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14 juin 2016
Siège social d'Anderson Robotics, Trois Portlands

Les robots sont extrêmement crédules.

Il s'agit d'un problème commun à tous les automates, que Thorne avait pour la première fois observé chez les golems de police de la ville. Les machines manquaient simplement de l'imagination permettant d'être sceptique. Il était possible de programmer des algorithmes heuristiques ou de graver des émets fractaux afin de permettre à la machine de réagir aux événements imprévisibles, mais elle serait toujours une machine — et la caractéristique principale d'une machine est qu'elle suit les ordres.

Il avait été ordonné au DHUSP no 578 d'escorter les deux agents à travers l'installation, c'était donc ce qu'il allait faire. Il n'essaya pas de discuter, il ne pensa pas à poser des questions, et son esprit ne vagabonda pas pour se demander si les golems de gaz existaient vraiment. De telles choses étaient au-delà du champ de sa tâche actuelle.

Renee et Thorne, eux, étaient heureux que l'unité Pèlerin manque de curiosité, puisque cela rendait leur bluff bien plus aisé. Même s'ils faisaient semblant de pointer leur détecteur de gaz dans les recoins et prétendaient vérifier leur dispositif de contrôle de l'oxygène, ce n'était qu'une performance pour la forme — que les critiques de théâtre locaux auraient descendu — suffisante cependant pour tromper leur escorte.

Les analystes de l'U2I suspectaient depuis longtemps que le supposé siège social d'Anderson était en majorité vide et pensaient, comme Merlo, que l'essentiel de ses opérations prenait place à l'extérieur de Trois Portlands. En parcourant les pièces vacantes remplies de paniers de stockage, de classeurs à tiroir et de casiers pour serveurs, il devint clair que c'était bien le cas. Si quelqu'un travaillait véritablement dans ce bâtiment, ce n'était pas au rez-de-chaussée. Thorne pouvait voir quelques dizaines de faibles signatures d'aura rassemblées dans les étages supérieurs ; iel supposa qu'elles appartenaient aux membres de l'équipe de recherche et du personnel administratif.

Après plusieurs minutes insoutenables de cette comédie stérile, ils arrivèrent à la fin d'un couloir étroit qui se terminait par une double-porte noire. Un plaque sur le mur indiquait simplement "Logistique". No 578 poussa les portes sans hésitation, laissant les agents se dépêcher pour rester à sa hauteur.

La pièce de la logistique était caverneuse, d'une hauteur de deux ou trois étages et de la surface d'un terrain de football. Son existence était également impossible. Il n'existait aucune manière qu'elle puisse entrer dans les plans du bâtiment. Elle était un défi à la topologie spatiale normale, et pire, aux règles d'urbanisme municipales. Mais ce qui était bien plus intéressant, c'était les dizaines — peut-être même les centaines — de conteneurs de transport et de caisses de stockage qui remplissaient la pièce, formant de longues rangées qui s'élevaient jusqu'au plafond.

L'étiquette collée en évidence sur le côté de la caisse la plus proche indiquait :

Contenu Micro-servomoteurs Gerfaut — Articulations du poignet
Provenance Southwest Manufacturing Campus (Phoenix, Arizona)
Reçu le 03/06/16
Destination Pacific Workshop 4 (Vancouver, Washington)
Délivré le 17/06/16

C'était sans aucun doute prometteur.

Thorne jeta un coup d'œil à la pièce pour vérifier que personne ne s'y trouvait, puis hocha la tête en direction de Renee. La fille-chat ne dit rien, mais remua une oreille afin de confirmer qu'elle avait reçu son signal. C'était le moment d'y aller.

"Je crois que j'ai quelque chose ici." Elle remua le détecteur de gaz afin de tester l'hypothèse, puis fit quelques pas dans l'une des allées. "Hé la boîte de conserve, t'as des capteurs de monoxyde, n'est-ce pas ? Viens ici et dis-moi si tu trouves quelque chose."

L'unité Pèlerin se tourna pour faire face à Renee. "Votre requête est compatible avec mes ordres actuels. Je vais tenter de vous aider." Il la suivit dans l'allée.

Momentanément oublié·e grâce à la distraction de Renee, Thorne plongea derrière le conteneur de transport le plus proche. Prenant une grande inspiration pour se préparer, iel attrapa la pince de sa cravate texane, murmura quelques mots en celtique, puis disparut.

Pour Thorne, le monde devint noir. C'était le défaut notoire de la plupart des capes d'invisibilité. Si le monde ne pouvait vous voir, alors vous ne pouviez voir le monde. Une véritable cape à sens unique était théoriquement possible, mais était bien au-delà des capacités de Thorne. Son expertise portait sur les enchantements, et un glamour qui redirigeait toute lumière était simple, même s'il fallait un mage intelligent pour trouver ses utilités.

L'Effet de l'Observateur Thaumatologique n'était pas un vain mot. En tant que thaumaturge, Thorne possédait la capacité innée de pouvoir observer les courants sous-jacents d'Énergie d'Élan Vital qui parcouraient le monde, un type de vision qui n'impliquait pas la vue. Normalement, il s'agissait d'une lueur presqu'imperceptible sous la vision normale. Mais avec le glamour supprimant ses sens optiques, iel pouvait aisément observer les contours fantomatiques de la pièce et de son contenu, un mirage monochromatique créé par les interactions avec la radiation d'aspect en arrière-plan.

Le charme d'invisibilité lui avait fait gagner un peu de temps, mais iel avait encore besoin d'un moyen d'empêcher l'unité Pèlerin de remarquer son absence et de sonner l'alarme. Un autre glamour aurait été une solution idéale, mais un holographe réaliste capable de se déplacer et de réagir en temps réel à des stimuli inconnus et invisibles n'était à la portée que d'une poignée de magiciens, et même eux auraient eu besoin de temps pour prévoir et exécuter une œuvre rituelle.

C'était pourquoi, dans le plus pur esprit du gouvernement fédéral étasunien, Thorne avait sous-traité le problème à un prestataire externe. Très externe.

Tout en continuant à serrer la pince de sa cravate, Thorne frotta doucement le morceau d'obsidienne polie en son centre. Iel sentit la présence daemonique contenue à l'intérieur remuer.

Malgré ce qu'iel avait dit au Professeur Holcomb, iel n'avait pas réalisé le rituel dans la Bibliothèque des Vagabonds. Bien que celle-ci fournisse les ressources nécessaires pour contacter un Étranger convenable et élaborer les termes d'un contrat de familier, le rituel en lui-même avait nécessité une grande quantité de préparation et bien plus d'EEV que ce qu'iel aurait pu obtenir sur place. Heureusement, Nemo avait été heureux d'aider pour cette dernière problématique et n'avait pas posé trop de questions sur la raison pour laquelle iel invoquait un daemon. C'était l'une des choses à laquelle il fallait s'attendre en sortant avec un·e magicien·ne.

C'est l'heure ? Les mots étaient étrangers, pressés sur ses pensées comme des runes gravées sur la glace — formés avec force et violence, par des lignes rudes et claires, mais aussi éphémères que le médium sur lesquels ils étaient découpés.

Thorne savait à quoi s'attendre, mais tressaillit tout de même lorsque le daemon se frotta contre son esprit. Il s'agissait d'un Étranger, une intelligence conceptuelle invoquée par-delà le temps et l'espace et liée par le pouvoir et un marché. Son esprit était compréhensible — il aurait sinon été impossible de l'appeler et de conclure un contrat avec lui — mais il était tout de même fondamentalement autre. Un contact mental direct et prolongé aurait été comme faire l'amour à un cactus. Mais ce lien mental était nécessaire pour son plan, et il ne durerait qu'une très courte période.

Oui, c'est l'heure. répondit Thorne par la pensée.

Le daemon commença à bouger plus vigoureusement, sortant de sa maison d'obsidienne comme un filet de fumée. Son aura, teintée de bleu comme celle de tous les Observateurs, prit forme devant ellui, se condensant en une silhouette humaine. Cette forme avait été définie par Thorne pendant le rituel de lien, et bien qu'iel ne put la voir en raison du glamour, iel savait que l'apparence du familier était identique à la sienne.

Très bien, le charme que j'ai donné à Kit est lié à celui-ci par Contagion et Similarité, donc il devrait étendre le champ du lien autour d'elle. Contente-toi de rester près d'elle et de la suivre. Je vous rejoindrai dans l'entrée lorsque j'aurai fini ici.

Compris. Le familier hésita, sa présence étrangère grinçant contre son esprit, puis ajouta, Bonne chance, Robin Thorne. C'est de loin le plan le plus étrange auquel un magicien m'a demandé de participer.

Thorne observa son doppelgänger s'éloigner pour rejoindre Renee et le droïde Pèlerin, une évocation déjà à moitié formée sur ses lèvres au cas où l'androïde détecterait la moindre erreur dans l'apparence du familier. Mais en l'absence d'alarme, iel permit au pouvoir conjuré de continuer et reporta son attention sur la tâche à venir.

En théorie, c'était la partie facile. Thorne utiliserait le même cantrip de base qu'iel avait utilisé pour se déplacer dans la Bibilothèque afin de créer des liens de contagion avec les caisses de transport, puis attendrait simplement qu'elles soient déplacées dans les installations d'Anderson sur Terre. Bien sûr, il ne s'attendait pas à ce qu'il y ait autant de conteneurs de transport, mais ce n'était qu'une légère complication.

Pour un observateur extérieur, l'air près du conteneur aurait semblé brièvement miroiter, alors que les extrémités du glamour entouraient la main tendue de Thorne. Il y eut un bref rayon de radiation d'aspect, invisible pour quiconque si ce n'est un Observateur, puis le mirage disparut lorsque Thorne retira sa main.

Un de fait. Encore bien trop à faire.

Iel répéta ce processus bien plus de fois qu'iel ne put le compter, travaillant pendant quinze minutes consécutives pendant que Renee continuait à mener le DHUSP no 578 sur une fausse piste à travers l'installation. Iel essaya de prendre des caisses qui iraient à des endroits différents, mais dans l'incapacité de lire les étiquettes, cette entreprise se rapprochait fortement d'un choix au hasard. Une fois, il sentit l'esprit du familier frôler le sien, le laissant inondé par ses perceptions étrangères, qui étaient tout aussi magnifiques qu'étranges, et insoutenables à contempler. Mais son objectif n'était pas malicieux, et lorsqu'il réalisa la douleur que cela lui causait, ses impressions devinrent bien plus silencieuses.

Thorne décida d'en finir lorsque Renee et le familier furent proches de revenir à l'entrée. Iel se tourna en direction de la sortie, se demandant si la vue d'une porte s'ouvrant toute seule déclencherait une alarme, lorsqu'un éclair aveuglant de radiation d'aspect jaillit au centre de la pièce.

Thorne se figea et observa l'hémorragie ontique caractéristique se déverser dans le vortex en agrandissement d'une Voie ouverte directement entre ellui et la sortie. Le trou dans l'univers grossit jusqu'à atteindre presque trois mètres de diamètre. Cela ne dura qu'un instant avant qu'il ne se ferme pour révéler l'aura la plus brillante qu'avait vu Thorne en presqu'une décennie. Iel n'avait jamais eu la chance de le voir si près auparavant, mais le pur rayonnement de son aura rendait son identification aisée. Seule une poignée de magiciens présentait une puissance occulte brute aussi importante.

Merde.

Iel s'arrêta de respirer. L'autre Observateur était passé à travers la Voie en regardant dans la direction opposée à Thorne, mais il lui suffisait de se retourner et il serait immédiatement repéré.

"Pèlerins, avec moi." La voix avait l'aspect métallique d'un synthétiseur vocal, mais avec un son bien plus profond et cuivré. Aucune chance de se tromper sur son propriétaire. Il marcha en direction de la porte, suivi par deux rangées de bruits de pas robotiques, totalement ignorant de la personne qui se trouvait quelques mètres derrière lui.

Anderson est ici ! tenta de penser fortement Thorne. Prends Kit avec toi et sortez d'ici !

Iel sentit une pensée lui indiquant que l'information avait été reçue par le familier, puis une impression de directions, accompagnée par l'odeur de l'ozone et le son de la glace qu'on brise. Renee Kit Morin et moi-même sommes passés près d'un escalier non loin de ton emplacement. Cela pourrait fournir un moyen de s'échapper.

Thorne ne s'embarrassa pas d'une réponse cohérente, étant sûr qu'il sentirait sa gratitude. Toute inquiétude à propos d'une alarme abandonnée, iel passa par la porte qu'Anderson n'avait pas prise, se dirigeant plus profondément dans le bâtiment. Un sentiment instinctif de direction qui n'était pas le sien le·a mena jusqu'à la cage d'escalier, et sa propre panique contrôlée conduisit l'ascension. Anderson était en-dessous, bloquant la seule entrée au rez-de-chaussée, mais iel pouvait atteindre la sortie de secours sur le toit du bâtiment. Il fallait simplement arriver sur le toit sans se faire remarquer.

Iel pouvait sentir l'attention du familier sur ellui alors qu'iel montait. Il était préoccupé, oui, mais plutôt d'une manière détachée, davantage curieux de ce qu'iel allait faire plutôt qu'inquiet pour sa sécurité. Il touchait à peine son esprit, attentif à ne causer aucun dommage, mais même ce léger contact était suffisant pour que Thorne ne puisse séparer ses pensées des siennes.

Le mi-chat avec un chapeau ment à la machine, utilisant des mots d'intelligence afin de satisfaire son ignorance. Œuvre amorphe multiphasique. Chromatographie gazeuse æthérique. Juridiction fédérale extraterritoriale. Langage sans sens utilisé sans but.

Thorne passa le cap du troisième étage. Le bâtiment était supposé monter jusqu'à neuf étages. Est-ce que ça incluait le toit ? Iel ne se rappelait plus.

Les mensonges importent peu. Il est trop tard pour partir. Le mage au visage de métal entre dans la pièce. Le visage souriant de son masque de comédie ne peut cacher la colère de son aura.

"Excusez-moi !" Un autre mensonge. Il ne cherche pas à être excusé. "Excusez-moi. Quel, euh, quel est le sens de tout ceci ?"

"Monsieur Anderson." Elle sourit. Davantage de mensonges. "Je suis l'Agente Spéciale Morin et—"

Iel tituba au palier du cinquième étage, trébuchant sur un obstacle inaperçu. Iel ne pouvait se permettre de laisser tomber son glamour d'invisibilité, pas encore. Les escaliers n'étaient visibles que sous la forme de faibles échelons de lumière sur une échelle invisible, uniquement éclairés par la lueur reflétée de leur propre aura.

"Je, hum, sais qui vous êtes." La vérité, pour une fois, bien qu'elle soit encore masquée par un mensonge. Les pauses aléatoires dans son discours ne sont ni aléatoires ni naturelles, il s'agit de manières destinées à susciter la sympathie pour l'effrayant cyborg. "Qu'est-ce que, euh, vous pensez faire ? Où est votre mandat ?"

"Comme je l'ai expliqué à votre secrétaire, nous tentons de localiser un golem de gaz qui s'est échappé dans ce quartier." Le mensonge est flagrant, donc d'autant plus crédible. "Nous avons des raisons de penser qu'il pourrait être dans ce bâtiment. Étant donné le potentiel risque pour la sécurité des personnes, un mandat n'est pas nécessaire. Vous confirmerez bien sûr que retarder la fouille pour en attendre un aurait fait courir un danger inexcusable à vos employés."

Iel compta sept et se demanda pourquoi. Cela n'importait pas. La seule chose qui importait était de continuer à monter. De continuer à compter.

"Oh, euh, bien sûr, Madame Morin." Le titre inexact était une insulte délibérée. "Mais, euh, étant donné que vous ne l'avez pas trouvé, j'espère que cela ne vous dérange pas que, euh, je vous demande quelle est votre preuve ? Je pense qu'aucun d'entre nous n'a envie de perdre son temps à, euh, chasser un fantôme."

"Nous ne savons pas s'il n'est pas encore dans le bâtiment. Nous n'avons pu chercher au-delà du rez-de-chaussée avant que vous n'arriviez."

Iel vit l'ombre d'une porte au-dessus d'ellui.

"Eh bien, euh, faisons cela maintenant." Le techno-sorcier lève ses bras et se tourne théâtralement, regardant à travers le plafond avec sa vision occulte qui a remplacé ses yeux organiques. "Je comprends que votre mage ne sache pas quelles auras sont supposées être ici, mais, hum, je connais tout le monde dans ce bâtiment personnellement. Il ne devrait pas être difficile à trouver—" Il s'arrête. "Eh bien, hum, je crois vous devoir des excuses, euh, agents. On dirait que votre nuage fugitif est sur le toit."

IL TE VOIT.

La pensée était trop forte. Thorne se dégagea violemment de son familier, et iel le sentit se retirer de son esprit. Sa douleur, qui résonna le long de son lien mental, le blessa autant qu'ellui. Il ne ferait pas une telle erreur de nouveau.

La douleur était au moins un rappel utile de sa propre identité. Iel était Robin Thorne, magicien·ne et agent·e de l'U2I. Iel était venu·e au siège social d'Anderson Robotics afin de conduire une fouille illégale pour rendre une faveur à quelqu'un qui n'était pas vraiment son ami. Maintenant, iel était sur le toit du bâtiment, essayant de trouver une manière de redescendre. Vincent Anderson arrivait probablement dans sa direction pour le·a tuer. Et il pleuvait.

Iel ne pouvait plus utiliser la sortie de secours. Anderson ou l'un de ses robots l'intercepterait bien avant qu'iel n'arrive en bas.

Trente mètre plus bas, la cloche d'un tramway partant de la station de la Place sonna.

Thorne regarda ses mains et ne vit rien, car son glamour d'invisibilité était encore actif. Mais iel pouvait sentir, à chaque poignet, les bracelets qu'iels portaient toujours, qui étaient enchantés avec un charme de repoussement afin de dévier les projectiles.

Iel eut une très mauvaise idée.

C'était possible. Sa mère l'avait déjà fait de nombreuses fois. Mais Florence était une spécialiste des évocations, et elle était dans une toute autre catégorie pour ce qui concernait le pouvoir occulte. Thorne était un poids plume en comparaison, et iel avait déjà utilisé une partie de son énergie sur le glamour et le marquage des caisses. Mais l'œuvre était déjà là, conservée dans les charmes, attendant d'être activée. Iel devait juste franchir l'étape suivante.

Robin Thorne fit deux pas en avant et se jeta du haut du bâtiment.

Iel regretta immédiatement sa décision, mais c'était trop tard pour changer d'avis. Iel ferma les yeux, quoique cela n'eut sans doute pas fait de véritable différence, et concentra autant de pouvoir qu'iel put dans ses charmes de repoussement.

C'était de la physique newtonienne de base. Les charmes étaient conçus afin de dévier une projectile en approche en transférant sa vélocité le long d'un vecteur perpendiculaire. Et quand le projectile en approche était quelque chose de petit, comme une balle, c'était ce qu'ils faisaient. Mais le procédé exerçait une force égale et contraire sur Thorne, qui était normalement suffisamment petite pour être insignifiante.

Lorsque le projectile en approche était le sol, en revanche, les conséquences n'étaient pas exactement les mêmes.

Pendant quelques secondes terrifiantes, Thorne chuta vers une chute éclaboussante. Puis ses charmes interceptèrent le sol, et iel fut soudainement poussé·e en avant, s'éloignant du bâtiment et accélérant latéralement sous la force déviée de la gravité. Iel était encore en train de tomber, puisque la force avait été déviée à angle aigu, mais la vélocité verticale n'était plus fatale. Avec un peu de chance.

"Le voilà !" Il court dehors, suivi par elle et lui. "Agent Thorne, vous le voyez ?"

"Je le vois," dit lui.

"Finissons-en, euh, maintenant." Il pointe l'aura de Robin Thorne traversant la Place, des étincelles crépitant le long de son doigt en ivoire.

"Vous êtes fou ?" Le chat attrape son bras, interrompant son sort. "Et si c'était du gaz explosif ?"

"Je m'en charge," dit lui. "Vous deux, restez ici."

Le faux Robin Thorne se tourne et court en direction du véritable Robin Thorne avant qu'iel ne s'éloigne trop pour qu'il ne puisse plus se manifester.

La vélocité horizontale, en revanche, était un problème. C'était là que le tramway entrait en jeu.

La plupart des tramways de la ville se déplaçait à une vitesse à peine supérieure à celle d'une bicyclette, mais la ligne reliant la Place Prometheus et le Cirque Cambium était une exception. C'était une ligne expresse, ou la chose qui s'en rapprochait le plus, et elle avait une vitesse de pointe de plus de soixante-cinq kilomètres par heure.

Lorsque Thorne atterrit sur le toit du tramway dans une glissade digne d'un joueur de baseball, il tombait à une vitesse atteignant quasiment quatre-vingts kilomètres par heure.

Son costume ne se déchira pas. Il était de fabrication U2I, tressé de parafibres qui pouvaient arrêter une balle et passaient à la machine à laver. Il avait également et malheureusement un taux de frottement très bas. Thorne glissa dans la longueur du toit du tramway rendu glissant par la pluie jusqu'à l'autre côté, arrivant à peine à attraper le panneau à l'avant afin de ne pas tomber sur les voies.

Toujours invisible, Thorne pendouillait d'une main juste en face du golem contrôleur, qui regardait devant lui d'un air impassible. Supprimant finalement le glamour, iel lui fit un signe de sa main libre.

"Vous avez de la place pour une personne de plus ?"


14 juin 2016
Intersection de Tim Street et Lighthouse Avenue, Trois Portlands

Le golem contrôleur le jeta du tramway, non pas pour ne pas avoir payé son ticket — même si, en tant qu'agent·e du FBI, Thorne était l'une des très rares personnes en ville à devoir payer un pass de transport — mais pour avoir sauté le tourniquet. Iel dut admettre qu'il n'avait pas tort.

Iel attendit donc Renee et le familier à quelques blocs de la Place Prometheus, juste à l'extrémité de la portée du charme de lien afin que le familier ne se démanifeste pas dans le champ de vision du siège social d'Anderson. Le familier arriva en premier, et Thorne expérimenta finalement l'étrangeté de voir son doppelgänger marcher dans sa direction.

La mission fut-elle un succès, Robin Thorne ? Iel devenait habitué·e à la sensation des pensées de l'Étranger dans sa tête, ou peut-être devenait-il plus habile pour adapter ses pensées à l'esprit humain, car cette fois-ci, le seul effet indésirable fut un goût persistant de citron sur sa langue.

Je pense, pensa-t-iel en retour. Je ne saurai pas avant un certain temps, mais je dirais que nous avons accompli nos objectifs.

À la bonne heure. Il essaya de sourire, mais il n'y arriva pas tout à fait, et même s'il avait réussi, c'était très étrange de voir votre propre visage vous sourire. Travailler avec vous a été intéressant, Robin Thorne. Je serais disposé à étendre notre contrat, si vous le souhaitez.

Je pense que cela pourrait être profitable à nous deux. Iel frotta son pouce contre l'obsidienne sur sa cravate texane avant de parler à haute voix. "Mais nous devrons négocier cela plus tard. Pour l'instant, je te congédie."

Le familier inclina la tête en signe de reconnaissance, puis il disparut, se dissipant totalement alors que le pouvoir derrière l'illusion revenait dans sa demeure à l'intérieur de la pierre volcanique noire.

Renee arriva quelques minutes plus tard.

"Qu'est-ce qui t'as pris autant de temps ?" demanda Thorne.

"Je retardais Jésus Électrique pour que tu aies le temps de te rencontrer toi-même." Elle sourit à sa propre blague. "Je lui ai fait passer un mauvais moment à propos du permis à avoir pour cet hyperespace à l'intérieur."

"Tu penses qu'on pourrait utiliser ça pour demander un mandat ?"

Elle secoua la tête. "Nan. Les problèmes relatifs aux règles d'urbanisme sont sous la stricte juridiction municipale, et tu sais qu'on ne peut pas expliquer les raisons de notre fouille initiale. C'est probablement mieux de s'en remettre à ton amie de la Fondation."

"Je sais qu'elle appréciera." Thorne bailla. Maintenant que l'adrénaline disparaissait, l'épuisement thaumique causé par tous les lancements de sorts commençait à arriver. "Merci de m'avoir aidé, Kit. Je n'y serais pas arrivé sans toi."

"C'était marrant." Elle eut un gloussement de soulagement. "On devrait remettre ça un de ces jours."

"Bien sûr," dit-iel. "La prochaine fois, ce sera toi qui sauteras du toit."

"Remettons ça dans un bâtiment de plain pied," dit-elle.

Thorne rit. "C'est la première bonne idée que l'un de nous deux a depuis le début de la journée."


17 juin 2016
Bâtiment fédéral Moses Howard, Trois Portlands

Thorne patienta quelques jours afin de laisser aux caisses de transport le temps de se disperser. Puis iel réserva une salle de conférence vide à l'intérieur du bâtiment fédéral, accrocha la plus grande carte qu'iel put trouver contre le tableau noir en utilisant cinq aimants pour réfrigérateur arrangés en un pentagone de travers et traça à la craie ce qui était supposé être un cercle autour de lui. Le Professeur Holcomb l'aurait sermonné·e pour le rituel géométrique bâclé, mais ce n'était qu'une formalité pour une œuvre si triviale.

Iel retira le bouchon du stylo à bille fuyant qu'iel avait volé sur le bureau de Landen et le lécha. Se concentrant sur le goût de l'encre sur sa langue, iel ferma les yeux et alla à la rencontre des liens de contagion, sentant les petits morceaux de son pouvoir qu'iel avait laissés dans les caisses.

"Chercher. Trouver. Révéler."

Alors qu'iel parlait, iel tendit le stylo en direction de la carte, laissant ses mots guider le jet d'encre qui se déversait en avant. Lorsqu'iel ouvrit à nouveaux ses yeux, le cercle de craie autour de la carte avait disparu. La carte en elle-même était désormais marquée d'une quantité de points d'encre, chacun indiquant l'emplacement d'une caisse de transport. Un ensemble de coordonnées était inscrit à côté de chaque point, de l'écriture de Thorne. La plupart des points était concentrée autour du Nord-ouest Pacifique, mais ils s'étendaient de l'une à l'autre des côtes de l'Amérique du Nord, et il y en avait même quelques-uns en Angleterre.

Quelqu'un se racla la gorge derrière ellui. Iel se tourna pour voir Kenneth Spencer se tenant dans l'embrasure de la porte.

Il inclina sa tête en direction de la carte. "Tu travailles sur quoi ?"

"Projet personnel." Iel enleva les aimants du tableau et commença à plier la carte. "J'espère que ça te dérange pas que j'utilise le bureau pour ça."

"Je suppose que ça dépend de ce que c'est." Il marcha dans sa direction et attrapa l'extrémité libre de la carte afin que Thorne puisse la plier plus aisément. "J'ai entendu dire que Renee et toi avez eu un incident avec un golem de gaz près de la Place Prometheus."

Thorne gardait son regard fixé sur la carte. "Ouais. Un truc pas très important, on l'a géré avant que quelqu'un soit blessé, et la personne responsable a appris sa leçon. Rien qui vaut le coup de remplir de la paperasse."

"Mais c'était une super excuse pour jeter un œil au siège social d'Anderson. Quelque chose qui valait le coup de remplir de la paperasse de ce côté ?" Il prit la moitié fermée de la carte à Thorne et continua le pliage en accordéon tout seul.

"Rien qui ne nous concerne." Iel le regarda terminer le dernier pli.

"Quel dommage. Ça aurait été bien de trouver une grosse preuve contre lui. Quelque chose de clair et évident, comme une note d'aveu signée ou une carte de ses plans diaboliques." Il leva la carte pliée et le·a regarda. "Robin ?"

Thorne lui rendit un regard vide. "Kenneth ?"

"Nous ne pouvons utiliser cela comme preuve, tu le sais."

"Je connais quelqu'un qui peut. Et si elle trouve une preuve d'un crime, eh bien, pas besoin de connaître la source de l'info."

Les yeux de Spencer se rétrécirent. "Qu'est-ce que dirait ta mère en te voyant aider la Fondation ?"

Ce fut suffisant pour qu'iel détourne le regard. Iel se mordilla la lèvre pendant un moment, puis dit, "Je pense que ma mère comprendrait qu'Anderson doit être arrêté. Et je pense qu'elle aiderait une amie, même si elle avait rejoint la Fondation."

D'un ton plus doux, il dit, "Sasha Merlo n'est pas ton amie."

Iel hocha la tête, presqu'imperceptiblement. "Non, mais ma mère lui faisait confiance."

Il fronça les sourcils. "Tu n'es pas ta mère."

"Je sais." Iel ferma ses yeux, inspira, puis les ouvrit la respiration d'après et rencontra son regard. Il tendit la main pour récupérer la carte.

Il hésita, un air inquiet sur le visage, puis lui tendit la carte. "Juste… sois prudent, Robin. Tu joues un jeu très dangereux. Je ne veux pas te voir détruire ta carrière pour la Fondation."

Iel afficha un rictus. "Ne t'inquiète pas. Anderson est la baleine blanche de Merlo, pas la mienne."


20 septembre 2016
Portland, Oregon

C'était un café différent dans une partie différente de la ville, mais les acteurs et la scène étaient les mêmes.

"Vous avez trouvé quelque chose ?" demanda Thorne. Cela faisait plusieurs mois qu'iel avait fourni la carte à Merlo par le biais d'une boîte aux lettres morte, mais elle venait seulement de demander une autre rencontre pour discuter de ses progrès.

Merlo secoua la tête, l'air sombre. "Plein de choses, mais pas ce qu'on voulait. On a frappé ses installations sur Terre aussi vite et dur que possible, mais rien ne semble avoir eu un impact."

"Nous avons remarqué une augmentation de l'activité du siège social à Trois Portlands, et il vient d'annoncer de nouveaux investissements dans la ville." Iel glissa une enveloppe sur la table, qui contenait des extraits intéressants de quelques journaux de Trois Portlands. "On dirait qu'il centralise ses opérations ici. Il prévoit sans doute cela depuis longtemps — il doit savoir qu'il ne pourra pas éternellement se cacher de vous — et vos raids n'ont fait qu'avancer son calendrier."

Elle sortit l'un des extraits de journaux, l'examina brièvement, puis le remit dans l'enveloppe et plaça celle-ci dans la poche de sa veste. "Ça explique comment ils ont pu évacuer aussi vite. La plupart de ces endroits était à moitié vide quand nous sommes arrivés, et ils ont tout effacé et se sont échappés au moindre signe d'ennui. Nous n'avons récupéré qu'une pile de robots cassés, quelques mémos administratifs sans intérêt trouvés dans des poubelles et presqu'aucune preuve tangible."

Thorne soupira. "Bon sang. J'espérais que vous alliez trouver quelque chose qui nous permettrait d'obtenir un mandat."

"Moi aussi. Mais il n'y avait même pas assez pour convaincre mes supérieurs de permettre à Gamma-13 d'être plus proactive, donc encore moins pour demander à une cour de la sécurité intérieure un mandat. On est encore coincés à faire des raids sur des cibles connues, alors que nous devrions suivre de nouvelles pistes, trouver des manières de mettre davantage de pression sur ce bâtard." Elle baissa les yeux et serra ses poings. "Je pensais vraiment l'avoir cette fois. Nous étions si proches. Mais il n'avait pas deux coups d'avance, il avait déjà fini la partie. Je sais enfin où il est, mais je ne peux pas l'atteindre."

"Vous l'attraperez." Iel tenta de lui offrir un sourire rassurant. "À force de danser sur la ligne de crête, il finira par glisser."

Elle soupira. "J'ai juste l'impression d'être Sisyphe. Combien de fois va-t-il falloir que je regarde le rocher retomber en bas de la colline avant de le laisser là ?"

"C'est des conneries !" La dureté de son ton surprit Merlo et lui fit lever les yeux. Lorsqu'elle le·a regarda dans les yeux, Thorne continua sur un ton plus modéré. "Sisyphe a été puni par Zeus pour son hubris en devant remplir une tâche qu'il ne pouvait accomplir. Son échec, et son refus d'arrêter d'essayer, étaient entièrement de la faute de ses traits de caractère. Mais Anderson n'est pas plus intelligent que vous, et essayer de l'arrêter n'est pas de l'hubris. S'il fallait vous comparer à quelqu'un, ce serait plutôt Ulysse."

Merlo leva un sourcil. "Ils vous apprennent comment faire des allusions à la mythologie, au CIETU ?"

Thorne fronça les sourcils, agacé·e. "Oui, en fait. Ça s'appelle de la mythographie comparative, mais ce n'est pas le sujet. Vous voulez le discours de motivation ou pas ?"

Elle y réfléchit un instant, puis hocha la tête. "Allez, pourquoi pas."

Thorne se racla la gorge, puis parla d'un ton plus formel. "Ulysse était le héros le plus intelligent de la guerre de Troie, un grand roi parmi les hommes et le favori d'Athéna. Mais malgré ses talents et sa chance, la destinée qui lui a été infligée fut celle de ne pas rentrer chez lui pendant vingt ans. Son voyage était maudit, non par ses propres erreurs — même s'il en a fait quelques-unes — ou même par les actions de ceux autour de lui, mais par les caprices aléatoires d'une destinée hostile. Et malgré tout cela, il a réussi à revenir chez lui et à défaire ses ennemis." Iel regarda d'un air entendu Merlo, puis revint à son ton habituel. "Ulysse a eu droit à sa fin heureuse, et vous aussi. Vous n'avez même pas à faire face à un dieu de l'océan en colère, juste un sorcier bègue avec un masque de théâtre."

"Ce n'est pas vraiment un bégaiement," pointa Merlo, mais l'objection était faite de bon cœur, et ses yeux avaient retrouvé une part de leur flamme.

Thorne rit. "Vous voyez ce que je veux dire. C'est un tic verbal agaçant, ce qui prouve d'autant plus qu'il est mortel. Un sorcier cyborg badass avec une armée de robots à ses ordres, bien sûr, mais il mourra quand même si vous lui tirez dessus suffisamment de fois."

"Je pourrais le faire tout de suite si vous n'étiez pas en travers de mon chemin." Son ton était raisonnable, mais on y trouvait tout de même une légère trace d'amertume.

Iel leva les mains au ciel, se rendant à moitié. "Je ne peux pas changer la politique présidentielle, mais je continuerai à vous donner les infos que j'ai. Et si nous arrivons à l'incriminer, je m'assurerais que vous puissiez lui tirer les vers du nez. En supposant que vous ne l'attrapiez pas avant."

Elle acquiesça, puis hocha la tête à nouveau. "C'est exactement la raison pour laquelle j'ai quitté l'Unité. C'est ridicule de devoir utiliser un pistolet à eau pour combattre un pyromane en série. La loi ne devrait pas le protéger."

Thorne haussa les épaules. "Peut-être. Mais c'est comme ça, et si nous l'ignorions pour nos propres intérêts, nous ne vaudrions pas mieux que lui. Il est impossible de servir le bien commun en commettant des maux nécessaires."

"Est-ce un mal s'il est nécessaire ? Ou juste désagréable ?"

Ils plongèrent longuement dans le silence en réfléchissant à cela. Aucun d'eux n'avait la réponse.

Merlo finit par s'extirper de ses pensées et se leva pour partir. "Merci, Agent Thorne. On reste en contact."

Thorne la regarda partir, puis se leva et l'interpella. "Merlo !"

L'agente de la Fondation s'arrêta et regarda en arrière.

"Bonne chance."

Elle sourit ironiquement. "J'aurai besoin de plus que ça là où je vais." En se rappelant la dernière fois qu'un Thorne lui avait souhaité bonne chance, son expression s'assombrit. Elle commença à dire quelque chose, s'arrêta pour considérer la sagesse de ces mots, puis décida tout de même de le dire. "Je n'ai pas connu votre mère pendant très longtemps, mais je sais qu'elle aurait été fière de vous. J'espère que vous le savez."

Thorne hocha la tête, mais resta silencieux.

Lorsqu'il devint clair qu'iel ne dirait rien de plus, l'Agente Sasha Merlo se tourna et quitta le café, s'aventurant sous la douce pluie du Nord-ouest Pacifique afin de continuer la poursuite sans fin de son némésis.

L'Agent·e Spécial·e Robin Thorne se tint seul·e dans le café vide, et réfléchit.

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