Je ne comprends pas, mais ça viendra.

Tim Wilson et son fils, Felix, firent une pause dans leur randonnée. Deux rochers sortaient du sol de la forêt, comme des monolithes dans une mer de feuilles rouges et orange. Le patriarche Wilson s'approcha de l'un d'eux et s'y assit de bon cœur, retirant son quatre-bosses et essuyant la sueur de son front tout en invitant son fils à le rejoindre.

"Viens, mon pote !" Tim fit signe avec un petit sourire en pointant le rocher à côté de lui. "Je t'ai gardé celui à l'ombre !"

Felix soupira et acquiesça, les yeux rivés sur le sol. Tim fronça légèrement les sourcils, regardant son fils avancer doucement sur le chemin. Il agissait étrangement depuis un long moment maintenant, ce que Tim avait mis sur le dos de la puberté qui faisait son travail. Le garçon était probablement juste stressé à propos de son diplôme, ou même son passage à l'université, mais c'était peu plausible étant donné que cela durait depuis plus longtemps.

Pratiquer la randonnée était quelque chose qu'ils faisaient régulièrement lorsque Tim avait la garde, mais cela s'était presque complètement arrêté depuis qu'il avait emménagé de façon permanente il y a quelques années. Peut-être qu'une bonne aventure ensemble pourrait l'aider avec ce qu'il traversait, peu importe ce que cela puisse être, mais cela ne semblait pas fonctionner. Le jeune homme était muet comme une tombe malgré les efforts de Tim pour glisser des blagues ou pour faire des commentaires sur la faune. L'aîné Wilson gratta sa barbe, démêlant un petit nœud en son sein en regardant Felix s'asseoir.

Les deux demeurèrent dans un silence inconfortable durant ce qui sembla être une heure, seulement troublé par la douce brise automnale qui faisait bruisser les arbres au-dessus d'eux. Une simple feuille jaune virevolta pour venir se poser devant Tim.

Tim ajusta ses lunettes, regardant Felix. Il semblait abattu ; les épaules voûtées, les yeux gonflés et tristes, ses pieds tapant nerveusement contre le sol. Bien que Tim ne soit pas un expert avec les gens, un professionnel n'était pas nécessaire pour comprendre qu'il était troublé. Il se racla la gorge avant de prendre la parole.

"Hé, mon pote. À quoi tu penses ?"

Felix ne répondit pas ; les yeux fixés sur le feuillage sous ses pieds.

"Felix ?"

Il se retourna, redressant son dos et regardant Tim avec les yeux gonflés et les poings serrés.

"Qu'est-ce qui va pas, mon pote ?"

Silence.

"Je m'inquiète pour toi, Fel-"

Un grondement angoissé jaillit de sa poitrine, et son visage fut vite caché entre ses paumes alors que son cri faisait encore écho dans les bois. Tim hésita, la douleur déchirant son cœur à la vue de son fils qui souffrait. Il déglutit nerveusement, réfléchissant à comment approcher la situation du mieux possible.

"Hé, je sais peut-être pas beaucoup de choses, mais je serai toujours là pour toi."

Tim se pencha vers Felix, qui se tourna de l'autre côté à son approche. Il soupira, posant ses mains sur ses genoux. Les Wilson demeurèrent dans un silence relatif ; le seul son autour d'eux était les sanglots de Felix. Après un certain temps, la voix de Felix l'interpella faiblement.

"P-papa…"

"Oui, mon pote ?"

Le silence s'installa de nouveau. Tim anticipa les prochains mots de Felix en retenant son souffle, son propre pied tapant contre le sol à un rythme fiévreux.

"Papa, j'aime les garçons, et je-"

Felix cracha ces mots plus rapidement qu'un battement de cils. Le jeune arrêta de bouger, pris dans une combinaison de peur, de stress, et de choc face aux mots qui s'étaient échappés d'entre ses lèvres. Tim était également stupéfait, mais fut capable de s'en remettre plus rapidement. Il reprit enfin sa respiration, un petit sourire se dessinant sur son visage rondelet. Il gloussa, répondant immédiatement.

"Eh. C'est bon pour moi, mon pote. Ça n'a pas d'importance, je t'aime comme tu es."

Felix se contorsionna un peu, se tournant doucement pour faire face à son père. Leurs regards se croisèrent, les tendres sphères brunes de Tim rencontrant le regard vert et incertain de Felix. Quelque chose clochait encore.

"Felix ?"

Ses yeux s'écarquillèrent, à nouveau remplis de larmes.

"S'il te plait arrête, papa… Je ne m'aime pas comme ça…"

"Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu peux pas changer qui tu es. Je sais que d'autres n'accepteront pas, mais tu es mon fils et-"

"Papa ! Arrête !" Felix se leva, le sac sur son dos glissant sur le côté. Les larmes ayant rempli ses yeux juste avant venaient couler le long de ses joues rougies comme de tristes rivières salées.

"Arrêter quoi ? J'essaye de te comprendre, Felix, mais tu me laisses pas faire ! Comment est-ce que je peux savoir quoi arrêter si tu me parles pas ?" Tim se leva, sa voix exaspérée atteignant son paroxysme. Il voulait désespérément savoir ce qui troublait son fils, et ce qui pouvait être fait contre cela.

"Ce que je suis ne me convient pas ! Je déteste le corps dans lequel je suis née, ça… Ça ne va juste pas ! Je me réveille tous les jours dans un corps qui ne me ressemble pas et je regarde dans le miroir et je ressens juste du dégoût parce que ce n'est pas… Ce n'est pas moi… Je veux être jolie. Je désire tellement fort être jolie."

"Peut-être que tu n'en as pas l'impression, mais tu es un très beau jeune ho-"

Felix cria de frustration, lançant son sac à dos quelques mètres plus loin.

"Je veux être une fille !"


Le reste de leur pause se passa dans le silence. Felix était à fleur de peau et Tim à court de mots. Les deux étaient silencieusement tombés d'accord pour continuer leur randonnée. Ne partageant aucun enthousiasme, les deux traînaient des pieds en suivant le sentier de terre. Des heures de silence affligeant suivirent, Tim réfléchissant seul tout le long du chemin.

La sexualité et le genre n'étaient pas des sujets sur lesquels Tim s'arrêtait souvent pour réfléchir, comme les choses dans le royaume animal sont presque toujours binaires. Ce genre d'irrégularités s'expliquent souvent par la nécessité, comme les grenouilles qui deviennent femelles lorsque leur population est submergée de mâles. Ou lorsque la meneuse d'un groupe de poissons clowns meurt, le mâle alpha à sa suite devient femelle pour prendre sa place. Ou encore les anguilles, les raies, les gobies… Maintenant qu'il y pensait, de nombreux animaux changent de genre. Si eux le faisaient, pourquoi pas les humains ?

Il s'arrêta pour regarder Felix s'approcher doucement de lui.

"Hé, mon pote."

Aucune réponse.

"Écoute… Je ne comprends peut-être pas. Mais ça veut pas dire que… Tu sais. Je suis prêt à apprendre. Et je serai là pour toi quoi qu'il arrive, gamin." Tim offrit son fameux sourire amical, tapotant les épaules de Felix.

Pendant un instant, il eut l'impression qu'il était sur le point de le réprimander et de lui crier dessus. Au lieu de cela, Felix serra fermement son père, enfouissant son visage dans son épaule. Les mains de Tim la serraient tout aussi fort, enlaçant son enfant avec tout l'amour qu'il pouvait témoigner. Les émotions s'intensifièrent et les larmes coulèrent des deux côtés jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus en verser. Ils finirent par se séparer. Tim attrapa un mouchoir dans l'une des poches de sa veste, nettoyant ses lunettes embuées.

"Donc… Je suppose que Felix ne fera plus l'affaire pour toi, hein ?" demanda Tim, replaçant doucement ses lunettes sur l'arête de son nez.

"J'aime bien Fae. C'est le diminutif de Faeowynn. Ça veut dire "esprit de la forêt"."

Tim reconnut le nom comme celui d'un esprit de la forêt d'un conte de fée qu'il lui avait lu plusieurs années auparavant. Honnêtement, il était déjà surpris qu'elle s'en souvienne. "C'est un prénom sacrément joli, mon petit papillon."

"Merci, papa…"

Aucun d'eux ne savait ce que le futur réservait, mais cela n'avait pas encore d'importance. Pour le moment, Tim Wilson et sa fille, Fae, se tenaient côte à côte, surplombant la magnifique étendue sauvage de l'Oregon. Ils étaient heureux.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License