14 octobre
Ryan Melbourne s'assit à son bureau, une main posée sur son clavier, l'autre main jouant avec un jeton sur laquelle était écrit "Parieurs Anonymes— Un jour après l'autre". Il la fit tourner dans sa main comme une pièce de monnaie en chantonnant, écrivant un rapport sur le mème qu'il venait de créer.
Autour de lui, plusieurs autres méméticiens travaillaient sur leur propre projet— mais il remarqua quelque chose. Le son de leur clavier et de leur souris semblait trop fort, trop délibéré, comme s'ils prétendaient de savoir ce qu'ils faisaient.
«À tous les membres du personnel du Site-87.» La voix de la Directrice Weiss sortit des haut-parleurs. «Nous sommes dans le regret de vous annoncer que le verrouillage sera allongé de douze heures. Si vous avez des informations relatives aux agissements de l'Agent Tofflemire, faites un rapport à l'officier de sécurité le plus proche.»
Il entendit des grognements sonores et au moins un "Mais non !" dans les boxes autours de lui. Les gens devinrent obligés de manquer leur routine quotidienne et furent forcés à descendre dans le bunker dans les parties communes. Il n'y avait pas assez de place dans les quartiers pour les personnes vivant à l'extérieur du site.
Ryan fit tourner le jeton dans sa main et relit à nouveau son rapport.
Le projet MacReady est un agent mémétique auditif causant une sensation de douleur à tout organisme humain. Les organismes ressemblant à des humains ne sont pas affectés, permettant de faciliter le confinement et, si nécessaire, la destruction de
"Bordel." lança Ryan en débranchant ses écouteurs et se levant dans son box. Il tourna la tête vers la droite, s'adressant à son voisin. "C'est quoi le terme pour changeforme à la CMO ?"
"Type… Jaune je crois ?" répondit Akio Naguri en mangeant son déjeuner, une salade sortie du distributeur. "Tu bosses toujours sur MacReady ?"
Ryan hocha la tête en posant ses mains sur le bord de la séparation. "On a réussi à le diminuer assez pour ne pas causer de mort instantané. Juste un très très gros mal de crâne."
"Je suis content de travailler sur du visuel." lança Akio en mordant une feuille de salade. "Beurk. J'avais oublié à quel point ces trucs étaient mauvais une fois séchés. Tu as de la sauce ?"
"… Tu me demandes si j'ai de la vinaigrette. Dans mon box. À proximité de matériel informatique sensible."
"Du coup tu en as ou non ?"
Melbourne leva les yeux au ciel et ouvrit un tiroir de son bureau rempli d'un assortiment d'en-cas et de condiments. Il trouva un sachet de sauce et le lança par dessus la séparation. "Voilà. Tu ne devrais vraiment pas manger en travaillant— la maintenance a toujours une prime sur ma tête pour avoir renversé du Coca sur mon clavier."
"Et tu as pourtant encore des bonbons d'Halloween dans ton box." lança Akio en ouvrant le sachet et le versant sur la salade.
Ryan se rassit, plongeant la main dans le même tiroir et sortant une barre de Snickers. Il déplaça sa souris sur le fichier audio contenant le Projet MacReady et l'ouvrit. Le chocolat avait une autre idée, glissant de ses mains pour tomber sur la touche entrée de son chavier.
L'effet fut immédiat et douloureux. Une explosion sonore de deux secondes sortit des haut-parleurs de son ordinateur, l'envoyant au sol, gémissant. Il mit sa tête entre les mains, se mettant en position fœtale. Après quelques minutes, il réalisa qu'Akio était penché au dessus de lui.
"Ça va ?" demanda-t-il en mâchant sa salade.
"Tu… n'as pas entendu ça ?" demanda Ryan en attrapant sa barre chocolatée. "J'ai fait tomber ça sur la touche entrée et ça a lancé le Projet MacReady."
Akio pencha la tête et montra le casque accroché autour du cou de Melbourne. "Je pense que tu te l'es diffusé à toi-même."
Ryan fronça les sourcils. Il ne les avait jamais branchés mais Akio n'avait pas à le savoir. "Ouais, c'est ça. Désolé."
"Ça me rappelle quelque chose, tu n'as plus de doigts de fée je suppose."
"Ah, ah, ah." dit Ryan d'une voix monotone en secouant la tête, avant de se rasseoir. 'Akio' retourna dans son box et le pianotement trop délibéré recommença.
Melbourne sortit des bouchons d'oreilles de son tiroir et inséra les embouts en mousse dans ses oreilles. Puis, il monta le son de son ordinateur au maximum avant de rejouer le fichier.
Sa tête résonna de douleur, mais personne autour de lui ne semblait être dérangé. Personne ne savait que son ordinateur venait de lancer ce qui était auparavant un agent mémétique mortel réduit afin de donner une migraine à tout être humain.
'Tout être humain' étant la phrase lancée.
"Il y a quelque chose de pourri au Wisconsin," se murmura Ryan.
16 octobre
Robert Tofflemire se réveilla dans les baraquements pour la première fois depuis au moins cinq jours.
Autour de lui se trouvaient d'autres membres de Sigma-10. Ruby Williams était assise à côté du lit alors que son frère, Blake, amena une radio dans la pièce. Alice ajustait son armure en parlant à un visage qu'elle n'aurait jamais pensé voir ici— celui de Ryan Melbourne, méméticien de métier.
Robert se releva. "Il se passe quoi ici ?"
Blake leva la main et appuya sur un bouton de la radio. Un son statique en sortit, remettant Robert au lit en se tenant la tête. "C'est quoi cette merde ?"
"Il est réel." Ruby enleva ses bouchons d'oreilles. "On a réussi à rentrer en contact avec les frères Bailey pendant ton sommeil. On a confirmé que Tristan est bel et bien vivant."
"Je ne suis pas sûr de pouvoir dire ça de la majorité de nos collègues." grogna Ryan Melbourne. "Il y a huit cent quarante-trois employés dans le Site-87, sans compter les membres de Sigma-10."
"Et on en a combien actuellement ?" demanda Robert en se redressant, se nettoyant l'oreille.
"Deux." répondit Katherine Sinclair en entrant dans la pièce. "Je pense qu'ils n'ont pas essayé de me copier car ils ne peuvent pas recréer la magie ; et pour Melbourne…"
"J'y arrive." Il leva les mains. "À partir de maintenant nous devons partir du principe que la majorité du personnel du Site-87 est portée disparue, voire morte au combat."
"Pourquoi ne copier que le reste de la force d'intervention ? Pourquoi ne pas nous cloner, nous ?" demanda Ruby en se grattant la tête. "Je comprends pourquoi ils n'ont pas pris Carol, ça ne sert à rien de copier une personne dans le coma. Mais ils nous ont juste… enfermé dans les baraquements."
Alice haussa le ton. "Si la majorité d'une force d'intervention voit son poul tomber à zéro pendant plus de deux heures, le Commandement O5 est alerté. S'ils… tuent des gens, alors ils ne peuvent pas risquer d'alerter toute la Fondation. Et puis la ville…"
"Pourrait être possiblement effacée des cartes avec le Protocole Penzance." la coupa Robert en se grattant l'arrière de la tête. "Ça fait sens."
Melbourne s'éclaircit la gorge. "On doit toujours vous mettre tous à jour. Donc…"
14 octobre
La salle de diffusion était vide. L'opératrice était partie à la cafétéria pour le déjeuner et avait laissé la porte déverrouillée derrière elle.
Après s'être assurée que toutes les caméras lui tournaient le dos, Ryan se glissa à l'intérieur et ouvrit son ordinateur portable. Il avait légèrement modifié le Projet MacReady— il possédait maintenant un pointeur géographique de mème, dirigeant quiconque pouvant percevoir le mémétique douloureux vers la surface.
Sur la route, Ryan fit passer en boucle le Projet MacReady sur son téléphone en croisant le plus de monde possible. Il devait garder ses doigts dans les oreilles la majorité du temps, même avec les bouchons d'oreilles. Aucun des membres du personnel qu'il ait croisé ne réagissait.
Il connecta le port USB de son ordinateur au système audio et appuya sur le bouton de lecture. Même avec les bouchons d'oreilles il gémit de douleur et laissa sortir un "Bordel de MERDE !" alors que le son était diffusé dans tout le site.
Le son s'arrêta et il récupéra son ordinateur, le ferma, nettoya le tableau de bord avec un chiffon et sortit de la salle de diffusion. Puis, il prit un ascenseur.
Sur le chemin, son téléphone sonna. Il répondit sans regarder le numéro. "Melbourne."
"Il était temps que tu répondes ! Est-ce que tout le monde au site a bloqué mon numéro ?" De l'autre côté du fil, Tristan Bailey ne semblait absolument pas amusé. "Ryan, pourquoi ma famille reçoit des mails de condoléance en masse depuis 87 ?"
16 octobre
"Moi aussi." acquiesça Robert. "Après avoir réalisé que Tristan n'était plus en ville et n'aurait pas pu revenir de la boucle spatiale, le… Eh bien c'était comme briser un sort."
"C'est moins un 'sort' qu'un 'filtre de perception', dans ce cas." dit Melbourne en s'avançant vers l'ascenseur suivi par l'assemblée. "Ce truc qui ressemblait à Tristan nous avait convaincus qu'il était Tristan parce qu'on savait qu'il ne pouvait pas être là ? C'est ça ?"
"Plus ou moins." répondit Robert en roulant des épaules. "Ça me file un mal de crâne cette histoire, pour être honnête."
"Je déteste la pataphysique," admit Alice.
Robert le regarda d'un air sournois, "Je ne fais jamais je métafic—"
"Non !" dirent-ils d'une seule voix.
"OK, OK." lança Robert en levant les yeux. "J'essaye d'alléger l'ambiance…"
Alice se frotta les tempes. "Je me souviens de ce qu'il s'est passé en juillet. Mais… C'est flou plus récemment. Et je sais qu'il y a quelque chose d'important à ce moment-là"
"J'ai quelque chose dans mon box qui devrait aider." dit Ryan Melbourne en appuyant sur le bouton de l'ascenseur.
14 octobre
Le deuxième étage de S&C Plastiques était largement vidé. Le bureau de la directrice était un étage au dessus et la réception un étage en dessous. Le deuxième étage était surtout utilisé pour le stock. Quelquefois, on peut y voir des gens travailler dans des boxes proches des fenêtres, donnant l'illusion que l'endroit était aussi occupé qu'une entreprise de plastique lambda.
Melbourne était en train de jouer avec son jeton. Après environ une demi-heure la porte de l'ascenseur s'ouvrit et une Katherine Sinclair en sortit. "Pourquoi je suis là ?" demanda-t-elle dans le vide.
Dans l'instant qui suivit, Ryan ouvrit le Projet MacReady et le lança alors qu'il s'avançait vers Sinclair. La thaumatologue gémit et se couvrit les oreilles. "C'est quoi ce bordel, Ryan ?!"
"Je devais vérifier." répondit Melbourne en fronçant les sourcils. "Personne n'est monté avec toi ?"
"Non— c'était quoi ce son ?"
Ryan expliqua brièvement les bases du Projet MacReady et comment il avait découvert que personne dans le site exceptés eux-mêmes n'y réagissait. Il démontra sa réaction afin d'éloigner les soupçons de Sinclair.
"Donc… Attends." hésita Sinclair alors que Ryan entra un autre numéro sur son téléphone. "Personne n'est humain dans le site ? Tu penses que c'est pour ça que Tofflemire s'est infiltré ? Pour les chasser ?"
"Je ne sais pas." Ryan tendit son téléphone à Sinclair. "Mais j'ai quelqu'un pour toi."
Sinclair prit le téléphone. Il sonna pendant quelques secondes, puis elle eu un sursaut lorsqu'elle reconnut la voix à l'autre bout du fil. "Tristan ?"
Ryan recula et les laissa discuter, un léger sourire sur le visage. Au bout de quelques instants, Sinclair lui rendit son téléphone, l'air choquée. "Donc. Ce Tristan au magasin de costumes. Ce n'était pas réel."
"Comme tout le monde ici à part nous. Je suis désolé."
"Monty…" Sinclair serra les poings. Ce n'était peut-être que la façon dont le coucher de soleil passait à travers la vitre, mais Melbourne aurait juré avoir vu une aura de colère autour de Sinclair. "Ils ont tout le monde. Eh bien…" Elle afficha un sourire maniaque. "La bonne nouvelle c'est que je vais enfin pouvoir tester les barrières que j'ai créées autour du site."
"Il y a aussi l'Agent Carol." lança Ryan. Elle n'est pas réveillée. Donc peu importe ce que tu prévois…"
"Hmm." Sinclair regarda autour d'elle et récupéra une feuille de papier. "Tu as une arme de poing ?"
"Je peux peut-être réquisitionner un 9 mm. Pourquoi ?"
"J'ai une idée.
16 octobre
"Ils t'ont laissé un mot ?" demanda Robert en haussant les sourcils.
"En quelque sorte." Sinclair lui expliqua alors qu'ils sortirent de l'ascenseur vers le Sous-sol 8, qui hébergeait le département des mémétiques. "Je l'ai implanté dans son esprit et appliqué une barrière autour de son lit. Melbourne s'est occupé de cacher le flingue dans ses draps."
"C'était risqué." admit Alice. "Mais ça a payé."
"Vous ne trouvez pas ça un peu bizarre la façon qu'ont ces choses de mal imiter les gens ?" demanda Robert alors qu'il tourna dans un couloir. "Genre, sur l'échelle de mon imitation de Clef à celle d'Alice de Bill Crypto—"
"Je ne fais pas cette voix, Tofflemire." lança Alice en levant les yeux au ciel.
"Ce que je veux dire c'est qu'ils sont nuls pour imiter les gens."
"Peut-être par leur conception ? Quelqu'un remarque leur mauvaise copie, il se fait entuber, puis enlevé, puis copié ?" Sinclair remarqua un écran sur le mur faisant la promotion de la fête annuelle d'Halloween et de quelques nouvelles règles à son propos. "Maintenant je sais comment se sent West. C'est nul, Halloween."
"Oublions ça pour l'instant." dit Robert en entrant dans le "laboratoire" de mémétique, qui se résumait à quelques boxes les uns à côté des autres.
Melbourne était penché sur son écran en mâchant un Twix. "OK. Agent Carol, si vous voulez bien venir par ici et mettre ce casque audio…"
Alice leva un sourcil s'avança. Alors que Robert était habillé en civil, Alice avait toujours son armure de combat. Robert se disait que cela la permettait de se sentir plus à l'aise par rapport aux événements de ces deux dernières semaines. Mais cela fit tout de même grincer le box de Ryan de manière déconcertante alors qu'elle s'assit.
Maintenant regarde juste l'écran…" Ryan appuya sur le bouton de la souris et se tourna, se dirigeant vers Sinclair et Tofflemire. "C'est un mème de récupération mémorielle. Un anti-amnésique pour faire simple."
"Ça va marcher ?"
"J'espère. On l'a utilisé sur des patients civils en traitement expérimental contre l'amnésie. Presque personne n'a voulu essayer—"
"//Presque personne ?!" lança Robert? "C'est plus que zéro, c'est clair !"
"C'est parfaitement sûr—"
Suite à ses paroles, Alice laissa échapper un hurlement et recula de l'écran, arrachant le casque dans le même temps. Elle chuta dans le box, convulsant, s'assommant presque contre les murs en bois compacté.
Robert accourut vers elle. "Al ?"
"… Je m'en souviens.
1er octobre
Alison Carol sentit la chose grimper sur son dos, s'accrochant à sa peau. Elle ne cria pas— elle était plus forte que ça, bordel. Et si cette chose… cette chose la prenait ? Ce n'était qu'un bête paresseux. Un bête paresseux géant, cauchemardesque, au delà de la compréhension humaine. Ils mangeaient des feuilles, pas des gens— c'était même dans leur nom scientifique, Folivora.
"Très bonne suggestion !"
Alice fit face à une femme— non, pas une femme. Ça avait l'air féminin, mais ce n'était même pas humain. Ça ressemblait à une poupée Barbie, avec les proportions et tout le bazar. La chose pencha la tête vers elle. "Je cherchais un nom qui ne serait pas soupçonneux et celui-là est parfait. Un mot si obscur et dont je suis sûr que personne ne relèvera la signification."
L'esprit d'Alice commença à former une image basée sur quelque chose qu'elle avait vu dans un livre sur l'histoire de la ville. Une photo à l'encre de seiche d'une femme, assise avec son moustachu de mari et son jeune fils. Le texte en dessous était "Famille Sloth, 1889".
"Oh, vous m'avez donné un visage maintenant !" En effet, alors qu'Alice regardait la photo, la chose commença à adopter le visage d'Imogen Sloth. "Et un nom ! Imogen, quelle appellation pittoresque."
"Vous-êtes quoi ?" demanda Alice en déglutissant, cherchant son arme de poing. "C'est quoi ce bordel, j'ai été tiré dans film de John Carpenter ?"
"Un film ! Quelle bonne idée !" La femme rayonna alors que sa forme devint plus concrète. "Vous me donnez tellement de bonne idées. Nous ne pouvons pas les créer nous-mêmes, vous voyez— nous avons juste à travailler avec celles qui nous sont données."
"Vous êtes une histoire," lança Alice en déglutissant. "Une fiction. Une légende. Peu importe comme on les appelle. Je…" Elle se tut. Il valait mieux qu'elle arrête de parler.
"Qu'y a-t-il dans vos poches ?"
Alice gémit, essayant de penser à tout sauf à ce qui se trouvait dans ses poches— son portefeuille, son téléphone, une photo d'elle avec Laura Ashebrooke, la propriétaire de la Cabane de la Sorcière—
"A-ha !" Imogen sourit. "Maintenant nous avons un agent parfait. Nous avons juste besoin d'une en…"
"Pourquoi faites-vous ça ?" demanda Alice.
"Parce que." répondit-elle en se rapprochant. "Il veut être réel."
Alice sentit une respiration dans sa nuque. Elle regarda derrière elle et vit une paire de yeux noirs globuleux montant au dessus d'elle.
Elle hurla.
Puis, plus rien.
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