Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Seyph
Jour 57 après la chute d'Aleph
La terre était secouée de spasmes. Chaque fois plus rapprochés, chaque fois plus violents. Le ciel était zébré d'éclairs qui déchiraient sans répit le noir d'encre pour le transformer en un blanc aveuglant, rayé de l'argent d'une pluie torrentielle.
Juste au dessus du Bosphore, le ciel et la terre étaient devenus indiscernables, mêlés plus étroitement encore qu'ailleurs. La mer, là, s'était soulevée pour se confondre avec la pluie et les débris. Ça n'était pas une trombe ou une tornade : lentement, c'était tout le détroit qui se décollait et partait en fragments, comme irrésistiblement attirés dans un immense entonnoir sans éclairs, qui s'élargissait de seconde en seconde. La réalité avait commencé à s'effriter, et l'environnement tout autour s'effondrait sous son propre poids, entraînant de gigantesques restructurations de la matière et une modification des lois de la physique dans la zone périphérique.
La dimension du dessus n'avait pas encore cédé, et le trou s'élargissait inexorablement.
Il y avait déjà des milliers de morts. Il y en aurait bien plus.
Je n'allais pas tarder à en faire partie si ça continuait.
"Il faut qu'on soit à au moins 10km de l'épicentre au moment de l'effondrement dimensionnel. On aura une vingtaine de minutes, si on est chanceux. 100km dans les 3h suivantes pour échapper à la rupture périphérique. "
C'est ce qu'avait dit Mark. Debout sur le reste d'immeuble, les yeux fermés et la gorge déployée, il essayait de son mieux de d'abord nous sortir du danger immédiat de se dissoudre dans le Néant.
L'avantage d'avoir défoncé les lois de la physique et de la logique, c'est qu'on pouvait en combler les trous béants. C'était dans les interstices de la compréhension que la magie prenait toujours source. L'inconnu était la puissance de l'anormal, mais on ne pouvait le dompter qu'en le comprenant. Ce paradoxe majeur a fait s'arracher des cheveux depuis la nuit des temps, et échouer toute tentative de séparer la thaumaturgie de la mystique.
"Mange le bon sens mais chie-le droit", c'était un des proverbes un peu vieillots de ce milieu.
Évidemment aucun de nous deux n'avait le loisir de penser aux vieux dictons de la Bibliothèque.
Le chaman a fini de chanter et a pris ma main pour sauter dans le vide. On se trouvait à l'épicentre, la capacité de voler n'était à ce point qu'une question de volonté. Si même les cailloux lévitaient on pouvait bien se débrouiller pour faire pareil. Les débris étaient justement le principal danger, après le démembrement par distorsion et littéralement Rien. À certains endroits, la ligne entre se casser la figure dans une bulle de gravité et se manger un morceau de béton armé à pleine vitesse était très fine. On n'y marchait que par instinct, avec toute la détermination qu'un ventre vide et un esprit à bout pouvaient trouver.
À mesure qu'on s'éloignait du centre, les lois de la physique se faisaient moins malléables, ce qui nous força à continuer sur le sol, en évitant les crevasses et mouvements de foule. De haut, les milliers de personnes fuyant les immeubles faisaient penser à des insectes dont on avait décapité la fourmilière. En bas, tout n'était que chaos. Il y avait des hurlements, des bousculades. La terreur, palpable, faisait autant de victimes que la confusion. Les silhouettes se mêlaient aux trombes d'eau. Il n'y avait plus là qu'un tourbillon confus de corps émaciés, de bruit, de peur animale, percé parfois d'un visage perdu illuminé par un éclair. Combien s'en sortiraient ?
J'ai serré plus fort la main de Mark, pour ne pas avoir à trop y penser. Si on était séparés, on était foutus. Si on s'arrêtait, si on n'arrivait pas à se relever après une secousse sismique, si on tombait dans une crevasse, si on était trop lents… on irait les rejoindre dans une mort anonyme et horrible. Et on l'aurait mérité.
J'ai heurté quelqu'un. Un coup d'épaule violent qui m'a fait perdre un instant le sens de la direction. J'ai serré les doigts, désorientée, pour ne pas perdre la trace du médecin qui s'éloignait. Il y a eu un flash. Un peu en hauteur, une femme aux cheveux noirs coupés proprement qui lui collaient au visage, lèvres pleines, costume blanc trempé par la pluie. Des pupilles rétractées qui se sont plantées soudain dans mes yeux. La Daevite. La même qu'à Ste Sophie, quelques jours plus tôt.
J'ai trébuché, et retrouvé plus ou moins le sens de la marche en manquant de tomber. Je n'ai plus regardé en arrière, juste couru.
Le mur se rapprochait. Dans les restes de rues en ruines, tournant après tournant, on a surmonté tous les obstacles, sans s'arrêter, sans s'écouter. J'avais envie de rendre mes tripes. Derrière notre dos, le centre d'Istanbul était mêlé aux nuages d'orages dans un tourbillon de plus en plus rapide et de plus en plus bas. Tout le Bosphore grondait comme une bête à l'agonie. On n'allait pas assez vite, la rupture allait arriver d'un moment à l'autre. Dans la peau de mes bras et jambes, les glyphes fraîchement gravés à l'aide d'un débris de verre luisaient, rougissant de sang les vêtements déjà trempés. Plus vite, plus loin. Il valait mieux être mutilés que morts.
J'ai tiré Mark au-dessus d'un tas de pierres. Il ne restait plus qu'à passer une partie effondrée et on serait hors de la ville fortifiée. Le no man's land serait moins difficile à traverser.
Le regard du médecin se fixa dans le vide derrière mon dos, figeant son ascension. Un long frisson parcourut ma colonne vertébrale. Danger. Imminent. Mes réflexes ont pris le dessus, et je me suis laissée tomber par terre alors qu'une série de claquements très distinctifs perçaient le vacarme ambiant. S'ensuivirent quelques roulades hasardeuses dans le sens de la pente, vraiment pas aidées par la boue et un seul œil à trois centimètres du sol.
Une voix s'éleva de l'endroit d'où venaient les coups de feu. À la limite du hurlement. Une voix de femme, emplie de haine.
"MONTREZ-VOUS, SALES LARBINS DU SERPENT !"
C'était si gentiment demandé. Un coup d'œil en arrière m'assura que l'homme des steppes allait bien. J'ai risqué un regard par dessus le tas de cailloux, aussitôt accueilli par un sifflement et des éclats de pierre, dangereusement près de ma tête.
"ON VA PAS SORTIR SI C'EST POUR SE FAIRE TIRER COMME DES LAPINS, FAUT RÉFLÉCHIR UN PEU AUSSI."
Cheveux noirs plaqués en bataille. Costume blanc taché de rouge. Regard fou. L'envie de vomir est revenue. J'ironisais par pure bravade.
La bravade n'était ni pare-balle ni très efficace pour désescalader un conflit. Ce genre de conflit, de toute façon, avait autant de chances de désescalade qu'un pigeon de survivre en face d'un réacteur d'A320. Elle savait maintenant. Elle avait dû nous repérer au cours de la fuite, on avait utilisé la magie de façon assez flagrante pour aller plus vite. Deux Mains. Les seuls possibles responsables de la situation. Son empire tombait en ruines et elle avait trouvé pourquoi.
Double manque de bol, puisqu'elle avait une arme à feu. Lancer un sort ou un caillou en pleine poire, ça va toujours plus lentement que vider un chargeur. On ne pouvait pas revenir en arrière sans s'exposer en plein dans sa ligne de tir. Coincés.
"ON PEUT ESSAYER DE DISCUTER ? ENTRE ADULTES RESPONSABLES."
Si Mark en était venu à utiliser le même genre de réflexions que notre guimauve d'informaticien devant ce qu'il considérait comme l'archétype du Mal, c'était que vraiment il était à court d'idées. J'ai renchéri :
"SI ON RESTE ICI ON VA TOUS CREVER DANS LA FORMATION DU TROU ! DANS MOINS DE CINQ MINUTES C'EST GAME OVER !"
Un rire hystérique répondit de l'autre coté de l'éboulement.
"ET ALORS ?"
C'était jamais très concluant, la logique, pour négocier avec des fanatiques. Dans ma vision périphérique, Mark fit une grimace et tapota une montre imaginaire à son poignet.
Merci j'étais au courant. J'avais encore l'usage de mes deux oreilles et le fait que le vacarme dans notre dos se transformait de plus en plus en un silence de plomb n'augurait vraiment rien de bon.
La panique reprenait le dessus, à chaque seconde sans idée géniale de solution pour s'en sortir. Mon cœur qui battait, le flingue, le no man's land, le silence. Ça tournait en boucle, de plus en plus vite, de plus en plus inéluctable. Il devait y avoir une échappatoire ! Au moins une !
Le rugissement d'un petit moteur fendit la boucle de ces pensées. J'ai eu a peine le temps de relever la tête par dessus mon tas de cailloux, avant de voir un scooter affublé d'un side-car planter sa roue en plein dans la colonne vertébrale d'une daevite choquée. Le conducteur remonta ses grosses lunettes maculées de boue, révélant des yeux bleus rieurs. Il mis un coup de pied désinvolte pour écarter l'arme à feu hors de portée de sa propriétaire qui essayait de ramper pour la reprendre, et lança d'un air enjoué :
"Montez ! Vaut mieux pas rester dans le coin !"
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