Un plafond blanc. Mais surtout, des néons droit dans ma gueule.
Je m'allonge sur le coté, faisant une fois de plus grincer ma couchette. Alors que mes yeux tentent de se remettre de cette agression aveuglante, je peux à peine distinguer les murs de la pièce exiguë qui m'enferme. C'est la troisième fois que je me réveille, mais la première où je réussis à rester conscient. J'en ai enfin la force. Mais ma tête est toujours aussi lourde, mes pensées floues malgré leur afflux paniqué, et ma vision trouble. Je me hisse péniblement sur mes poignets engourdis et tremblants pour tenter de m'asseoir sur le matelas fin. Pas d'armature, pas de pieds, ce n'est qu'un rebord de béton blanc qui le soutient. Mais c'est l'odeur qui m'envahit autant que la peur. Une odeur froide, impersonnelle, et pourtant tellement familière, l'odeur aseptisée qui va de paire avec le carrelage froid sous mes pieds, et le silence assourdissant du lieu. Un hôpital. Et j'ai été drogué. Je secoue la tête, je nie. Mais je sais déjà. Mon regard va descendre sur mon ventre, et j'y trouverais de longues cicatrices, témoins pâles de mon vol. Je sens les larmes couler doucement sur mes yeux rougis. Pourquoi… Un témoignage des pays pauvres, une légende des taudis lointains.
Mais pas moi. Juste moi, une personne sur des milliards, j'ai été saisi, et il m'ont pris ce que j'avais toujours eu. Mon corps pourrirait lentement des restes de l'opération, et le monde ne se souviendrait de moi que dans l'infime proportion qui lira dans le journal un bas titre, qui résumera ma vie, et une perte que personne ne pourrait imaginer. "Nouvelle victime du trafic d'organe". Et comme moi, il se dirait que ça n'arrive qu'aux autres. Désormais, je pleure pour de bon. Le flot ininterrompu de mes larmes me force à fermer les yeux. Peut-être que si je les garde fermés, tout s’arrêtera. Je redeviendrais un adolescent. Je cesserais de voir le temps comme une fatalité, j'oublierais que je ne vais pas tarder à mourir, que ce soit d'une opération faite dans le moindre souci de ma vie, ou de vieillesse à essayer de me rappeler le visage en pleurs de cette femme qui se dit être ma femme. Je ne veux pas… Je vous en supplie, arrêtez le temps. Mais les respirations se succèdent, mes battements de cœur s’égrènent comme l'insupportable narration d'une histoire dont je connais la fin. Mes mains tremblent alors que je les baisse pour attraper mon tee shirt. Je n'y échapperais pas. Je veux mourir aussi fort que je veux revivre. Loin. Très loin.
Mais mes mains ne s’arrêtent à aucune ceinture, à aucun pli que je pourrait soulever. Je rouvre les yeux, et distingue à travers le prisme des gouttes les embuant une combinaison uniforme orange. On dirait une uniforme de prison. Ca n'a aucun putain de sens. Le seul détail que je parviens à y voir est un symbole noir frappé sur la poche de poitrine. Un cercle, trois flèches qui en pointent le centre, le tout dans un plus grand cercle déformé. Et un nom. Un nom, enfin. D-6-5-4-2. Vous voilà, fils de pute. Je n'ai jamais entendu d'organisation, de société, de secte avec ce titre de merde. Mais croyez moi, vous partirez avec moi. Vous me paier….
- Bonjour, êtes-vous D-6542?
- NON C'EST VOUS! RENDEZ MOI MES PUTAINS DE REINS!
Ni ma réponse spontanée, ni mon air convaincu ne semblent être d'un quelconque sens pour celle qui m'avait tiré de mes pensées. Ils étaient deux. Je ne parvenais pas à y reconnaître ce que je m'attendais à voir. Des mexicains tatoués, peut-être. Mais pas une jeune femme brune en blouse. Je ne l'avais même pas entendu entrer. Et je n'ai aucune foutue idée du temps qu'elle avait passé ici.
J'entends des petits reniflements trancher avec le silence gênant que laisse la surprise de mon interlocutrice, qui me fixe de ses yeux grands ouverts derrière ses lunettes fines. Ils proviennent de…Oh mon dieu.. Impossible que j'ai pu ne pas le remarquer plus tôt. Une armoire à glace se tient en retrait, un énorme fusil dans les mains. Sa barbe fournie tremble alors qu'il contient…un fou rire?
La jeune femme soupire, et sourit en notant quelque chose sur son bloc. Elle me paraît d'autant plus petite, flanquée de l'immense garde. Sa voix est douce, elle a un timbre amusé, presque relaxant.
- Bieeeeeen on me l'avait jamais faite celle là, c'est sûr. Nan, désolé, moi je suis le docteur Caroline. Et c'est vous, D-6542. Donc : Bonjour. Et vous êtes toujours en possession de vos reins, je peux vous le garantir si ce dossier est toujours à jour.
- Je ne…
- C'est un fait. Et vous allez dès à présent me témoigner votre coopération complète et absolue, sinon je serais dans l'obligation de vous droguer pour vous passer directement sur le prochain cycle, où vous abattre si vous résistez. Vous comprenez?
- Pas du tout.
- Nan, mais quand je parle, vous comprenez?
Son regard était empreint de cette bienveillance presque enfantine, insupportable dans le contexte.
- Bien sûr, je suis pas complètem…
- Parfait! Ça nous suffira. Vous pouvez disposer, Neremsa. Merci de votre assistance.
Le dénommé Neremsa hoche la tête, ses épaules toujours tremblante, et sort de profil dans la porte étroite, autant pour y passer ses imposantes épaules que son arsenal. Il me jette un dernier regard, un sourire figé sous son œil brillant. Son œil. Comment n'ai pas pu remarquer que son œil…
- On continue! Répondez aux questions par oui ou par non. Avez vous un quelconque souvenir d'avant votre réveil?
Alors que j'entends un rire éclatant s'éloigner dans les couloirs, je me pose la question. Comment suis je arrivé ici? Même… avant d'avoir été drogué? J'ai une famille? Je ne m'était même pas aperçu que je n'ai plus aucune idée de…
- OUI. OU. NON ?
Un sursaut qui me fait tourner doucement la tête.
- Pardon?
- Répondez par oui ou par non. J'ai un doctorat, pas un BTS Quizz de Magazine de Plage. Alors je veux pas y passer la journée.
- Non.
Alors que je l'admets, une question bien plus terrifiante me vient en tête. Ce sera la prochaine. Je le sens. Un grand froid m'envahit.
- Vous souvenez vous de votre nom?
Je sens les larmes monter encore à mes yeux. Est ce que j'existe?
-….Non.
- Étienne Grandjean.
Je relève violemment la tête et croise son regard. Son sourire n'est pas faux. Elle dégage cette aura de gentillesse, de détente que peu peuvent espérer égaler.
- Ça ne me dit absolument rien…
- C'est que vous n'écoutez pas assez d'accordéon. C'est un brillant accordéoniste. Ça vous plaît ?
Question rhétorique, elle était en train de me noter. Ça peut paraître stupide, je ne sais pas où je suis, je ne sais pas qui je suis, mais je ne sais qu'une chose. La seule personne avec qui je suis ne me veut pas de mal. Et je ne peux pas vraiment refuser ce qu'on m'offre, à ce point.
Je l'étudie, alors qu'elle barre plusieurs noms de symptômes. Bien que la voir rayer des mots comme "hémorragie cérébrale" soit assez relaxant, je préfère noter le petit badge "682 Forever" qui rehausse la sobriété de sa blouse, qui comporte le même sigle que mon uniforme.
- Bien, veuillez donc me suivre. Nous allons procéder à une expérience que je dirigerai personnellement. Nous allons passer par les couloirs, ne dérangez personne. Pas de bruit, pas de questions. Même si c'est pour parler de pluie et de beau temps. SURTOUT si c'est pour parler de pluie et de beau temps. C'est inutile, et j'en connais un que ça rend… spécial. Spécial et dansant.
Nous marchons, mais au bout de trois couloirs, je ne tiens plus :
- Où sommes nous ?
- Précisément, au Site Aleph, mais en général, à la Fondation.
- C'est-à-d…
- Ça vous suffira, j'ai dit pas de question. Faites moi confiance.
Je ne sais pas pourquoi, ni comment, mais une chose est sûre: je lui faisais confiance. Nous sommes déjà arrivé, de toute façon. Je me tiens devant un sas, sur lequel un panonceau indique en lettres capitales : "SCP-2598, Classe : Sûr". L'avertissement couplé au sourire de la chercheuse me laisse comprendre que je ne risque rien.
- Bon, c'est simple, vous rentrez là dedans, et vous tendez ça à l'anomalie! Ça va, vous aurez pas besoin d'un mémo?
Dans sa main tendue, de la monnaie. Aux alentours de 20 dollars, à vue d’œil. J'ai beau regarder fixement l'argent, elle ne semble pas disposée à m'expliquer, et me les glisse prestement dans la poche de poitrine.
- Il y a un interphone dans la cellule, je vous retrouve là bas. Allez dans le sas, et laissez pas vos bras dépasser !
Le docteur Caroline repart de son pas dansant vers la porte immédiatement à ma droite. Je respire profondément alors que je pénètre la pièce exiguë, le panneau coulissant derrière moi tandis que s'active celui de devant. Une question me revient pourtant : qu'est ce que je peux bien foutre à donner de l'argent à… à rien? L'habitacle face à moi est vide. Un simple plafonnier l'éclaire d'une lumière vive, à ma droite, un petit interphone grésille, promesse d'une explication hautement attendue.
- Il est trop chou hein ?
- Pardon ? …Je dirais que c'est un lustre standard…
- Très fin, Etienne. L'anomalie, pas la lampe. Tenez, il commence à essayer de communiquer !
Je sursaute alors que vient se cogner à répétition un papillon contre mon front. J'ai beau le chasser d'un revers de main, il revient inlassablement, irrégulièrement, percuter mon front.
- Ça ? Communiquer ? Lui donner de l'argent ? C'est.. c'est une blague pour les nouveaux ça ?
- Nan, nan, c'est du morse. Il essaye de vous vendre un casque à papillon, qui coûte précisément ce que vous avez dans la poche. Tendez lui !
Je me sens si ridicule, la main ouverte, les billets lovés dans la paume dirigée vers un papillon. Je ne me demanderais jamais assez ce que je peux bien foutre ici. Mais surtout ce que pouvait également bien foutre le mec qui a mis un casque à ce papillon.
- Je crois qu'il s'en fout. Il continue de communiquer, je crois.
-Qu'est ce qu'il dit ?
- Je crains que de ne parler ni le papillon casqué, ni le morse. Pourquoi moi ?
- Vous particulièrement vous voulez dire ?
Mon regard fixe et implorant vers la caméra semble la convaincre de mon besoin de réponse.
- Vous étiez un des seuls classes D sans antécédents de violence dispo, et l'administration juge trop futile mon expérience pour faire se déplacer le spécialiste du code morse…
- Attendez, pourquoi me faites faire ça en fait ?
- Ce papillon vend des casques pour papillons. Et on l'a enfermé pour ça. Et on continue de venir le voir, et il continue d'essayer de les vendre, et personne ne veut lui acheter. C'est horrible pour lui. Alors je me disais que si on lui en achetait un, ça lui ferait du bien, point de vue moral et tout…
- …Vous êtes vraiment sérieuse du coup? Vous vous souciez du bien être d'un papillon parce que c'est un papillon représentant en commerce? C'est…
- Une perte de temps. Un gâchis de ressources. Une stupide gaminerie indigne de votre poste au sein de Ceux qui Meurent dans l'Ombre, docteur Caroline.
La voix métallisée et sèche me fait sursauter. Elle sort de l'interphone, mais je ressens un frisson glacial courir le long de mon dos, comme si elle en venait. Une voix masquée, qui me met mal à l'aise tant sa froideur est insupportable.
- Pas du tout Kommissaer ! Nous ne sommes pas une prison! Nous pouvons les aider!
Je sens envolée dans la voix de la scientifique qu'il n'y a plus ni chaleur, ni bienveillance. Seulement de la peur. De la peur, et de la tristesse.
- Ce genre de questionnement moral ne vous est nullement autorisé. Étudier ces monstres est votre seule et unique tâche. Et une fois de plus vous mobilisez un Delta inutilement et privez pour votre curiosité personnelle la Fondation de votre coopération aux travaux en cours. Vous avez eu suffisamment d'avertissements. Vous ne remplissez aucun de vos objectifs de recherche, et vous n'en avez clairement pas l'intention.
- Si mon travail est de torturer et d'enfermer ces gens et animaux simplement parce qu'on ne peut les comprendre, je préfère d'autant quitter mes fonctions ! J'en ai plus qu'assez de vos protocoles inhumains ! Marre de vos saloperies d'isolement qui rendent folles chacune des ces créatures !
Je sens un vertige me soulever le cœur alors que je perçois à sa voix qu'elle fond déjà en larmes. Docteur Caroline… Partons. Maintenant. Je ne sais pas vraiment où nous sommes, mais certainement pas à notre place. Nous irons loin, n'importe où loin de cette voix et de ces….
Je tombe à genoux. Je n'arrive plus à respirer. Il… Le coup de feu a résonné dans l'interphone, mais autant dans les murs que dans mes os. Il n'y a plus aucun bruit de sanglots. Je voudrais que le silence dure éternellement. Je ne parviens plus à bouger, à réfléchir. Je revois le regard souriant de la jeune femme qui vient de mourir sans raison. Je ne sais pas qui je suis, et désormais, je ne connais personne en ce monde.
- Mise en péril du secret de la Fondation par un retour non autorisé à la vie civile, obstruction au travail de la Fondation, infractions multiples au règlement, abus de la bienveillance de la Fondation. Docteur Caroline, vous êtes licenciée.
Je m'effondre. Je ne vois pas l'ouverture du sas. Je ne vois pas à qui appartient la voix. Je ne vois pas les gardes me soulever et m'emmener dans cet infirmerie glauque. Je me souviens à peine de ce type aux pupilles presque fondues, d'un blanc laiteux. Il me dit qu'il s'appelle docteur Topy, et que je vais entamer mon 3ème et dernier cycle, et oublier celui ci. Je comprends rien. Je comprends rien et je m'en fous. Il me plante une seringue dans le bras, et ordonne aux deux gardes de me ramener. Mes jambes traînent derrière moi alors qu'ils me traînent dans les couloirs que nous traversions, tous les deux. Lorsqu'elle était encore. Mes muscles ne répondent que pour chasser mes larmes d'un coup de tête amorphe.
Ils me jettent sur une couchette. Je voudrais revoir une dernière fois le docteur Caroline. Partir avec elle.
Mais qui est le docteur Caroline?
Je ne sais plus.
Il n'y a qu'un… qu'un…
Un plafond blanc. Mais surtout, des néons droit dans ma gueule.
Je m'endors.
En hommage au Dr Caroline. Tu nous manqueras, à l'équipe et à 682.