Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Harcko
Jour 30 après la chute d'Aleph
Une cascade de médicaments a déferlé du petit meuble au miroir cassé. Je les ai fourrés à la hâte dans la poche extérieure du sac à dos. Ma jambe me lançait, la douleur brouillait ma vue. J'ai réussi à revenir à l'endroit où j'avais dissimulé la bécane, et me suis effondré.
La tension redescendait, laissant un grand vide. Un vide en forme de deux personnes. J'avais les yeux qui piquaient, mais surtout l'horrible sensation d'avoir merdé. Et que ça avait probablement coûté la vie à des amis.
Une larme est tombée et a roulé sur la plaie, traçant sur son passage un sillage dans la saleté. J'ai grimacé et me suis secoué pour m'occuper du plus urgent. La blessure n'était pas particulièrement grave, mais il y avait des fragments, et une partie de la balle était restée à l'intérieur. Elle avait dû toucher quelque chose avant. Ça avait été assez confus. Mais le résultat était certainement tout sauf hygiénique. Dans le doute, j'ai mis la dose de désinfectant, roulé en boule une paire de chaussette entre mes dents et ai consciencieusement démarré la boucherie. Le souvenir d'un petit Leo en train de jouer au docteur maboul avec ses parents me traversa brièvement l'esprit. Le Leo actuel n'était pas franchement plus doué, mais il connaissait beaucoup plus de gros mots.
Le dernier bout de métal tomba sur le sol inégal. J'avais la tête qui tournait. J'ai essayé de me rappeler comment Mark faisait pour suturer les plaies, mais j'ai abandonné l'idée : ni fil ni aiguille en vue. J'ai pris le scotch trouvé dans l'armoire à pharmacie, des compresses, et ai arrangé les bouts de chair de la façon la plus nette possible, en enroulant le tout dans une longue bande de gaze. Puis j'ai remis du scotch. Histoire que ça tienne bien en place.
Après un certain temps à batailler avec les packagings de médicaments en turc, j'ai renoncé à trouver des antibiotiques et ai pris deux comprimés d'antidouleurs, avant de sombrer dans le sommeil.
Les jours suivants, j'ai essayé de retrouver la trace du convoi. Les pneus des semi-remorques des Insurgés du Chaos laissaient de profondes ornières dans la boue, mais les empreintes disparaissaient en quelques centaines de mètres sur les routes goudronnées. Dépité, je suis revenu au point de départ. La friche industrielle était plus menaçante que jamais. J'ai clopiné jusqu'à l'abri de fortune qui nous avait servi de cachette, quand les intrus avaient débarqué. Nos affaires étaient encore là : un sac de rando dont on avait colorié les bandes réfléchissantes au marqueur, une vieille sacoche en cuir avec quelques marques de brûlure… du café en dosettes. Je me sentais seul et perdu.
Il me fallait un GPS.
La quête d'un GPS fonctionnel prit une journée de plus. Son bidouillage quelques heures. Sa calibration pour une localisation par résonnance de plan fut, elle, un échec total. Il y avait un glissement dans la structure de la réalité à grande échelle, ce qui rendait tout difficile. L'appareil se contenta de pointer très approximativement vers le nord-ouest.
Malgré tout, l'échec n'était pas total : une position incertaine restait une indication. Camille et Mark étaient en vie, quelque part, plus vers la mer. Il faudrait juste les retrouver.
La blessure avait l'air de guérir, mais pas partout. Une partie de la chair était noire. J'ai pris mon courage à deux mains pour découper la partie morte. Si ça pourrissait davantage, il risquait d'y avoir des insectes, ou une infection. Ça devrait aller si je la lavais plus souvent, même si ça gâchait de l'eau potable.
Il y avait une pomme de terre avec une forme marrante parmi mes trouvailles du jour. On aurait dit qu'elle avait un gros nez, du coup je lui ai fait des yeux. J'ai rigolé tout seul à ma connerie, joué à la dinette avec comme un gosse et quand l'eau a enfin bouilli, je l'ai jeté dedans avec du sel et quelques herbes.
Monsieur patate était un homme de goût.
Le thermomètre dans la sacoche était cassé. C'était un de ces vieux thermomètres au mercure qui dataient du siècle dernier. Mark n'avait pas un matériel médical à la pointe de la technologie. Le métal avait fui, ce qui empêchait à présent toute prise de température. J'aurais bien aimé vérifier si c'était moi qui avait de la fièvre ou le temps qui déraillait.
La brume était de plus en plus épaisse et j'avais froid.
Les ombres défilaient sur le bord de la route, mais il est vite devenu difficile de les distinguer. Les arbres ressemblaient vite à des silhouettes en marche, et les murmures du vent aux paroles anxieuses d'esprits perdus.
Je me sentais piquer du nez sur le guidon du scooter. La fatigue des derniers jours me rattrapait. Les cauchemars, les changements de température, les médicament le stress et les obstacles de la route n'avaient pas aidé. La brume tourbillonnait lentement, les arbres bruissaient, le petit moteur tournait à allure régulière, les roues rebondissaient doucement sur la route caillouteuse…
La sensation de chute arrêtée par une poigne ferme mais délicate me tira de ma somnolence. J'ai ouvert les yeux, péniblement. Il faisait sombre. Un cheval piaffait. J'ai essayé de reprendre mon équilibre mais ma jambe se déroba sous moi. Un éclair de douleur remonta le long de ma colonne vertébrale. Tout se réduisit à un bruit blanc, puis le noir.
J'ai à nouveau émergé, à une sensation inhabituelle : la douceur de draps fraîchement lavés. Une odeur légère flottait dans l'air, peut-être une odeur d'épices. J'ai entrouvert une paupière discrètement, en m'attendant à devoir m'enfuir en courant à tout moment. C'était très lumineux. Je pouvais distinguer des pierres taillées, ce qui ressemblait à une tapisserie sur le mur, et une fenêtre arquée parée de deux longs rideaux diaphanes qui flottaient doucement dans l'air calme. Intrigué, j'ai ouvert l'autre œil. C'était une pièce plutôt spacieuse, haute de plafond, avec un grand lit au milieu. Il y avait une vasque posée sur un tabouret, et une grande carafe à côté, probablement pour la remplir. Les tapisseries recouvraient tout le mur, et représentaient trois dames, à la mode médiévale. Une brune, qui tenait une bourse devant un château doré, une rousse avec une queue de serpent, et une blonde avec un rapace posé sur le poing.
Personne à l'horizon. C'était intriguant. Je me suis redressé en grimaçant un peu. Quelqu'un avait décousu mon pantalon jusqu'à mi-cuisse, et avait pansé la blessure d'une bande de coton propre. Mon manteau, mes chaussures, chaussettes et lunettes de protection manquaient à l'appel, on avait clairement lavé mes mains, mon visage et globalement tout ce qui dépassait des vêtements, mais j'avais toujours mon t-shirt/jean crasseux et je me suis senti coupable en voyant la trace sombre inidentifiable que je laissais sur le tissu blanc du linge de lit.
Un bruissement d'ailes interrompit mon observation. Un oiseau s'était posé sur le rebord de la fenêtre. Un faucon peut-être ? Il a fait quelques pas, l'air indécis, a penché la tête pour me dévisager de ses grand yeux oranges, puis a repris son envol.
Quelques minutes plus tard, l'oiseau est revenu, mais par la porte, au bras d'une magnifique jeune femme en robe blanche, aux longs cheveux blonds ondulés qui tombaient en cascade sous les hanches. J'ai interrompu mon geste (en l'occurrence retirer mon caleçon pour le laver), hésitant sur la marche à suivre dans une situation aussi gênante, dans un lieu aussi incertain, et dans un contexte général aussi dangereux. On n'était jamais préparés à ce genre d'interaction sociales. Mon cerveau a pris une solution au pif. J'ai levé les mains.
La femme détourna pudiquement les yeux, et leva la main gauche devant sa bouche pour dissimuler un sourire. Je me suis empressé de remettre correctement mon caleçon, et de clopiner vers le lit pour m'y réinstaller et faire comme si rien ne s'était passé.
"Euh… je voulais pas… y'avait de la boue… enfin pour le lit… Pardon désolé aïe."
Nickel. Comme si de rien n'était. Elle a laissé échapper un rire léger.
"J'ai vu passer des chevaliers en bien pires états. Et qui furent bien moins embarrassés à ce sujet.
- J'ai… plus vraiment l'habitude. De ce genre de choses.
- De ?
- Des draps, de l'air respirable, de bien dormir…
- C'est le lot des guerriers.
- Je suis pas un guerrier. Je suis juste paumé haha.
- Et pourtant vous êtes ici. Rares sont ceux qui y arrivent.
- Ici ? On est où d'ailleurs ?
- Le Château de l'Épervier. La demeure de Mélior, fille de Pressine. Le fort de Grande-Arménie…
- GRANDE-ARMÉNIE ?!? MAIS ON EST CENSÉS ÊTRE EN TURQUIE !"
C'était beaucoup trop loin pour être une bonne nouvelle ! L'Arménie était encore à plusieurs jours de route. Si ça n'était pas moi qui m'occupais de lire les cartes depuis un moment, j'aurais franchement douté de mes capacités à suivre des chiffres sur un papier. La dame eut l'air surprise par ma sortie. Un voile de doute passa dans ses yeux, et elle répondit sans me regarder.
"C'est le nom du lieu. Je… écoutez c'est compliqué.
- Ah ?
- Le monde ne tourne plus rond, vous voyez ? Le château a, comment dire ? Glissé. Je n'ai plus de contrôle sur ces lieux, tout est étrange.
- Quel genre d'étrange ?"
Elle hésita.
"Des humains qui ne sont pas dignes se retrouvent à mes frontières par caravanes complètes. Des forces obscures se rapprochent, des bêtes se manifestent. Et je perds les défenses qui peuvent les repousser !
- Ah ouais, chaud. C'est vraiment la galère pour tout le monde en ce moment.
- C'est à dire ? Éclairez ma lanterne.
- On est en pleine apocalypse. Bienvenue à la fin du monde."
J'ai ajouté, en essayant de me montrer enthousiaste : "Vous verrez, on s'y ennuie pas !"
Mélior était une légende née pendant les croisades. Et comme toutes les personnes d'un âge respectable, les changements précipités l'angoissaient beaucoup.
Elle ne le montrait pas évidemment. Mais elle avait tendance à refaire les mêmes tâches en boucle jusqu'à la perfection dès que quelque chose la tracassait. Le métier à tisser qu'elle avait apporté dans la chambre voyait sa toile reculer plus qu'elle n'avançait. Elle l'avait installé là au moment où j'avais essayé de prendre congé, trois jours plus tôt. En me voyant clopiner dans la salle à manger du château, une lettre d'excuses à la main et un jambon entier dans le sac à dos, elle avait pâlit et ses yeux opalins s'étaient ouverts en grand. Mon sens du danger, affûté par des semaines de survie, a réagi au quart de tour. Je suis retourné sagement me coucher, en écoutant de bonne grâce une tirade outrée sur la nécessité de repos pour les convalescents.
Le climat était de moins en moins stable, aux abords du château de l'épervier. Malgré ses réticences, Mélior allait être obligée de me laisser repartir avant que j'aie complètement repris mes forces. Elle disait que je la stressais à regarder les nuages tourbillonner et que j'étais plus agaçant qu'un diplomate byzantin. Ça devait faire des siècles qu'elle n'avait eu à mentir à personne et elle était clairement rouillée. Ça faisait tout de même plaisir de voir qu'elle s'inquiétait pour moi.
J'ai recommencé à faire de l'exercice en marchant sur les courtines, puis en grimpant et descendant les escaliers. L'alitement, même court, avait eu des conséquences musculaires. Si je pouvais ressortir de ma blessure sans me froisser le dos comme un papy à la moindre rencontre avec un zombie ou un pack d'eau, ça m'arrangerait. C'était le genre de situations qui faisait beaucoup rire Camille mais ça n'était pas une raison d'être négligeant. En général les choses qui la faisaient rire se finissaient mal.
De temps en temps je regardais le signal sur mon GPS bricolé. Il avait vacillé un peu, une ou deux fois. Plutôt rassurant dans l'ensemble. J'ai aussi essayé de remonter le moral à Mélior, grâce aux quelques composants qui me restaient de mes bidouillages et ma liste de musiques préférées. Ça l'a laissée perplexe, mais pas inintéressée. Tout ça avait beaucoup changé depuis Richard Cœur de Lion, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir un penchant bizarre pour la drill.
Puis un soir j'ai su qu'il fallait partir. À l'horizon, un immense nuage en forme d'enclume couvrait tout le paysage, le noyant dans l'obscurité. C'était l'heure où le soleil se couchait, et tout prenait une couleur flamboyante. Ça n'aurait pas dû être possible, avec les nuages, c'était comme si la lumière coulait des masses sombres. Comme si tout le ciel saignait. De longs grondements résonnaient au loin, là où on apercevait des milliers de minuscules flashs traverser l'obscurité. L'air avait un goût d'ozone.
Je suis descendu dans la salle à manger. Mélior m'y attendait, pensive, son fidèle épervier perché sur la haute chaise en cèdre ouvragé où elle était assise. Il y avait un jambon entier, des pots remplis de mitonnades diverses, des fruits séchés et des épices, tous soigneusement alignés sur un grand linge. La Dame m'a regardé un instant, avant de porter son regard sur la fenêtre, l'air triste.
"J'ai rarement vu un damoiseau comme vous, sire Leonard…
- Heh, on ne devait pas croiser beaucoup d'informaticiens-thaumaturges pendant les croisades c'est sûr !
- On ne croise pas souvent de fée en ces éons non plus.
- C'est vrai."
Un long silence s'installa. Les grondements de la tempête se faisaient plus distincts. On savait tous les deux ce qu'il restait à faire.
"Je dois y aller.
- Je vais vous aider pour le paquetage, venez !
- Qu'est-ce que tu vas devenir, Mélior ?
- Est-ce vraiment le moment, sire Leonard ?
- Oui. Je pourrai pas demander après."
Elle a interrompu un instant le mouvement de ses mains, qui volaient de conserves en denrées pour les empiler de la façon la plus ordonnée possible dans un sac clairement pas fait pour.
"Je ne sais pas… Je pense que ma vie s'arrêtera là ? Sans humains pour les entretenir, les légendes meurent. Vous serez probablement le dernier à garder souvenir de la Dame du château de l'Épervier."
Elle avait l'air un peu triste, mais sereine. J'ai terminé de bourrer le sac en silence et est venu le temps des adieux.
Elle est restée silencieuse. Je ne savais pas quoi dire. Je lui ai fait un bisou sur la joue, comme quand je déposais mon petit frère à l'école avant d'aller au collège.
"Merci Mélior."
J'ai démarré le scooter et ai foncé vers la nuit d'orage.
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