Daemon Ex Virgine

Il est mort de décès | Daemon Ex Virgine

Fabrice sortit un livre d'une étagère poussiéreuse, le feuilleta quelques secondes, soupira, puis le replaça. Il continua pendant plusieurs minutes à chercher parmi le nombre faramineux d'ouvrages de la bibliothèque. Le jeune homme s'installa dans un fauteuil, ferma les yeux, et commença à se masser les tempes lorsque de l'air chaud frappa sa peau, accompagné d'un bruit de frottement. Il regarda Ul-Akagh qui était apparu dans le fauteuil d'en face.

Le démon s'accoudait sur une table. Ses longs doigts pianotaient sur le bois, et son pied frappait le sol à intervalles irréguliers. Son éborgnement n'avait pas échappé à son maître. Il laissa s'échapper de la vapeur de sa gueule, dans un râle.

"Alors ?"

"Rien."

"Il n'est toujours pas rentré chez lui ?"

"C'est bien pire. Sa maison a disparu."

Fabrice se redressa brusquement.

"Comment ça ?"

"J'y suis retourné, et il n'y avait rien, juste un terrain vague. J'ai interrogé les voisins, ils n'avaient pas l'air choqués. À croire que y'a jamais eu de maison là-bas."

"Merde !"

Il marqua une pause.

"Mais du coup… pour votre œil ?"

"Il a d'un coup cessé de transmettre, pendant que je réglais quelques problèmes au Deuxième Cercle."

"Et c'est grave ?"

"Non. D'ailleurs, je reviens."

Ul-Akagh se leva et quitta la pièce. Le jeune Müller l'entendit marcher dans le couloir, puis claquer la porte d'entrée. Quelques minutes à peine passèrent, mais des dizaines de questions et d'hypothèses quant à ce qu'Ul était parti faire fusèrent dans son esprit.

L'homme au crâne de bouc revint. Quelque chose avait changé chez lui. Ce fut lorsqu'il s'affaissa sur son fauteuil que Fabrice remarqua que son orbite droite n'était plus vide. Au fond de celle-ci se trouvait un œil très semblable à son homologue gauche. Cependant, l'iris luisait d'une lumière verte, et non pas jaune.

"Ul-Akagh ?"

"Oui, Maître ?"

"Qu'est-ce que…"

"… Je suis sorti faire ?"

"Oui."

"Un truc de démon pour me retrouver un œil."

Ul se gratta la corne gauche. Fabrice l'entendit murmurer :

"Mais c'est bien sûr…"

"Hm ?"

"Maître. Je crois que je sais comment trouver un témoin."

"Hein ? Lequel ?"

"Vous allez voir. J'ai besoin d'accéder à la salle de méditation de votre père. Puis-je ?"

"Pourquoi ?"

"Récupérer du matériel."

"Ça fait partie de votre plan ?"

Ul-Akagh soupira. Il regarda Fabrice dans les yeux.

"Évidemment ! J'ai un contrat, je vous rappelle."

Fabrice lui jeta un trousseau de clé. Le démon les lui tendit.

"C'est inutile. Votre autorisation me suffit, Maître."

Ul-Akagh sauta de son fauteuil et se dirigea hâtivement vers l'étage. S'arrêtant devant la porte du bureau de l'ex-maître de maison, il ouvrit la porte. Suivant ses conseils, Fabrice avait mis la pièce en stase. Le sort semblait fonctionner correctement. Il en eut la certitude en voyant un papillon aux reflets bleutés piégé dans les airs. Ul-Akagh exprima son soulagement par un fort soupir avant de refermer la porte et de se diriger à nouveau vers la salle de méditation. Il regarda les nombreux symboles gravés dans le bois de la porte, réfléchit quelques secondes et posa sa main sur ceux-ci. Il ferma les yeux, posa sa deuxième main, et incanta.

"Ô toi, Érébros, dévoreur des neufs pères et des neufs fils, dominateur des Harducks et gardien de cette porte, je te somme d'apparaître. Laisse-moi te prouver que je suis digne d'entrer."

De la serrure commença à sortir une légère fumée grisâtre et translucide. Sa quantité augmentait rapidement. Sa teinte s'intensifiait. Toute la fumée se dirigeait en un point, situé derrière Ul-Akagh. Ce dernier se retourna et contempla l'horreur qui se matérialisait devant lui.

Cette abomination n'était que partiellement visible dans la fumée, mais rien d'étonnant pour une créature à peine présente dans notre réalité. Bien que ne dépassant pas la taille d'un chat, la chose semblait posséder cent gueules et mille dents. Ses pattes semblaient pousser sur ce corps malade et déformé telles d'immondes chancres.

La créature commençait à devenir distinguable. Ses yeux malicieux étaient fixés sur Ul-Akagh. Ce dernier ouvrit les bras, et posa une question. Une question composée d'un seul mot.

"Câlin ?"

Érébros se jeta sur l'homme au crâne de bouc, qui le réceptionna et lui frotta de ses mains noueuses son corps malformé.

"Et ch'est qui qui est un bon chien ? Et ch'est qui ? Mais oui ! Mais oui c'est toi !"

Ul-Akagh fut plaqué au sol par la masse qui grandissait d'instant en instant. Une langue grise le léchait alors qu'il riait, écrasé par l'affectueux gardien de la porte. Ils restèrent un moment à jouer ensemble, jusqu'à ce que le plus humain des deux cesse les retrouvailles. Il se leva.

"Oui, je sais. Moi aussi, je suis content de te revoir. Aaaah, mais oui t'es un bon chien. Assis."

Érébros s'exécuta, et Ul-Akagh ouvrit la porte. Dans la salle de méditation régnait une sensation malsaine et corrompue de fureur et de douleur pures. Des plans de travail entouraient un fauteuil maculé de sang garni d'un certain nombre d'objets pointus, tranchants et perforants et de harnais en tous genres. Le sol était recouvert d'un carrelage blanc immaculé. Le démon ouvrit un tiroir, et en sortit une bobine de fil barbelé ainsi qu'une boite de clous qu'il plaça dans une des nombreuses poches de son manteau. Il admira la bobine quelques instants, quand Fabrice franchit la porte.

"Vous avez besoin de quoi ?"

Ul-Akagh agita la bobine.

"Tu sais pourquoi l'eau bénite est nocive pour les démons ?"

"…Vous aviez l'habitude de tutoyer mon père comme ça ?"

"Ahem, désolé, Maître. Savez-vous pourquoi ?"

"Eh bien, parce que le contact avec une matière imprégnée d'essence divine est dangereuse pour une entité démoniaque ?"

Ul-Akagh éclata de rire.

"Non, non, absolument pas. Voyez-vous, l'eau bénite est un excellent analgésique pour nous. Son contact apaise."

"Et donc ?"

"C'est à leur douleur et à leur rage que l'on mesure la puissance de mes semblables."

Sur ces mots, il redressa la manche de son manteau, dévoilant une chemise tachée de sang frais, et percée de clous. Il déroula une longueur de barbelé, la coupa à l'aide de ses dents, puis l'enroula autour de son bras en la serrant fortement. Quelques gouttes écarlates tombèrent sur le carrelage, formant une légère flaque qui disparut quelques secondes plus tard, rendant au sol sa blancheur.

"Retirez sa douleur à un démon, et il ne reste plus grand chose de lui. Un barbelé planté là où il faut donne un coup de peps non négligeable. Du moins jusqu'à ce que la blessure cicatrise."

Pas une réponse.

"Je ne fais pas ça par masochisme, vous savez ? Vous croyez vraiment que ça me plait, de fumer du soufre et de me planter des clous ?"

Fabrice demeura silencieux.

"Je fais ça pour mieux vous protéger. Enfin bref, allons-y."

Les deux sortirent de la pièce, saluant au passage Érébros qui retourna dans la serrure. Les pas pressés d'Ul-Akagh résonnaient dans le couloir qu'il remontait, suivit de près par son jeune maître qui trottinait pour ne pas se faire distancer. Ils sortirent précipitamment dans la rue. La nuit était noire. Il ne devait pas être plus de minuit.

Fabrice remarqua une masse noire et inanimée sur le trottoir. Ul-Akagh claqua la porte d'entrée. Il sortit une clé verte de sa poche et la tourna dans la serrure. Un flash lumineux éclata, éclairant brièvement la masse qui s'avéra être un cadavre de chat. La lumière éclaira l’œil gauche, qui réfléchit alors une lumière verte. L'orbite droite, cependant, était vide et creusée.

Ul-Akagh rouvrit la porte, dévoilant une pièce éclairée par quelques néons. Il s'agissait à première vue d'un bar relativement classique, avec son comptoir, ses tables, ses habitués, sa table de billard et son ambiance sonore à base de brouhahas. Cependant, la grande majorité des occupants présentaient des singularités physiques plus ou moins importantes. Le barman ressemblait à un humain à la peau bleue dont la tête avait été remplacée par un calmar de la même couleur, et dont les tentacules s'affairaient à nettoyer le zinc.

Sur une estrade, une mouche vêtue d'une chemise et coiffée d'un fédora, sans doute un rejeton de Beelzebūb, grattait les cordes d'une vieille guitare. Fabrice comprenait plutôt correctement bien la langue anglaise, mais la voix cassée et zozotante de la créature démoniaque ne facilitait pas la compréhension du chant. Tout juste entendit-il que le texte parlait de pins où le soleil ne brillait jamais. À la table qui faisait face aux deux nouveaux arrivants, un homme dont la moitié du corps semblait d'origine mécanique jouait au cartes avec un cyclope trapu et ce qui ressemblait à un étrange arbre doté de branches semblables à des membres et d'un simili-visage.

"Ul-Akagh ?"

"Oui, Maître ?"

"…On est où ?"

"Pas le temps de vous expliquer."

Le démon ferma la porte, qui disparut, faisant place à un mur recouvert de décorations de mauvais goût. Il se dirigea ensuite vers le barman (ou plutôt barmollusque), qui le dévisagea, tout en laissant tomber à terre le verre qu'il nettoyait.

"Ul ?"

"Hey Crack."

"Bordel, qu'est-ce que tu deviens ?"

"J'suis toujours au Deuxième."

"Bigre."

Pause.

"Ben euh… ça fait plaisir de te revoir."

"Le plaisir est réciproque, Crack, le plaisir est réciproque…"

Nouveau silence.

"C'est qui, le gamin ?"

"Mon nouveau maître."

Le regard incrédule du dénommé Crack poussa le démon au crâne de bouc à s'expliquer.

"C'est un Müller, hein. Pas juste un gamin qui vend son âme."

"Ah, tu me rassures. Tu lui fais faire la visite de sa deuxième maison ?"

Ul-Akagh ricana.

"Nan. Si je l'amène à la pension, c'est parce que j'ai besoin de l'aide d'un pro."

"Qu'est-ce qu'il te faut ?"

"Premièrement, un Styx. S'il te plait."

Le barmollusque mis un tentacule sous le comptoir et en tira une bouteille en verre qu'il lui tendit. Ul demanda :

"C'est combien ?"

"C'est la maison qui offre."

Le bouc la décapsula et but une rasade d'alcool. Le goût amer de la graisse récoltée sur les âmes meurtries de gourmands lui caressa la gorge.

"Donc…. tu disais…"

"Ensuite, j'aurais besoin de parler au proprio."

"Et pourquoi ?"

"J'ai besoin d'emmener ce gam- mon Maître là où tu sais."

Crack observa le jeune Müller en plissant les yeux. Il réfléchit quelques secondes avant de répondre :

" Je vois pas."

"Ben, a casa."

"Comment ça ?"

"Mais en Enfer, merde !"

Fabrice attrapa le bras d'Ul-Akagh.

"Pardon ?"

"Oh, rien de fourbe, Maître. Nous allons y voir le témoin."

"Qui ça ?"

"Tu fais chier avec tes questions, gamin." faillit répondre le démon. Il se retint, et lui adressa à la place ceci :

"Vous verrez bien. Je ne désire pas vous donner de faux espoirs, cela dépendra de si l'autre poulpe (il s'était tourné vers l'intéressé) accepte de collaborer."

"Eh, les calmars et les poulpes, c'est pas pareil. Connard de bélier."

Ul-Akagh attrapa Crack par le col et le souleva par dessus le comptoir. Il le plaqua au sol puis se pencha sur lui. Il colla son crâne à la tête du mollusque. Le brouhaha cessa. La mouche cessa de maltraiter son instrument. Tous les regards étaient fixés sur les deux démons.

"Appelle-moi encore une fois "bélier", et je te ferai remarquer lequel d'entre nous s'est cassé comme une tafiole du Deuxième parce qu'il était trop faible pour endurer les cigares."

"Tu peux me laisser, maintenant ?"

Le bouc sourit intérieurement et prit un ton mielleux.

"Mais très certainement."

Il l'empoigna de nouveau, se leva, et le déposa sur ses pieds. Crack frotta son épaule endolorie et jeta un regard colérique à Ul-Akagh.

"Monsieur Laval n'est pas disponible pour l'instant. Et je doute qu'il accepte de t'aider si tu fous le bordel dans sa pension."

"Disons que c'était ma manière d'exprimer la joie que ces retrouvailles m'inspirent. Et j'ai presque envie de dire qu-"

Ul-Akagh mis sa main dans sa poche et se mit à y chercher quelque chose. Il en extirpa ce qui ressemblait à un large ver blanc qui se tortillait. Il le plaça au niveau de son bulbe auditif restant, auquel la créature s'accrocha à l'aide de sa bouche garnie de dents acérées.

"Allo ?"

Le démon resta silencieux un instant, les yeux fixant le vide.

"Oui, bien sûr mais- Non. Comment- Attendez, comment ça, "viré du Deuxième Cercle" ?"

Nouveau silence. Il grinça des dents.

"Je vois."

Il décrocha le ver, qui continuait à gigoter et à gonfler, et le remit dans sa poche avant de frapper le zinc du poing.

"Crack. Fais pas chier. Je dois voir Laval au plus vite."

"Eh bien tu bouges ton cul, et tu montes à son bureau tout seul, comme un grand. Dix-huitième étage."

Ul-Akagh soupira fortement. Si le propriétaire des lieux se montrait aussi peu collaboratif que le mollusque, résoudre l'affaire ne serait pas chose aisée. Il posa sa main sur l'épaule de Fabrice, et lui demanda de le suivre d'un geste de la tête. Ils sortirent.

La porte du bar ne menait, chose étrange, pas sur une rue, mais sur un large couloir aux murs recouverts de papier peint orangé, et le sol de moquette rouge. La décoration ressemblait à celle d'un hôtel bas-de-gamme classique, avec ce que ça impliquait de fausses plantes en pot et de tableaux laids. Ul-Akagh pointa du doigt une cage d'escalier en bois, qui semblait avoir un certain âge.

"Après vous."


L'endroit était gigantesque. Fabrice et Ul-Akagh étaient passés à travers d'interminables halls et portions de bâtiments qui semblaient arrachés à des lieux différents, tous peuplés d'une population cosmopolite d'êtres étranges. Des démons, des Sarkites, des servants du Dieu Brisé, des hémovores, des lycantropes et d'autres abominations se côtoyaient silencieusement.

Aucune fenêtre n'était visible, ne laissant pas à Fabrice l'occasion de voir l'extérieur, si toutefois il y en avait un. Il sentait passer à travers sa poitrine de forts vents thaumaturgiques. S'il ressentait des vents aussi forts avec la fatigue qui l'engourdissait, cela signifiait que le créateur des lieux était bien plus puissant qu'un simple mage. Le jeune Müller savait que les seuls individus qui atteignaient un tel pouvoir étaient des plieurs de réalité très puissants.

Il attrapa le bras d'Ul-Akagh.

"Vous pouvez répondre à ma question, du coup ?"

"Vous voulez savoir où nous sommes, c'est ça ?"

"Oui."

Le démon relâcha sa mâchoire, ce qui fit un instant ressembler sa tête à un crâne de bouc tout à fait normal, désarticulé et mort. Il cherchait en fait ses mots.

"Nous sommes à la Pension. La Pension Laval, plus précisément. À l'origine, c'était un hôtel pour tous ceux qui étaient trop anormaux pour vivre en société. Mais maintenant… ça n'est pas un endroit très fréquentable. Votre père avait l'habitude de venir, d'où la remarque de Crack, le barman, tout à l'heure. Moi, j'y passe très occasionnellement quand j'ai besoin de quelque chose. On trouve beaucoup d'indics ou de marchandises rares vendues sous le manteau, ici. Je passe souvent par le bureau du patron, un vieil ami, pour discuter."

"Discuter de quoi ?"

Ul-Akagh poussa un râle rauque.

"Notre contrat stipule que j'ai un droit de silence sur ce qui ne vous concerne pas."

Sa voix était plus grave, et ses paupières noires se plissaient au fond de ses orbites.

"D'accord, d'accord."

Ils arrivèrent au dix-huitième étage. Une unique porte leur faisait face. Ul-Akagh tourna la poignée et poussa.

Les quartiers de Laval ressemblaient à un stéréotype de cabinet de médecin généraliste. Il s'agissait d'un appartement minuscule dont le "couloir", un minuscule espace à peine assez grand pour les deux visiteurs puissent s'y tenir, était éclairé par une ampoule jaune (quoique légèrement orangée). Il y avait trois portes. Sur la première était vissée une plaque indiquant sobrement que la pièce située derrière était la salle d'attente. La deuxième était ouverte, révélant des toilettes encore plus petites que le couloir. La troisième, elle, était fermée et ne possédait aucune inscription.

Ul-Akagh posa sa main sur l'épaule de son jeune maitre et l'orienta délicatement vers la première porte.

"Attendez-moi. Je serai de retour dans peu de temps."

Fabrice se frotta les yeux et ouvrit la porte. Il ne prêta pas attention au contenu de la pièce, la faute à la fatigue. Il devait être minuit, voire plus, et il n'avait ni l'habitude de perdre un proche, ni celle de veiller tard. Ces deux facteurs combinés le poussèrent à s'asseoir sur l'une des quelques chaises en plastiques, à fermer les yeux, à croiser les jambes, puis à sombrer rapidement dans le sommeil.


Un cri résonna dans le lointain. Des cris. Trop de cris. Il se réveilla en sursaut, avec tout ce que dormir sur une chaise impliquait. Sa gorge était sèche, son corps était engourdi, et ses paupières voulaient rester closes. Après avoir bâillé, il colla sa main sur ses yeux et les frotta de nouveau. Puis il les ouvrit.

La salle d'attente était relativement normale, à l'exception faite de la fenêtre murée. Autour d'une table basse recouverte de magazines people étaient disposées des chaises en plastique, dont l'une d'elle était occupée par une jeune femme. La trentaine, blonde, légèrement maquillée, un visage angélique, mais des yeux d'une froideur arctique. Son manteau, sa chemise, son pantalon, tous étaient d'un blanc parfait, à l'exception d'un badge gris dont Fabrice ne put déchiffrer le contenu, étant trop loin, excepté un logo d'oiseau schématisé. Fabrice ne pouvait dire si elle était présente à son arrivée ou si, au contraire, elle s'était installée pendant son sommeil. Elle avait l'air de simplement attendre, ainsi Fabrice supposait que les cris étaient un pur produit de son imagination.

Les yeux de l'inconnue étaient rivés sur son téléphone. Les mouvements réguliers de ses doigts qui tapotaient l'écran conduisirent Fabrice à penser qu'elle discutait avec quelqu'un. Son visage glacial fut un instant réchauffé par un sourire, fugace, mais suffisant pour contraster avec l'expression morne de la femme.

La porte s'ouvrit brusquement, laissant entrer Ul-Akagh. Rien n'avait changé depuis son départ, excepté le couteau maculé de sang qu'il tenait dans sa main gauche. La blonde leva les yeux vers lui. Il croisa son regard, puis vit l'oiseau gris. Il fronçait intérieurement les sourcils.

"Un humain avec une tête animale, des caractéristiques démoniaques… Vous êtes du Deuxième Cercle, c'est ça ?"

"Je présume que vous n'êtes pas ici pour une consultation médicale, vu votre uniforme ?"

Elle lâcha un rire aigu et mélodieux, avant de mettre sa main dans la poche intérieure de son manteau et d'en sortir un revolver qu'elle pointa sur le crâne de bouc. Son visage reprit son expression neutre.

"Non, en effet. Je suis venue purger cet endroit des fidèles de Satan, ainsi que du propriétaire. Mais au vu de ce que vous tenez, je suppose que vous vous êtes chargé de lui avant moi."

"Hein ?"

Ul-Akagh regarda son couteau.

"Oh. Non. Monsieur Laval est en pleine forme."

Il cherchait ses mots.

"Je suppose que vous n'êtes pas seule ?"

"Vous supposez bien."

"Et que vos collègues se chargent actuellement des autres étages ?"

"C'est déjà fait. Vous êtes les derniers."

Les deux interlocuteurs semblaient jouer à qui exprimerait le moins d'émotions. Bien que la femme se défende bien, Ul-Akagh gagnait. Il n'avait pas l'air impressionné par l'arme pointée sur lui, et préféra demander :

"Vous attendez quoi, au juste ?"

"Eh bien, vous avez l'air de vouloir placer votre dernière réplique. Je vous laisse faire."

"C'est bien urbain."

Il renifla.

"Vous vous appelez Juliette."

"Si vous essayez de me faire un numéro de cirque, sachez que je vous vois regarder mon badge."

"Certes… De toute façon, si ça n'est pas moi, ça sera l'un de mes collègues qui viendra cueillir votre âme."

"Qu'est-ce que vous insinuez ?"

"Je n'insinue rien. Je dis clairement que vous ne respectez pas vos vœux. Contrairement à celles de votre Seigneur, certaines de vos voies ne sont pas impénétrables."

Elle perdit au jeu lorsque son visage montra des signes non-négligeables de colère.

"Je vous connais suffisamment, les démons du Deuxième Cercle, pour savoir que vous n'avez pas le don d'omniscience."

Ul-Akagh éclata de rire, souillant les murs et le sol d'une bave sanglante. Il glapit, et porta la main à son cœur. D'un coup, sa voix changea. Elle restait assurée, mais devenait plus étouffée, plus faible.

"Mais vous ne m'avez pas contredit."

Le coup partit. Une balle tirée par un revolver de ce calibre était suffisante pour faire voler en éclats un crâne de bouc, même habité par un démon.

Mais il n'explosa pas. La balle passa à travers, sans faire le moindre dégât. Ul-Akagh se tourna vers Fabrice, qui était resté tétanisé depuis le début, et lui adressa un clin d’œil, avant de désarmer d'un coup de pied la femme, dont l'idée de viser le jeune était passée par la tête. Le revolver passa sous la table basse, arrivant aux pieds du jeune Müller.

Elle regarda le démon, les yeux ébahis. Ce dernier lui adressa un sourire d'un air amusé.

"Che peccato!"1

Si la peur avait une couleur, cela serait le jaune. Le jaune de l’œil gauche d'Ul-Akagh. Elle ne pouvait plus bouger, fascinée par le jaune. Le jaune semblait sortir de l'orbite noire et recouvrir la pièce entière. Une peur primale lui prenait les tripes, la poussant à rester assise et à contempler le jaune.

Ul, quant à lui, s'était approché d'un pas vers elle. Il posa ses mains sur ses épaules, et prit une voix calme.

"Ma petite Juliette, sache que tu es très mal informée. Les démons ressentent les péchés. Comment veux-tu que l'on fasse notre travail sans savoir qui mérite d'entrer en Enfer ?"

Juliette n'avait pas bougé, fixant toujours le jaune d'un air paniqué, la bouche légèrement entrouverte. Fabrice, lui, sortit de cet état, bafouilla quelques secondes, avant de demander :

"Qu'est-ce que… qu'est-ce qui s'est passé ?"

Le démon se tourna vers lui.

"Ce qu'il s'est passé, c'est que j'ai reçu ma promotion à temps. Je suis officiellement un démon du Troisième Cercle, avec tout ce que ça implique."

"Mais vous n'étiez pas viré ?"

"Non, absolument pas, qu'est-ce qui vous fait dire ç- Ah, l'appel de mes supérieurs ? J'avais simplement mal compris."

Ul-Akagh aperçut du coin de l’œil la blonde bouger. Sans le regard démoniaque, elle était sortie de sa torpeur et avait eu le temps d'envoyer un message à l'aide de son téléphone. Il lui arracha des mains et le jeta contre le sol avant d'attraper la jeune femme par les cheveux. Il lui fit voir de plus près la table basse. Plusieurs fois.

"Je crois qu'elle a appelé ses copains. Mais c'est pas le plus gros problème qu'on ait."

Le démon s'affala dans une chaise.

"Ce corps risque de mourir d'ici peu."

"C-comment ça ? La balle ne vous a pas touché, pourtant ?"

"Non, justement. Voyez-vou-"

Ul-Akagh stoppa sa phrase pour vomir de la bile noirâtre aux reflets verts qui se mélangea au sang rouge de la tueuse. Il lui fallut quelques secondes de toux compulsive pour pouvoir parler à nouveau.

"Aidez-moi à me relever, Maître."

Fabrice quitta sa chaise, contourna la table basse et tendit la main au démon, qui l'attrapa difficilement. Il tira, et Ul-Akagh se remit, avec effort, sur ses deux pieds. Ce dernier boitilla jusqu'à la porte et y traça un cercle barré de trois traits à l'aide du fluide qui coulait de sa mâchoire. Aussitôt, les jointures se remplirent d'une matière analogue, qui ne tarda pas à cristalliser. La porte ainsi scellée, Ul-Akagh se plaça face au corps inconscient de Juliette. Il porta les mains à son propre ventre, avant d'y plonger ses doigts. Il écarta la plaie, laissant s'échapper une fumée épaisse qui envahit la pièce entière.

"Vous… vous faites quoi ?"

Le démon bafouilla des propos incompréhensibles, plus proches d'un gargarisme en allemand que d'une explication claire. La fumée piquait les yeux, et Fabrice se retrouva forcé de ne les garder qu'entrouverts. Il distinguait de longues et fines formes qui semblaient émaner du ventre d'Ul-Akagh. À l'extérieur de la pièce quelqu'un, sans doute les comparses de la blonde, tentait d'enfoncer sans succès la porte. Les formes se ruèrent d'un seul coup vers Juliette, pénétrant sa chair. D'après les cris féminins horrifiés qui se faisaient entendre, cette dernière n'était pas encore morte. Du sang gicla sur le visage du jeune Müller. Un peu trop salé, mais tout à fait délicieux, pensa-t-il. Des souvenirs d'enfance lui revinrent. Ses visites hebdomadaires au temple avec son père. La consommation de la victime sacrificielle. Les friandises que Théodore lui achetait après à la confiserie du coin de la rue. Tout ça, parti.

La fumée l'empêchait désormais de voir ce qu'Ul faisait subir à la jeune femme, dont les cris s'étaient tus, remplacés par le son de la chair que l'on déchiquète. Ce son s'arrêta également, laissant Fabrice seul. Il n'entendait qu'un unique bruit. Le son de son sang qui circulait dans son crâne à un rythme rapide. Il était accompagné d'une sensation désagréable, qui lui donnait l'impression que sa tête était prisonnière d'un étau qui se resserrait chaque seconde. Le jeune garçon colla sa main sur sa tempe, tentant d'atténuer les battements. Il ferma les yeux.

Lorsqu'il les rouvrit, quelques secondes plus tard, la fumée avait disparu, faisant place à une vision de cauchemar. Ul-Akagh gisait à terre, dans une position semblable à celle d'un pantin dont on aurait coupé les fils. Sa gueule était entrouverte, laissant s'échapper sa langue noire sur le côté. Ses orbites étaient vides, noires comme la nuit. Il ne bougeait plus. Il n'émettait aucun son. Pas de soubresauts, pas de râles, pas de plaintes, pas de convulsions, pas de pleurs et pas de sourires. Il était mort. De décès, pensa un instant Fabrice, avant de contempler l'horreur que le démon avait commise dans ses derniers instants. De la plaie sanglante de son bas-ventre sortaient les formes qu'il avait entraperçues dans la fumée, des fils barbelés. L'autre extrémité des tentacules métalliques était enfoncée dans le corps de la blonde. Ses longs cheveux recouvraient son visage, ainsi Fabrice ne put voir que partiellement la mutilation dont elle avait été victime. Ses gencives blessées étaient à nu. Son nez avait été arraché. Ses oreilles étaient décollées. Littéralement. Son manteau blanc était réduit à l'état de loques et son sang repeignait le mur derrière elle. Fabrice ne put quitter cette chose des yeux.

Soudain, la réalité le frappa. Il était seul. La seule issue était scellée et derrière elle attendaient des tueurs suffisamment givrés pour abattre de sang froid l'intégralité des pensionnaires. Les coups contre la porte n'avaient jamais cessé, ils s'étaient simplement synchronisés avec le son de son cœur. La première pensée logique qui lui vint à l'esprit fut de récupérer le revolver. Il se retourna et vit l'engin au pied de la chaise où il avait dormi. En se penchant pour le récupérer, il entendit un gémissement derrière lui. Rempli d'espoir, il se tourna vers Ul-Akagh, le sourire jusqu'aux oreilles.

Malheureusement, le corps du démon était toujours aussi immobile et silencieux. La blonde, cependant, s'était relevée. Elle faisait face à Fabrice. Il leva son arme, plus lourde que ce qu'il aurait pensé, et elle parla.

"Baissez ça, vous n'êtes pas convaincant."

Sa voix était grave, inhumaine. Familière. Elle repoussa les cheveux qui masquaient son visage impassible, aux paupières closes. Ses blessures se refermaient rapidement. Ses magnifiques lèvres repoussèrent, ses oreilles se recollèrent, le sang disparut. Elle ouvrit les yeux. De grands yeux de chat. L'un jaune, l'autre vert. Fabrice bafouilla quelques syllabes, sans réussir à formuler le moindre mot. La femme montra du doigt le cadavre.

"J'ai dit que ceci allait mourir. Cette catin aura l'honneur de servir à la création de mon nouveau corps. Un corps plus adapté à ma nouvelle essence."

Il leva la main à son nouveau visage et le palpa. Une grimace tordit sa bouche.

"Un corps avec un peu moins de peau, bien évidemment. Je ne contrôle pas la régénération des tissus de l'hôte."

Il se tourna vers son ancien corps et lui retira son manteau, avant de l'enfiler. Toujours aussi confortable. Il senti la boite de clous à travers le cuir. Nul besoin de s'en servir. La croissance dans le corps de Juliette était bien assez douloureuse. La porte céda.

Trois hommes se précipitèrent. Des armoires à glaces portant le même uniforme que la blonde. L'un des trois perdit l'équilibre et perdit une dent lorsque sa tête heurta la table. Le deuxième, voyant le cadavre du démon, s'apprêtait à féliciter sa collègue lorsqu'il aperçut ses yeux. Le troisième leva son arme, un pistolet mitrailleur silencieux, et fit feu. Les balles traversèrent le démon sans le percer. Ce ne fut pas le cas de son manteau. Ul-Akagh porta la main aux trous dans l'étoffe, et poussa un grognement avant de lever les yeux vers les trois importuns, les yeux bouillonnant de rage.

Il agrippa les deux mâchoires de Juliette et les écarta manuellement. L'angle formé dépassait fortement les quatre-vingt-dix degrés. Le son qui accompagnait l'acte était extrêmement désagréable, suffisamment pour causer à quiconque pouvait l'entendre une envie de rendre son dîner. De l'ouverture ainsi formée sortit une petite forme. À première vue, il s'agissait d'une petite gueule osseuse très fine et allongée, sans aucun doute celle du nouveau corps d'Ul-Akagh, qui grandissait toujours. Sa forme évoquait celle d'un crocodilien. À une exception. Il n'y avait pas deux os buccaux, comme chez la plupart des êtres vivants mais trois, disposées en triangle. À leur tour, ils s'ouvrirent. Un jet de fluide noir et visqueux se déversa sur les tueurs, qui furent aveuglé en plus d'être sérieusement entravés.

La voix grave du démon résonna dans toute la pièce :

"J'pourrais vous dire 'On se retrouvera en Enfer !', tout ça, ce genre de trucs. Mais j'aime pas parler du boulot le week-end."

Sur ces mots, il referma de force la mâchoire de son hôte, et les trois hommes flambèrent sans un bruit. De belles flammes violettes réchauffèrent la pièce, un peu froide jusqu'alors.

"On a plus le temps de traîner. Ces connards ont investi la Pension entière."

"Mais ce sont qui, ces gens ?"

"Disons qu'ils feraient passer l'Inquisition espagnole pour un prix Nobel de la paix. Et sans aucun doute de chimie, aussi. Un groupe dissident de l'Initiative Horizon. Enfin bref, ne bougez pas. Laval m'a indiqué où trouver Charon."

Fabrice n'eut pas le temps de demander des éclaircissements qu'Ul-Akagh s'approchait de la fenêtre murée, et détruisit les briques à l'aide du front de Juliette. Il répandit un peu de sa cervelle, mais celle-ci se reforma aussitôt dans son crâne. Derrière le trou ainsi formé… il n'y avait pas grand chose.

Du noir.

Le noir le plus profond et vide que Fabrice ait eu l'occasion de voir dans sa vie. Il aurait pu contempler cette absence de paysage pendant des heures, mais son serviteur lui attrapa le poignet et se jeta dans le vide en l'entraînant avec lui, le gardant serré près de lui.

Vue de l'extérieur, la Pension était gigantesque. La façade continuait vers l'infini dans les quatre directions, et sa simple vision rendit Fabrice malade, à moins qu'il ne s'agisse de la chute libre vers visiblement nul part. Son cœur faillit lâcher. Plusieurs fois. Il n'y avait pas de ciel, pas de nuages, pas de sol. Rien que le Noir. Le manteau d'Ul-Akagh s'ouvrit brusquement, ralentissant leur chute. Le freinage brusque eut raison de sa conscience, mais avant de tomber dans les pommes, il entendit un bruit de verre brisé.


Lorsqu'il se réveilla, il était allongé sur le sol d'un endroit assez sombre, qui s'avéra être un garage. Les murs étaient recouverts d'étagères, elles-même remplies de pots de peinture, de matériel de plomberie et d'outils en tous genres. Au centre de la pièce se trouvait ce qui ressemblait à une DeLorean DMC-12. Les vitres étaient opaques. La peinture, grise. La plaque d'immatriculation indiquait dans une police rouge sur fond blanc "C.H.A.R.O.N.".

"Cargo Hâtif d'Âmes Rappelées à l'Oubli et au Néant." lui indiqua Ul-Akagh, qui venait de sortir du véhicule par la porte côté conducteur. "J'aime pas le nom, mais bon."

"Je… Vous pouvez m'aider à me relever ?"

"Mais bien sûr ! Désolé si je ne m'y suis pas pris plus tôt, je m'occupais des réglages."

Le démon claqua la portière et se dirigea vers son maître. Il lui tendit la main, et tira brusquement dès que ce dernier l'agrippa. La faute au changement trop rapide de position, il fut légèrement étourdi pendant un instant. Le démon le maintint debout le temps qu'il y arrive par lui-même. Il pointa du bras la voiture.

"Si vous voulez bien vous installer."

Fabrice se retourna un instant, et vit que la seule sortie de la pièce était un petit œil-de-bœuf dont la vitre avait été explosée. Il refit face au véhicule et l'observa plus attentivement. Premier détail qui lui sauta aux yeux : les vitres opaques. Puis la peinture noire et rose fluorescent, les jantes chromées, les phares rouges, les croix renversées sur la plaque d'immatriculation et le pentacle peint sur le capot achevèrent de brûler ses rétines. Néanmoins, il s'avança vers la place du mort et ouvrit la portière papillon. Il s'installa, de même qu'Ul-Akagh. Les sièges étaient recouverts de cuir noir et le volant d'une moumoute fuchsia que le démon s'empressa de retirer et de jeter dehors.

"Ma tolérance à la beauferie a ses limites." expliqua le démon.

Ses yeux se posèrent sur la paire de dés en mousse suspendue au rétroviseur, qui rejoignirent aussitôt l'étoffe rose.

"Si c'est pas malheureux de faire subir ça à une bagnole, quand même."

"Peut-être… Mais c'est bien normal que les vitres soient opaques ? On va pas y voir grand chose, si ?"

"Les vitres ? Pas besoin."

Sous l'autoradio avait été installé un écran, qui commença à faire clignoter le message suivant :

"INSERT COIN ⇒"

La flèche désignait une fente dans laquelle Ul-Akagh s'empressa de déposer ce qui ressemblait à une pièce en argent. Aussitôt, les portières se verrouillèrent et les âmes présentes dans le réservoir commencèrent à consumer leur joie, démarrant le moteur.

"Dites, Ul ?"

"Moui ?"

"C'est vraiment ça qui est utilisé pour transporter des âmes en Enfer ?"

"Non. Enfin si. Y'a de bien meilleurs modèles. Dans ma jeunesse, j'ai eu la chance de piloter l'Arche du Rub al-Khali, l'un des plus gros C.H.A.R.O.N. jamais construits. Bon, elle est enfouie sous trois kilomètres de sable, maintenant. Je vous le dis tout de suite : c'est pas de ma faute."

"Je… euh. Je vous crois."

"Enfin bref, ça, c'est du bas-de-gamme."

Une voix féminine synthétique surgit de l'autoradio. Elle intonait chaque mot de manière indépendante par rapport au précédent, donnant à sa phrase une consonance proche d'un chant.

"Bas de gamme toi même, peau de zob."

Un son de grincement de dents emplit l'habitacle pendant quelques secondes, suite à quoi Ul-Akagh appuya sur la pédale. La voiture commença à se diriger à toute vitesse vers là où devait se situer le mur du garage. Fabrice, par réflexe, mit les bras devant lui.

À sa grande surprise, il n'y eu aucune collision. Le véhicule continua d'accélérer. L'autoradio s'alluma. Des enceintes sortirent une musique à l'écoute très désagréable, à mi-chemin entre de la synthwave amateure et un chœur de chanteurs atteints d'un cancer du larynx. Fabrice tendit la main pour mettre fin à ce supplice, mais le démon lui agrippa le poignet, tout en regardant fixement un point au delà du pare-brise noir.

"Pas touche, gamin."

Puis il reposa de force le bras du jeune sur son fauteuil avant de le libérer. Il tourna le bouton du volume. Dans le sens horaire. Les notes attaquèrent les tympans de Fabrice. Elles lui perçaient les yeux. Elles le ligotaient et lui préparaient une Salade de Phalanges Sauce du ChefTM en plein milieu de la figure. Un accord lui tira les oreilles. Un autre lui asséna un coup de masse sur le front. Il était intérieurement partagé entre la détresse et la rage. Comment Ul-Akagh pouvait-il oser lui faire endurer ça ? Il allait souffrir éternellement après sa mort, alors pourquoi lui en donner un avant-goût ? Il lui ferait payer au centuple.

Alors que son esprit commençait, entre deux cris intérieurs, à élaborer mille tortures pour le démon, la douleur se calma. Les notes rétractèrent leurs épines, leurs lames et leurs masses. Elles s'enroulèrent dans une magnifique spirale couleur Ré. Les arabesques aiguës dansèrent quelques temps avant de se déposer sur la surface du pare-brise. Elles formaient une route.

Il entendait le paysage.

Les notes commencèrent à dessiner les contours Mi de grandes tours longeant la route sur le fond noir. Puis elles disparurent, laissant place à une ville en Fa majeur qui subit le même sort quelques instants plus tard.

Juliette-Akagh sortit de la poche de son manteau une paire de lunettes aux verres teintés qu'il tendit à son maître.

"C'est quoi ?" demanda ce dernier.

"…Des lunettes, Maître."

"Je vois bien que ce sont des lunettes ! Mais pourquoi ?"

Ul soupira.

"Nous risquons de devoir passer à un endroit extrêmement troublant pour les humains, même pour ceux ayant l'habitude de dévorer un sans-abri à la messe du mercredi comme vous."

"Et ?"

"Ces lunettes… permettent d'éviter de voir le monde tel qu'il est vraiment. En Enfer, seul ce en quoi vous croyez peut vous atteindre. Et il est extrêmement courant de croire en quelque chose qui vous veut du mal si vos yeux vous informent de sa présence."

"Mais si j'entends les… choses dont vous me parlez, je risque d'y croire, non ?"

"L'Enfer est silencieux. L'Enfer est mort. Pensez à autre chose. Rien n'est assis sur la banquette arrière."

"C-comment ça ?"

Ul-Akagh avait troqué son calme habituel pour un ton légèrement tendu.

"Ne vous retournez pas. Pensez à autre chose."

Fabrice frissonna. Pas parce qu'une créature quadrupède en si mineur venait de se volatiliser au milieu de sa charge vers le véhicule. Non, il frissonna parce qu'il avait senti quelque chose dans son dos. Un souffle.

"U…Ul ?"

La crainte se mêlait à la voix de l'héritier Müller.

"Ne. Vous. Retournez. Pas."

"Qu'est-ce que c'est ?"

"Un test."

"Comment ça ?"

"Regardez derrière vous, maintenant."

Il s'exécuta, et aperçut avec soulagement que la banquette de cuir était vide.

"Je voulais simplement immiscer dans votre esprit la présence d'une chose à l'arrière, aussi bien pour que vous vous donniez une idée de ce que vous allez traverser que pour déterminer la distance qui nous sépare de l'Enfer. À vue de nez, je dirais qu'on doit être vers le Nondestiné, à quatre ou cinq kilomètres en ana du purgatoire. Ensuite on remontera l'Enfer du Neuvième au Deuxième Cercle."

"En… ana ?"

"Pfff, ne me dites pas que votre père n'a jamais parlé de l'anatomie de l'Enfer ?"

"L'anatomie ? Mais ce mot n'est-il pas réservé pour décrire la structure des êtres-vivants ?"

"Si. Je vous ai dit tout à l'heure que l'Enfer était mort. Ça n'était pas une métaphore. Le Tartare, l'Enfer, le Paradis, Adytum et tous les autres sont un peu… Imaginez ça comme des gros animaux, qui ne possèdent pas d'extérieur, seulement un intérieur. Leur seul point commun est qu'ils sont capables de se modeler pour prendre la forme que les gens pensent qu'ils possèdent. Toute la démonologie ne tient debout que parce que des gens comme vous y croient. Je suis né le jour où quelqu'un a pensé que j'existais, et je disparaîtrai lorsque tout le monde m'aura oublié. Si vous arrêtiez subitement de croire en l'Enfer, aux démons et à toutes ces conneries, vous ne seriez plus atteint par leur pouvoirs."

"Mais… je peux vous voir et vous toucher. Comment suis-je censé ne pas croire en vous ?"

Ul-Akagh lâcha un rire gras.

"Vous ne pouvez pas. Depuis votre naissance, on vous bombarde de formules, de livres et de récits anciens. C'est pour ça que je récupèrerai votre âme à votre décès."

"Je… heu…"

"Enfin bref. Pour en revenir à votre question, imaginez que votre monde est la surface d'un étang. Imaginez maintenant que l'Enfer, le Paradis et le Purgatoire sont situés sous l'eau. Comment pouvez-vous vous y rendre ?"

"Je… plonge ?"

"Oui, mais dans quelle direction ?"

"Eh bien, vers le bas ?"

"En effet. Mais vous ne connaissez plus le concept de haut et de bas, à force de vivre sur une surface. Vous ne connaissez que la gauche, la droite, l'avant et l'arrière. Vous êtes obligé de créer des nouveaux mots. Eh bien en continuant l'analogie, vous pouvez comprendre que pour explorer l'immensité des mondes entourant le vôtre, vous avez besoin d'une nouvelle direction, car vous ne pourrez pas les atteindre à l'aide des axes haut-bas, gauche-droite et avant-arrière. Ce nouvel axe est l'axe ana-kata. Un axe que les créatures comme vous et moi ne peuvent pas emprunter sans tricher un peu."

Il marqua une pause. Fabrice mit ses lunettes.

"C'est d'ailleurs pour ça que nous utilisons un véhicule spécial. Étant donné que nous ne pouvons ne serait-ce que visualiser le monde en quatre axes, nous devons recourir à un dispositif spécial permettant d'émuler la vision de ce monde à l'aide de sons, qui demeurent presque inchangés avec le gain d'axe."

"Je pense avoir compris. Mais ça n'explique toujours pas quel témoin nous allons voir. Vous avez une piste ?"

"Réfléchissez un peu. Une personne a obligatoirement assisté à la mort de votre père. Et cette personne doit normalement séjourner en Enfer."

"Heu… lui-même ?"

"Exactement. C'est peut-être dangereux de vous emmener en Enfer, mais j'ai besoin de vous pour le retrouver. Je ne peux donc pas vous laisser chez vous sans surveillance. De plus, je vous l'ai déjà dit, mais je ne suis pas enquêteur ; je prends donc la solution la plus simple. Si on ne le trouve pas, ce qui aurait du sens étant donné que son pacte a été rompu, j'aviserai. Mais vous ne m'en voudrez pas si je choisis l'option la plus simple."

Fabrice grimaça. Il n'aimait pas ce plan.

"Et comment vous pouvez être sûr qu'il ne m'arrivera rien ?"

"Il y a plusieurs siècles, j'ai fait visiter l'Enfer à un trou du cul. Ce gars n'a respecté aucune des mesures de sécurité que je lui avais données et j'ai quand même réussir à le faire sortir en un seul morceau."

Fabrice ne répondit pas, se contentant de déglutir. Il pensait à son père, dont il n'avait toujours pas assimilé sa mort. Le mercredi dernier, il était encore de ce monde, souriant. Ils avaient partagé le foie du sacrifice au temple. Puis l'image du corps desséché lui revint à l'esprit. Son père, si jeune le matin même, réduit à l'état d'une loque grise. Son père, si fringant la veille, maintenant immobile, piégé dans un champ de stase afin que les moisissures l'épargnent quelques temps. L'espace d'un instant, il lui sembla voir la figure fantomatique de Théodore sur le bord de la route. Il avait à peine eu le temps de déterminer sa hauteur qu'elle avait déjà disparu.

"Vous pensez que c'est un meurtre ?"

"Je ne pense rien du tout."

Sur ces mots, Ul-Akagh râla. Les traits angéliques de Juliette se déformèrent sous l'expression de sa rage.

"Putain ! L'enveloppe de cette catin est absolument à chier ! Je vais manquer de chair pour avoir le corps que je voulais me fabriquer. Même dans la mort, elle m'aura bien niqué. Toutes les mêmes. Toutes des putes. Sauf maman, bien entendu."

Fabrice se renfrogna.

"J'ai pas de maman."

Ul-Akagh tourna la tête vers le jeune, ne remarquant de ce fait pas le voyant qui commençait à clignoter sur le compteur. Son expression s'était adoucie. Il éclata d'un rire cristallin.

"Moi non plus, Maître. Moi non pl-"

La voiture s'écrasa. Fabrice s'évanouit avant de passer par le pare-brise.

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