En cette belle matinée de juin, le chef de la sécurité du site-Samech, Christian Souvier, contemplait d’un air désespéré la pile de documents qui trônait sur son bureau, juste devant lui. Il se doutait depuis un moment déjà qu’il aurait à y faire face, les journées d’arrivée des nouvelles recrues générant toujours d’improbables quantités d’autorisations et autres documents administratifs à lire et à remplir. Il fallait bien dire aussi que Christian Souvier tenait absolument à parcourir, au moins partiellement, le dossier de chaque personne qui effectuait sa formation dans le site dont il avait la charge. Il aimait savoir à qui il avait affaire.
Il lui arrivait parfois d’envier la position de ses homologues en charge d’autres sites ; Samech était loin d’être un endroit particulièrement agité. On n’attendait pas d’objets classés « sûr », inertes pour la plupart par-dessus le marché, qu’ils déclenchent un accident de classe XK. Les attaques de groupes d’intérêts adverses étaient, elles aussi, exceptionnellement rares, pour ne pas dire inexistantes ; les grands pontes de la Fondation avaient porté une attention toute particulière au maintien du secret entourant le principal site de formation de la branche française.
Pour l’homme d’action qu’il était, ou du moins qu’il avait été, Samech constituait donc un véritable purgatoire.
Christian savait pourtant pertinemment que cette place était une des meilleures qu’il pouvait occuper au sein de la Fondation : si ses premières années au sein de l’armée avaient été passées sur le terrain, il avait fini sa carrière de soldat en tant qu’instructeur, et avait développé un talent certain pour hurler sur les nouvelles recrues. Un talent qu’il avait tout le loisir de mettre en pratique sur Samech. De plus, il ne pouvait pas, en son âme et conscience, accepter un poste plus dangereux que celui-là. Sa femme et ses deux filles ne se remettraient que difficilement de sa mort, et il ne se voyait pas revenir un soir chez lui, une jambe ou un bras en moins. Après tout, pour sa famille, il n’était que le chef de la sécurité d’un consortium pharmaceutique.
Mais l’idée que là était sa place, selon tous les critères imposés par le bon sens, ne suffisait pas à faire disparaître de son visage la moue qui, en plus de sa hargne habituelle, lui avait valu le surnom attribué par les hommes sous son commandement, qui s’était répandu dans tout le site de formation : Bulldog.
Il se décida finalement à parcourir les différents documents. L’absence de ruptures de confinement et d’attaques de groupes hostiles n’était pas synonyme de calme plat, loin s’en fallait. Il avait toujours pensé que le mélange d’une ambiance qui rappellerait à plus d’un ses années passées sur les bancs de l’école et de l’arrogance qui venait presque naturellement, selon lui, aux gens qui avaient dépassé un certain niveau d’études, tenait plus du cocktail Molotov que du mojito.
Et c’était sans parler des curieux qu’il fallait refouler, des incompatibilités d’humeur entre le professeur Lucy et le docteur Sempras qui tournaient parfois à la guerre rangée, des exercices d’évacuation à mettre en place à intervalles réguliers, et, pour couronner le tout, d’une foule d’incidents aussi inattendus qu’absurdes ; quelques jours auparavant, une étudiante avait envoyé un agent de sécurité à l’infirmerie, à moitié inconscient, après un test d’aptitude au maniement des armes. Il se demandait souvent si tous les individus présents sur le site ne se liguaient pas pour le confronter aux situations les plus stupides imaginables.
Les papiers s’enchaînèrent, réclamant tantôt une signature, tantôt une lecture plus ou moins attentive, tantôt quelques mots ou tout un paragraphe de sa main.
Aux environs de 9 heures 30, sa radio, posée sur son bureau, commença à grésiller, mettant fin à cet interminable ballet administratif. Une voix féminine déclara :
" Ici l’agent Kersey, monsieur. Une grande partie des nouvelles recrues semble être déjà arrivée, tout a l’air en ordre pour l’instant, à vous.
- Très bien, prévenez-moi s’il y a du nouveau, terminé. "
Il jeta un rapide regard vers sa montre. À la fin de la conférence, un exercice d’alerte aurait lieu, comme à chaque fois. Comme à chaque fois, une foule d’étudiants affolés courrait vers le bunker le plus proche, dans l’indiscipline la plus totale, encadrée par des agents de sécurité qui auraient plus l'air de cowboys essayant de guider un troupeau déchaîné dans un enclos qu'autre chose. Peut-être que, cette fois encore, et comme souvent, il se fendrait d’un sermon sur la nécessité de savoir évacuer vite et bien. " Réunir les plus grands génies de la planète ne sert à rien s’ils ne sont bons qu’à se faire massacrer à la première alerte ", avait coutume de dire l’un de ses propres formateurs, à l’époque où il apprenait lui-même les ficelles du métier dans ces mêmes locaux.
On frappa à sa porte.
" Entrez ", lança-t-il.
L’agent Valdez, une force de la nature d'une trentaine d'années aux origines vaguement hispaniques, apparut dans l’encadrement.
" Chef, une nouvelle voudrait vous parler…
- À moi ? s’étonna Christian. La conférence n’a même pas commencé. Elle vous a dit pourquoi ?
- Non, monsieur, mais… Enfin, elle s’est présentée comme étant une " mademoiselle Souvier ", alors je me suis dit que vous voudriez peut-être la voir. "
Le chef de sécurité resta interdit un moment, puis se reprit et déclara fermement :
" Très bien, faites-la entrer, Valdez. "
Celui-ci opina du chef et disparut, pour être peu après remplacé par une jeune femme qui entra d’un pas décidé dans son bureau. Christian resta silencieux un long moment, contemplant l’arrivante de la tête aux pieds, comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
" Qu’est-ce que… marmonna-t-il.
- Bonjour, papa, je suis très contente de te voir aussi ", répondit avec une pointe d’agacement Émilie Souvier.
De son père, la jeune femme avait hérité de cheveux d’un noir profond, et d’un regard perçant qui transpirait la détermination. De sa mère, d’une silhouette athlétique et élancée, et d’une voix douce et chantante. Vêtue d’un tailleur et d’une jupe impeccables qui lui donnaient presque dix ans de plus que les 26 ans qu’elle avait réellement, elle semblait sur le point de se rendre à un entretien d’embauche pour un poste particulièrement important. Pendant une seconde de flottement, où tout n’était pas encore tout à fait clair dans son esprit, Christian Souvier crut même qu’elle était venue lui annoncer qu’elle venait d’être recrutée dans une grande entreprise.
C’était bien le cas, mais certainement pas dans celle qu’il aurait voulu.
" Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il, la voix étranglée par la surprise.
- Je viens apprendre mon futur métier, pardi, répondit-elle, avec un petit sourire qui ne cachait pas complètement son inquiétude vis-à-vis de la réaction à venir de son père. On n’arrête pas de me dire que c’est un travail extrêmement exigeant, alors j’ai intérêt à…
- Tu vas travailler pour la Fondation ?!? "
Cette fois-ci, c’était un véritablement grondement qui avait échappé à l’agent. Un de ces grondements devenus presque légendaires sur Samech, et unanimement redoutés par les formés comme par les employés permanents du site. Sa fille parut céder un peu de terrain sur le coup, mais retrouva rapidement son assurance et asséna :
" Oui, papa. Je vais mettre mes compétences au service de la Fondation SCP.
- Comment c’est arrivé ? Comment ils t’ont recrutée ?
- Ils m’ont expliqué qu’ils avaient un œil sur moi, parce que tu travaillais pour eux. Quand j’ai eu mon doctorat, ils m’ont rapidement contactée. Et je suis là.
- Il est hors de question que tu travailles pour la Fondation ! Tu entends ? HORS DE QUESTION ! hurla le père, dont la rage ne cessait de grandir.
- Et pourquoi pas ? répondit Émilie, qui avait, quant à elle, de plus en plus de mal à conserver son masque de détermination.
- Parce que c’est beaucoup trop dangereux ! Il est hors de question que tu risques ta vie ici, c’est clair ?
- Et toi, tu peux ? "
Le ton de sa fille avait changé. Sa voix tremblait désormais d’une rage difficilement contenue. Même si elle était d’ordinaire plus mesurée que son père, elle avait aussi hérité de son caractère parfois difficile, et avait appris avec le temps à lui tenir tête.
" Tu risques ta vie ici depuis des années ! " J’ai un petit travail tranquille dans un grand groupe pharmaceutique ". Un petit travail tranquille ? On m’a parlé des choses que vous enfermez, papa. J’ai vu les armes des gardes. Qu’est-ce qu’on serait devenues si tu étais mort, moi, Julie et maman ?
- La question n’est pas là ! Tu pars, maintenant !
- Non, papa. On me donne une occasion de faire quelque chose de bien de ma vie. De faire quelque chose d’utile. Et tu ne me l’enlèveras pas. Sur ce, je dois assister à une conférence importante, au revoir, papa. "
Christian Souvier resta un moment interdit, peinant à croire que tout ceci était vrai. Que ça n’était pas qu’un cauchemar, mais bien la réalisation d’une de ses plus grandes peurs. La scène avait été tellement brève et surréaliste qu’il doutait même qu’elle se soit réellement passée.
Dès qu’il eut repris ses esprits, il s’empara du combiné du téléphone qui trônait sur son bureau, fouilla rageusement dans le répertoire, et appela le contact « Michel – RH ». Personne ne répondit. Il raccrocha et rappela aussitôt. Cette fois, une voix masculine passablement agacée répondit :
" Michel Fabre, département des ressources humaines, en quoi puis-je vous aider ?
- Michel, c’est moi, Christian.
- Christian ? Tout va bien ? Tu as l’air… En colère.
- En colère ? Je suis sur le point de tout casser dans mon bureau, Michel. Et peut-être dans le tien aussi, si tu veux savoir.
- Mon bureau ? Pourquoi, j’ai fait quelque chose de mal ?
- Ma fille, Michel. Ma fille vient de sortir de mon bureau. Elle a été engagée, Michel. "
Un interminable silence s’ensuivit, finalement interrompu par l’employé des ressources humaines :
" Merde. Désolé, Christian. Je te jure que je ne savais pas. Sinon, tu penses bien que je t’aurais prévenu tout de suite…
- C’est hors de question, Michel. Moi vivant, ma fille ne travaillera jamais pour la Fondation. Tu dois annuler tout ça, maintenant. Lui faire administrer des amnésiques, et la faire renvoyer à la maison.
- Ça ne marche pas comme ça, Christian… Les seuls à pouvoir mettre fin à sa période d’essai sont elle, et son responsable RH, s’il l’estime non-compétente pour le poste. Et tu m’as toujours dit qu’elle avait d’excellentes notes…
- Je me fiche de ça. Si je peux pas compter sur toi, Michel, je vais lui parler. Lui dire ce que c’est vraiment, la Fondation. Les classe-D, les ruptures de confinement, les morts. Ta vie de famille qui part en fumée.
- Je te l’ai déjà dit et redit, on ne peut pas pousser quelqu’un à arrêter la formation tant qu’on n’a pas de raison valable pour ça. Tu risques des sanctions, des sanctions graves, je te rappelle que tu as des antécédents.
- Je me fous de ça, explosa l’agent. T’es en train de me dire que je devrais juste laisser ma fille foutre sa vie en l’air, sans sourciller ? Tu te fous de ma gueule ? Ils peuvent me coller au balayage, si ça les chante, mais je laisserai pas ma fille foutre sa vie en l’air ! "
Un nouveau silence s’ensuivit, perturbé par la respiration haletante du chef de la sécurité. On l’avait probablement entendu crier dans tout le bâtiment, mais il s’en fichait complètement. C’est à nouveau Michel qui reprit la parole.
" J’ai son dossier sous les yeux. Elle a été engagée pour travailler dans les équipes médicales. Elle ne sera pas en contact direct avec des skips… On va sûrement l’affecter à une infirmerie, ou à un hôpital de la Fondation…
- Super, putain. SUPER ! Donc, si ma fille crève pas pendant une rupture de confinement, elle verra passer sur sa table d’opération des estropiés, amochés à en coller des cauchemars à Satan lui-même. Putain de merde.
- Calme-toi Christian, bon sang. Je sais que c’est pas facile, mais tu n’arriveras à rien de bon si tu ne te calmes pas tout de suite. Je ne peux rien faire pour le recrutement de ta fille, mais je vais essayer de m’arranger pour qu’elle soit affectée à un site tranquille. Je peux pas te promettre Samech, mais avec un peu de chance, on l’enverra sur Kybian, ou dans un coin calme d’Aleph.
- C’est pas de chance dont j’ai besoin, Michel. C’est de garanties, tu entends ? Si elle se retrouve sur Yod, ou dans un quelconque coin où ça risque de chauffer, je fais la peau à tout le département RH, et je commence par toi.
- Je ferai tout mon possible, Christian. Essaye de te calmer, d’accord ? Je te rappelle dès que j’ai du nouveau. "
Et il mit fin à la communication avant que l’agent ait eu le temps de proférer d’autres menaces. Celui-ci raccrocha à son tour violemment le combiné, se retint de balayer le tas de feuille qui trônait toujours sur son bureau, puis tenta de se calmer en se massant les tempes.
Après quelques minutes, il se saisit de sa radio, et demanda d’une voix beaucoup plus calme, bien que loin d’être totalement apaisée :
" Ici Souvier, vous me recevez agent Kersey ? À vous.
- Ici l’agent Kersey, je vous reçois cinq sur cinq, à vous.
- La conférence a débuté ?
- Oui, monsieur. Le docteur Sarroze est en train de leur faire le topo.
- Tout se passe bien ?
- Comme d’habitude, monsieur.
- Je crois que je vais venir faire un tour, terminé. "
Il quitta son bureau, et fit mine d’ignorer les regards interrogateurs que lui adressèrent les quelques agents présents dans la vaste pièce commune réservée à la sécurité. Il faut dire que ses cris avaient eu de quoi les alerter. Quelques secondes plus tard, il était sorti.
À cette heure-ci, les couloirs de Samech étaient presque déserts. Les recrues arrivées du jour suivaient la rituelle conférence d’accueil, les étudiants déjà présents étaient en cours ou profitaient d’un moment de détente, et les employés vaquaient à leurs occupations habituelles. Des quelques personnes qu’il croisa dans les couloirs, la plupart l’évitèrent soigneusement ; " Bulldog " n’était déjà pas exactement le genre de personne qui invitait à rester sur son chemin en temps normal, et son humeur massacrante n’arrangeait rien. Il atteignit finalement la salle de conférence, dont les portes à double-battants étaient déjà fermées. Depuis l’intérieur, on entendait la voix étouffée du docteur Sarroze faire son petit exposé habituel.
Il entra.
Lorsqu’il le vit, l’orateur se tut ; il y avait belle lurette que le chef de la sécurité n’avait plus assisté à une conférence d’accueil, celles-ci ayant une fâcheuse tendance à terriblement se ressembler entre elles, et on pouvait légitimement craindre qu’il fût venu pour annoncer un quelconque incident. Mais Christian adressa au docteur un signe de tête rassurant, et celui-ci reprit son discours.
Comme toujours, Sarroze était vêtu d’un impeccable costume et s’exprimait d’une voix mesurée, sa présentation étant néanmoins ponctuée de traits d’humour visant à détendre un peu l’atmosphère. Il en était à expliquer l’importance de leur future mission au sein de la Fondation, rappelant furieusement à Christian les grands discours sur la " mission sacrée " qu’il avait reçus dans l’armée, à un parterre d’étudiants allant du jeune fraîchement diplômé au vieux professeur respecté de ses pairs depuis des années déjà.
Il repéra Emilie, assise au milieu à droite, sans difficulté, celle-ci suivit en effet du regard son parcours vers le fond de la salle, où trois agents de sécurité assistaient à la conférence, conformément aux procédures habituelles. L’agent Kersey, une femme d’une trentaine d’années en uniforme de complet, immédiatement reconnaissable à ses cheveux teints pour leur donner des reflets rouges, était parmi eux. Sérieuse et méticuleuse à l’extrême, elle était ce qui se rapprochait le plus d’un bras droit pour le chef de la sécurité.
" Rien à signaler ", déclara-t-elle de son habituelle voix presque mécanique tant elle était froide et monocorde.
Souvier répondit d’un simple grognement, jeta un regard vers sa fille qui avait visiblement recommencé à suivre la conférence, puis se concentra sur les paroles du docteur, tout comme il s’était concentré pour saisir chaque information lors de toutes les réunions de pré-rentrée scolaire de ses filles auxquelles il avait pu assister. Il ne voulait pas rater la moindre miette de la moindre information qui pourrait être utile, d’une façon ou d’une autre, à son enfant.
Au bout d’un certain temps, l’ennui commença à pointer, le brouhaha de discussions d’abord éparses, puis de plus en plus nombreuses, se fit entendre. Il fallait dire qu’on en était à la partie de la présentation sur les assurances, testaments et autres formalités administratives, qui n’intéressaient plus grand monde à ce stade.
" Ils écouteraient un peu plus attentivement s’ils savaient ce qui les attends, lança Alfarsi, un d’un deux autres agents qui avaient assisté à la conférence, suffisamment fort pour que quelques recrues des rangs du fond l’entendent.
- Ils réalisent pas encore, ils pensent que c’est une sorte de jeu, lui répondit Cavan, le quatrième agent de sécurité, surnommé « l’Irlandais » ou « le putain d’Irlandais » par la plupart de ses collègues. Quand ils auront passé quelques temps sur Yod ou sur Aleph, ils se bousculeront pour le faire, leur testament.
- La ferme ", coupa Kersey avant que Souvier n’ait pu réagir.
Les deux autres obéirent, mais le mal était fait. Les quelques personnes qui avaient entendu se jetaient maintenant des regards inquiets. Décourager ou effrayer les recrues sans raison valable pouvait coûter cher, comme l’avait rappelé Michel à Christian peu auparavant ; la Fondation ne voulait pas voir sa main-d’œuvre se faire la malle avant même qu’elle ait commencé à travailler.
Le cri strident de l’alarme retentit soudain.
Les regards, inquiets, voire carrément paniqués, se levèrent. En une seconde, presque tous ceux qui, il y a encore quelques minutes, écoutaient distraitement le laïus du docteur Sarroze en espérant qu’il se finirait au plus vite, se rendirent soudainement compte de l’endroit où ils étaient désormais, et des risques que cela impliquait. Dans un endroit comme la Fondation SCP, une alarme de ce genre pouvait signifier l’apocalypse.
" Tout le monde dans le couloir, suivez les flèches vers le bunker le plus proche, dans le calme, c’est clair ? " cria Kersey d’une voix étonnamment forte par rapport à son ton habituel.
Ils ne se firent pas prier. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, les étudiants convergeaient vers les portes, dans un calme tout relatif néanmoins. Souvier fut parmi les derniers à sortir, en compagnie du docteur Sarroze qui profitait des effets salvateurs de quelques gorgées d’eau, et de l’agent Kersey, à qui il glissa :
" Prévenez-moi s’il y a un problème, n’importe lequel.
- Affirmatif, monsieur. "
Il repartit vers son bureau. Il avait besoin de réfléchir.
Peu après 19 heures, Michel n’avait toujours pas rappelé. Souvier avait néanmoins eu tout le temps de penser à ce qu’il devrait faire et dire. Et il espérait avoir pris la bonne décision.
Il savait mieux que quiconque, vu les petits problèmes de discipline que ça avait parfois déclenché, que les étudiants déjà présents sur Samech depuis un moment organisaient souvent un pot d’accueil les jours d’arrivée, dans la salle de repos qui leur était réservée. S’il devait trouver sa fille quelque part ce jour-là, à cette heure-ci, ça serait là-bas.
Il entendit déjà les discussions et la musique depuis le couloir ; c’était bon signe. Lorsqu’il ouvrit la porte, il n’y eut pas de réaction immédiate, mais dès qu’on le remarqua, le silence se fit à proximité, puis commença à se répandre dans toute la pièce comme un traînée de poudre, ne laissant pour fond sonore que la dernière musique électro à la mode, diffusée par une chaîne hi-fi posée sur une table.
" J’aimerais voir le docteur Souvier ", annonça-t-il à l’assistance.
Émilie se leva, crispée, du canapé où elle était assise, un verre à la main, jeta un regard froid à son père, et sortit de la pièce en sa compagnie. Les discussions reprirent peu après leur départ, plus animées encore qu’avant son intervention.
" Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? demanda-t-elle quand ils se furent éloignés.
- Monsieur ?
- Je suis une étudiante et vous êtes le chef de la sécurité.
- Tu ne vas pas commencer à jouer à ce jeu-là…
- On nous a dit de traiter nos supérieurs hiérarchiques avec respect.
- Ce soir, je ne veux pas te parler en tant que supérieur hiérarchique, mais en tant que père. "
Il luttait déjà pour garder patience.
" Si tu veux me convaincre d’abandonner, je te le dis tout de suite, ça ne servira à rien.
- Laisse-moi juste te parler un peu, s’il te plaît. "
Émilie Souvier ne se souvenait pas de la dernière où son père l’avait gratifiée d’un " s’il te plaît ", et c’est peut-être ce qui la convainquit de le suivre. Elle n’en fut pas moins étonnée quand ils quittèrent le bâtiment et se retrouvèrent dans le parc qui entourait les locaux. Le soleil était en train de se coucher, l’air était encore d’une douceur agréable, son père plongé dans un mutisme complet. Ils marchèrent en direction du terrain d’entraînement, qu’ils longèrent et dépassèrent, jusqu’à se retrouver devant un bosquet un peu à l’écart du reste. Un petit chemin de terre battue plongeait à l’intérieur, et son père l’emprunta. Elle le suivit.
Ils se retrouvèrent face à une plaque de marbre gravée, fixée sur un présentoir en béton. Les lettres d’or indiquaient " À nos étudiants et employés tombés dans l’ombre pour ceux dans la lumière ".
" C’est… Un monument aux morts ?
- Il y a une liste complète des noms sur Aleph, mais beaucoup d’employés ont lourdement insisté pour qu’on installe au moins une plaque sur Samech. La direction ne voulait pas, elle estimait que ça ferait peur aux nouvelles recrues. Ou que ça les ferait un peu trop réfléchir, va savoir. Ils ont fini par céder, mais ils l’ont mise ici, où personne ne peut tomber dessus par hasard, et surtout pas les étudiants.
- Je vois où tu veux en venir, papa, mais… Je suis parfaitement consciente des risques, et je suis prête à les accepter.
- Je te connais assez pour savoir que c’est vrai, Émilie. Je ne vais pas essayer de te convaincre de partir. Tous les gens qui travaillent pour la Fondation ont une famille, des amis qui s’inquiètent, ou qui s'inquiéteraient s’ils savaient. Mais notre travail doit être fait. Ce n’est pas facile de m’y résigner, mais tu es bien assez grande pour prendre tes propres décisions.
- Merci de comprendre, papa…
- Mais, si je t’ai amenée ici, c’est pour te faire prendre conscience de quelque chose. De quelque chose d’important. Tous les gens que tu côtoies et côtoieras au sein de la Fondation, des plus banals aux plus étranges, des plus vieux aux plus jeunes, ont un point commun ; ils se savent en sursis. Ils savent leur vie hypothéquée par la Fondation : elle ne leur appartient plus, et elle peut leur être reprise à n’importe quel moment. Tu ne verras sûrement plus grand monde de ta vie d’avant, plus aussi souvent. Si tu tombes amoureuse, si tu te fais des amis, maintenant, ça sera sans doute des gens de la Fondation, et, à chaque alarme, tu te demanderas s’ils sont vivants. Si tu n’es pas la seule qui reste.
- Papa…
- Mais, parmi tous ces gens, tu trouveras sans doute des personnes de confiance, des gens à qui te confier, à suivre, à apprécier. Des gens qui seront là dans les pires comme dans les meilleurs moments. Je te le souhaite de tout cœur. Et je veux que tu n’oublies jamais que, tant que je serai là, je serai là pour toi. D’accord ?
- Oui, papa… "
Des larmes coulaient sur ses joues, et lui-même sentait un picotement dans ses yeux, pour la première fois depuis très longtemps. Il ne voulait pas qu’elle le voit comme ça.
" File à la fête, ils doivent sûrement se demander ce qui te retiens. "
Elle hocha la tête et commença à partir.
" Attends une minute, lança-t-il après un instant de réflexion.
- Oui ? répondit-elle d’une voix altérée par ses efforts pour garder bonne figure.
- Je sais que… Que ça va paraître étonnant après notre… Notre discussion de ce matin, mais… Je suis très, très fier de toi, Émilie. La Fondation SCP est probablement l’organisation la plus exigeante dans le choix de ses employés, et tu es là… Tu ne peux même pas imaginer à quel point je suis fier…
- Merci, papa… Je suis très fière de toi aussi… Et très heureuse de travailler avec toi, maintenant. "
Elle reprit sa route et disparut à l’extérieur du bosquet.
Il s’en voulut aussitôt terriblement. Il avait l’impression de n’avoir pas dit la moitié de ce qu’il aurait voulu, et ses mots lui paraissaient stupides, et même terriblement niais maintenant qu’ils les avaient prononcés. Peut-être n’y aurait-il personne pour elle, peut-être qu’il avait fait la plus grosse erreur de sa vie en ne se battant pas jusqu’au bout pour la faire partir. Peut-être était-il le père pire qu’on puisse imaginer. Un père qui jetait sa progéniture en pâture aux pires atrocités auxquelles l’Humanité devait faire face.
Il fixa la plaque, qui lui évoquait tellement plus que des " étudiants et employés de Samech ", qui lui évoquait des noms, des visages, des anecdotes, des histoires, espérant de tout cœur qu’elle ne lui évoquerait jamais sa fille autrement que dans un souvenir de cette soirée.