin de l'œil, Sangthong repéra une porte de service. Elle fit signe à son collègue de s'approcher en silence, son arme anti parasite braquée vers la porte, juste au cas où. Kevin, un peu en retard, fouilla dans sa poche. Il sortit précautionneusement la clef des issues de secours, l'enfonça dans la serrure et tourna d'un coup sec.
« Mais qui a ouvert cette porte, bordel ? » laissa-t-il échapper alors que le barillet du verrou était déjà en position ouverte. L'agent poussa lentement la porte, s'attendant à un grincement caractéristique, au lieu de quoi une inhabituelle résistance lui fit face. Il poussa plus fort avant de carrément jouer de l'épaule, sans succès. Celui qui avait laissé la porte ouverte l'avait aussi barricadée, manifestement. Williamson fit signe à sa partenaire de reculer un instant tout en attrapant le fusil à pompe Masterkey qui pendait à son flanc. Il ne s'en était jamais servi. En fait, Williamson n'avait jamais vécu aucun incident à la surveillance. Il chambra la cartouche, pressa le canon contre là où il pensait être la planche, ferma les yeux. Le coup partit presque tout seul.
Sangthong eut l'impression d'entendre un deuxième coup de feu, comme si un étrange écho s'était propagé dans le couloir de l'installation. À l'instant où la porte sauta, elle braqua immédiatement son arme vers l'intérieur, s'attendant à des flots d'araignées prêtes à dévorer leur avenir en s'enfouissant dans leur chair, le crissement glauque de leur chitine frottant sur les carapaces des autres. Il n'en était rien. À l'exception d'un néon tremblant faiblement à un rythme irrégulier, absolument rien ne bougeait dans son champ de vision. Elle posa un pied dans la ferme, suivie de son collègue, lampe torche braquée en avant. Manifestement, toute l'installation était en pleine coupure de courant. L'obscurité, seulement entrecoupée des tremblements de ce fameux néon et de la danse incertaine des lampes des agents, semblait plus épaisse que jamais, empreinte d'un effroi presque palpable. Williamson, une fois le fusil rangé, entra également dans l'installation en s'épongeant le front. En dépit d'une chaleur et d'une moiteur encore plus grandes pour permettre le bon développement des araignées, les gouttes qui perlaient dans son dos étaient glacées.
Le couloir dans lequel s'avançaient les deux agents de sécurité était manifestement en travaux. Un escabeau, des planches, des plaques de métal et des pots de peinture traînaient un peu partout, rendant l'exploration d'autant plus lente, et les ombres inquiétantes d'autant plus nombreuses. La priorité numéro une était de trouver du personnel en vie, la priorité numéro deux de trouver une prise de courant pour brancher le matériel de Williamson. En passant sous l'une des caméras du complexe, l'agent de surveillance hésita franchement à retourner dans la salle des écrans en attendant le lendemain. Après tout, Prometheus allait bien finir par envoyer quelqu'un de plus compétent, non ? Il se tourna vers sa partenaire au regard froid. Il savait qu'elle ne voudrait pas faire marche arrière, et n'avait nulle envie de la laisser seule. Tant pis. Au bout du couloir, ce qui semblait être un échafaudage d'intérieur s'était effondré. Sangthong s'agenouilla aux cotés de son collègue, torches posées sur des étagères qui traînaient. Ce n'était pas un gros éboulement, mais il fallait nettoyer un peu le passage et redresser les poutres. La thaïlandaise manqua de glisser sur un petit cylindre posé au sol et s'érafla très légèrement au niveau de la nuque, juste en dessous de son grain de beauté. En y observant de plus près, c'était une cartouche de fusil. Il y avait eu du grabuge par ici. D'ailleurs, à tout bien y réfléchir, on aurait dit que la structure s'était effondrée sous des coups de feu.
Williamson, de son côté, remarqua aussi des traces de lutte à cause d'un détail nettement plus sordide. Une des poutres de l'échafaudage avait brisé ce qui semblait être une planche de contreplaqué, sans doute placée par-dessus le trou qu'elle recouvrait pour le temps des travaux. Le trou laissé par la poutre laissait entrapercevoir ce qui ressemblait à une conduite de construction, trop sinueuse pour qu'une simple observation à la torche permette de voir ce qui s'y trouvait au fond, mais dont les parois arboraient des traces de sang frais. Quelque chose de macabre s'était déroulé ici. Histoire de ne pas tomber, Williamson attrapa une planche fort semblable à celle qui avait été transpercée et, une fois la poutre redressée, s'attela à recouvrir le trou. Fort heureusement la lumière de sa torche se refléta dans le métal d'un magnifique pistolet à clous pneumatique. Enfin, magnifique, recouvert de poussière et de peinture, mais probablement magnifique. Un détail attira l'attention de l'expert , spécialiste des petits détails dans les petites images cependant. En plein milieu du faisceau de lumière, des traces de doigts au milieu de la poussière brillaient bien plus que le reste, révélant une grosse paluche qui s'était saisie de l'objet il y avait peu. Pourtant, le reste des travaux avait l'air de ne pas avoir bougé depuis une grosse semaine. Un peu circonspect, l'américain ramassa le câble et la mallette de sa collègue et se releva dans un soupir.
« Il y a quelqu'un par ici ? » lança Sangthong d'une voix trop grave pour ses cheveux longs et son 90 C, mais trop aiguë pour le videur d'un obscur tripot de Bangkok. Ses seules réponses furent le grésillement d'un appareil en sous-tension et l'écho de sa voix, distordu par les couloirs en acier. Manifestement, ils avaient rejoint l'aire principale de la ferme et s'étaient débarrassés des pots de peinture et des perceuses, qui avaient laissé leur place à du métal brossé et du béton armé. Ici aussi, le courant avait des problèmes, mais au moins un néon sur cinq était allumé, pas si mal. La température était aussi remontée d'un cran. Williamson jeta un œil sur le côté. Des panneaux de métal coulissants recouvraient ce qu'il imaginait être des vitres. Les chambres à araignées. D'un léger signe de la main, il indiqua à sa partenaire la raison de la température. Lentement, comme pour ne pas réveiller quelque chose dans ces zones renfermant des centaines de parasites anormaux, elle tira la poignée du panneau. Une lumière bleutée envahit le couloir alors que des rangées d'étagères couvertes de toiles apparaissaient derrière la vitre épaisse. Tout comme Williamson, elle n'avait jamais vu les fermes elles-mêmes ailleurs qu'à travers l'image floue et tressautante des caméras de surveillance, et observer enfin la raison de toute cette installation résolument futuriste lui faisait un petit quelque chose. Sous lumière noire, le blanc des fils ressortait fluorescent, non sans rappeler à l’ancienne danseuse son club de jadis.
Tout à coup, elle distingua une forme mouvante parmi les étagères. Comme une ombre. Elle fit signe à son collègue et tenta de repérer à nouveau ce mouvement fugace.
« Sang ! Ici ! »
Kevin Williamson, plus expérimenté dans la surveillance à travers un petit hublot, frappa sur le carreau. Depuis sa position, on pouvait voir deux silhouettes, l'une de noir, l'autre de blanc fluorescent, un peu plus grande et large que la précédente, quitter les chambres à araignées. Il y avait des gens dans ce complexe qui semblait jusqu'alors hanté. Avant qu'elles ne franchissent la porte, Williamson eut l'impression que la plus petite des deux s'était tournée vers lui.
Ni une ni deux, les deux agents se ruèrent dans le couloir pour rencontrer les rescapés. Il n'y avait qu'une seule entrée à la chambre, qu'un seul couloir pour y accéder, qu'un seul chemin pour sortir de là. Ils étaient certains de les croiser. Malgré la chaleur, les deux agents couraient, un mélange d'excitation et de peur au creux de leurs os. Ils tournèrent une fois, deux fois…
Puis rien. La porte était là, mais personne à l'horizon. Le bruit des pas s'était tu. Il n'y avait plus rien d'autre que la porte de la chambre, fermée. À travers les vitres du dispositif étanche, aucune lumière. Pourtant, quand Sangthong et son partenaire avaient quitté le couloir, les deux inconnus étaient sortis de la salle sans éteindre. S'étaient-ils rendus à nouveau dans la chambre des araignées ? Vu la dangerosité des parasites, c'était franchement inconscient. Les deux opérateurs de surveillance se regardèrent dans les yeux. Sangthong prit une profonde inspiration, puis braqua son lance-flammes en avant. Williamson actionna le bouton poussoir qui déclenchait l'ouverture du sas et entra avec sa collègue. Son regard était aussi glacial que l'air était chaud et la tension de tout son corps pouvait se lire sur sa mâchoire serrée à s'en casser les dents. Lorsque le pschit d'ouverture retentit, la thaïlandaise déclencha la mise à feu immédiatement. Une gerbe de flamme partit sur plusieurs mètres, éblouissant les deux agents dans la pénombre depuis le début de l'intervention. Après plusieurs secondes, elle coupa l'arrivée d'essence, laissant quelques fils allumés sur les étagères être les cierges de leur visite.
Lorsque Williamson appuya sur l'interrupteur de la lumière, les flaques de sueur sur sa chemise blanche se mirent à dessiner des motifs ésotériques fluorescents. Il n'avait rien dit depuis le début, mais l'agent de surveillance américain n'était pas habitué à ces températures ni à autant d'action et il commençait à en souffrir sérieusement. Alors que sa collègue s'avançait dans la chambre à araignées, donnant de petits coups de feu devant elle pour détruire toute toile potentielle, Kevin s'appuya sur le mur et descendit au sol en soufflant. Il était terrorisé. Un pic en métal, plus froid que le reste, entra en contact avec son dos.
« J'ai trouvé une prise de courant ! s'écria-t-il en direction de Sangthong. Je vais pouvoir brancher la mallette.
— Super, répondit-elle toujours aussi concentrée. Tu me dis si tu vois des toiles, surtout. »
La "mallette" était en réalité un petit bijou de technologie signée Prometheus. Incluant une caméra embarquée et un écran cathodique, l'appareil était capable, via des lentilles spécialisées, de détecter, analyser et afficher les toiles des araignées de Mahakala venant du passé et de l'avenir, dans un rayon temporel relativement conséquent. C'était un outil indispensable pour ce genre d'opération, mais qui nécessitait une alimentation constante que le complexe sous coupure de courant n'avait jusqu'alors pas pu fournir. L'écran s'alluma, laissant apparaître le logo des laboratoires Prometheus en noir sur blanc alors que la ventilation faisait s'échapper de l'air par la grille sur les genoux de l'américain. Au bout d'une interminable minute, le logo disparut, mais l'écran resta blanc. Il attendit un peu. Toujours blanc. Williamson se leva avec la mallette, espérant qu'en se déplaçant, il pourrait enfin avoir une image. Mais non. Tout était parfaitement blanc. Énervé mais surtout en proie à la panique, il débrancha l'appareil et appela sa collègue d'une voix tremblante.
« Sang, j'ai pas d'image. Je pense que la mallette a un souci.
— Merde.
— On fait quoi, on va chercher l'autre dans la salle de contrôle ? proposa-t-il, dépassé.
— Je pense, ouais, acquiesça-t-elle. J'ai trouvé personne ici, de toute façon. Allez, on est repartis. »
Une fois réunie avec Kevin, l'agente de surveillance thaïlandaise commanda l'ouverture du sas. Au moment de son ouverture, son oreille aguerrie entendit un bruit, comme si l'on cognait sur une paroi. Elle n'y prêta pas plus attention que ça, mais cela suffit à la déconcentrer juste assez pour qu'elle oublie d'appuyer sur l'interrupteur de la lumière.
Les deux agents marchaient désormais calmement dans le complexe. Non pas qu'ils soient calmes, mais il devenait difficile pour eux de maintenir une tension permanente de la sorte. Ils étaient déjà là depuis longtemps, et même si leur progression était lente, ils commençaient à accumuler chaleur, fatigue et tension. En passant devant les quartiers du personnel, Sangthong passa la main sur la poignée. Fermée à clef. Elle crut un instant entendre crisser une paire de chaussures sur le sol et plaqua son oreille sur le métal froid. C'était agréable. Le bruit se répétait de manière périodique. Usée et toujours inquiète à cause de la mallette dysfonctionnelle, elle se désintéressa de ce qui ressemblait à un bruit de machine et continua la route vers la salle de contrôle. Elle remarqua également qu'elle s'était habituée, tout comme son collègue, à la pénombre partielle de l'installation et qu'ils n'avaient pas allumé leurs torches depuis un moment.
Williamson aperçut enfin la porte de la salle de contrôle. Mais quelque chose clochait. De là où il était, il avait l'impression que la porte et ses alentours étaient couverts de papier. Comme si on avait voulu laisser un mot sur la porte des dizaines de fois. Dans le noir, difficile de lire à cette distance, aussi fit-il signe à sa collègue d'allumer sa torche. Sous le faisceau jaunâtre, les mots laissés prenaient alors sens.
« Allume la lumière. »
« Kevin je t'en prie ALLUME LA LUMIÈRE. »
« LUMIÈRE LUMIÈRE LUMIÈRE ALLUME LA LUMIÈRE BORDEL »
« Pense à Johnny, Kevin, allume la lumière. »
« LA LUMIÈRE SANG NE ME CROIS PAS ALLUME »
Toutes les notes semblaient issues du même bloc-note. Sur le papier blanc, une écriture tremblante faite au stylo et repassée plusieurs fois trahissait la panique de son auteur, mais n'empêcha pas à Williamson de reconnaître l'écriture. La sienne.
L'américain se jeta sur la lampe torche de Sangthong et l'éteignit brutalement.
« Éteins ça, bordel, éteins !
— Hein ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? T'as pas lu les mots ?
— Justement, Sang, justement… murmura-t-il avant de reprendre une voix plus audible. C'est un piège. C'est clairement mon écriture sur ce mur, mais je n'ai écrit aucune de ces putains de notes. C'est un piège, c'est sûr. Je sais pas ce qu'il y a dans cette pièce, mais ça veut qu'on allume la lumière et on ne va pas le faire.
— On fait quoi, alors ? On se casse ? renchérit Sangthong d'un air sombre.
— Non, répondit Kevin. On y va, mais dans le noir. »
Williamson commençait à se sentir très très mal. Sa respiration devenait compliquée, il voyait un peu flou et il avait l'impression de sentir le sang dans sa tête. Il n'allait plus tenir très longtemps comme ça, mais il fallait garder la tête froide. Il ouvrit la porte de la salle, lumière éteinte. En s'appuyant sur le mur, il remarqua qu'ici aussi quelqu'un avait tapissé la salle de notes. Il se força à ne pas les regarder.
Beaucoup plus étonnant, une masse noire semblable à un tas de caissons de basse trônait au centre de la pièce, là où normalement aurait dû se trouver la table ovale qu'il voyait si souvent derrière les caméras. Et tout en haut de ce monticule, une mallette identique à la sienne, ouverte et branchée. Elle indiquait un écran blanc, comme la sienne.
« Euh, Kevin ? fit d'une voix tremblante Sang. Il y en avait combien des mallettes du genre, normalement ?
— Si je compte bien, je dirais 5. Pourquoi ?
— Parce que ces trucs noirs ressemblent quand même beaucoup à la mallette, et j'en compte une bonne cinquantaine. »
La déglutition des deux agents se fit difficile. Ignorant sciemment la remarque de sa collègue, Williamson posa sa mallette sur le tas déjà bien épais et accéda à celle du dessus.
« Sang, je vais essayer de la redémarrer. On va voir ce qui ne marche pas, c'est pas normal que deux mallettes plantent. On… On va s'en sortir. »
De son côté, la thaïlandaise se colla au mur, tentant de voir si elle pouvait lire dans le noir. Elle était habituée aux environnements sombres et avait déjà eu besoin à de nombreuses reprises de lire des petits mots de sa direction avec pour seul éclairage une blacklight de boîte de nuit. Il ne lui fallut pas longtemps pour déchiffrer le premier mot, puis le suivant, puis le suivant. À chaque note, ses yeux s’écarquillaient un peu plus. Elle décrocha une des notes du mur pour la porter à Williamson.
« Kevin, il faut que tu lises ça.
— Oui, une seconde, je baisse le contr-
— Il y a écrit "BAISSE LE CONTRASTE", Kevin. »
La mallette finit son redémarrage. Et sur l'écran apparurent des centaines, des milliers de fils blancs.
Le capteur n'était pas dysfonctionnel, il était juste saturé.
L'américain se saisit de la note. Il y avait un peu de sang dessus. Il remarqua la coupure sur la main de Sang, juste au dessus de son grain de beauté.
Il ne s'agissait en fait pas réellement d'araignées, mais d'un petit parasite chitineux à douze pattes, assez semblable aux araignées sablier chinoises, en beaucoup plus petit et s'enfouissant sous la peau, ne laissant qu'une marque circulaire et sombre sur l'épiderme.
L'un des impératifs du recrutement pour ce poste était, en raison de l'étroite ressemblance entre une araignée de Mahakala et un grain de beauté, de n'avoir aucune marque du genre sur le corps. Et bien évidemment, Sangthong ne dérogeait pas à la règle.
Usant de ses ongles un peu plus longs que la moyenne, elle agrippa les deux côtés de la tache noire et tira. Un minuscule insecte, les pattes également réparties autour de son corps en sablier comme les heures autour d'un cadran, émergea de la peau de la thaïlandaise. Lorsqu'elle en sortit la tête, Williamson eut l'impression que les multiples paires d'yeux du monstre miniature le fixaient, un filament ectoplasmique accroché à sa mâchoire. Il tomba dans les pommes avant que Sang ne rompe ce dernier et ne l'entendit pas crier quand les hordes d'araignées tombèrent du ciel pour attaquer l'ancienne détenue.

L'américain se réveilla avec un goût de vomi dans la bouche et les mains tremblantes. Machinalement, il alluma la lumière et vit les centaines de pages, presque identiques, indiquant toutes la même chose :
« BAISSE LE CONTRASTE ».
Il fouilla dans les mallettes. C'était la même que la sienne, encore et encore. Cherchant à comprendre, il se rua sur le bouquin qui traînait à côté de la pile. "Biologie des espèces anormales d'Asie du Sud et de l'Est — édition 1983". Sur la couverture, son écriture, encore, l'invitait des dizaines de fois à consulter la page 312. 310, 311… Il s'agissait du chapitre sur les araignées de Mahakala. D'après l'auteur, dans de rares cas de patients extrêmement infectés par les parasites, une sorte de "ruche" se développait entre elles, qui étaient alors capables de tisser un réseau beaucoup plus complexe de toiles entre elles dont la concentration temporelle devenait absolument délirante. Jusque là, tout collait. Et dans ce genre de cas, jusqu'alors très localisé dans les études en labo, la structure des lignes formait une sorte de piège temporel récursif, permettant à la colonie d'araignées de se nourrir ad vitam æternam sur ses cibles, se coupant dès lors de la ligne temporelle standard. Il referma le livre.
Il était pris au piège, au cœur de la toile. Il regarda l'heure à son poignet. Presque l'heure à laquelle il était parti avec Sangthong de leur poste d'observation. Il se rua sur le bloc-note juste à côté de la mallette allumée et déchira une page. Il fallait absolument que son lui-même du passé — ou du futur ? — baisse le contraste de la mallette. Il trouva une punaise au sol et accrocha le papier là où Sang avait retiré l'ancien quelques heures plus tôt — ou tard ? — et en profita pour ajouter, comme de nombreuses fois avant, le numéro de page sur le livre de bio. On n'était jamais trop prudent. Sous la panique, Kevin fit plusieurs tours sur lui-même avant de se rappeler d'un problème : quand il était entré, la lumière était éteinte. Elle allait surement s'éteindre à nouveau, d'une manière ou d'une autre. Il décrocha une autre page et chercha quelle formulation pourrait bien lui faire changer d'avis cette fois. Après plusieurs secondes d'hésitation, il poussa un juron et écrivit "KEVIN JE SUIS TOI ALLUME BORDEL" en espérant que s'insulter soi-même serait efficace. Il quitta la pièce et accrocha la note contre le mur en plantant une autre punaise avec la poignée de son arme de service. Bien, maintenant il fallait absolument empêcher son lui-même du futur d'entrer. Il se gratta la tête frénétiquement, cherchant un moyen pour entraver deux agents de surveillance armés dans un complexe souterrain semi-clandestin.
Le courant. S'il coupait le courant, impossible d'ouvrir la porte de la ferme, impossible de se faire mordre, la boucle est rompue. Si ses souvenirs étaient bons, l'alimentation principale du complexe était dans l'armurerie. Il réajusta la bandoulière de son fusil et courut en direction de cette dernière. Il pouvait arriver à temps pour tout arrêter.
L'armurerie n'était pas si loin. Son premier réflexe, souvenir de sa tentative d'aller faire l'armée, fut de remplir ses poches de cartouches. On se savait jamais. Une fois réarmé, Williamson descendit l'escalier de fer quatre à quatre. Il était là. Le générateur semi-perpétuel que Prometheus avait installé pour économiser sur la facture de courant. Il abaissa tous les leviers qu'il put trouver, appuya sur tous les boutons d'arrêt d'urgence à sa portée et mit même une volée de plomb dans le tableau de bord, juste au cas où. La cartouche roula sous ses pieds et atterrit en dessous du poste de commande, au côté de nombreuses autres cartouches identiques. Le courant coupa net, puis redémarra faiblement. Les générateurs de secours. Ceux-là, l'américain n'avait aucune idée d'où ils pouvaient être, notamment pour des raisons de sécurité. Mais s'il parvenait à ralentir assez l'équipe dont il avait fait partie il n'y aura pas si longtemps, les générateurs de secours pouvaient lâcher. Il lui fallait juste du renfort, et Sangthong était introuvable. Le téléphone sonna. Une fois. Deux fois. Incapable de se retenir, Williamson attrapa le combiné. Hurlant de peur et de désespoir, il répéta en boucle son avertissement, comme un mantra.
« Je vous en prie, ne venez pas, ne ven- »
Le courant coupa définitivement. Un générateur de secours en moins.
Il retourna sur ses pas, cherchant quoi faire. Un détail l'intrigua. La porte des quartiers du personnel était ouverte. Sur le sol, la note que sa collègue avait arrachée lui faisait un pied-de-nez mesquin. Il la récupéra et, de rage, la froissa en boule qui roula à l'intérieur. Il mit un pied dans la zone.
Il y avait du bruit dans une des chambres, la seule ouverte. Il s'avança, fusil à la main. En ouvrant grand la porte, il découvrit Sangthong, allongée, les yeux ouverts. Une véritable colonie de parasites courait sur sa peau, ses vêtements, ses globes oculaires. Elle ne semblait rien sentir. Des amas de toiles commençaient à se former autour d'elle. C'était là le centre de la boucle.
« Salut Kevin, dit elle d'une voix monocorde.
— Sang, lève toi, j'ai besoin que tu m'aides à arrêter ce bordel. On est piégés dans une boucle temporelle, Sang, c'est la toile des araignées !
— Ah oui, peut-être. C'est pour ça toutes ces choses bizarres ?
— Oui, allez dépêche-toi !
— J'arrive, un instant, ajouta-telle de la voix de quelqu'un qui ne va pas se lever du tout.
— Qu'est-ce qu'il t'arrive, Sang ? »
Elle allait se lever. Elle le savait. Elle allait l'aider et se lever, elle allait briser le piège et sauver tout le monde. Elle pouvait le faire.
Il lui fallait juste un instant, de quoi ordonner à ses muscles de se mettre debout, ramasser son arme.
Mais c'était trop tard, les araignées avaient déjà dévoré toute forme d'impact causal chez la thaïlandaise.
Il lui fallait juste un instant.
Williamson la menaça, la braqua de son fusil. Elle n'arrivait pas à trouver la motivation, la force. Allez, juste un instant et ce serait réglé.
Il claqua la porte derrière lui, fou de rage et mort de trouille. Il ne finirait pas comme ça.
En remontant le chemin, il eut une idée. Pas de Williamson, pas de Sanghtong, pas de boucle. Pas de toile. Il n'avait jamais tiré sur quelqu'un, mais apparemment il y avait un début à tout. Il ne fallait pas qu'il se tienne trop près de la porte, cependant, sans quoi le lui-même du début de la boucle risquait de lui mettre un pruneau. Là, il était pas mal, un peu caché par cet échafaudage de fortune. La planche sous ses pieds ploya légèrement sous son poids mais il ne le sentit pas. Pas plus que les larmes rouler sur ses joues. Il était terrorisé. Le canon de son fusil tremblait, pointant vaguement vers la sortie de secours.
« Mais qui a ouvert cette porte, bordel ? » entendit-il derrière la porte. C'était le signal. Il chambra la cartouche.
Lorsque le coup de la même arme de l'autre côté de la porte partit, la panique lui fit perdre le contrôle du recul. Il tira dans l'échafaudage, qui s'effondra sur lui et le projeta, raide mort, dans la conduite sous ses pieds.
Il y avait déjà une cinquantaine de cadavres de Kevin Williamson dans la conduite.
CHAPITRE 3
EN FER
Hôtel Oriental, Bangkok, Thaïlande
« Messieurs, Saint Jacques Rossini et laab hooi naan rom. »
La vue sur le Chao Phraya était imprenable d'ici. De jour, le trafic incessant dans la capitale thaïlandaise était usant, tant à vivre qu'à observer. Mais de nuit, la Cité des Anges revêtait sa robe de lumières, mettant en avant les formes futuristes de ses gratte-ciel et les promesses enivrantes de sa vie nocturne. Destination prisée par de nombreux occidentaux, Bangkok était devenu un temple de l'éphémère, de la nuit et du plaisir, faisant concurrence à ses quelques quatre cents temples bouddhistes.
« Merci d'avoir accepté mon invitation, monsieur. C'est un honneur de rencontrer quelqu'un comme vous. »
L'accent chinois de l'homme aux cheveux blancs était aussi parfait que la coupe de son costume italien. Prince de Galles gris, cravate bleu nuit, rasage impeccable et fragrance de musc subtil, l'européen respirait l'élégance des souliers aux boutons de manchette, de la montre aux lunettes et jusque dans ses mouvements. Derrière ses yeux d'un noir profond, une note de clairvoyance, de mesure et de mélancolie donnait au gentleman une aura d'érudition et de grandeur rarement égalée.
« Il me semble que nous n'avons pas encore fait de présentations en bonne et due forme, si ? ajouta-t-il en tendant sa main à l'homme à l'autre bout de la table. Alexandre Doucet. Vous savez sans doute d'où je viens.
— Chao Dīng Shāo. Mais vous le saviez déjà. »
L'homme en face de lui était bien plus jeune, et bien plus taciturne. Chao n'aimait pas beaucoup la politesse, les mondanités et les Saint-Jacques Rossini. Vêtu d'un simple costume noir, de bonne facture sans être exceptionnel, il arborait cependant la goutte de sang faite de saphir, signe de son clan. Le regard fermé et les mains sous la table, le chinois, héritier d'une longue lignée de chasseurs de cryptides issue d'Écosse, avait été attiré par le caractère très confidentiel de la réunion ainsi que la nature de son interlocuteur.
Alexandre Doucet, de la famille Doucet, n'était pas n'importe quel gentleman français en vacances à Bangkok. Il était l'un des couturiers inconnus les plus célèbres du monde, l'auteur de collections littéralement inestimables, cachées du grand public pour des siècles et des siècles, héritier d'une tradition anartistique séculaire qui lui avait permis, entre autre chose, de devenir Tuteur de la branche française — parisienne, comme disaient les plaisantins — de l'Académie Médicis des Arts Occultes. Un poste incroyablement prestigieux, même si totalement hors du champ médiatique puisque soumis au Voile et à la protection civile. Il était rare, pour ne pas dire exceptionnel, que de tels pontes de l'anart traditionnel se déplacent eux-mêmes en dehors de leur académie — alors hors de leur pays, quelque chose de très important devait se tramer.
Et Chao Dīng Shāo le savait.
Il n'avait pas encore touché à son plat, qui coûtait pourtant bien plus cher que la vie d'un gamin moyen des rues de la capitale. Il savait que tant qu'il n'attaquerait pas, le français ne mangerait pas non plus. C'était un moyen comme un autre de lui signifier qu'il avait besoin de la Meute, et pas l'inverse. La patience était la qualité première d'un chasseur, attendre l'erreur, la vulnérabilité de sa proie. Et ici, la proie n'avait pas d'autre choix.
« Vous n'avez pas assez chassé le tigre, à ce que je vois, cher ami, déclara d'un air presque rieur le couturier. Vous voyez, le laab est servi cru, huître oblige. Quand à la noix de Saint Jacques, le Jurançon dressé sur le plat se fait à partir d'un lait froid. J'ai tout mon temps.
— Qu'est-ce que vous voulez ? trancha net le chinois, frustré que son effet n'ait pas marché.
— Vous offrir une opportunité, très cher. Voyez-vous, en raison d'un léger problème d'approvisionnement auprès de nos fournisseurs en soie, il nous est difficile de poursuivre un projet d'une ambition ma foi toute particulière. Comprenez que, secret oblige, nous ne pouvons pas en dire bien plus, mais sachez que l'autre source de matériau disponible nécessite sang, larmes et capacité de chasse exceptionnelle. Nous avons les moyens de vous récompenser, vous et quiconque se joignant à votre expédition, et sommes en mesure de vous fournir certains de nos contacts, bien qu'ils soient principalement cantonnés au monde de l'art et des expositions.
— Taille de la cible, espèce, nombre d'individus, zone géographique ?
— Unique. Une taille inconnue, d'une espèce qui peut se résumer à son nom. Il s'agirait d'une certaine "Arachné", vous connaissez ?
— Ah. Alors non cher monsieur, nous ne tuons pas de dieux. Pas question de causer des problématiques eschatologiques, ni rien de ce style. Ce n'est pas le genre de la maison.
— Mince alors. Il me semble pourtant que c'est bien un membre de votre organisation au sens large qui est responsable de ceci, non ? rétorqua le français en avançant une enveloppe sur la table. À moins que je ne me soit trompé dans l'annuaire ? »
Chao ouvrit la lettre. Une photographie noir et blanc d'excellente facture montrait deux personnes qu'il n'avait pas vues depuis plus de dix ans, pour la dernière réunion générale des familles. Keith et Grace Heathermoor, tenue d'aviateur sur le dos, en train d'embarquer dans un avion avec des filets de météorite, un titanesque éléphant nuageux en arrière plan. Le chinois se retint de se mordre le poing.
« D'autant plus, que, pour cette opération, nous ne vous demandons nul meurtre, très cher. Il s'agit simplement de faire remonter ladite proie à la surface, afin qu'elle nous fournisse en matière première.
— Écoutez, fit Dīng Shāo en commençant à se lever. Vous vous êtes trompés de personne, je pense, un kidnapping divin ça n'est pas dans mes prérogatives. Sur ce…
— Flûte, l'interrompit Doucet. Il ne me reste qu'à espérer que Victor aime le bon vin. »
Le chasseur s'interrompit immédiatement. Il n'y avait, à sa connaissance, qu'un seul chasseur répondant au prénom de Victor.
Le cruel et orgueilleux maître du Domaine des galeries blanches, Victor Valgris. Une bonne partie de la Meute était divisée à son propos : chasseur exceptionnel, Valgris était également fondamentalement sadique et avait une vision très libre de ce qu'était un monstre, en plus de se vanter de continuer à entretenir des relations avec certains membres de la Meute que tous auraient préféré oublier. Pour les jeunes chasseurs, le manoir brumeux et les innombrables boyaux rocheux en dessous constituaient soit un pèlerinage, soit une destination interdite. Et Chao était de ceux-ci.
« Je lui parlerai de vous, cela lui fera sans doute plais-
— D'accord, coupa sec le chinois. Je m'en occupe. Mais je fixe les conditions du deal. Ce sera à prendre ou à laisser. De toute façon, pour descendre en Enfer, vous trouverez pas meilleur que moi, surtout pas chez les Valgris. Vous saurez où me trouver. »
Sentant son sang bouillir, le Dīng Shāo se leva d'un coup, tendant son doigt vers le français. Le tatouage de serpent sur son bras s'enroula autour de sa main.
« Faites attention, Doucet. Un jour, vous tomberez sur plus fort que vous. Faites attention. »
Un léger sourire aux lèvres, le Tuteur attrapa sa fourchette et coupa la noix de Saint Jacques en deux.
Si le Jurançon était effectivement une sauce froide, le Rossini froid était franchement moins bon. Tant pis.

« Ne vous inquiétez pas Madame, tout va bien se passer, votre fils est en sécurité, aucun mal ne vous sera fait. »
Chao Dīng Shāo essayait de calmer tant bien que mal la mère de famille sur le tapis carmin de sa villa, scotch gris sur la bouche et corde en chanvre sur les poignets. Heureusement, elle avait les veines de la cuisse assez faciles à trouver, aussi fut-elle rapidement sédatée à nouveau. La sonnette retentit une fois de plus.
« Oui, oui, j'arrive, connard ! Cria-t-il dans le salon, bien loin du portail de fer forgé où l'attendait le livreur. Et toi, tu restes tranquille ! »
Aussitôt, le tatouage ondulant sur son bras droit se rigidifia et se ternit un peu, comme s'il s'agissait d'un tatouage tout à fait ordinaire.
Le chasseur au sang anormal trottinait dans la cour de sa villa de vacances en short sale, T-shirt troué et tongs enfilées à la va-vite, sous le regard inquisiteur du livreur.
« Et beh ! Vous savez à quel point c'est difficile d'amener tout ce bordel sur une île ! Heureusement qu'on est bien payés, hein !
— Oui je m'en… attendez, vous savez ce que vous livrez ? s'étrangla Chao dans un thaï à fort accent.
— Ouep, rétorqua le livreur thaïlandais. On est envoyés direct par la maison mère, avec en bonus un coffret bizarre sans ouverture. Bon, je vous aide à décharger ?
— Je veux bien, merci. Ça doit peser un peu, non ? s'enquit le chasseur.
— Un peu, mais pas tant que ça non plus. On pose les caisses à l'intérieur ?
— Euh, attendez, c'est en travaux dans mon entrée, bafouilla-t-il en pensant à la couturière ligotée sur le tapis. On va laisser ça devant la porte, vous voulez bien ? »
Décidément, Chao en apprenait tous les jours. Alors comme ça Prometheus faisait des livraisons même sur Koh Samui ? Bon à savoir, avec un peu de chance ils pourraient même bientôt livrer jusqu'en Chine. Aucune caisse n'était vraiment très lourde, surtout pour un athlète comme lui, mais il y en avait un nombre relativement conséquent. Après la dernière empilée devant la porte, le livreur lui remit un coffret en merisier finement ouvragé, portant son nom en lettres d'or au dessus d'un cadenas fin.
L'accusé de réception signé, le chasseur attendit que le camion disparaisse avant d'ouvrir la porte. La femme avait manifestement rampé jusqu'au canapé avant de s'effondrer. Il soupira, puis vérifia qu'elle n'avait rien sur elle. L'échange était une opération risquée, et le moindre objet de valeur sur elle pouvait signifier une intrusion non-voulue de la part de créatures peu recommandables. Il tomba sur son trousseau. Le porte-clef, une paire de ciseaux, lui avait probablement été fourni par son entreprise de textile. Il rangea les clefs dans la poche de son short taché de peinture et porta la femme jusqu'à l'étage. Ensuite il s'amuserait un peu avec ses nouveaux jouets. Le chasseur avait plus que l'habitude de porter un poids mort, aussi monter l’escalier de sa résidence de luxe avec son "colis spécial" sur l'épaule était un jeu d'enfant. Arrivé en haut, il se dirigea vers la salle totalement bâchée qu'il avait aménagé pour l'occasion. Il la posa sur le lit d'acier, détacha ses liens, retira le ruban adhésif sur sa bouche et commença à la déshabiller complètement. Il était assez étonné de voir qu'elle ne s'était pas pissé dessus. Pas si emballé que ça d'observer l'intimité d'une femme qu'il avait enlevée et droguée, le chinois se saisit d'un drap blanc dans sa chambre et la recouvrit comme un mort. En remontant le tissu sur sa peau, il remarqua ses vergetures sur le ventre dues à une grossesse passée. C'était à moitié pour ça qu'il l'avait choisie. Il passa les lanières de cuir sur ses poignets, ses chevilles, son front, plaça le bâillon dans la bouche de la couturière. Ça, c'était fait.
D'après ses calculs, il lui restait plusieurs heures avant qu'une nouvelle injection soit nécessaire. Il ne fallait pas abuser non plus ; si la prisonnière mourrait, tout était foutu. Il redescendit les marches quatre à quatre vers le matériel financé par l'Académie Médicis.
« J'ai besoin d'un petit coup de main pour tout porter à la cave, » murmura-t-il au tatouage sur son bras. Presque aussitôt, le tatouage se colora de deux traces rouges au niveau de la tête du serpent, comme si ce dernier avait mordu Dīng Shāo. Il avait beau connaître la douleur, il ne put s'empêcher de se mordre le poing le temps que l'encre vivante envahisse ses vaisseaux sanguins. Il voyait le liquide noir se répandre depuis son avant-bras, remontant les veines et les artères de la tête au pied. Et puis la montée d'adrénaline, une fois la substance fixée. Il commençait à devenir accro au démon d'encre.

La combinaison de polymères était incroyablement confortable. Elle s'était parfaitement adaptée à la morphologie du chasseur, traquant ses mouvements comme pour les anticiper et déployer nombre de tout petits poids à la surface de la tenue. Il se sentait, à vrai dire, encore plus libre que s'il ne portait rien. Deux jours d'autonomie en oxygène, un recycleur d'eau et des réserves de nourriture en intraveineuse, les laboratoires Prometheus avaient probablement une dette colossale envers les artistes pour s'être donnés à ce point. Tous les autres accessoires commandés, grappins, filet éthérique, détecteur d'aura, jumelles à vision pure s'assemblaient via un système de clips et de vis de sécurité. Dans les autres caisses, capsule de vaporisation à eau bénite, couteaux de lancer en crucifix, talismans de protection numérique rétroéclairés et munitions en fer froid l'attendaient. D'un geste machinal, il attrapa l'un de ses Type 58, les répliques du PCC de la fameuse AK-47. Il en avait une pour chaque cible, à part les monstres vraiment trop gros. Mais en Enfer, c'était plus le nombre que la taille qui risquait de poser souci. Les bois du fusil étaient cependant plus clairs et plus marqués que sur les modèles originaux, et pour cause. Suivant la tradition millénaire de chasseurs de démons chinois, qui avaient remarqués l'horreur des démons pour le bois de pêcher, les Dīng Shāo avaient fait construire des armes à feu aux boiseries tout en pêcher sanctifié dans les plus secrets des temples montagnards. Pour cette raison, il était rare qu'ils emploient des armes faites intégralement de polymères. D'autant plus qu'il était difficile de graver des talismans dans la bakélite.
Assis en tailleur sur le sol froid de la cave, Chao finissait de remplir ses chargeurs de 7.62 en fer froid. Ne trouvant pas de stylet d'un coup d’œil, il fit sauter une cartouche et ramena l'arme à son contact. Le chinois ferma les yeux un instant, cherchant l'inspiration. Puis, très délicatement, il enfonça la pointe de la munition dans le bois relativement tendre de son arme. Son tracé était fluide, mesuré, d'une grâce qu'on aurait pas soupçonnée pour un individu de cette envergure. Il aimait bien tracer des talismans, ça lui rappelait son enfance. Avant que la Soif ne se déclenche. Le chasseur se souvenait encore de la première fois où il l'avait ressentie. C'était à l'école élémentaire, il devait avoir 9 ans. Il y avait cette fille dans sa classe, il se sentait tout chose à côté d'elle, et n'arrêtait pas d'y penser en dehors de l'école. Son père lui avait dit qu'il était sans doute amoureux. Sa mère lui avait donné un couteau et lui avait conseillé de vérifier ce qu'elle était dans les toilettes.
C'était un Zhu Bajie, un cochon polymorphe déchu du ciel. Il l'avait égorgé à la récréation.
L'arme était recouverte de symboles occultes de défense, de destruction et de lumière. Pile ce qu'il lui fallait pour un petit voyage aux Enfers. En attendant que ses réserves d'eau bénite à haute pression se remplissent, le chasseur relut une fois de plus la documentation sur Arachné. Elle semblait la mère des petits parasites temporels de l'Ouest de la Chine, les araignées de Mahakala. Il n'en avait jamais chassé, mais la description succincte de ces machins ne lui donnait pas franchement envie. Toujours les yeux sur le bouquin, il déboucha l'une des encres paranormales fournies par les américains et plaça le flacon sur son avant-bras. Presque aussitôt, le serpent rampa jusqu'au goulot contre la peau, et, se retournant, commença à vider le précieux liquide, comme si la peau de Chao buvait l'encre. Il tourna la page du pouce. Purgatoire, parfait. Il prévoirait un peu plus de câble, mais pas besoin de descendre dans l'infâme Cocyte. Pas spécialement agressive, mais dotée de conscience équivalente à celle d'un humain. Tendance dépressive à suicidaire, peu coopérative. Le rapport d'exploration infernale, issu du Venidi Collectio, faisait également mention d'un orgueil manifeste, en plus d'un tempérament dépendant envers les entités plus puissantes qu'elles. Une chieuse, quoi. Chao avait vécu avec trois sœurs, il saurait gérer.
Il ne lui restait plus qu'une chose à faire avant de remonter et de s'embobiner, lui et les armes, juste à côté de la monnaie d'échange. Il attrapa l'étrange coffret de merisier. Le livreur lui avait dit qu'il n'y avait pas d'ouverture, mais pour autant le coffret était clairement en deux parties, fermé par cet étrange cadenas sans serrure. Il passa son doigt sur le petit objet en métaux précieux, se demandant comment l'ouvrir. Presque aussitôt, le téléphone de la cave sonna. La ligne n'était pourtant reliée à rien du fait des travaux en cours sur l'île. Intrigué, Chao décrocha tout en maintenant une distance de sécurité avec le combiné.
« Monsieur Dīng Shāo, nous vous remercions pour votre achat et espérons qu'il vous siéra à merveille. Si vous avez la moindre question, le numéro au sein du coffret saura vous mettre immédiatement en communication avec un de nos opérateurs. »
La voix féminine disparut, remplacé par le biiiiiiip constant du téléphone. En se retournant vers la table où était le coffret, il remarqua que le cadenas avait disparu. Pour un premier achat chez Marshall, Carter & Dark, il ne pouvait que s'avouer convaincu.
À l'intérieur, disposé sur un écrin pourpre de qualité exceptionnelle, un clou d'acier, sans aucune trace de rouille. Et pour cause, il s'agissait, si les anglais ne l'avaient pas arnaqué, d'un des clous de la Sainte Croix. Un grand sourire se dessina sur ses lèvres. Presque aussitôt, le chinois saisit un piercing de langue dans son tiroir, un bien long. Toujours sous l'emprise de l'encre, il plia le métal pour l'enrouler autour du clou. Puis, son œuvre faite, attrapa une attache et passa le piercing sanctifié dans sa langue. On n'était jamais trop prudent. Enfin, juste au cas où, pour la dixième fois, il se saisit d'un fusil à canon scié qu'il passa au holster de sa cuisse. Il n'avait pas de quoi emporter trop de cartouches, mais il n'avait pas de quoi en remplir des milliers non plus. Chao se saisit d'un chapelet dans son arsenal anti-démon, puis, de sa poigne noircie par le serpent à son bras, brisa le collier, déposant les billes dans des cartouches de fusil de chasse.
« Bien, voilà qui devrait faire l'affaire, se murmura-t-il à lui-même tout bas. Maintenant, la partie difficile. »
En haut, l'otage s'était réveillée. Elle hurlait à la mort à travers son bâillon de chiffon et de chatterton et saignait des poignets à force de tirer sur ses liens. Le Dīng Shāo avait presque de la peine. Presque. Il avait beau ne jamais avoir chassé d'araignée de Mahakala, leur soie était malgré tout bien connue de sa famille. Si les chasseurs n'étaient pas extrêmement anormaux, ils avaient malgré tout, en plus de la Soif et d'une déconcertante capacité à faire fonctionner rituels et objets anormaux, hérité d'un trait mineur transmis par l'un des Fondateurs de leur lignée. Pour les Dīng Shāo, il s'agissait du talent du père Dráfdenu, le cadavre aux lèvres bleues. Ce chasseur du XIVe siècle avait, de part le sang de monstre utilisé dans le premier pacte de la Meute, la capacité de se placer en état de catatonie avancée, si proche de la mort qu'il en devenait froid. Dans les cas les plus extrêmes, cette particularité familiale avait même réussi à tromper l'ankou lui-même, qui tentait de collecter un vivant.
En tailleur sur la bâche en plastique, Chao Dīng Shāo enroulait calmement son corps dans la dernière bobine de soie qu'avait réussi à sauver Médicis, répétant les mouvements rituels qu'il avait appris au temple de son oncle. S'il s'y prenait bien, il pouvait normalement créer ce que les Dīng Shāo appelaient une poulie de vie. Mais personne n'avait réussi depuis près d'un siècle. Il fallait rester extrêmement calme, un pouls supérieur à 30 battements par minute brisait la stabilité nécessaire aux Lèvres Bleues. Il hésita un instant à briser le rituel et recommencer juste pour menacer la mère de famille attachée juste à côté de lui, mais ce genre de perturbation dans la Destinée était bien trop dangereuse pour l'apport. Il ne lui restait plus que quelques mètres de fil à enrouler. Derrière lui, un souffle froid commençait à lui caresser la nuque. Il se leva le plus lentement possible afin de ne pas briser le fil. Les yeux fermés pour ne pas être déconcentré par le regard de l'employée dans le textile, le chasseur appliqua la toile sur son corps nu. Le chiffre quatre au centre du torse. Puis, désormais en dessous des dix battements par minute, Chao se rassit en tailleur et cessa de respirer.

La descente s'opérait comme dans des ténèbres liquides. La lumière n'était pas, comme on aimait le dire, au bout du tunnel mais au fond de l'abysse. Juste au-dessus de lui, un autre Chao suivait exactement le moindre de ses déplacements. Cependant, celui-ci avait échoué à la mise en catatonie, ses lèvres bleues à jamais. Chao se souvint des paroles de son oncle qui lui avait transmis le rituel de la poulie de vie.
« Le seul monstre que tu ne peux tuer, Chao, c'est ta propre mort. C'est elle qui te tuera. Ne la regarde jamais dans les yeux, ou tu assouviras sa Soif. »
Le plus grand défi de la poulie résidait dans ces quelques mots. Pour s'aventurer dans le royaume des chtoniens, les Dīng Shāo n'utilisaient pas de méthode de résurrection, de porte de l'Enfer ou autre dispositif de transduction planaire. Non, ils s'enfonçaient bien vivants dans l'Abysse, suivis de près par leur eux-même ayant échoué au rituel, mort. En tirant sur la corde qui les reliait à la terre ferme, le vivant pouvait remonter et le mort s'enfoncer, d'une résultante des forces vitales nulle. Mais les chasseurs avaient beau être parcourus d'un sang maudit et armés comme des héros, ils n'en avaient pas moins un cœur mortel. Un cœur qui ne pouvait pas soutenir une peur plus vieille que les mots eux-mêmes, voir la mort en face. Il prit une profonde inspiration et essaya d'ignorer la macabre présence. Il n'était jamais descendu en Enfer et la documentation qu'il avait trouvée commençait à être sérieusement datée. La lumière était de plus en plus forte.
Le chasseur atterrit lentement sur une vitre gigantesque. En contrebas s'étendait ce qui ressemblait à des bureaux gris, parcourus d'entités tout aussi grises aux immenses dossiers gris dans leurs mains. Un peu circonspect, il leva la tête et vit une grande porte devant lui. "Purgatoire" clignotait au-dessus des deux battants coulissants dans une police évoquant légèrement les Seven Eleven qui commençaient à se répandre sur toute l'Asie de l'Est. Très étonné, le chasseur en armure de supersoldat s'approcha du dispositif et aperçut un interphone. Décidément, ça n'avait absolument rien à voir avec ce qu'il imaginait, ni avec les vieux extraits tirés du Venidi Collectio. L'interphone sonna deux fois, avant qu'une voix nasillarde ne s'échappe du dispositif.
« Oui bonsoir, c'est pour une entrée en solo ? Vous avez perdu votre psychopompe sur le trajet ?
— Je… Euh… fit le Chinois, totalement déboussolé. Non, enfin si, je descends seul par mes propres moyens. Dites, c'est bien l'entrée de l'Enfer ici ?
— Ah non mon chou c'est l'entrée des Enfers ici, répliqua la voix qui semblait mâchouiller quelque chose. Pour l'Enfer, c'est pas tout à fait le coin. Attendez je vous explique, bon, vous voyez la Louisiane ?
— Oui oui les Enfers, ma langue a fourché, coupa court Chao. C'est… très différent de ce qu'on m'avait dit, que s'est-il passé ?
— Oh bah ça fait longtemps que ça a changé, mais au vu de votre tête vous deviez encore vous attendre à un truc à la Virgile ! Nan, le patron du haut a changé une ou deux fois, ça a été assez instable, ensuite on s'est fait racheter par…
— Je vois. Donc, vous pouvez ouvrir ? abrégea le chasseur, qui sentait le souffle glacé de son contrepoids lui caresser la nuque à travers l'armure.
— Pas de souci chéri. On a pas eu de héros par l'entrée à la dure depuis bien longtemps, c'est pour ça j'en profite, se confia-t-elle dans l'interphone grésillant avant de glousser. Allez, amusez-vous bien avec ton copain tout bleu ! »
Ces derniers mots glacèrent immédiatement le sang du Dīng Shāo, qui retint son souffle pendant que la porte s'ouvrait. Lui qui s'imaginait des hordes de héros déchus s'étendant en haut d'une colline, transpercés par leur orgueil, tout ceci avait quelque chose de fondamentalement perturbant.
À peine eut-il franchi la porte de supermarché que le Chinois fut agressé visuellement et phoniquement. D'une, la lumière blafarde des néons au plafond lui torpillait les yeux, plongés dans l'obscurité de la mort depuis un temps métaphysique difficile à estimer. De deux, une sirène insupportable lui perforait le tympan, comme s'il avait tenté de faire passer du métal dans un de ces nouveaux portiques de sécurité tout dernier cri.
« Ah, on dirait que vous entrez avec du matériel non autorisé, lui fit un type en chemise et cravate moche qui arborait une tête d'enterrement derrière la vitre blindée. Je parie que vous n'avez pas déclaré votre foi ?
— Déclaré ma… Quoi ? répondit le chasseur, interloqué. Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Eh bien en fait… commença ce qui ressemblait à un employé de bureau derrière une vitre de sécurité avant d'éteindre la sonnerie. Ah, c'est mieux comme ça. Eh bien en fait, depuis déjà un bon moment, un certain nombre d'objets religieux sont interdits aux Enfers si vous ne possédez pas l'accréditation suffisante, délivrée par votre chef de culte. Bon, on va regarder. Vous êtes chrétien ?
— … Non ? répondit Chao, toujours aussi perdu.
— Ah ben c'est pour ça que ça bippe ! Vos billes de chapelet là, on m'indique qu'elles ne sont pas légales sans le formulaire EX-41-CC, rouspéta l'étrange personnage. Veuillez déposer les objets incriminés dans le bac ci-dessous, monsieur le héros. »
Aux pieds de Chao, un bac en métal sortait à moitié du poste de douane, attendant ses éléments illégaux. Poussant un profond soupir, le chasseur déposa son canon scié et sa cinquantaine de cartouches dans le bac, poignée par poignée.
« Et je peux les récupérer à la sortie ?
— Bien évidemment, répondit mielleusement le préposé à la sécurité des Enfers. Vous avez un numéro unique d'âme en peine permettant l'identification, et si vous remontez on vous rendra tout ! »
Un peu circonspect, Chao fit malgré tout un tour de fil du destin autour de la poignée de l'arme, juste au cas où. Puis, se relevant, il indiqua ses lames en croix.
« Et ça ? Je dois poser aussi ?
— Non, en tout cas pas ici. Ce genre de matériel n'est pas sur ma liste. Passez un bon séjour éternel ! »
« On va voir s'il est éternel… » murmura le Dīng Shāo, toujours mal à l'aise à cause de son propre cadavre le suivant comme son ombre.
Manifestement, le Purgatoire avait été purgé de ses apories antiques et transformé en un bureau titanesque aux airs puritains. Autant cela rendait les affrontements potentiels de Chao avec les gardiens des Enfers bien plus improbables, autant il était incroyablement plus compliqué de trouver Arachné dans ce dédale de panneaux de bois et de placo mal repeint. Et cette ombre glacée qui le suivait partout n'arrangeait pas le cauchemar de sa situation. Un panneau en plastique attira son regard dans le coin de sa visière.
DÉPARTEMENT DES ALLOCATIONS LOYER
pensez aux normes de sécurité
Le chasseur, pressé et mal à l'aise dans ce contexte qu'il ne maîtrisait absolument pas, décida d'ignorer copieusement le texte en tout petit et se rua dans le couloir, déchirant au passage un peu de la moquette marron et bleue qui tapissait le sol du Purgatoire. Il manqua de renverser un homme de ménage, occupé à siffloter un Dies Irae en poussant un chariot plein de produits d'entretien. La porte était juste là…
Un autre portique.
« Halte-là jeune héros ! l'interrompit une armoire à glace en tenue d'agent de sécurité en récitant un texte écrit sur ce qui ressemblait à un très vieux parchemin. Le chemin vers votre destinée est semé d'embûches et… ah non excusez-moi c'est l'autre texte protocolaire. Hum hum…
— Pitié, épargnez-moi ça, soupira Chao. Je cherche quelqu'un ici et…
— Pourtant vous n'avez pas de lyre ? Bon, on va dire que c'est une autre légende que je ne connais pas. Enfin bref, je ne sais pas qui ou ce que vous cherchez, monsieur, mais je ne peux pas vous laisser passer ainsi. Il y a des procédures, vous savez.
— C'est une mauvaise blague.
— Possible, après tout vous êtes au Purgatoire, répliqua sur un ton terne le gorille. Mais en raison d'un trop grand nombre d'attaques à main armée sur personnel de la fonction post-mortem, nous nous voyons dans l'obligation de vous délester d'une partie de votre équipement. »
Chao se mordit le poing de frustration. Suivant les instructions du colosse en face de lui, il déposa ses explosifs, son Type 58 et quelques couteaux de lancer dans une petite caisse. Le souffle du contrepoids derrière lui, imitant tous ses faits et gestes, ajoutait du sel dans la plaie. Il en fallait beaucoup pour faire perdre son calme à un Dīng Shāo, mais Chao hésita presque à se retourner et décocher une droite au cadavre derrière lui. Presque.
Son périple était loin d'être terminé.
« Madame, je vous en supplie, j'ai de la moquette entre les orteils, torse nu, j'ai déjà déchargé presque tout ce que j'avais sur moi ! désespéra le chasseur. C'est le sixième portique que je passe depuis mon arrivée ici, qui a conçu ces putains de normes ?
— Je comprends votre colère monsieur, tempéra la standardiste de l'autre côté de la vitre, mais il s'agit de mesures contre les visites mal intentionnées, c'est tout ! Ce nouveau dispositif de sécurité est normalement prévu pour accompagner les défunts dans leur processus de nettoyage afin d'accéder au Paradis et-
— Oui oui on me l'a déjà sorti un certain paquet de fois ce discours depuis que je suis là. Allez, enchaînons. »
Comme à chaque fois, le Dīng Shāo avait laissé un peu de son fil autour de son équipement, soucieux de tout emporter au retour. Il devait faire attention cependant, en cas d'imprévu il n'avait pas une quantité infinie de câble, et rompre la ligne revenait à sauter sans filet dans le royaume des morts.
La sonnerie retentit. Enfin, c'était à lui de passer au bureau. Il ouvrit la porte en bois peinte dans la pire teinte de vert qu'on pouvait imaginer et s'installa dans le siège en face de ce qui ressemblait à une conseillère pour investir dans l'immobilier en banlieue.
« Bonjour monsieur, si vous venez pour le versement de votre allocation Paradis, les dossiers actuellement traités sont ceux de l'année 1621-
— Rassurez-vous, madame, je ne suis pas mort.
— Contrairement à votre frère derrière vous, si j'en crois son teint.
— Ignorez-ça pour le moment. Je suis à la recherche d'une personne ici, et avant que vous me demandiez : non, je n'ai pas de lyre, et je ne sais pas pourquoi tout le monde me pose cette question.
— Oh, un vieil habitué. Vous avez son identifiant post-mortem ?
— Seulement un nom. Arachné. »
L'air un peu contrarié par le manque d'information, la femme au teint de macchabée, comme tout le monde dans cet enfer administratif, se retourna, cherchant dans les myriades de dossiers derrière elle.
« A… Ar… Ara… Arachné ! Le voilà ! fit-elle triomphalement. Ah. Je suis au regret de vous annoncer que ladite Arachné a été relocalisée lors des grands travaux de 1800. Vous la trouverez au cercle en-dessous, la Luxure.
— Ce qui veut dire que si je veux la voir je dois rencontrer Minos ?
— Tout à fait, Maître Minos devrait vous recevoir si vous en faites la demande.
— Et comment je fais cette demande ? s'empressa le chasseur.
— Oh, rien de plus simple, fit la morte dans sa chaise à roulettes en sortant un dossier plus épais que sa tête. Il vous suffit de signer ce document, remplir le formulaire ci-joint, parapher ici, ici, là… »

Dans le gouffre, le vent hurlait à en arracher les tympans de Chao. Si sa rencontre avec le juge infernal n'avait pas été de tout repos, il avait malgré tout pu accéder à la véritable porte des Enfers, le passage vers le premier cercle. Un trou béant aux parois humides et chaudes qui régurgitait un air poisseux avec tant de force que le chasseur se demandait comment il faisait pour tomber. Il n'avait plus rien sur lui que le fil, son tatouage et son piercing, le septième portique et les vents hurlants ayant fini de lui arracher jusqu'à son boxer en coton. Dans son plus simple appareil, le Chinois se demandait comment il allait survivre dans le premier cercle du péché. Il regrettait presque la moquette marron et bleue et les files d'attente, privé de ses armes et balancé du haut d'un gouffre sans fond. Seule bonne nouvelle du voyage : avec le vent et la vitesse, il ne sentait plus l'aura putréfiée de son contrepoids derrière lui.
La chute se fit plus en douceur qu'il ne l'eût cru. Il faillit se briser un doigt en atterrissant dans les myriades de toiles formant un filet de réception, mais ses os avaient été durcis maintes et maintes fois par sa mère au moyen de décoctions ancestrales et de brisures stratégiques. Chao aimait beaucoup sa mère, elle s'était très bien occupée de lui. Pour qu'il pense à sa mère de la sorte cependant, il devait y avoir quelque chose dans l'air. Le chasseur reprit ses esprits un instant, et, voyant les centaines de minuscules parasites à douze pattes autour de lui, se rappela le Venidi Collectio et les araignées de Mahakala. Presque aussitôt, le serpent à son bras mordit dans ses veines et un liquide bleuté commença à se répandre dans son système sanguin. La peau de cobalt, impossible à percer. La douleur était moins aigüe que d'autres encres, mais elle était plus diffuse, contenue dans chaque mouvement, comme si la peau de Chao devenait plus lourde et emplie de milliers d'aiguilles. A priori, il était protégé des morsures d'araignées de la sorte. Son pied droit manqua de transpercer les couches de toiles, mais Chao parvint à se dégager et à atterrir sur l'humus frais du cercle au prix d'un peu d'adresse. Le chasseur huma l'air. Moite et chargé. Manifestement, la zone n'avait pas désempli ces dernières décennies, au contraire. Pourtant, l'entrée boisée dans laquelle Chao avait atterri était vide.
La file indienne d'araignées au sol lui indiquait le chemin.
La musique émanant de la petite clairière était irrésistible, pour peu qu'on ne soit pas un psychopathe assoiffé de sang élevé dans la mort et l'acier. Une aubaine pour Chao, qui eut tout le temps du monde pour admirer les roulottes d'inspiration clairement gitane. Il n'avait jamais vu de gitans, s'étant cantonné aux voyages en Asie du sud-est, mais il en avait entendu plus qu'assez de la part de ses cousins français, pas avares en anecdotes tantôt fantastiques tantôt quasi racistes sur les gens du voyage. Le Dīng Shāo sursauta, sentant quelque chose de froid et légèrement visqueux sur sa cuisse. Il se retint de se retourner pile à temps. Il avait oublié que son contrepoids était nu, lui aussi. Un peu dégoûté, il continua son chemin vers les roulottes, dont une était recouverte de toile. À en juger par les traces au sol, un certain nombre de personnes humaines ou non étaient déjà passées là récemment. Pourtant, la clairière baignée dans un rayon de Lune était silencieuse à l'exception de cette musique entêtante.
Chao l'entendait à peine.
Sans même s'en rendre compte, il s'était avancé vers les trois roulottes. La fatigue commençait à s'accumuler, il n'avait aucune idée du temps passé sous Terre. Il devait garder le cap, mais ses yeux devenaient lourds. Comme sa peau, toujours veinée d'encre bleue le protégeant de la morsure fatidique des araignées. Comme pour se redonner de la force, le chasseur fit de ses mains un porte-voix en direction des trois roulottes. Il n'entendait pas les râles humains qui s'échappaient faiblement de ces dernières.
« Il y a quelqu'un ? »
Le geste, assez peu professionnel pour un Dīng Shāo, l'étonna lui-même. Une voix aux confins du spectre de la normalité, ni féminine, ni masculine, ni entre les deux émergea des bois moites aux feuilles noires.
« Tiens, un héros. Bonsoir. »
Elle était belle, ou peut-être était-il beau. Un œil bleu, un œil marron, un œil vert. Ses courbes étaient probablement scandaleuses mais Chao n'arrivait pas à se détacher de son regard. Dans sa vision périphérique, il distingua sa langue, longue et fine, scindée en deux comme une gothique au tient blafard. Chao se sentait tout chose. Des papillons dans le ventre, une chaleur étrange tout le long du corps. Il passa sa main sur sa nuque machinalement, et elle était trempée de sueur. Il eut presque le souffle coupé par la nymphe infernale.
« Vous êtes perdu ? Venez, les Enfers ne font pas bon vivre pour un vivant tel que… vous… » continua la beauté fatale en secouant ses cheveux. Ils étaient lourds, ramenés en locks aussi noirs que le tatouage de Chao et ondulaient dans la nuit comme s'ils étaient mus d'une force de vie. Son cœur de chasseur accéléra.
« Elle ne mord pas, vous savez. »
Une autre créature, au teint plus mat que l'autre, sortit de derrière une des roulottes. Son déhanché, encore plus prononcé, fit dévier le regard du Dīng Shāo. Lui qui avait pour tout partenaire de vie un fusil de chasse et un serpent d'encre, il sentait le sang affluer à sa tête. Il réalisa qu'il était nu. Figé sur place, il regarda les deux gardiennes infernales s'approcher.
« Regarde, il est bâti comme les statues, murmura la première.
— Que nenni, ma sœur, renchérit la seconde. Il est bien mieux bâti. »
Cette dernière, désormais en face de Chao, le fixait de ses trois yeux plein d'un je-ne-sais-quoi inhumain. Délicatement, elle attrapa sa nuque et l'embrassa.
Chao ferma les yeux, se laissant aller au contact délicieux. Il sentait l'autre main de la créature caresser son torse glabre, suivant le contour de ses muscles veinés d'encre. La fatigue et l'euphorie commençaient à s'emparer de lui. Il passa sa main derrière les locks serpentines de la succube. La main délicate s'approchait de son bas-ventre. Il avait si faim…
Le souffle glacial du cadavre à sa suite lui fit rouvrir les yeux. Non. Il connaissait ce sentiment. Il n'avait pas faim.
Il avait Soif.
Ouvrant les yeux, il tendit sa langue dans la bouche de la succube vers le haut de toutes ses forces. Aussitôt que le clou sanctifié pénétra le palais du monstre impie, les trois yeux du monstre s'injectèrent de sang. Son hurlement d'agonie mourut dans la bouche du chasseur. Les serpents à ses cheveux commencèrent à se tordre avant de céder sous les assauts de langue contre la muqueuse du monstre.
D'un mouvement fluide, le chasseur empli d'énergie démoniaque se retourna vers la seconde succube. Elle ne réagit pas immédiatement, interloquée par sa sœur gisant dans son sang au sol. Chao était bien conscient qu'il ne pourrait embrasser de force une telle créature. Alors il passa sa main derrière sa tête, prenant garde de ne surtout pas se retourner. D'un geste sec, les yeux fermés de dégoût et de concentration, il attrapa la langue sèche et pendante de son lui-même décédé comme une dague et planta l'acier christique dans l'œil du monstre. La gerbe de sang sur sa peau lui rappela une fontaine de jouvence. Il frappa à l'aveugle une ou deux fois de plus, jusqu'à entendre la succube s'effondrer. Le chasseur rouvrit les yeux en lâchant son arme-cadavre, toisant de toute sa hauteur la créature qui avait tenté de l'ensorceler. Elle ne bougeait presque plus mais respirait de plus en plus vite, les deux yeux valides révulsés. L'humain avide de sang tomba à quatre pattes, langue pendue au dessus de sa proie comme une bête affamée. Il remonta du nombril à sa poitrine en cherchant une veine, le désir dans les yeux. Il sentit quelque chose pulser sous la chair scandaleuse, juste entre ses seins. Le visage du tueur se couvrit de sang impie quand le clou perça l'artère.
Il ne s'était jamais senti autant en vie de toute son existence. Tuer des démons en enfer assouvissait sa Soif à un niveau presque addictif.
Après avoir poussé un cri bestial, entre jouissance et rage, la bête humaine se rua vers la roulotte recouverte de toile. Encore sous l'effet de l'encre et son sang parcouru d'essence diabolique, le colosse arracha la porte pour découvrir une créature d'un grotesque érotisme qui justifiait sa place dans le cercle de la Luxure.
Entourée de myriades d'œufs en train d'éclore, endormie sur une couche souillée, une femme était avachie, ses cheveux roux dessinant une toile de cheveux sur les draps, ses seins lourds et fermes en évidence. Suivant le galbe de son corps pâle aux nombreux grains de beauté, Chao découvrit huit pattes poilues et noires, faites d'une chitine poisseuse, disposées comme pour attendre une virilité dans l'orifice pas tout à fait humain présenté au monde par les deux succubes dont le visage embrassait l'humus chaud des Enfers. Toujours empli de pulsions animales, le chasseur attrapa la créature divine à la gorge, la réveillant sur le coup. Elle n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait que Chao lui avait déjà passé la soie autour du cou.
Les paroles de Minos à propos de l'échange infernal lui revinrent en tête.
« Une femme pour une femme, une mère pour une mère, un héros pour un héros. Débrouillez-vous. »
Le chasseur de la Meute tira sur le fil métaphysique qui enveloppait ce qui lui restait de dignité, Arachné dans le creux du bras. Il commença à décoller, d'abord lentement puis de plus en plus vite, son double macchabée s'enfonçant symétriquement dans les cercles inférieurs.
« Une femme pour une femme, une mère pour une mère, une fileuse pour une fileuse. » se répétait-il comme un mantra, remontant à la surface à toute vitesse.
Il n'entendit pas crier son otage humaine lorsque les mains des huissiers vinrent la cueillir sur son lit en acier.
EPILOGUE
EN FIN
Exposition Universelle de Séville, Espagne
« Oui. Oui ma chérie je te ramène quelque chose. Non, personne ne t'en veux de ne pas être là, un accident ça arrive. Oui, j'ai vu l'avis du médecin, tu pourrais sortir de l'hôpital avant la fin de l'expo, cela serait véritablement fabuleux ! Enfin… Enfin chérie, tu te doutes bien que je t'ai réservé une petite surprise ! Oui, oui, je t'embrasse. Je t'aime. »
L'homme aux lunettes en corne et aux cheveux blancs raccrocha et replaça son Nokia 1011 dans sa sacoche de couture. Il avait beau fréquenter le monde des robes de divination, des films d'animations conscients et des architectures non euclidiennes, le français était toujours aussi impressionné par les téléphones portables. Du haut de la cathédrale, il voyait s'étendre sur la Cartuja l'exposition universelle célébrant les 500 ans des découvertes colombiennes, la première depuis plus de 20 ans après celle d'Osaka. Le dispositif aux dimensions dantesques avait mobilisé des foules innombrables, attiré des millions de visiteurs, mais le grand couturier, habitué aux catacombes de marbre parisiennes et au calme de la Manufacture des Gobelins, avait préféré prendre ses distances. Les premières robes de sa collection Intemporel Infini fonctionnaient à merveille, ravivant les souvenirs les plus frais des grandes femmes de la Renaissance et suscitant l'imagination de tous quant à leurs successeuses du futur, tournées vers les abysses, l'espace et les continents oubliés. Évidemment, Doucet n'avait pas encore révélé les pièces maitresses de sa galerie. Il réservait la vue et l'expérience de ces dernières à des spectateurs triés sur le volet, principalement des membres éminents de l'Académie, de l'anart en général ainsi que des grands pontes du monde sous le Voile. La symphonique DC Al Fine, Rupert Carter ou encore Chaz Ambrose, qui avait signé le buffet de l'Académie cette année encore, étaient de la fête. Mais il manquait toujours quelqu'un dans le cœur de Doucet, une personne sans qui il ne se sentait pas d'exposer Isabelle la Catholique et Anne-Marie Louise de Médicis.
« Bonsoir, Doucet. »
L'accent du Sichuan était reconnaissable entre mille. Dans le même costume noir à la goutte bleue qu'il y a sept ans, Chao Dīng Shāo n'avait presque pas changé d'un pouce, à l'exception de cheveux blancs naissants sur ses tempes et d'un morceau d'auriculaire gauche manquant. Une légère odeur de gibier s'échappait du chasseur chinois, que le grand couturier habitué à des senteurs plus raffinées ne manqua pas de remarquer.
« Excusez le retard, nous étions en réunion de famille dans la Sierra Nevada pour l'occasion. Quelques Monos Careno, mais la région se fait rare en monstres avec toute l'affluence anormale en Andalousie. Les bêtes veulent rester cachées, un peu comme nous, au fond.
— Monsieur Dīng Shāo ! répondit le Tuteur en ouvrant grand les bras. Quel plaisir de vous voir à nouveau. Combien de temps sépare notre dernière rencontre ?
— Sept ans, répondit le chinois de son ton de congélateur habituel. Quand nous nous sommes rencontrés, à vrai dire. Vous devriez vous tenir loin de ce qui s'apparente à un pieu, Doucet, vieillir si peu en sept ans c'est suspect.
— Ahaha, toujours aussi drôle mon bon ami, s'esclaffa en retour Alexandre. Vous savez, toute l'Académie vous doit une fière chandelle pour cette opération. Je savais que vous étiez l'homme de la situation, mon cher. Un homme tel que vous, motivé par le goût du sang, de l'honneur, de l'exploit héroïque…
— Et par les cinq millions sur un compte offshore, aussi, l'interrompit Dīng Shāo.
— Aussi. Mais, le simple fait que sept ans après, vous répondiez positivement à mon invitation me laisse penser qu'il n'y a pas que le sang et l'argent qui comptent pour vous. Me fourvoie-je ? »
Touché. Le masque d'insensibilité du chasseur était immuable, mais derrière cette impassibilité de façade, Chao ressentait effectivement quelque chose pour cette affaire. Un boulot hors norme, une technique familiale ancestrale, ses premiers contacts avec de véritables pontes du milieu… Et puis quand même, on ne ramène pas un dieu des Enfers tous les jours.
« Arachné va bien ?
— La demoiselle se porte à merveille. Elle est bien plus heureuse ici que sous terre, d'autant plus que son séjour de quelques millénaires dans les entrailles de la vie lui fait supporter à merveille les galeries parisiennes. Son talent est, pour tout avouer, véritablement divin. Elle fait une excellente instructrice auprès de nos apprentis tisserands et couturiers, en plus d'apporter un expertise tout à fait inestimable à nos collections. Et puis, entre nous, le fait de ne plus avoir à commercer avec des apprentis alchimistes du Nouveau Monde n'est pas un mal. »
Doucet fouilla dans sa sacoche de couturier, qui ne l'avait pas quitté depuis son entrée à l'Académie.
« Oh, j'allais oublier. Avant que nous ne rejoignons l'île de l'exposition. Arachné et moi avons longuement réfléchi à un cadeau pour vous. Elle a été complétement soufflée par votre méthode de descente. Quant à moi, j'ai toujours trouvé votre costume sans cravate trop… incomplet. Dans la soie que vous connaissez bien, Monsieur Dīng Shāo. »
Le Tuteur de l'Académie ouvrit un coffret d'ébène devant le chasseur, révélant une cravate de soie saphir, aux reflets évoquant les talismans de protections que Chao affectionnait tant. À peine ce dernier posa-t-il le doigt sur l'accessoire de mode qu'il s'enroula autour de son cou, formant un nœud complexe que l'ancêtre de Dráfdenu reconnut entre mille.
Ce n'était pas tant une cravate qu'une corde de pendaison en soie temporelle.
Chao en fut si heureux que ses lèvres tournèrent bleues.