Chronique

Ce document est un fragment de chronique historique, daté du milieu du XIIIè siècle ou de la seconde moitié du XIVè siècle, d'un auteur inconnu de la cour des Mamluks du Caire.1
Le document original est consultable dans les archives de la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote 0299 NOIR_93, sur présentation d'une accréditation spéciale.
Pour des raisons de conservation, l'étude du manuscrit ne peut s'effectuer qu'en cas de nécessité absolue.


En ce temps où Salah ad-Din n'était pas encore Al-Nasir, et assiégeait l'héritier de Nur al-Din, il y avait dans les royaumes des Francs d'autres évènements, baignés de secrets.
Cette histoire me fut rapportée par une source en laquelle j'ai toute confiance, qui la tenait d'un vieux chrétien errant qu'il avait rencontré sur la route de Bagdad.
On dit que durant les années précédant la reconquête de la cité sainte, les collines de Jérusalem voyaient des figures singulières faire négoce du secret, et commerçaient de l'ombre.
Ces personnes dont on me rapporta le nom méritent amplement de figurer dans ma chronique, car je m'y attache à résumer l'histoire de tout ce qui est digne d'intérêt. Et nul chroniqueur ne saurait laisser de côté si extraordinaire récit. Que celui qui le lise le trouve plaisant, même si il ne le croit pas.

À Jérusalem donc, les Francs avaient comme nouveau roi un tout jeune lépreux, Baudouin le quatrième, couronné moins d'un mois avant. Bien qu'il fut trop enfant encore pour diriger seul, il s'intéressait aux affaires de son état, et assistait aux diwans jugeant des affaires courantes.
On vint y rapporter un jour qu'un large troupeau manquait, ainsi que deux bergers. Tout le monde prit cela pour une razzia, comme il en arrivait souvent dans la région, et personne ne s'inquiéta guère. Il faudrait s'assurer de s'emparer à son tour d'un troupeau quand l'occasion se présenterait, et l'histoire serait réglée.
La semaine suivante, une caravane avait disparu corps et biens, entre la ville et la troisième colline derrière celle du Rocher. Baudouin sentait l'inquiétude peser sur son cœur.
La semaine qui suivit la précédente, personne ne put trouver trace d'une troupe de cinquante chevaliers. L'on se mit à penser que peut-être tout cela n'était pas normal, et les rumeurs commencèrent à courir en ville. Baudouin craignait qu'une chose terrible n'arrive, s'il ne réagissait pas promptement, et fit appeler son conseiller, qui était un vieil homme instruit et astucieux.
Il lui dit :
"Frère Jihan, me voilà face à un grand problème. J'ai peur que le Paradis n'appelle mes sujets plus tôt que prévu. Que dois-je faire ? Est-ce un prélude à la ruine ou un avertissement ? Suis-je donc vraiment maudit ?"
Alors l'avisé répondit : "Je connais un seul homme qui puisse répondre à ces questions sire, et cet homme n'est pas moi."
La curiosité du roi fut piquée à ces mots et il s'empressa de s'enquérir de l'identité dudit personnage. À cela, le religieux sourit et répondit d'un air secret :
"C'est un homme étrange, un mystique très discret qui s'est établi à Jérusalem à un moment inconnu. Juif pour les chrétiens, les juifs pensent qu'il est musulman, et les musulmans le disent chrétien. Par conséquent il paie toutes les taxes, car personne n'a jamais su comment il priait. J'ajoute également qu'il fait belle et puissante magie, et cela je l'ai constaté de mes propres yeux. Je ne saurais dire si cela est celle du dieu des chrétiens ou celle d'une quelconque entité maligne, mais l'homme est sage et digne de confiance."
On le connaissait alors aussi comme le Maître des Djinns ou le Troisième, mais le vieux conseiller ne le savait pas.

kespeth

"Comment s'appelle donc cet enchanteur ?"
"Il porte le nom de Kespeth Ibn Adam."
Le jeune roi fut quelque peu rassuré à l'audition de cela. Il se dit "ne sommes-nous pas tous enfants d'Adam ? Voilà un bon signe."

Ils mirent deux jours sans trouver l'enchanteur, car celui-ci savait comment échapper aux regards et connaissait la ville depuis bien plus longtemps que quiconque. Finalement il se présenta de lui-même devant le dirigeant au matin du troisième jour, s'inclinant d'un ample et élégant mouvement.
"Que me veut donc un si jeune souverain, pour que les rues soient remplies de mon humble prénom ?"
"Je requiers votre assistance dans l'élucidation d'un mystère de disparition."
Un sourire se dessina sur les lèvres de l'homme.
"Cela ? Le mystère n'en est déjà plus un. Nous avons eu du mal à le trouver mais nous le traquons maintenant. Point d'inquiétude donc."
Il se détourna comme pour partir, mais le roi avait appris de son fidèle conseiller qu'il ne fallait pas se contenter des mots vagues d'un magicien. Il demanda :
"Et quel était donc ce qui faisait disparaître chevaliers, armures, boeufs et caravanes ?"
"Un simurgh. C'est la première fois qu'un d'eux se manifeste si loin de Perse et la faim l'a sûrement rendu fou."
Baudouin fut grandement apaisé de savoir qu'il s'agissait d'une créature.
"Ainsi ce n'est pas mon arrivée sur le trône qui a jeté une malédiction."
Le mage éclata d'un grand rire clair.
"Il y a peu de puissances capables de maudire ce petit royaume, et, sans offense ou lèse-majesté, elles ne risquent guère de s'intéresser à un enfant dépendant et malade."
C'était une extrêmement lourde insulte, et Baudouin tira l'épée, ce qui n'eut guère d'effet.
"Je suis votre roi et j'ai quatorze ans déjà. Vous me devez le respect !"
Kespeth sourit de plus belle.
"Je ne suis pas un de vos sujets, et mon respect va à ceux qui le méritent. D'ailleurs mes mots n'étaient que de simples constatations… Feu Amaury serait honteux d'avoir un héritier aussi peu conscient de sa situation."
Il fit à nouveau une révérence, indéniablement un peu moqueuse.
"Si vous me le permettez, j'ai une chasse fantastique à mener."
Peut-être fût-ce car l'orgueil du jeune souverain était piqué, mais celui-ci se résolut vite et emboîta résolument le pas du visiteur.
"Comptez-moi parmi les chasseurs alors. Il s'agit de la sécurité de mes terres davantage que de l'affaire de quelconques magiciens."
Le vieux conseiller eut-il été là, il aurait aussitôt empêché une telle folie. Mais il n'y avait personne d'autre qu'un enfant qui voulait prouver qu'il était adulte, et un enchanteur sans âge.
"Soit, un rabatteur de plus ne peut nuire. Mais prenez garde de nouer un charme de soie rouge à votre cheville, cette chevauchée sera dangereuse. Et gardez le secret de votre identité. "
C'est ainsi qu'un jeune homme anonyme sortit de l'enceinte de la citadelle à cheval, la midi même. Quelques heures plus tard toute la garde eut un accès de panique à cause de la disparition du roi, mais c'est une autre histoire.

Le groupe des chasseurs se regroupa au-delà des murailles, les montures soulevant des petits nuages de poussière dans la plaine asséchée par de nombreux jours sans pluie.
Il y avait six rabatteurs, dont un manchot qui avait vécu bien d'autres traques. Il ne disputa pas de la décision d'intégrer une personne de plus, mais n'en pensait pas moins. Les deux dernières personnes étaient l'enchanteur et une mystérieuse dame aux cheveux blancs qui avait pris place sur la même monture. Celle-ci lui adressa un sourire avant de retourner à ses préparatifs.
Comme Baudoin admirait qu'une femme d'un tel âge puisse se tenir en selle avec l'aisance d'une prime jeunesse, l'un des autres cavaliers se pencha pour l'instruire.
"Il est très rare qu'on la voie assister dans les opérations. La monstruosité que nous allons capturer aujourd'hui est particulière, pour que Dame Al-Teli se soit déplacée."
Le roi déguisé sentit sa curiosité être piquée.
"Je ne la connais ni de nom ni de vue."
Le rabatteur bomba le torse.
"Pourtant elle est le grand maître de la plus puissante société occulte des États Latins, et peut-être même des principautés musulmanes."
Baudouin fronça ses sourcils, l'air embêté.
"Comment cela se peut-il alors que je n'ai jamais eu vent de cela ?"
Son interlocuteur tourna la bride, alors qu'il lui répondait, avec une pointe de mystère dans la voix.
"Peu de personnes connaissent sa face ou son nom, alors qu'elle détient les clés d'un pouvoir caché qui ferait trembler Jérusalem, Antioche et Tripoli réunis. La rumeur dit même que les maîtres du Temple et de l'Hôpital ploient devant elle ! Mais c'est une ombre parmi les ombres, fugace et impossible à cerner. Ainsi est aussi la Fondation, mais cela tu le saura bientôt."

laura

Un silence pensif retomba tandis que l'enfant réalisait son ignorance et cherchait à comprendre quelle était donc cette Fondation dont le cavalier parlait. Si ce n'eut été la promesse qu'il avait fait à Kespeth, il aurait aussitôt demandé de plus amples informations au nom du roi de ces terres. Mais il savait tenir sa langue et ses serments, et ne fut pas davantage instruit quand la Dame donna de départ de la chasse.

La battue commença par l'éparpillement des cavaliers. Sur plusieurs lieues, ils allèrent et firent grand bruit, battant la campagne et sonnant la cloche comme la voix. Le simurgh était une créature illusoire et sauvage, mais elle abhorrait par dessus tout la dissonance. C'est pourquoi tous étaient munis de petites cloches à frapper faites d'alliage cuivreux incrusté d'argent. Leur son, presque inaudible, était insoutenable aux choses n'appartenant pas au domaine d'Hallah, car on dit qu'elles naissent de la superstition et que les sons les plus purs tendent à approcher le divin. Le monstre fut entr'aperçu à cinq reprises, fuyant chaque fois plus vigoureusement. La sixième fois, il arriva face au traqueur inexpérimenté, la gueule béante et écumante, dardant ses griffes acérées plus larges que trois bras en un cri glacant. Le cheval paniqua, tira sur son mors et manqua de désarçonner son cavalier. Le Simurgh était difficile à voir dans toute sa majesté, et l'enfant était sidéré, pétrifié par son indicible étrangeté, malgré le danger.
Une belle lumière envahit alors l'espace, aveuglante et chaude et l'immense oiseau s'enfuit vers le centre des rets, dans un tourbillon hurlant. Le temps de calmer la monture et l'animal fantastique s'engouffrait déjà au centre du piège, vers où l'attendaient arc à la main la Dame et le magicien. L'étrier et la chausse droite avaient brûlé jusqu'au milieu de la jambe. Barré par une légère estafilade, le mollet blanc du roi était quasiment indemne , et le mince bracelet de soie rouge y pendait encore délicatement. Cela ne dérangea pas le jeune lépreux, qui depuis l'enfance avait perdu la capacité à ressentir la douleur en sa chair. Une longue plume semblable à une flamme flotta et se posa dans l'herbe, et Baudouin l'attacha à sa selle, heureux de n'avoir pas négligé de suivre un conseil sage.

Il empoigna alors ses rênes, et pressa son cheval pour hâter son retour vers les collines, où se déroulait le dénouement de la traque. Un roulement de tonnerre secoua le sol et il vit au loin la silhouette des chasseurs galopant autour du monstre, qui semblait à présent encore plus semblable à un grand feu mouvant et furieux. Ils étaient comme une feuille virevoletant au dessus d'un bûcher, qui s'en rapproche et s'en éloigne en permanence mais jamais ne se consume.
Solidement sise à la croupe du destrier qu'elle partageait avec l'enchanteur, la Dame chantait dans une langue venue d'autres Terres, liant par la parole les ailes puissantes, clouant peu à peu la créature au sol. Car si l'on disait que les mots possèdent un pouvoir, ceux de Lawra S'qol Al-Teli étaient parmi les plus puissants.
Le simurgh enragé rugit et les arbres alentour ployèrent comme les jours d'orage, mais cela n'arrêta pas la litanie ni ne dessera les rets intangibles dans lesquels il se débattait à présent. Au loin, Baudouin vit Kespeth glisser ses rênes entre ses dents à la manière des cavaliers turcs et encocher une flèche scintillante sur son arc de guerre. Il eut l'impression à cet instant de voir ces héros qui galopaient au travers des poèmes de l'ancienne Perse. Peut-être avaient-ils vécu assez longtemps pour les avoir croisés. Le jeune roi réalisa soudain à quel point il était insignifiant par rapport à ces légendes qui prenaient vie devant ses yeux, et cela l'emplit d'une grande humilité.

simurgh

Le long cou de l'oiseau ploya, dans un dernier râle de rage pure. Aussitôt la flèche siffla, transpercant l'oeil pour se ficher profondément dans la serre droite. Aussitôt le monstre se figea, et s'affaissa lentement sur le flanc, vaincu.

Un grand cri de joie éclata sous le soleil déclinant, et les hommes fourbus se rassemblèrent allègrement autour de la proposition d'aller fêter la journée. Baudouin approcha au pas de la gigantesque bête, et mis pied à terre à côté de l'enchanteur. Celui-ci traçait un motif complexe de lignes radiantes, autour la tête.
"Quelle magie est-ce là ?"
Kespeth sourit et dit, sans toutefois répondre complètement à la question :
"On ne peut tuer une créature si anormale d'une simple flèche, il faut des chaînes pour l'empêcher de nuire. Mais vous feriez mieux d'aller voir dame Al-Teli, elle veut s'entretenir avec vous d'une affaire plus importante."
Intrigué et soudain nerveux, l'enfant cessa de regarder l'ouvrage magique se construire, et s'approcha de la femme aux cheveux blancs. Celle-ci inclina la tête pour lui signifier de la suivre et ils commencèrent à s'éloigner du groupe.
"Mes salutations au souverain de la ville trois fois sainte."
Baudouin salua à son tour, et risqua une question.
"De quelle matière vouliez-vous me parler ?"
"Je comptais lier une alliance."
Les roi resta sans voix. Une alliance était quelque chose de bien trop important pour être négociée par un garçon de quatorze ans pendant une balade. Surtout en Terre Sainte, où les relations diplomatiques et la balance des pouvoirs étaient un véritable casse-tête en équilibre instable.
La Dame poursuivit, avec un léger sourire.
"Ou du moins une promesse d'amitié. Vous avez découvert notre existence, et j'espère que cela est le début d'une bonne entente."
Elle marqua une pause.
"…Nous ne représentons aucune menace et ne prenons pas part aux conflits, mais si le pouvoir séculaire nous est hostile notre mission est beaucoup plus ardue. Et maintenant n'est pas le moment de vaciller."
Il s'agissait donc davantage d'une demande de non intervention qu'une alliance. La Fondation semblait avoir ses propres problèmes.
"Que pourraient craindre des mages qui chassent des monstres avec tant de facilité ?"
La réponse se fit soucieuse.
"La folie, la guerre, l'impuissance… Les anomalies apparaissent plus nombreuses au fil des années, et le Mashrek et la Syrie nous sont devenus hostiles depuis que Nur al-Din a affirmé sa volonté de renouveau sous la bannière du sunnisme. Si un calife unifie ces territoires, et ça n'est qu'une question de temps, les royaumes latins deviendront notre seule enclave solide dans la région. Nous avons besoin de pouvoir faire confiance à Jérusalem pour protéger le monde contre le chaos."
L'enfant frissona. Si cette société ne prenait jamais part aux luttes incessantes de la région, quel était donc le chaos qu'ils combattaient ? Il ne pouvait l'imaginer mais son instinct ne le trompait pas. C'était quelque chose qu'on devait craindre.
Il se mit solennellement en face de la Dame et pris une voix grave et sérieuse.
"Je donne ma parole personnelle de garder secrète l'existence de la Fondation, aussi longtemps qu'elle ne met pas en danger le royaume de Jérusalem et la foi chrétienne. Et si cela m'est permis, j'aimerais être ami avec vous. Aussi longtemps que je vivrai, je tiendrai parole."
Lawra eut un sourire triste en acceptant le serment. Il avait déjà vécu la moitié de sa vie, et c'était une malédiction qu'elle ne pouvait lever.


Des années plus tard, au chevet d'un Baudouin mourrant, elle fut une des dernières à voir ses yeux sourire au milieu d'une face ravagée par la maladie. Elle se tenait debout dans l'ombre quand le roi rendit son dernier souffle, ses cheveux et son visage toujours identiques au jour de la promesse, qui jamais n'avait été brisée.

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