Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté

« Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté » est une imposante huile sur toile de trois mètres vingt sur trois mètres vingt, de ce genre de format qui passait pour le minimum syndical au XIXème siècle. Il y est dépeint une scène bucolique qui passerait inaperçue dans n’importe quelle galerie du Louvre, mais d’où émane une aura insaisissable de fantastique, d’onirique et, disons-le, d’inquiétante étrangeté.

Pourtant, rien de ce qui y figure n’est paranormal en soi. Trois jeunes pasteurs – ou peut-être deux jeunes pasteurs et un chasseur, l’un des trois est armé d’un arc et de flèches en tout cas – sont assis dans une vallée sur de grands blocs de granit moussu, que l’on devine par leurs formes régulières être les ruines de quelqu’ancien royaume. Vêtus de gilets de laine et d’étranges chapeaux datant d’une époque indiscernable, ils déjeunent aidés de leurs canifs d’un mélange improvisé de racines, de viande séchée et d’une chose noire et bulbeuse, pelée par le plus âgé des trois, qui pourrait tout aussi bien être un genre de navet, un genre de jambon, un genre de fromage, ou quelque chose d’autre entièrement. Entre eux, un pot bout sur un feu de bois. À droite de la toile, un crâne gît parmi les hautes herbes, qui est léché par un mouton comme un bloc de sel. Étrange pied-de-nez au pluriel du titre de l’œuvre, il s’agit du seul crâne représenté dans le tableau. Du moins est-ce le seul visible.

Par-delà la vallée, le paysage se mue bien vite en hostilité rocailleuse. Le pâturage devient forêt sombre et noueuse, d’où émergent des falaises tranchantes entrecoupées ça et là de ponts de corde. L’omniprésence des brumes argentées, que l’on croirait s’apprêter à prendre au piège les protagonistes, nous laisse deviner que nous sommes quelque part par-delà la mer de nuage si chère à Friedrich. Au fond à gauche, derrière une source d’eau claire ruisselant d’un grand roc, un silhouette blanche minuscule, esquisse de deux coups de pinceau, demeure fixement entre les branches. En haut des pythons rocheux trône une ville dont il est impossible de dire si elle est occupée ou si elle est en ruines. Certains y ont vu la cité mythique de Mirmande l’Inaccessible, perdue aux confins des Pyrénées, d’autres y ont vu les colonnes de Na H-uaislean égarées dans des Highlands fantasmés. D’autres encore, plus raisonnables peut-être, jugent ces murs trop lointains, trop sommairement édifiés pour qu’on y voit quoi que ce soit.

Deux traits surprenants, cependant. Dans un coin de ciel bleu, un ciel plus épais que la nature ne l’autorise, presque outremer, mais un ciel résolument diurne malgré tout, se tient la lune – dans une phase que l’on ne lui connaît pas, ajouterai-je.

Second détail, peut-être le plus pertinent : les symboles alchimiques anarchiquement dissimulés à travers la toile.

Ce qui nous amène au bandeau.

« Putain, merde, chier, le bandeau, Santi. On a oublié d’enlever le bandeau. Il peut pas voir le tableau si on lui bloque la vue. Ça casse complètement sa maïeutique.

– Sheesh, répondit Santi. Post-photonic much ? Le culte de la vue c’est so AcMed, quoi. Il a pas besoin de voir la croûte pour avoir sa description. Il vient de l’avoir la description. Holistique.

– Écoute, San’, on va pas se la jouer caisson sensoriel en attendant qu’il entende le vernis craquer, il est là pour son expertise, c’est qu’un néophyte.

– Faudrait savoir. C’est un néophyte ou un expert ?

– Les deux ?

– ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα hén oȋda hóti oudèn oȋda-ish ?

– Non, dans deux champs différents.

– Sheesh.

– Comme toi qui est incapable de distinguer le blanc du rouge mais qui arrive tout de même à finir cinq bouteilles coup sur coup au vernissage de Fab.

– Ça va, ça va, je lui enlève son bandeau, urgh. Toi et ta différenciation chromatique d’arrière-garde, là. AcMed.

– Non toi AcMed.

– J’t’écoute pas. »

Aster Alwaid n’avait pas demandé à être là. En fait, si on lui avait laissé l’occasion de s’exprimer, par exemple par référendum, par sondage Ipsos, ou même par simple démarchage téléphonique, il aurait spécifiquement demandé à ne pas être là. Mais son agrément aurait disrupté le concept-même de kidnapping. Ses kidnappeurs, au contraire, avaient choisi de disrupter le concept-même de présence. Après des années de cavale en perspective, ils avaient mieux que quiconque maîtrisé la ligne de fuite. Pour eux, le monde était une Fontaine de Duchamp dont il suffisait de desserrer les joints de l’absurde et de contrôler le point de fuite pour subvertir les attentes de l’espace-temps ; en clair, ils avaient imposé leur point de vue subjectif en lieu et place de l’objectivité universelle. Leur point de vue était qu’Alwaid était ici, kidnappé, celui de l’univers n’était a priori pas d’accord, mais étant donné qu’ils faisaient partie de l’univers, il devait forcément être en partie d’accord, et étant donné que l’univers réunissait tous les points de vue, et que ce qui est tout n’est rien, ils l’avaient emporté sans trop d’effort. Bon, ça et la camionnette aussi.

D’ailleurs, un point sur nos antagonistes.

Le bandeau masquant la vue du Dr Alwaid (docteur ès alt-chimie, membre du Laboratoire de Contrôle et d’Étude des Anomalies Moléculaires de la branche française de la Fondation SCP) venait d’être arraché par San’, alias Santi, en fait Sans Titre, et plus exactement Sans Titre 4, cadette malheureuse (ou heureuse, difficile à dire) d’une série de Sans Titres enfantés par deux parents aimants mais membres du collectif Et Maintenant On Est Cool ?

Elle avait hérité d’un de ces deux traits.

Sans Titre souffre de l’anorexie, de l’impatience, des tics et des démangeaisons symptomatiques d’une toxicomanie avancée, et ce en dépit du fait que ce ne soit absolument pas le cas. Ajoutons que son style « moitié du crâne rasée, autre moitié du crâne cheveux longs rabattus sur le côté » lui serait mieux allé si elle avait réussi à s’arrêter sur quel côté devait faire quoi. Elle a des yeux vairons, mais ce ne sont pas les siens.

L’androgyne qui lui donne des ordres (malgré leur organisation horizontale supposée) est bien plus calme, avec son style à la Yoko Ono. Il se fait appeler Cool’Œuvre. C’est également le nom de sa galerie en centre-ville, mais à vrai dire il considère très sérieusement que sa galerie et lui ne font qu’un. Il porte un béret tellement fin qu’on dirait que l’on a fait fondre un vinyle sur son crâne chauve, de petite lunettes rectangulaires aux branches de cuivre, ainsi qu’un col roulé noir lui remontant jusque sous le menton. Il s’agit là d’une description exhaustive : passé le col roulé, il ne porte rien.

Les pieds déchaussés de ce Steve Jobs nudiste devraient saigner sur les tessons de verre et les menus graviers que l’on s’attend à trouver dans ce genre d’entrepôt. À vrai dire, lorsqu’on se réveille kidnappé, on s’attend à se retrouver dans ce genre d’entrepôt. Mais ce n’est pas ce genre d’entrepôt. Des yeux un peu plus habitués à la lumière aveuglante des néons nous révèlent qu’une quinzaine d’entre eux pendent, ballants, d’un lustre tout de bronze et de cristal accroché à trois mètres. Il s’agit sans doute, performance étonnante, d’un appartement de luxe, voire d’un véritable manoir, entièrement grimé, décoré dans la plus pure esthétique usine désaffectée. La fine moquette a été teinte dans un gris poisseux. De massifs panneaux de bétons ont été accrochés aux murs comme des portraits de famille, encastrés dans un cadre d’acier ciselé par dessus un papier-peint à motif de street art, lui-même déchiré et tagué de tâches grises. En guise d’ameublement, d’élégants ronds de verre ont été montés sur des fûts rouillés, pas totalement vidés de leur ancien contenu. Sur le linteau de la majestueuse cheminée – remplie de deux pneus de voiture, empilés et en flammes – deux rats empaillés reposent sur leur socle de bois.

Au-dessus d’eux trône Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté.

Aster se racla la gorge, déglutit, se re-racla la gorge, l’irritant légèrement, fut pris d’une légère quinte de toux en conséquence, reprit son souffle et demanda enfin :

« Oui ? Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

– Ah ! Excellent question, docteur ! » s’exclama Cool’Œuvre. Il attendait jusque là accroupi sur un ensemble de caisses en bois vintage formant un simulacre de canapé, caisses qui se révélaient en fait contenir différentes pièces de véritables canapés. Le Dr Alwaid ignorait bien sûr que Cool’Œuvre portait ce nom, mais le saut de l’homme nu sur la moquette lui donna l’une des interprétations possibles de son origine : le tatouage serpentin à l’intérieur de sa cuisse droite.

« Vous êtes ici en tant que consultant artistique. Nous avons eu vent de vos accointances avec de hautes éminences du Département d’Alchimie de la Fond…

– Je suis chercheur en alt-chimie. Les phénomènes chimiques anormaux. C’est pas exactement…

– On s’est gouré de Département, expliqua Sans Titre qui mâchonnait un bâton de réglisse.

– …de la Fondation SCP, termina Cool’Œuvre. C’est pas comme si le Département d’Alchimie traitait proprement d’alchimie old-school de toute façon. Ça devrait plutôt être « Département d’Énergies Élémentaires » ou…

– Les Æthers.

– …oui, c’est bien ce que je dis. C’est surtout un prétexte pour utiliser des Æ prétentieux. C’est comme votre Département de ‘Pataphysique qui est bien plus Métaphysique que…

– On s’est gouré de gars, aussi, expliqua Sans Titre qui mordillait un bâton de cannelle. Trois fois en fait. Au début on voulait Daniel Navarro, mais l’installation de transfert a déconné à cause d’un parti pris politique et…

– On ne s’est gouré de rien. On voulait quelqu’un qui connaisse les arcanes de la pictographie alchimique, on a trouvé un gars qui connaît les arcanes de la pictographie alchimique. » Il lui pointa Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté du revers de la main. « Vous nous aidez, conséquences positives pour vous, vous refusez, conséquences négatives pour vous. Choix archétypique de la prise d’otage conventionnelle.

– Excusez mon impertinence, hein, mais vous avez besoin d’aide par rapport à quoi ?

– Ah, je vois que vous manquez de contexte pour orienter votre maïeutique mission, Consultant. Santi, les foulards s’il te plaît.

– Les jaunes, les bleus ou les verts ?

– Les bleus, évidemment. On va lui faire l’historique. »


Charlie Milton Vivian aurait pu être un Gentilhomme, mais il n’était pas assez impliqué dans les sciences occultes pour vraiment finir par l’être. De naissance britannique, c’était un curieux qui avait le don d’accéder à ce que l’on cachait généralement au reste du monde, voilà tout. Un artiste confidentiel du XIXème siècle, né juste à temps à la fin du XVIIIème pour voir les derniers éclats mainstreams d’une alchimie assassinée par Lavoisier, le zénith de la démonologie de Plancy, et l’aube du spiritisme porté par Kardec. Vivian aurait également pu être fait Lord, ou Chevalier de la Légion, ou n’importe quel titre de n’importe quel empire, mais il ne savait pas rester fidèle à la moindre couronne, aussi ne le fut-il pas. Au lieu de cela, il courut le monde de long en large, d’abord en Égypte, comme accompagnant artistique de la Singulière Académie Napoléonienne, puis en Afrique Noire, à Cuba, et au Japon où il passa cinq années non documentées entre 1821 et 1826. De retour en Europe, il choisit l’île de Jersey comme pied-à-terre au large de la Normandie, mais continua en fait à errer à travers l’Europe. L’on dit qu’il se rendit aux ruines de Na H-uaislean. L’on dit qu’il accéda à Mirmande la Catalane. L’on dit qu’un ange l’invita à rejoindre de Nouvelles Îles. Rien de tout cela n’est probable, et encore moins testifié, mais il est certain que c’est durant cette période là de sa vie qu’il fut le plus prolifique. Il mourut sur la route en tentant de regagner le Japon, en 1859.

Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté fut peint vers 1827-1829 sur un pan de papier ramené de ses périples, et voyagea presque autant que lui après ça. Il fut exposé un temps dans la Salle des Rideaux des Archives Noires au Louvre, avant qu’une partie ne soit consumée par des flammes glacées. Puis dans l’Aile Secrète du British Museum, où des centaines de bustes de marbre se mirent à hurler à l’unisson. À Saint-Pétersbourg, évidemment, avant que les portraits des galeries de l’Ermitage ne se changent peu à peu en natures mortes, leurs sujets immobiles découverts suicidés matin après matin, l’aquarelle teintée de sang. Ces catastrophes surnaturelles – ainsi qu’un trait soigné et un goût convenu mais certain en matière d’éclairage – finirent inévitablement par attirer l’attention de l’Académie Médicis des Arts Occultes, laquelle en fit l’acquisition auprès du tsar en 1883. Peu de choses sont connues des conséquences de cet achat, qui en eut certainement, mais ses conservateurs italiens semblèrent toujours fiers de leur possession.

Or, peut-être le savez-vous, l’Académie Médicis, parangon du classicisme paranormal, est l’ennemi mortel des représentants iconoclastes de l’anart contemporain, Et Maintenant On Est Cool ? en tête. Ce en quoi Ci-gisent les crânes leur fit du tort.

Inutile de détailler ce qu’il s’est passé au Salon Secret de 1902, l’on se contentera de dire qu’il s’agissait d’un match retour s’inscrivant dans une rivalité de longue date. Retenons simplement que Sommes Nous Devenus Magnifiques ?, comme on les appelait à l’époque, ne se remit jamais de cette défaite, et même que ceux qui y survécurent envièrent les morts. En art comme en amour, la biologie importe peu, l’honneur beaucoup. Ç’avait été leur Væ Victis, leur 11 septembre, une rancœur qui méritait revanche mais surtout, comme dans toute guerre de magicien, explication.

Ce qui nous mène à son vol. Un projet de longue haleine, une aventure de haut vol, pleine de larmes, de trahisons, de chanteurs d’opéra et de boucles temporelles. Enfin, EMOEC ? (ou tout du moins deux de ses membres) avait mis la main sur l’avatar de leur défaite. Ne restait plus qu’à comprendre ce que faisait cette toile, pour pouvoir l’utiliser – enfin, la mettre en scène.


« …alors, qu’en dites-vous ?

– De ?

– De notre guerre avec l’académisme ! N’avez vous rien suivi à notre danse interprétative ?

– Attendez, ces dix minutes de gesticulations avec les foulards, c’était censé être l’historique ? »

Cool’Œuvre lui jeta un regard noir.

« Bah ! Pharisien ! »

Aster Alwaid sentit quelque chose de chaud à l’arrière de son crâne. « Bon, cette fois ça suffit, éructa une Sans Titre dont le cou et une épaule se contractaient incontrôlablement, tu fais ce qu’on te dit ou sinon on te dénonce ! On te défonce ! On te déboi… On te… Tu sais ce que c’est que ce flingue ?! » Le flingue dont elle parlait n’était certainement pas un flingue, c’était une chose. « C’est avec ce flingue qu’on a tué le punk. Littéralement. Ouais. Ouais ouais. » La chose n’était pas vraiment faite de métal, c’était un amalgame de débris – fausses fleurs de cimetière, bande magnétique de vidéocassette, un bout de tapis de sol de voiture – dont une bonne partie provenait d’une arche McDonald’s en plastique qui rayonnait malgré l’absence d’ampoule. « Nous force pas à en faire usage. » Mais pour le truc de tuer le punk, c’était vrai.

Cool’Œuvre eu un petit sourire en coin : « Notre deuxième prise de guerre à l’Académie.

– Oh…, fit Alwaid. Il garda le silence quelques secondes, attendant de voir si Sans Titre allait appuyer sur la gâchette (s’il y avait une gâchette). …C’était quoi la première ?

– MAIS ON VIENT DE… C’EST… LA DANSE… »

Cool’Œuvre prit une teinte olivâtre sous le coup de la colère, tentait d’articuler le flot d’insultes qui venait mourir dans sa gorge. Apparemment, et bien qu’Alwaid fut étonné que cela existât, il avait également l’érection colérique.

Il donna un violent coup de pied dans un des fût à disposition, se fit bigrement mal, se calma, et répéta oralement à Alwaid ce qu’il avait si bien exposé par l’harmonie des gestes et l’occupation de l’espace. Cela clarifia nettement la situation. Il ajouta aussi une raison plus concrète pour Alwaid de collaborer : Sans Titre venait deux mois auparavant d’achever son exposition land art/nail art, qui avait prouvé avec succès que les interactions entre le minuscule et le gigantesque méritaient encore d’être explorées davantage, mais également que, même avec tous les jeux de perspective du monde, l’être humain moyen ne survivait pas au fait d’avoir des tronçons d’autoroute au lieu des cuticules.

Aussi, pour la première fois en cinq pages, le Dr Alwaid, docteur ès alt-chimie, se pencha sur le mystérieux cas de Ci-gisent les crânes, ou le compagnon rapporté.

Il en conclut vite que ça n’avait aucun sens.

« D’accord, il y a bien des symboles alchimiques peints un peu partout, mais ils sont complètement isolés et n’ont rien à faire là. Je veux dire : les phénomènes bizarres que ce tableau produit autour de lui proviennent sans doute d’un déséquilibre dans les æthers, mais ça peut difficilement être lié à des symboles erratiques ça et là. Par exemple : la Lune est marquée du ♃, mais ça c’est le symbole de Jupiter, au mieux de l’élément étain, mais ça n’a rien à faire là. Par contre dans le creux de cette souche, vous voyez, là c’est bien un ☽ , le symbole de la Lune. Il y a un 🜉 sur le pelage du mouton, le symbole de l’eau de vie, mais à moins d’aller pour la gourde du troisième berger, il est en train de lécher ce qui devrait être du calcium… Ou au moins du sel… Le 🜄 devrait être à gauche… et le 🜂 sur la tour… au centre… dans le… feu… »

Il se tut.

« Dites-moi, vous avez regardé derrière la toile ?

– Si on a regardé derrière la toile ? Coco, j’ai fait toute une expo rien qu’avec des toiles retournées contre les murs ! Reverse Uno, 2010.

– Vous l’avez fait ?

– …non. »

Les anartistes brisèrent le cadres en essayant tant bien que mal de ne pas trop amocher la toile. Comme attendu, trois autres symboles alchimiques avaient été tracés au fusain à l’arrière du tableau.

🝎

🝚

🜃


« Vous pourriez me détacher ?

Sans Titre 4 et Cool’Œuvre restèrent un instant l’air interdit.

« Merde, voilà, on aurait dû l’attacher.

– Je croyais que tu l’avais fait ! Que c’était un genre de performance sur le fait que rien ne nous retenait vraiment mais qu’on immobilisait de nous-même sous la persuasion des institutions.

– Ah ? Tu vois, moi j’aurais plus vu ça comme un truc plus charnel, plus érotique, un genre de subversion du shibari qui mettrait l’âme de la victime au cœur du feu de…

Le 🝚 rejoint la brique…

– Il nique le vernis, là.

– Oulà, oui.

Le ☽ sur la lune…

– On devrait pas l’arrêter ?

– Tu déconnes ? L’AcMed détesterait. J’adore.

Le 🜉 doit aller sur la gourde…

– Oui, mais, genre, on sait pas ce qu’il fait. Si ça se trouve il va juste détruire le tableau. Et ses pouvoirs avec.

– Après, c’est aussi le but de la manœuvre. Iconoclasmatique.

– Le but de la manœuvre c’est de prendre notre revanche sur l’Académie un siècle après. Il nous faut une œuvre fonctionnelle.

– Oui, si on avait un plan. Pour l’instant le seul plan qu’on avait c’était de l’exposer pour montrer à Krem, Bangsy et tout le gang de Dior Cassius qu’on avait mis la main sur les Crânes avant eux. Donc bon. Les Médicis c’est bien gentil mais on a déjà perdu assez de dilettantes avec le cambriolage, si cette fois ils se pointent avec le Gorgoneion de Matala on va moins se la jouer.

Le 🝎 avec le crâne, évidemment…

– Je pense pas qu’il lui fasse autant de dommages que ça, de toute façon. Ça va, c’est pas des trous, il y fout pas le feu.

– C’est dommage, d’ailleurs.

– C’est vrai. J’aurais bien vu une agression à l’agrafeuse…

Et le 🝕… Hum… Pour éteindre le feu à la toute fin peut-être…

Voilà qui prenait forme. Les deux anartistes prirent un peu de recul, songeurs.

« Vous savez, » finit par lâcher Aster en se relevant, « Je crois que ce tableau a été victime de deux gros malentendus. »

Il y eut un grand vent, et tous les néons s’éteignirent.

« Le premier malentendu, c’est qu’il n’y a qu’un seul crâne sur ce tableau, et pas très central qui plus est. C’est une scène plutôt joyeuse en plus. Pourquoi Ci-gisent les crânes ? »

Un autre grand vent, et ce fut le feu de cheminée qui s’éteignit.

« Votre Milton Vivian, là, il était anglais, si je me souviens bien. Alors si je devais émettre une hypothèse, peut-être une hypothèse un peu osée, je sais pas, je dirais qu’il y a eu une erreur de traduction, peut-être quand le tableau est passé entre les mains des Archives Noires. »

Un troisième grand vent et, dans le noir, les portes claquèrent.

« Si je devais m’hasarder, je dirais que le tableau devait à l’origine s’appeler quelque chose comme, mettons, « Here be cranes, or the brought back companion ». Que les Français ont vu le crâne sur l’image, ne se sont pas creusé le leur plus que ça, et n’ont pas compris qu’en anglais, crane désigne la grue. »

Un quatrième grand vent et, dans la pièce ténébreuse et close, deux lumières, triangulaires et rougeoyantes, s’allumèrent.

« Le deuxième malentendu, je crois, vient selon moi d’une différence culturelle. Les Japonais ont leurs propres dragons, vous le savez – des dragons sans ailes, au corps long, le genre moustachu à quatre pattes. Les dragons européens ne font pas partie de leur folklore, mais – je ne suis pas un spécialiste en draconologie, attention – je suppose que si un Japonais d’alors devait rencontrer un dragon européen, voire pire, représenter un dragon européen, il n’aurait pas de mot pour le désigner. »

Deux vents cette fois, et les deux lumières s’élevèrent du plancher, arrivant presque à hauteur humaine.

« Qu’un origami représentant un dragon, par exemple, ressemblerait étonnamment au classique des classiques, la grue traditionnelle. Et que si le dragon n’est que la variante d’une grue, alors on peut bien l’appeler une grue. En fait, je pense que l’un dans l’autre, cette toile aurait dû avoir un autre nom… »

Les deux lumières froncèrent leurs sourcils de papier, et dans l’obscurité et les miettes de peinture, une gueule se mit à rugir.

« Here be dragons. »

Ou le compagnon rapporté.




Un dragon n’est pas qu’un corps, il est aussi défini par sa magie. Dépliez un dragon, et vous dépliez ses caractéristiques. Vous séparez les flammes de son rugissement, la glace de son sang, la terreur de son nom. Et vous les déployez n’importe comment.




On ne sut jamais si Sans Titre avait eu l’occasion de se servir du flingue à tuer le punk cette nuit-là, mais si ce fut le cas, il ne servit à rien. Les chimistes ne jurent souvent que par Mendeleïev, mais du point de vue d’un alchimiste, c’était un tableau draconique, et eux, des aliments.

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