Dans les abysses

Je me suis arrêtée devant la porte du bureau. Dans ces couloirs d'un blanc aseptisé qu'éclaboussait la lumière vive et légèrement bleutée des néons, elle contrastait presque violemment. Son bois était d'une couleur brun sombre, d'une essence que je ne connaissais pas. La fenêtre encastrée en verre dépoli était tout juste assez translucide pour laisser voir que l'intérieur baignait dans l'obscurité. Juste en dessous, une poignée à la dorure écaillée par les ans dévoilait son cœur d'acier légèrement oxydé. L'ensemble laissait planer un sentiment de mélancolie étrange, comme d'une gloire passée ou d'une splendeur perdue. Juste à côté, une petite plaque de bronze était gravée du nom de l'occupante des lieux. "Dre N. Aasen, directrice de recherche". À chaque fois, une petite part de moi était surprise de voir mon nom inscrit ici. Quelques mois s'étaient déjà écoulés depuis ma promotion, mais je n'étais pas encore parvenue à me sentir totalement à l'aise dans mon nouveau bureau, comme si je prenais une place qui n'aurait pas dû me revenir.

J'abaissai la poignée et pénétrai dans la pièce. L'obscurité ne parvenait pas à masquer l'austérité des lieux. Un bureau, un fauteuil simple mais confortable, quelques armoires à dossiers d'un gris terne, une chaise pour les visiteurs. Seuls une plante verte dans un coin et un cadre sur le bureau trahissaient mes maigres tentatives de prendre possession des lieux. Je me dirigeai vers la double fenêtre et relevai les stores à claire-voie. Dehors, l'aube naissante soulignait l'horizon d'un liseré pâle. Je m'assis derrière mon bureau et consultai les tâches administratives qui m'attendaient déjà. Quelques rapports d'expérience prioritaires à consulter, des procédures à ratifier et… tiens ? Un projet de rapport sur le tout nouvel SCP qui était arrivé la veille et que je devais prendre en charge le jour même. Le responsable des équipes de confinement n'avait pas chômé. Je me saisis du dossier sobrement intitulé "SCP-XXX-FR" et l'ouvris. Au bas de la première page, en filigrane, il y avait un petit symbole, pas plus grand que l'ongle de mon auriculaire. J'avais du mal à le distinguer. C'était… une sorte de roue de gouvernail, avec une lettre à l'intérieur ?

Mon cerveau n'eut pas le temps d'analyser l'information plus en profondeur.

Noir

Noir
Noir
Noir
Noir
Noir
Noir !

Le noir était partout, il était envahissant, il aveuglait ma vision, s'insinuait dans ma tête, dans mon corps, par mes yeux, par mon nez, par ma bouche, par mes oreilles, par tous les pores de ma peau, il suintait dans mon cerveau, étouffait mes pensées, noyait mon esprit. Comme autant de tentacules visqueux, il paralysait ma raison dans une marée implacable. Un bourdonnement bas et insistant envahissait mes oreilles, m'empêchant de réfléchir. Une odeur âcre et agressive inondait mes narines. La sensation d'une chaleur moite et malsaine grouillait sur ma peau. Je suffoquais, j'allais mourir si je ne faisais rien. Mais j'étais paralysée. La marée noire monta, et je sombrai.

Bleu

Silence

Absence

L'impression de flotter, comme si je ne pesais plus rien. Dans une eau bleutée et tiède, je glisse sans effort et sans volonté. Il n'y a plus de sensations, plus de douleur, plus d'angoisse. Plus de désirs. Plus de temps. La paix est totale. C'est ici le commencement et la fin de tout, l'antichambre de l'oubli. Je ne veux pas m'en aller. Alors que je dérive doucement, je me sens disparaître. Chaque particule de mon corps se détache une à une doucement et se dissout dans le néant. Cela produit un petit bruissement à peine audible, et un doux chatouillis imperceptible. Mes pensées sont comme prises dans du miel, mon esprit s'engourdit peu à peu dans une torpeur moelleuse, et je m'y prélasse…
… et je divague…
… la dissolution atteint peu à peu mon ventre, puis ma poitrine, mon cou. C'est une délicieuse sensation, la seule qui vaille la peine d'être ressentie, et je m'abandonne à cette félicité. Bientôt, tout bientôt, il ne restera plus rien de moi.
… qui est ce "je" qui parle ?

Docteure Aasen, réveillez-vous !
Un petit murmure brise le silence et me tire de ma rêverie. Qu'était-ce ? Probablement rien. J'essaie de retourner à mon rêve, mais le mal est fait. Mes pensées s'élancent et envahissent ma tête. Je suis à nouveau entière. Le bleu si paisible se teinte d'orange, puis

Rouge

Bruit

Douleur
"Docteure Aasen, vous êtes avec nous ?"
Les perspectives se renversent soudain, tout est devenu vertical. Un goût de fer inonde ma bouche. Un tumulte assourdissant me vrille le crâne tandis que l'eau calme et bleutée s'est transformée en un torrent écarlate qui brûle mon corps et ma rétine. Tous mes muscles se bandent dans un effort désespéré et dérisoire d'éviter ce flux irrésistible, mais je suis paralysée, incapable du moindre mouvement alors même que ma volonté et mes membres se tendent jusqu'à la rupture. J'ai l'impression de tomber, de tomber de plus en plus vite, toujours plus vite, et la peur me fouaille les entrailles : tôt ou tard je toucherai le sol, et alors ce sera la fin, brutale, violente, insensée.
"Alors, verdict ? On peut la récupérer ?"
Même lorsque je pense ne plus pouvoir accélérer encore, il me semble que je tombe toujours plus rapidement. Le hurlement me transperce les tympans. J'ai l'impression que mon épiderme est fouetté inlassablement comme par des lanières incandescentes, ma peau est écorchée par lambeaux, petit à petit, lentement, implacablement, jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. Mes os se brisent un à un sous la tension, je ne suis plus qu'une masse sanguinolente de chair et de souffrance plongeant inéluctablement dans les abysses. Je voudrais couvrir mes oreilles de mes mains, mais elles ne m'obéissent pas. Je voudrais crier, mais ma gorge est sèche et engourdie. Je voudrais bouger, me retourner, faire un geste, si futile soit-il, pour ne pas être passive, pour ne pas attendre la fin sans tenter quelque chose, sans me débattre, mais j'ai perdu le contrôle de mon corps. Le bruit, la chaleur, la lumière s'intensifient encore, c'est insupportable, atroce, je veux que ça s'arrête, que tout ça s'arrête, bientôt je vais céder, très bientôt, enfin, tout de suite. Maintenant.



Blanc


"Elle a bougé !"
L'horreur s'est arrêtée. Tout est blanc et froid. Un sifflement aigu et insistant constitue l'unique fond sonore. La moindre cellule de mon corps irradie de douleur. Mes yeux sont fermés. Mes poings sont fermement serrés. Je n'ose esquisser le moindre geste, de peur de retomber encore dans ce cauchemar. Je ne perçois de mon environnement qu'une sensation métallique et glacée, ce sifflement constant et la blancheur omniprésente.
"Je crois qu'elle revient à elle !"
Le sifflement semble s'atténuer un peu. D'autres bruits me parviennent, des bruits sourds et désordonnés. Je tente d'ouvrir un peu les mains. Je crois que j'y arrive, avec de l'effort. Ma tête bourdonne, rejette ces stimuli qui viennent la sortir de sa torpeur.
"Docteure Aasen, vous m'entendez ?"
Les bruits se précisent, le sifflement s'estompe encore. Ce sont des pas, des éclats de voix, des ordres qui se bousculent au-dessus d'un concert de "bips" divers. Où suis-je ? Je tente d'ouvrir les yeux, mais la blancheur éclatante me transperce la rétine. Quelque chose de doux et de chaud se glisse dans ma main droite.
"Serrez ma main si vous m'entendez."
Je veux serrer la main presque par réflexe. Cette présence me réconforte et me rassure, mais seul un spasme parcourt mes doigts. La blancheur dans mes yeux semble décroître, se préciser en un disque au-dessus de moi. Je tente d'articuler un mot, quelque chose, n'importe quoi, mais ma bouche est trop sèche, ma gorge trop serrée. Je crois qu'un grognement franchit mes lèvres. La main étrangère quitte la mienne, et j'en ressens presque du désespoir. Cette sensation réconfortante était la seule ancre où me raccrocher dans le chaos de mes perceptions.
"Elle est là, elle a repris conscience !"
La lumière ne m'éblouit plus, et je commence à discerner mon environnement. Une lampe m'éclaire le visage. Je suis entourée de murs blancs. Il y a de l'agitation autour de moi, mais je ne parviens pas à en déterminer le sens. La douleur dans mes membres se calme peu à peu, et je tente de bouger un peu plus. Quelque chose me couvre la bouche et le nez, et des tubes partent de mon corps vers une destination inconnue, derrière moi.
Une forme s'avance et occulte la lampe. C'est une tête, celle d'un homme d'âge mûr. Il arbore un large sourire, mais ses traits tirés et ses cernes trahissent l'inquiétude et le stress qui l'ont taraudés au cours des dernières heures.

"Docteure Aasen, je suis heureux de vous revoir parmi nous !"






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