Condamnation Cachée

Jakeob Aldon fixait l'horloge murale avec un regard alternant entre la concentration maximale et l'ennui total. Elle se tenait derrière la caisse enregistreuse de Spicy Crust Pizza et essayait de faire avancer l'aiguille des heures par sa seule volonté. Peut-être que si elle s'y mettait pour de bon, elle pourrait devenir une plieuse de réalité. Peut-être qu'elle l'était déjà et qu'elle avait juste une capacité très particulière- celle de faire en sorte que son créneau se bouge le cul et finisse plus tôt.

Cependant, il s'avéra qu'elle n'était pas une plieuse de réalité. Elle était même, à vrai dire, une humaine tout ce qu'il y avait de plus normal. Mais cela pourrait changer bientôt. Aldon avait passé la semaine précédente à réfléchir à ce que les cools prévoyaient de faire, et ce qu'elle obtiendrait si elle les aidait. Un nouveau corps. Sans doute un golem fabriqué à partir d'argile à morphose, dans lequel son âme serait transférée et liée au cours de la cuisson de la céramique. Une fois terminé, il serait identique à un corps humain normal. Si tout se passait absolument parfaitement.

Et s'il y avait bien une chose qu'Aldon savait, c'est que rien n'était vraiment parfait. Ce doute tenace qu'elle finirait par faire une erreur, l'idée que sa propre incapacité détruirait sa vie, l'avait poursuivie depuis qu'elle avait appelé Felix.

Lorsqu'elle réalisa consciemment qu'elle était passée d'essayer de casser la normalité à espérer très désespérément qu'elle réussirait à y adhérer, seulement vingt secondes s'étaient écoulées. Elle avait l'impression qu'une heure était passée. Ou au moins cinq bonnes minutes.

"Va plus viiiiite," grogna-t-elle à l'horloge.

"Tu parles toute seule ?" demanda Margret Williams, tapant Aldon dans le dos ce faisant.

Après avoir déconnecté son cerveau un instant, Aldon se redressa d'un coup. "Hein- non, je suis juste là debout à faire mon travail, comme une personne normale."

"O…OK." Margret décala son poids loin d'Aldon un instant. "Euh, d'ailleurs, on te cherche en arrière-boutique."

La panique parcourut Aldon lorsqu'elle réalisa vraiment combien de temps elle avait passé à rêvasser au boulot. Lorsque Margret lui dit ensuite que c'était pour un entretien d'évaluation de son travail, les épaules d'Aldon tombèrent si bas qu'elles auraient pu disloquer ses bras au passage.

"OK. En haut. Inspection-évaluation-machintruc. Merci, Margret."

Margret toucha l'épaule d'Aldon lorsqu'elle passa près d'elle. "Ça va, Aldon ?"

"Euh. Non. Pas vraiment. Pas mal de stress. Hum. Tu sais- des trucs de filles."

Margret commença à glousser avant qu'elle ne se reprenne. Elle s'éclaircit rapidement la gorge dans une tentative de faire comme si c'était ce qu'elle faisait depuis le début. Elle ouvrit la bouche comme si elle allait dire quelque chose, peut-être s'excuser, puis continua à prétendre tousser.

Aldon lui fit juste un hochement de tête d'un air embarrassé et fila droit au bureau du gérant. Elle frappa sur la porte légèrement entrouverte et jeta un coup d'œil à l'intérieur. Un homme qu'elle ne reconnaissait pas y était assis ; il ne semblait pas particulièrement à l'aise de porter un costume. Il gratta la barbe rêche de trois jours sur son menton d'un air absent jusqu'à ce qu'il remarque Aldon.

"Oh, salut !" Il se leva et s'avança en un seul mouvement fluide. Il lui serra tranquillement la main, un sourire aux lèvres. "Jakeob Aldon ? Enchanté. Je m'appelle Daniel Navarro, et je vais te poser quelques questions. Je t'en prie, assieds-toi."

Il referma la porte et la verrouilla. Aldon trouva que c'était un peu bizarre, mais mit ça sur le compte de l'une des tendances névrosées qu'elle avait développées au cours des années. Navarro se dirigea vers le bureau tandis qu'Aldon s'asseyait, mais au lieu de s'asseoir à son tour, il ouvrit un classeur et le feuilleta un moment. Il en sortit ensuite un papier et le fit glisser vers Aldon.

Fais comme si de rien n'était. Ne réagis pas à ce que je vais faire.

"Alors, tu aimes bien bosser ici ? Tu apprécies ton patron ? Et tes collègues ?"

"Heu. Ils sont bien. Tout va bien. Pas de quoi me plaindre. Je, euh, je leur parle pas beaucoup en général, j'imagine."

Tandis qu'ils parlaient, Navarro retira six petits bouts de papier du classeur et se pencha par terre, collant l'un d'eux au sol. Il se releva et fit le tour de la pièce en en plaçant un sur chaque mur.

Il grimpa sur la chaise du gérant. "Je vois. Une raison particulière pour ça ?"

Aldon le regarda coller le dernier papier au plafond. "Je suis juste… timide, je crois.

"Pas de problème." dit Navarro tandis qu'il sautait de la chaise. Il s'assit ensuite dessus, déboutonna son costume et desserra sa cravate. "Tu en as parfaitement le droit. Au fait, maintenant, tu peux réagir."

Aldon tourna sa langue dans sa bouche, hochant la tête en réfléchissant. Elle posa ce qui lui semblait être une bonne question. "T'es qui, bordel ?"

Le sourire était toujours présent. "Je te l'ai dit. Je m'appelle Daniel Navarro. Je suis là pour te poser quelques questions. Et te faire une offre."

Aldon soupira. "OK, d'accord, mais tu bosses pour qui, genre ?"

"Tu ne sais pas ?" Navarro posa la main sur son menton. Aldon secoua la tête. "Ha ! Et ils disent que les mémétiques sont nuls à chier. Spicy Crust Pizza. SCP. La Fondation."

Les canaux bloqués dans l'esprit d'Aldon furent soudainement inondés. Elle se leva si vite qu'elle renversa son siège. "Atten- putain- quoi ? Ces… Les putains de mémétiques sont nuls à chier."

"Enfin, nuls à chier dans le sens où ils sont pénibles, pas inefficaces." Navarro haussa les épaules. Il souriait toujours, ce qui commençait à fatiguer Aldon. "Détends-toi, Aldon. Je viens en paix. La Fondation veut te faire une offre."

Aldon était assise contre le mur d'en face, la tête entre les mains. "Je bosse. Pour la Fondation."

"Alors, pas exactement. Tu vois, c'est juste une société-écran. Personne n'est au courant à part le gérant."

Aldon n'écoutait pas vraiment. "Je me suis bien comportée. Attention ! Ne fais rien de trop gros, rien de dangereux. Fais comme si tu étais normale. Et je bossais chez vous tout ce temps. Vous devez avoir des caméras et d'autres merdes partout là-dedans, hein ?"

"Oui, en effet." Navarro se leva et s'approcha d'Aldon. Il s'accroupit et lui fit un sourire bien plus mince qu'auparavant. "Mais, écoute. Nous ne t'avons rien fait. Nous étions au courant dès que tu as candidaté, et plutôt que de t'enfermer, nous t'avons donné un boulot."

"C'est plutôt logique, finalement. Garder les gens qui vous intéressent là où vous pouvez les surveiller. Oh merde. Putain. Donc, vous- attendez, et Finn, alors ?"

"Il va bien. Pour le moment. Pour la suite, ça peut dépendre de ta coopération."

L'expression embêtée sur son visage n'arrêta pas la frustration d'Aldon. "Allez bien vous faire foutre."

Navarro lui tendit les mains en signe d'excuses. "Désolé. Je fais juste mon boulot. Puis-je te dire ce que nous voudrions que tu fasses ?"

Aldon croisa les bras. Elle espérait avoir l'air indifférente plutôt que désespérée. "Pour ce que ça peut me faire."

Navarro inspira puis devint un tout petit peu plus sérieux. "Nous voulons que tu acceptes cette offre de la secte d'Et Maintenant, On Est Cool ? qui t'a contactée. Aldon, tu n'es pas un problème. Eux, si."

"Vous voulez que je leur tende un piège."

"Exactement. La plupart des anartistes arrivent à passer entre les mailles du filet. Même la majorité des cools ne se font pas trop remarquer. Eux, si. Ils ont été impliqués dans cet énorme… merdier sur la côte est qu'on n'a pas pu arrêter à temps, et maintenant, ils sont sur la côte ouest."

Aldon tendit la main sans rien attraper. "Tu sais, j'avais enfin une vraie chance. Une petite chance, mais elle était à portée de main. Et maintenant, c'est foutu pas'que Big Brother était en mode "Nique-toi, Aldon." Putain, ça ne m'arrivera sans doute plus jamais maintenant que vous me surveillez."

Navarro baissa les yeux. "Je suis sincèrement désolé. J'ai un ami trans, il… n'en est pas heureux. Je ne vais pas dire que je sais ce que c'est, mais je peux compatir. Je pourrais- et on parle d'une possibilité infime- peut-être t'aider à ce sujet. Je vais soumettre une demande. Mais je doute qu'elle sera acceptée."

Ça ne représentait presque rien, et elle n'était même pas sûre de s'il était sérieux, mais même un geste dénué de sens voulait dire beaucoup pour elle. Elle haussa à nouveau les épaules.

Navarro lui tapota le bras de manière réconfortante. "Écoute, il y a neuf ans, j'étais à ta place."

Aldon réussit à le fixer d'un air mauvais. "Et maintenant tu bosses pour eux."

Navarro sourit à nouveau. "J'ai tiré le meilleur parti d'une mauvaise situation. Je me dis parfois que j'ai aidé la scène artistique à ma façon."

"Mais… pourquoi ne pas les capturer lorsqu'ils entrent dans votre putain de pizzeria ? Je veux dire, c'est pas difficile pour vous, si ? Pourquoi je dois faire l'agent double et toutes ces conneries ?"

"Mes supérieurs pensent qu'ils pourraient ne représenter que le sommet de l'iceberg. Il y a eu pas mal d'activité anartistique antagoniste dans le secteur dernièrement. Ils pensent que Paulson et Cori sont impliqués. Et ils sont étonnamment difficiles à trouver. Comme s'ils avaient quelque chose qui faisait disparaître toutes leurs traces."

"Bon. OK. Pourquoi pas." Aldon se releva, refusant l'aide de Navarro pour se remettre sur pied. Elle continua à le fixer tandis qu'il resserrait sa cravate et reboutonnait son costume. "Autre chose ?"

"Hé bien, tu es actuellement dans une pièce insonorisée. Tu vas devoir retourner travailler quelques heures après ceci. Je te laisse évacuer, si ça te va ?"

"Oh. Oui. Merci."

Aldon prit une grande inspiration puis commença à hurler.

"PUUUUUUUUUUUUUUUUTAIN!"

Navarro mit ses mains sur ses oreilles. "Bon sang ! Je voulais dire, laisse-moi partir en premier. Purée."

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