Des relations érodées

De Lin Zexu à Hong Tsu Zhou
Que la paix soit avec vous et que votre famille soit bénie et honorée à jamais par la lumière de Sa Majesté l'Empereur.

Malgré vos paroles décourageantes, je ne peux que ressentir du soulagement. Mes efforts pour débarrasser le Guangdong de l'opium portent leurs fruits mieux que je n'aurais pu l'anticiper. Nous avons parfois eu recourt à des mesures extrêmes, mais aucune de nos actions n'a été déshonorable puisque les commerçants britanniques ont jugé qu'il était sage de céder à nos demandes de mettre fin au commerce de l'opium. En guise de mesure finale, nous avons réclamé que 20 000 coffres soient remis à mes hommes. Certes, les Britanniques hésiteront probablement sous la pression de leurs marchands. Néanmoins, ils ont déjà accepté de confisquer les surplus restants, promettant d'offrir une compensation aux marchands.

Une telle promesse sera certainement brisée, mais je suis rassuré par l'arrivée d'une dame américaine dont le cœur est rempli d'un profond respect et d'un amour ardent pour le Céleste Empire, et qui promet aux marchands de les dédommager de sa propre poche. Bien qu'elle soit une femme et une estropiée, son exaltation envers Tao Kuang Ti témoigne d'une sagesse dépassant de loin celle des hommes de son peuple barbare, et ses propres ressources personnelles ne devraient pas être négligées.

Je vous remets une copie de cette lettre qu'elle m'a envoyée récemment—pardonnez toutes étrangetés qui s'y trouvent : la pauvre femme a perdu ses mains et ses pieds à cause de la maladie, mais elle fait des progrès spectaculaires en utilisant ses prothèses pour écrire. Malheureusement, son écriture est très difficile à saisir, et dans certains cas, elle est illisible sans l'aide d'un œil aguerri. Cependant, je sais que votre vue est aussi aiguisée que la mienne, et que votre compréhension de l'anglais dépasse largement mes compétences. Par chance, l'anglais est considérablement plus simple à écrire sur papier que le chinois, alors elle peut toujours se débrouiller.

Lin Zexu
Que votre maison soit bénie à servir le Céleste Empire à jamais par la volonté des Cieux.

Je suis sincèrement reconnaissante pour tout ce que vous m'avez écrit, et j'ai hâte de vous rencontrer, ainsi que M. Hong, dès que les affaires concernant le produit seront finalisées. D'après ce que j'ai pu voir à Guangzhou, la beauté de votre pays, même en proie au vice pernicieux de la dépendance à l'opium, dépasse de loin la beauté immaculée du mien. Votre Empereur incarne véritablement les bénédictions divines qu'a reçu le Céleste Empire.

Bien que votre mémorial à la reine Victoria soit aussi remarquable qu'éloquent, c'est avec regret que je dois vous aviser de ne pas le laisser tomber entre les mains des Britanniques. Vous devez savoir à quel point il est difficile pour une personne ordinaire d'obtenir une audience avec l'Empereur lui-même—et malgré que Sa Majesté la reine Victoria soit sans conteste une femme bienveillante et raisonnable, quoique très éloignée de l’autorité et la majesté de Tao Kuang, je suis convaincue que votre missive sera vue par une cinquantaine d'hommes bien avant qu'elle n'atteigne Sa Majesté. Le cœur des hommes, lui, n'est pas toujours aussi bienveillant et raisonnable.

Pour l'instant, gardez votre mémorial. Je m'assurerai d'annoncer ma présence à Guangzhou très bientôt, et je veillerais à ce que l'ordre soit maintenu entre les barbares et la population locale. Je ne souhaite pas m'accaparer de votre travail, mais mon amour pour la Chine est bien trop grand pour que je laisse la moindre opportunité à l'Angleterre de trouver un moyen d'attraper le dragon par la gorge, même pour un seul instant. Je sais que vous n'avoueriez jamais cela publiquement, mais vous et les autres comme vous n'êtes pas du tout stupides ; les Anglais sont tout à fait capables de détruire toute la Chine au moyen de leur puissance de feu supérieure. Je ne souhaite pas faire la morale à quelqu'un d'aussi exalté que vous, mais simplement d'agir comme une source de connaissances, grâce à laquelle une personne sage peut continuer son ascension vers une sagesse encore plus grande.

Je sais ce qu'il y a au fond du cœur des hommes blancs, et bien que le Céleste Empire soit resté un phare inébranlable de l'humanité pendant des millénaires, la Terre ne se préoccupe pas de qui a le droit de s'emparer de ses richesses. Alors que la Chine a été bénie avec de l'argent, de l'or, du thé et du coton, les Anglais ont été maudits avec des terres grises entourées par un océan froid dans lesquelles la seule chose qui vaille la peine d'être extraite du sol est de la roche noire fumante.

Je suis parfaitement consciente que l'empire du Grand Qing possède également de la poudre à canon. Envisagez seulement ceci : l'idée même d'embarquer un nombre ridiculement élevé de fusils sur de fragiles navires en bois peut sembler stupide, mais le fait qu'un peuple aussi barbare que les Anglais ait réussi à faire voyager plusieurs de ces navires fragiles partout à travers le monde et jusqu'en Chine, sans en perdre un seul en raison de leur incompétence, ne les font pas mal paraître du tout. Souvenez-vous qu'il y a une leçon à tirer de tout, même des idiots.

Finalement, je serais très intéressée de connaître tout ce que vous et vos amis savez sur la cosmologie, et si vous êtes familier avec les concepts de thermodynamique et d'entropie. Je ne vous en voudrai en aucun cas si vous ne connaissez pas, et je ne désespérerai pas non plus ; je souhaite simplement savoir. De plus, je ne veux pas que vous pensiez que je suis incroyablement ennuyeuse ; je vous envoie une copie de l'une de mes œuvres historiques préférées. Avez-vous déjà entendu parler de Xénophon ? Je pense que nous pourrions avoir des discussions particulièrement agréables sur son livre, l'Anabase.

Avec amour et grâce,
Andrea Reyne

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