Il se trouve que les canards plongeurs, sous certaines conditions de températures de l'eau, sont capables d'ouvrir une Voie lorsque la constellation de la machine pneumatique se trouve entre la mer et le ciel. Pour procéder, ils plongent comme ils le font pour aller chercher de la nourriture, et passent à travers la Voie. C'est leur physionomie qui permet ce principe, aucun être humain n'a pu reproduire un plongeon capable de traverser la Voie.
L'étape suivante a donc été, après étude de la question, d'équiper plusieurs canards de caméras embarquées à la période favorable d'ouverture de la Voie. Ces caméras étaient modifiées afin de nous permettre de recevoir leur signal malgré le voyage interdimensionnel, car nous savions pertinemment qu'il y avait peu de chance pour que les canards reviennent.
Extrait de SCP-641-FR, Addendum 3 (Notes du Multi-U sur la dimension d'origine de SCP-641-FR-1)
Vody enfin se réveille. Il sort de son état de veille nocturne à l'aurore, alors que les points du ciel ont à peine disparu. Il a faim, déjà. Il n'a connu que ça, la faim. Il se secoue parce qu'il le faut bien, de la tête au cou, et cligne des yeux. Les autres ne vont pas tarder, enfin ils sont un peu partout et lui, seul, à l'avantage. Il se prépare, et se lève en courant vers le lac, avant de s'écraser à la surface comme un tronc qui tombe. Il continue à courir en déplaçant ses genoux le long de son corps, bat des palmes, tâte un peu l'eau, nage vers son objectif. C'est le même lac, sans surprise. C'est à peine s'il le vérifie, ce n'est pas comme s'il y avait véritablement des prédateurs dans le coin. Ce n'est pas comme s'il y avait quoi que ce soit, d'ailleurs.
Vody se dépêche vers la partie la plus profonde du lac. Avec un peu de chance, il reste des larves, quelque part où il n’est pas allé chercher. Les enfants ne peuvent pas plonger aussi profondément, et personne d'autre ne l'a encore rejoint, même s'ils savent qu’il est au milieu du lac. Il bat rapidement des pieds et bascule en laissant l'eau l'engloutir, le derrière en l'air. Il ramène bien ses ailes en pénétrant dans l'eau, qui glisse sur leur imperméabilité. Ses pattes le propulsent dans la diagonale tandis que son visage fend le lac sous-marin.
Il lui semble soudain voir un mouvement blanchâtre et sinueux. Plusieurs, même. Inhabituel pour des larves comme couleur et comme taille, alors qu'il n'est pas tout près du fond. Peu importe, la faim le rend capable d'attaquer un boa luisant qui pourrait très bien être à l'origine de ces éclats. Son instinct lui commande avant tout de manger, et c'est ce qu'il compte faire. Les palmes battent, le cou tendu et les yeux grand ouverts alors que l'eau semble lui laisser le passage. Pas tant que ça, en fait. Il se sent ralentir, gêné. Il résiste à l'envie de secouer son cou, car il le faut. Mais petit à petit, il voit, il sent qu'il ne pourra pas aller jusqu'au fond du lac. Il bifurque et se rabat alors sur un coin moins profond, farfouille le limon algueux en soulevant de petites volutes granuleuses, manque de s'en mettre dans l'œil tellement il ne trouve pas, cherche, ne veut pas louper par inadvertance la moindre pitance. Après avoir grignoté des algues il remonte, absolument pas rassasié.
La première chose qu'il fait en émergeant, c'est secouer son cou de rage, deux fois, trois fois. Cette saleté de machin. Il ne sait pas ce que c'est, ce n'est pas mangeable, détachable, normal. Cette chose ne vient pas de la nature, comme les êtres qui lui ont mis cet objet autour du cou. Des sortes de gigantesques lémuriens patauds sans poils, comme un serpent sans écaille, de la chair sans rien par-dessus. Voilà, comme une larve toute sèche et pleine de ride. Avec sur eux des feuilles étranges, comme des faux duvets de plumes. Vody s’était fait capturer, et avec lui cinq autres, et ils les avaient relâché dans l'étang avec ces engins autour du cou. Il avait aperçu ceux des autres, comme il apercevait mal le sien en retournant son cou : des petits cailloux noirs et lisses avec une goutte d'eau au centre, sauf que la goutte d'eau était solide, tenait toute seule. Un étrange caillou, attaché par une algue noire qu'ils ne pouvaient manger ou retirer, et de toute manière difficilement atteindre. Un truc pas normal.
Il s'y était habitué. Les choses étranges arrivent, pourquoi remettre toute la vie en question ? Il avait retrouvé le lac, et tout au plus l'objet le stressait un peu parfois, parce qu'il le gênait. Il avait bien besoin de ça. Les autres s'étaient réveillés, rejoignaient le lac en petits groupes. Il allait être temps de replonger, mais Vody était fatigué. Les groupes se coordonnèrent entre eux, et Vody leur souhaitait bonne chance, vraiment. Plutôt, il désespérait de savoir que leur grand groupe était en perdition, parce qu'un canard n'a aucune notion de chance. Ils plongèrent à l'unisson, et Vody se sentit obligé de refaire une tentative. Il bascula en s'effilant, battant des palmes. Curieusement, les mouvements blancs revinrent, plus nombreux. Trop nombreux. Ils lui obscurcirent la vue, ou plutôt l'aveuglèrent, il ne sut pas bien sur l'instant, et il se sentit enveloppé dans une grande chaleur puis une eau plus froide, plus étrangère. Une eau qui se déplaçait autour de son corps sans qu'il puisse en sentir le courant.
Lorsque les canards émergèrent, il leur apparu clairement après quelques dizaines de secondes qu'ils n'étaient pas au complet.
Vody émergea des eaux lumineuses qui l'aveuglaient, après un temps qui lui parut bien long par rapport à l'emplacement de la surface lorsqu'il l'avait quitté. Le ciel lui sembla bien sombre, et les eaux ne s'éteignaient pas de leur lumière antinaturelle. Si ce second point le rassura sur l'état de sa vue, cet ensemble de choses étranges l'inquiéta. Il n'était plus sur le lac, c'était clair. L'eau n'avait pas la même température, pas la même texture. Il lui semblait…
Oui, l'eau était comme agitée un jour de tempête, mais immobile. Vody pouvait naviguer à sa surface, mais l'eau ne faisait pas tant de remous, s’écartait silencieusement sur son passage. C'était un choc de ne pas sentir l'eau couler le long de ses plumes. Était-il en train de mourir ? Était-il mort ? Il s'était parfois demandé où allaient ses amis quand ils mourraient, parce que leur corps était toujours là sur la berge et qu'il se souvenait d'eux avant, alors quoi, c'était comme ça la mort ? Ne plus sentir l'eau qui nous entoure, avec une obscurité croissante dans le ciel, comme si la nuit avait commencé à tomber en volutes de poussière sans tous les points de lumières pour la retenir comme d’habitude ? L'eau immobile irradiait de ses rayons perçants l'ombre sans aller bien loin, et c’était la seule chose qui bougeait ici, comme les regards alertes de dizaines de proies scrutant la nuit au moindre signe d'un prédateur bondissant qui, lui, les aurait déjà vu.
Vody plongea, instinctivement, comme pour retourner au lac et vers cette lumière. Après tout, la surface semblait s'être renversée, aussi pour retourner dans son lac il fallait probablement plonger. L'eau froide le laissa passer comme on tombe à travers un spectre infiniment dense. Les forces de l'eau n'existaient pas, il ne sentait pas l'embrassade puissante du lac qui l'écrasait doucement au fur et à mesure de sa progression vers les regards de lumière. Cette absence de résistance de la part de cet élément qui n'était pas lui-même le perturba. Il se sentait comme aspiré là où il aurait dû se sentir repoussé, et une minute passa alors qu'il s'aveuglait en tombant, nauséeux. Il sentit qu'il ne tiendrait pas, qu'il ne pourrait pas atteindre le fond, et pivota de toutes ses forces. Le spectre ne le retint pas, et il fonça de toutes ses pattes vers l'obscurité. L'absence de poussée ne l'aida pas à remonter, et il paniqua encore plus.
Enfin le bec perça sans un bruit l'air mort, et le corps suivit. Vody cancana puissamment dans le vide, encore sous le choc. Il s'égosilla un moment, tenta de nager et découvrant encore un peu l'étrange lac immense dans son agitation. Il ne flottait pas exactement, un faux mouvement et il s'enfonçait. Pour autant, l'air sembla lui dire que le sol était vers le bas et le ramenait toujours dans l'eau. Il fallait qu'il trouve de la terre. Il ne vit rien à l'horizon, et il restait cette grande vague qui lui cachait la vue d'un côté. Il commença ardument son ascension de la colline-lac.
Il avait l'impression de devoir remonter à la surface en permanence, et cette eau qui ne bougeait pas normalement était définitivement difficile à appréhender pour son esprit. Il se sentait malade rien que de la sentir, comme si on était venu caresser ses yeux. C'était désagréable comme ça, et il n'arrivait pas à concevoir cette sensation qui le rendait fou, tandis que l'ignorer était presque impossible. Il battit des jambes tout de même dans cette poussée qui ne poussait pas, priant pour trouver une terre, n'importe quoi.
— De l'eau. De l'eau. Encore de l'eau.
Vody faillit s'arrêter en entendant les caquètements. Il savait à qui appartenait cette voix, tout du moins il avait entendu parler de lui bien qu’il ne se souvenait pas de son nom.
— De l'eau. De l'eau. De l'eau.
Il s'était toujours tenu loin de ce canard-ci, parce que tout le monde disait qu'il n'était pas normal, qu'il était malade, que c'était un miracle s'il avait survécu jusqu'ici. Mais pour l'instant, il était le seul espoir de Vody, le signe familier, et donc le seul ami par défaut. Il grimpa dans le liquide de plus en plus vite.
— Encore de l'eau. De l'eau.
Il arriva en haut et aperçu, en contrebas, le fameux congénère. Il put grâce à un renfoncement abrupte à la surface quitter l'eau et s'envoler doucement dans l'atmosphère trop légère afin d'offrir un répit à son corps meurtri par ce lac dément, avant d'atterrir proche du canard.
— De l'eau. De l'eau. Un canard. Quand on rencontre un canard important, il faut le saluer correctement.
— Qui es-tu ?
— Gana ! Qui es-tu ?
— Vody. Est-ce que nous sommes morts en plongeant ?
— J'ai toujours su que je méritais de mourir.
Vody confirma ses instincts : Gana ne serait d'aucune aide. Tout du moins peut-être lui prouvait-il qu'ils étaient vivants, car Gana portait toujours l'étrange machin des lémuriens patauds géants. Vody se rendit ainsi compte que lui aussi ne s’en était pas débarrassé. Pourquoi un machin même pas vivant serait resté avec lui s'il était mort ?
— Tu as vu du sol, Gana ?
— Oui, pas loin d’ici ! Suis-moi.
Y avait-il une meilleure solution ? Ils étaient deux, et c'était mieux que d'être seul, mais à quel prix ? Vody commença à suivre Gana à contrecœur, priant pour que la réputation du canard fêlé soit à la hauteur de ses chances de survies défiants la logique. Il fut en un sens soulagé de voir Gana peiner dans cette étrange matière, de voir un congénère en peine comme lui. Ils naviguèrent ainsi un moment, contournant les montagnes d'eau lumineuse. Comme si ce lac impossible n'était pas suffisant, les lumières dansantes commençaient à lui taper sur le système. Au détour d'une vague, ils se trouvèrent face à quelque chose de nouveau.
— Voilà le sol, Vody.
Vody, inquiet, se demanda un moment ce qu'il regardait. On aurait dit des plantes flottant à la surface de l'eau, comme les herbes et les feuilles entremêlées à la surface. Ils s'approchèrent mais pas trop près non plus. Immobile à la surface de l'eau, la gigantesque structure ne ressemblait pas tant à de l'herbe, était plutôt de la couleur du sol et de certaines pierres du fond du lac. Il fallait reconnaître que ça ressemblait à une espèce de sol, mais pour autant Vody n'était pas serein. C'était de drôles de branches plates, comme les racines d’un arbre ; mais surtout, ça ressemblait à des écailles.
— Tu as marché dessus ? C'est sans danger ?
— Pourquoi faire ?
Visiblement non. Pour Vody, cette chose n'était pas plus le sol que ce lac était de l'eau. Il sentait que les branches n’étaient pas sûres, et Gana nageait bien trop proche d'elles. Il le suivait ainsi à courte distance, incertain de ce qu'il fallait faire désormais. Tout ici n'était pas normal, est-ce que ça voulait dire pour autant qu'il fallait absolument tout rejeter ?
Une petite forme blanche au loin, au milieu des branches flottantes, attira son attention. C'était une drôle de forme qu'il n'avait jamais vraiment vu, quelque chose qui ressemblait à un canard, mais tout blanc et tout maigre, et tout enchevêtré dans les racines de surface. C'était probablement pour ça que le petit canard tout maigre et tout blanc ne bougeait pas. Il était si loin, il avait du mal à bien le distinguer. Gana caqueta fort.
En se retournant vers lui, Vody vit qu'il s'était aventuré sur les branches à quelques mètres. Sa patte avait glissé, et les choses, la chose peut-être, s'était mise à se tortiller autour de lui. Les bouts des racines organiques se levèrent et on pouvait apercevoir comme des petits yeux crantés partout en dessous, là où ils n'avaient pas pu le voir. Non, pas des yeux, des bouches, des centaines de petites bouches avec des milliers de petites dents. Gana se débattait en froissant ses plumes, mais les bras l'enserraient de plus en plus sans vraiment l'étouffer. Il était pris au piège par un prédateur inconnu, venu de nulle-part.
— Aide-moi ! Aide-moi !
Vody ne pouvait rien faire d'autre qu'ignorer les cris de supplication et de partir en nageant, bien vite, en contournant le prédateur paisible qui peut-être se déplaçait très lentement, peut-être par sa taille pouvait le piéger lui, l'encercler et l’enserrer, peut-être rameuter ses congénères pour qu'ils fassent de même.
— Aide-moi ! Aide-moi !
Il aurait voulu s'envoler, tentait de s'extraire de l'eau étrange pour essayer même sur quelques mètres en battant des ailes, s'empêtra dans cette chose impossiblement désagréable et se retrouva dedans jusqu'à la queue, essaya d'en profiter pour plonger, s'éloigner dessous, au-dessus ou à la surface de ce lac infiniment cauchemardesque peuplé de qui sait quoi, s'empêtra de nouveau, se retrouva à pédaler sur cette horrible étendue, slalomant pitoyablement entre les rayons de lumière comme s'ils étaient devenus dangereux, complètement paniqué.
Il se calma lorsque dans sa course il chuta du haut d'une lame de fond. Il n'avait jamais chuté d'aussi haut, et se croyait déjà mort lorsque l'eau qu'il fuyait l'enveloppa avec une caresse froide. Il mît un temps avant de comprendre qu'il n'était pas mort ou de retour à leur lac, que la lumière n'était pas celle du Soleil. Il remonta, longtemps, car la chute dans le liquide à la poussée presque inexistante l'avait entraîné si bas qu'il était aveugle, comme plongé dans ce Soleil qui lui manquait tant. À nouveau et bien malgré lui, il se retrouvait au fin fond, comme entraîné ou plutôt délaissé par les lois de la nature. Le trop grand lac l'avait amorti pour mieux l'engloutir, et il se sentait partir sans voir la surface. Comme pour lui donner tort, il émergea d'un coup, toujours aussi paniqué et stressé.
Vody pleura, quoi faire d'autre. Il cria, appela à l'aide lui aussi. Il n'entendait plus Gana, et ses appels à lui restèrent sans réponse. Un temps passa, un temps long, cruellement long dans cet étrange monde.
Vody, se reprenant avec beaucoup de difficultés, aperçu quelque chose de nouveau, et d'autrement plus terrifiant. Là-bas, au loin en l'air, dans l'obscurité, un arbre mort gigantesque, tellement grand qu'il ressemblait à la montagne au loin du lac. Il ne pouvait voir où il commençait, mais c'était peut-être la ramification éloignée d'un plus grand arbre. Il fit la connexion : s'il y avait un arbre, il y avait probablement de la terre. Et s'il y avait un arbre, il y avait peut-être de la nourriture. Le risque était grand, mais que pouvait-il faire d'autre ?
— Que se passe-t-il ?
Ce n'était pas lui qui avait posé la question, aussi il se retourna vers la provenance de ces mots chaleureux au sein de sa solitude angoissée. Face à lui, trois autres canards, deux femelles et un mâle. Il n'y avait que l'une des femelles qui portait le truc autour de son cou, et qui menait le groupe. Elle réitéra.
— Que se passe-t-il ?
— N'allez pas par là. Il y a une chose qui nous mange.
— À quoi ça ressemble ?
— Des racines qui flottent, avec des bouches. Je l'ai vu manger un des nôtres.
— J'avais raison ! J'avais raison !
Le mâle qui venait de parler continua sa litanie, un peu trop fort au goût de la cheffe de groupe qui lui ferma le bec d'un caquètement sec. Vody se présenta.
— Je suis Vody.
— Moi c'est Foty, lui c'est Nofa, elle c'est Kamo.
— Est-ce que je peux me joindre à vous ?
— Bien sûr, il faut que l'on survive.
— Merci. Vous savez où nous sommes ?
— Non. Nous cherchons à rentrer chez nous.
La deuxième femelle, Kamo, s'avança.
— Moi je pense que nous sommes sous le lac.
— Là où on va quand on n'est plus en vie ?
Elle resta muette à la remarque de Vody. Foty s'empressa de répondre.
— Pas forcément. Allez, avançons. Nous allons aux grandes racines qui volent.
Et ils avancèrent dans un silence absolu. Ils étaient stressés tous les quatre, mais leurs présences mutuelles étaient suffisantes pour faire corps, sans qu'ils aient besoin de communiquer outre mesure. Foty semblait calme et déterminée, tandis que Nofa semblait un peu plus excité. Kamo, elle, paraissait émerveillée par l'étrange paysage, ce que Vody n'arrivait pas à comprendre. Pour, lui, cet endroit sentait le danger tout autour de lui, il y était inconfortable au possible et ne tenait que parce qu'il n'était pas seul. Il essaya de voir ce qu'elle voyait, sentir ce qu'elle sentait, dans l'espoir de se calmer et de supporter cet endroit. Il ne recontra que l'eau raide et pétrifiée dont s'échappait les mouvements rapides de la lumière remuante, sous un ciel de brumeuse obscurité d'où dépassaient les massifs noueux et volants.
— Les racines sont trop loin.
— Tu as peur, Vody ? Tu as peur ?
— Je suis fatigué.
C'était quoi son problème, à Nofa ? La seule saine d'esprit semblait être Foty. Entre Gana le malade, Nofa le surexcité et Kamo l'émerveillée, il lui semblait que les canards ici-bas devenaient fous. Lui-même ne se sentait plus très bien, c'était peut-être aussi pour ça. Il n'entendit pas ce qu'entendirent soudain les autres, et fut d'abord surpris de les voir immobilisés. Puis il entendit, et il releva la tête.
Quelque chose grouillait en haut dans les racines, quelque chose de bien plus grand que tous les animaux qu'il avait vu jusqu'à présent dans sa vie. La forme ne ressemblait à rien qu'il ne connaisse, on aurait dit des algues houleuses accrochées à une sorte de… Plus ça se rapprochait, plus il se disait que ça ressemblait à eux. Un canard… Ou une sorte de gros oiseau, avec un bec effilé, aussi grand qu'un arbre s'il se fiait à la distance qui les séparait. Et cette distance, d'ailleurs, se réduisait de seconde en seconde, et avec ce temps qui passait d'autres membres de cette drôle d'espèce d'oiseau avec des algues sortaient de l'obscurité, en suivant ce qui semblait être leur chef, parce qu'il était devant et qu'il était plus gros.
Nofa cancanait comme un fou, ce qu'il était probablement, répétant qu'il allait tous les défendre, surtout Foty. C'était bien le moment de parader, et si cette dernière restait relativement impassible, Kamo était visiblement très inquiète et poussait des petits gémissements de stress. Les regards de Vody et de Foty se croisèrent, lui fataliste et elle pragmatique : ils ne pourraient jamais s'enfuir à temps.
Les créatures utilisaient leurs drôles d'algues comme des pattes étranges, qui pouvaient s'allonger plus longues qu'elles ne semblaient l'être. Elles ne devaient pas pouvoir très bien voler, puisque c'est avec ces pattes qu'elles se balançaient d'une racine à l'autre. Comme pour confirmer de la pire des manières l'observation de Vody, la plus grosse se balança d'un coup dans les airs pour filer dans leur direction comme une étoile filante noire irisée.
— Fuyez !
C'était inutile, mais que dire d'autre. Kamo et Vody obéirent immédiatement à l'ordre de Foty, tandis que Nofa resta à fanfaronner de toute sa violence, comme s'il pouvait lutter contre les lois de la physique et faire faire demi-tour à cet immense oiseau noir qui tombait en cloche vers lui à travers le ciel de brume opaque.
La chose s'écrasa dans l'eau juste devant lui. La rapidité et l'agitation du prédateur contrasta avec la lenteur surnaturelle avec laquelle les éclaboussures retombaient, si bien que Vody le vît dans sa fuite dévier les éclaboussures en plein vol et déchirer les voiles d'eau qui s'étaient soulevés. La chose se débattait et braillait d'un cri qui lui rappela un peu trop le leur, un cri de canard inaviaire qui lui glaça le sang. Nofa caqueta en battant des ailes et ce fut suffisant pour qu'une des algues l’agrippe comme pour faire cesser son vacarme. Le cri du téméraire se transforma en râle choqué et Vody détourna le regard.
Il y eu des craquements, et une odeur désagréable et angoissante se répandit plus vite qu'il l'aurait souhaité. Il battait des palmes aussi vite que possible, sentant la chose se débattre à nouveau dans la direction de leur fuite, et il entendit un deuxième gros amerrissage.
? M E N G E —
! M E N G E —
! F A I N —
Les deux prédateurs venaient de parler. Bon sang, est-ce qu'il avait vraiment… Comprit ces deux créatures ? Il n'avait pas le temps de s'en soucier, il tentait par tous les moyens de gagner de l'avance, en battant des ailes, en s'arrachant sans le moindre signe de succès de l'eau terrible.
Kamo était au bord des larmes et fuyait bien moins vite que les autres. Elle semblait avoir oublié que l'eau dans laquelle ils naviguaient n'était pas conçue pour eux canards et n'en avait rien à faire. Elle trébuchait perpétuellement. Vody dévia pour tenter de la soutenir, de la pousser, mais un tentacule siffla en le frôlant avec une telle puissance et une telle vitesse qu'il coula sans savoir où aller. En remontant après la panique confuse de s'être retrouvé sous l'eau soudain, il fit face à une pluie dense qui ne retombait pas, comme une feuille gigantesque mais pas suffisamment transparente pour lui permettre de voir de l'autre côté. Il traversa la tête la première la feuille d'eau. Kamo n'était plus là.
— À l'ai–
Il se retourna, face à lui l'immense créature noire comme la nuit et pleines de couleurs froides qui n'apparaissaient que sous la lueur ondulante des vagues paralysées. Ses algues-membres secouées de spasmes et rassemblées autour de ses plumes grandes et hirsutes comme les herbes sèchent semblaient l'indiquée concentrée autour d'une tâche importante. En effet, entre les deux pinces plates et pointues qu'étaient son bec, coincée entre deux yeux globuleux à la pupille impossible et trop douce, La tête sans vie de Kamo, le bec à peine entrouvert. Celle-ci retomba d'un coup de mastication distraite, et son corps ne suivit pas.
.F A I N —
Quelque chose se brisa en Vody. Il plongea pour échapper aux membres monstrueux qui se déployaient à nouveau, évitant la vision de la tête de Kamo qui coulait bec le premier vers les abysses. Il fila vers le fond en diagonale, comme si cela était la seule façon d'échapper aux prédateurs. Il priait pour qu'ils ne puissent pas plonger.
Sous lui passa une immense forme filant en cloche. Le plus petit des prédateurs avait plongé. Affolé, il dévia de sa trajectoire, et fut soulagé de voir que les choses n'avaient aucune maniabilité sous l'eau. Elles devaient plonger à l'aveugle, tous membres dehors, espérant attraper leurs proies. En regardant vers la surface vers laquelle il comptait remonter, Vody fit brutalement marche-arrière autant que son corps et son cœur surmené pouvaient le lui permettre. Il avait aperçu le début d'un long réseau de racines à la surface.
Il émergea et regarda en tous sens. Il avait fait surface derrière une vague suspendue, et au creux de celle-ci se trouvait une de ces choses qui avaient piégées Gana. La créature qui avait plongé s'était retrouvée piégée à la surface, et si elle ne semblait pas en danger elle était tout à fait incapacitée dans un ballet d'éclaboussures nébuleuses, de racines organiques distendues et de plumes luisantes et froissées.
La plus grosse créature se projeta d'un coup depuis le dessus de la vague, s'écrasant platement dans le même piège que son semblable. Elle semblait elle aussi avoir du mal à se déplacer, prise dans la toile flottante. La troisième créature s'arrêta au-dessus de la vague sans se précipiter. Vody profita de la confusion pour s'enfuir à nouveau.
! C O N I C E —
! P I E G —
! C O N I C E A I D —
Vody était seul à nouveau. Il s'éloigna pendant une éternité, persuadé que les choses le rattraperaient. Aucun signe de Foty. Aucun signe des créatures. Il hésitait à se laisser mourir ici, puisque de toute manière il n'avait plus d'idées, plus d'échappatoire. De toute manière, Vody n'était plus tout à fait lui-même. Il ne pleurait plus, il nageait sans objectif. Il n'avait plus faim. Il n'avait plus d'énergie. Il ne se plaignait plus du collier noir, qui n'était plus la principale raison de sa gorge serrée.
[…] En supplément, cette dimension apparaît comme au moins partiellement artificielle, ne comportant qu'un unique écosystème pauvre aux dimensions inconnues et présentant des traces de décrépitude et de dégradation de l'environnement. Un de nos canards a croisé sur sa route une instance solitaire de SCP-641-FR-1 dont le comportement était erratique et inconsistant. [DONNÉES INACCESSIBLES - PROTOCOLE PYCNOPODIA]