Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Seyph
Jour 30 après la chute d'Aleph
J'ai dégluti.
"Si ils apprennent qu'on est sous les ordres de la Main, on est morts."
Un lourd silence plana. Même sans cracher le morceau, on risquait de ne pas faire long feu, au vu des constatations du trajet.
Le guérisseur se mordilla légèrement les lèvres, avant de répondre gravement.
"Au moins on aura sauvé Leonard."
Leonard… Il était encore un peu gamin à l'intérieur, et j'espérais qu'il pourrait au moins mourir en le restant, loin des sombres murs d'une Istanbul méphitique.
Pour Mark et moi, c'était trop tard. La ville nous avait déjà dévorés. Une minuscule pièce en haut de cinq volées d'escaliers, dans un immeuble lézardé qui entassait trois cent personnes les unes sur les autres. Une fenêtre, solidement vissée pour empêcher de sauter. Et à travers, au loin, l'eau noire de la mer derrière l'épais rideau des fumées. Le Bosphore était mort, et charriait les déchets et la lie qui débordait de ce qui était jadis Byzance.
Des milliers de vies enchaînées se terminaient là au rythme de la respiration de la ville, au battement sourd des masses et des pas. Ses artères charriaient le désespoir en longues files de larmes. Son sang coulait dans les rigoles poisseuses d'une Sainte Sophie avide de sacrifices. La tête baissée, le corps déchiré et l'esprit absent, des rangs d'esclaves sans nom se tuaient jour et nuit pour rebâtir les murailles imprenables de Constantinople. Une tâche sans fin, puisque depuis la fin du monde, des dizaines de minuscules tremblements de terre secouaient la région chaque jour, sapant lentement l'ouvrage à mesure de son avancement.
La base principale de l'Insurrection du Chaos était une machine implacable, réglée pour écraser tout obstacle, toute volonté, tout fragment de rébellion. Une machine qui se servait de la vie comme charbon et du sang comme lubrifiant. Une machine qui puait le daevite.
Qui pouvait y résister ? Qui pouvait rester pur, là où trouver un doigt dans la soupe du soir était une chance ? Qui pouvait croire au futur, là où rampaient les ombres d'une horreur bannie de la mémoire ?
La seule chose à laquelle se raccrocher était une désobéissance invisible. Un secret si lourd qu'il portait peut-être le poids du monde. Et l'autre personne qui partageait le fardeau.
Le chaman relâcha sa prise de ma paupière, l'air préoccupé.
"On dirait qu'il y a une hémorragie en plus de la dilatation de la pupille. Tu vois toujours rien de ce côté ?
- Que dalle.
- J'espère que ça n'a pas touché le cerveau…
- Te casse pas la tête. Faut dormir maintenant, sinon cette nuit ça va être l'enfer.
- T'aurais pas dû l'ouvrir.
- Les numéros se la ferment : je ne pouvais pas me taire…
- 28467 et 28466. On a déjà perdu, Camille.
- Heh.
- Haha."
Un long silence s'installa. Évidemment. Impossible d'échapper au système.
"Désolée.
- On a tous besoin de quelque chose pour pas débloquer. Maintenant ferme-la, je suis crevé.
- Dors bien, sale médecin incompétent.
- Dors bien, abrutie d'handicapée."
Mark s'est roulé en boule sans sa fine couverture. J'ai agité machinalement les doigts devant mon visage. Un grand sentiment d'absence remplissait tout le côté gauche. Pas du noir, juste…rien. J'ai fermé les yeux et me suis également tournée, en gémissant un peu.
Le sommeil soulagerait un moment.
Il faisait jour dehors. Le sommeil se faisait attendre. Un truc me trottait en tête.
"Tu sais…
- Hmm ?
- Des fois je me dis qu'on pourrait noyer tout ce détroit. On est sur une double faille, tous les flux convergent ici de façon complètement chaotique. Un changement de l'équilibre des forces thaumaturgiques et c'est l'effondrement de réalité assuré…
- J'essaie de dormir. Et toi tu divagues.
- Je suis sérieuse. Cette ville est un point critique pour l'IC, et elle est sur une putain de poudrière.
- Et si elle pète des milliers, peut-être un million d'innocents mourront de façon ignoble. Tu penses sérieusement qu'un point sur une carte vaut seulement la peine d'envisager l'idée ?
- Heh… Non, évidemment que non."
J'ai souri, et me suis laissée glisser dans le sommeil, apaisée d'avoir une réponse.
——
"..réveiller !"
Mal… Froid… Envie de rester dans les bras d'Ana…
La secousse se fit plus pressante.
"Allez lève-toi ! Ça va être bientôt la soupe…"
Ah. La soupe ! J'ai raté une respiration et me suis redressée en vitesse. Un mouvement brusque qui s'est mué en un espèce de gargouillis étouffé quand mes divers bleus se sont rappelés à mon bon souvenir.
Mark eut l'air plutôt content, et repris son travail d'aiguille. Il profitait généralement des derniers rayons du soleil pour raccomoder les habits des gens du bloc. Et parfois aussi des gens du bloc. Il y avait souvent des accidents pendant le terrassement. Ces activités nous permettaient, à défaut d'avoir le ventre plein, d'être plutôt tranquilles.
"Jolie couleur, ça tire vaguement sur le verdâtre ce soir.
- Mon oeil au beurre noir t'emmerde. Depuis quand t'as du fil blanc ?
- La vieille du troisième. D'ailleurs elle a un deal pour du Coca…
- Sérieux ?
- Un pack entier !"
J'ai sifflé. Une bouteille valait quasiment son poids en or ces temps-ci.
"J'imagine qu'il faut faire quelque chose de particulier en échange ?
- Ouais, ça risque d'être…"
Une corne résonna, le coupant dans ses explications. Aussitôt l'immeuble entier s'anima de bruits de pas précipités, de voix et de récipients entrechoqués.
J'ai attrapé ma gamelle en aluminium et ma cuillère et me suis empressée d'emboîter le pas au médecin. Une minute de retard à l'appel et le plus gros repas de la journée sautait.
J'ai esquivé de peu le linteau de la porte (qui pendouillait piteusement depuis quelques jours), raté quelques marches et ai manqué de passer par dessus la rambarde de la cage d'escalier, mais j'ai fini par arriver en rang dans les temps. Il faisait plutôt froid, et des frissons passaient d'une épaule à l'autre, à mesure que la nuit tombait.
Un type avec un accent exécrable appelait chaque matricule du bloc, ce qui prenait un temps fou. Chaque retardataire ou personne manquante allongeait ce temps exponentiellement. Il était parfois tentant de répondre "mort" pour abréger, quand une personne de sa chambre ne pouvait pas se lever, mais tout mensonge était traité comme un signe d'insubordination, et personne ne voulait goûter au sort des rebelles. Alors l'appel durait.
Quand enfin il prit fin et que chacun alla chercher sa part de bouillie, la conversation repris.
"Oui, je disais donc que ça allait certainement être une tâche risquée. Bon j'ai peut-être pas compris toutes les subtilités à cause des bouts de turc et d'argot en chaipas quelle langue au milieu, mais l'essentiel c'est qu'un des types du marché noir a attrapé une saleté anormale. Les insurgés l'ont à la bonne donc si on négocie on pourrait remplacer le soda par une affectation en cuisine ou aux déchets, mais si il nous vend on est cuits.
- Je vois, on a des chances d'être découverts mais en la jouant fine on peut devenir des enfoirés de planqués."
Il y a deux semaine, Mark aurait refusé l'idée en bloc. Jouer selon les règles implicites qui s'étaient mises en place à cause de l'esclavage, c'était se laisser aliéner par son fonctionnement. Un type moralement droit comme le médecin n'aurait jamais compromis ses principes face à l'IC.
Mais il avait vite craqué, comme tout le monde. Pas spectaculairement, pas d'un coup : sans retournement de veste, sans cris sans rien. Juste de la fatigue. Le poids de nos deux vies avait éteint l'étincelle de fierté de l'homme des steppes. Et alors que je suppliais un fantôme aux longs cheveux blonds de m'emmener avec elle, il avait enterré ses idéaux et était devenu un pion.
Il poussa un long soupir.
"Continuer à vivre vaut la peine de prendre des risques.
- Et vendre son âme ?"
Le contremaître fit à nouveau retentir la corne. C'était parti pour une nouvelle nuit à traîner les pierres de notre propre mausolée, sous un ciel sans étoiles.
"Ils l'ont déjà."
Il avait l'air terriblement épuisé et seul.
La vieille du troisième avait soixante-sept ans. Ils la gardaient parce qu'elle était utile, et cela lui assurait un relatif traitement de faveur. C'était peut-être la personne la plus importante de tout l'immeuble, et elle avait des contacts avec divers trafics, réseaux et personnes. C'était un noeud de résistance, mais également une pièce du système. Personne ne lui faisait confiance, et pourtant tout le monde se reposait sur elle.
La vieille était dangereuse, mais indispensable.
Elle finit de déplacer quelques tuiles derrière un faux-plafond qui avait vécu, et fit signe de nous dépêcher. Le jour était encore pâle, mais il suffirait à nous transformer en cibles faciles si on était repérés. Habituellement les déplacements clandestins se faisaient durant la nuit, facilités par la rupture des réseaux électriques qui laissait d'immenses nappes aveugles. Cependant rien n'indiquait que le "patient" pourrait tenir encore longtemps, donc il avait fallu hâter l'opération. Je me suis extirpée du trou en grimaçant, à moitié à cause de plusieurs heures à tirer des paniers de ciment, à moitié parce que les tuiles crissaient bruyamment. La vue des toits était magnifique. Le brouillard matinal mêlé de fumée crasseuse laissait filtrer les rayons d'un soleil opalescent. Au loin, le détroit scintillait, et sans la blessure d'un immense mur grouillant, on aurait pu croire que quelqu'un avait mis la fin du monde en pause. J'ai détourné l'oeil et me suis mise à longer les ombres à la suite de Mark et de la sacoche qu'il s'était improvisée pour l'occasion.
Le lieu de rendez-vous était à deux blocs de là, et il fallut louvoyer et prendre un certain nombre de risques pour éviter de donner l'alerte. La tâche était d'autant plus périlleuse que j'avais énormément de mal à évaluer les distances, et que le passage était instable. Certaines sections s'étaient même effondrées très récemment, et à certains endroits mon compagnon fut obligé de me soutenir pour éviter une chute. Malgré cela, nous sommes finalement arrivés à destination sans susciter l'alarme, et avons glissé en silence par un vieux velux déscellé.
Les quatre personnes occupant le grenier détournèrent les yeux. Ils ne savaient pas grand-chose du marché noir et faisaient tout pour en savoir le moins possible. Il étaient prudents.
J'ai remarqué l'épaisseur des matelas en mousse et la présence d'une pelure de fruit à moitié dissimulée. Évidemment, le bloc 3. Mark a pincé les lèvres et on est descendus par l'échelle, qui sentait encore un peu l'encaustique. Le client était dans une pièce individuelle, la seule à avoir un lit digne de ce nom. Il nous scruta d'un regard froid derrière ses orbites caves, et fit signe aux deux autres hommes présents de d'aller surveiller le couloir, ce qu'ils firent sans un mot. Il ouvrit la bouche et se mit à rire faiblement.
"Mes gardes du corps sont des clochards et mon dernier recours réside en deux forçats à moitié crevés qui sont arrivés par le toit…"
Nous n'avons rien dit. L'homme avait les cheveux grisonnants et quelques restes d'une vie passée dans l'abondance, comme la trace pâle laissée par le soleil sous une montre hors de prix. Cependant il n'aurait pas pu être reconnu même par un assidu lecteur de magazines financiers, car des trous hideux le défiguraient, exposant les os en divers endroits. Le parrain prit un ton plus froid.
"Si vous essayez de m'embrouiller comme le dernier docteur qui est passé dans cette pièce, vous finirez comme lui. À vrai dire vous êtes là pour la seule et unique raison que le bloc 10 a un nombre anormalement bas de cas d'infection ou de gangrène depuis votre arrivée."
J'ai regardé le chaman en haussant un sourcil et il s'est contenté de fixer distraitement une mouche qui tournait près de son nez, avant de répondre prudemment.
"J'ai des compétences plutôt pointues en médecine traditionnelle. Quels sont les symptômes ?"
L'homme désigna sa face ravagée d'un geste éloquent.
"Chaque nuit, depuis quatre jours, ça se bouffe. Mon corps grouille et se dévore un peu plus, pendant que je souffre la mort. Voilà mon calvaire."
J'avais une idée de ce qui était à l'œuvre. Il était du bloc 3, il l'avait sûrement mérité.
"Künilit ?
- Künilit. Pas de doute. Peut-être qu'en créant une interférence il y aurait moyen de tordre les conditions initiales, mais…
- Pas de messe basse, expliquez-moi directement. Je suis quelque peu à court de patience voyez-vous.
- Très bien."
J'ai sorti de ma ceinture un précieux bout de craie que j'avais trouvé quelques jours plus tôt sur le chantier, et ai tracé un sceau approximatif sur le mur de droite. Double cercle, motif central à sept membres, oeil ourlant le bas.
"Les cultes de la chair. C'est une religion occulte dont la plupart des communautés vivent en autarcie depuis quelques milliers d'années.
Je vous fait la version courte : un certain serpent a fait une boulette avec son pommier, ça a foutu un bordel monstre à un moment où il ne fallait pas du tout. Bref, l'humanité a dû choisir entre subir ou devenir sa propre destruction et s'est déchirée en deux. À ce moment-là, l'univers a failli se casser la figure de façon magistrale. Mais une certaine puissance supérieure a fini par plus ou moins rétablir l'équilibre : il y a eu un gros coup de gomme cosmique et la civilisation maléfique de Daevas a complètement disparu du passé, sauvant ce qui restait de la tribu d'Adam."
J'ai finalisé un bonhomme-bâton armé d'une lance en lui faisant un sourire triomphant. Il ressemblait bizarrement à Batman.
J'ai repris.
"Mais l'oubli de l'Histoire n'est pas toujours celui des mémoires, et certaines des victimes qui avaient vu l'humanité sombrer dans le chaos, le sang et la servitude se sont souvenues. Elles on passé les souvenirs de leur calvaire et de sa fin à travers les générations. Ces souvenirs sont devenus des mythes, des pratiques et des rites, raffinés et déformés par le temps et l'isolation.
Ceux de la Nälkä, comme ils se désignent, croient en l'avènement final de leur prophète, Ion, qui triomphera à la fin des temps."
J'ai entouré mon bonhomme-bâton, et ai planté mon regard dans celui du mourant.
"On est à la fin des temps, et l'ennemi qui hante leurs textes sacrés est revenu de l'oubli. À votre avis, qu'est-ce que ça fait d'être piégé dans cette ville infernale, pour quelqu'un qui a grandi dans la peur de l'esclavage et la haine des Daevites ?"
Un silence. Notre interlocuteur semblait perplexe, agacé, mais guère concerné. Mark pris le relais.
"Imaginez qu'une de ces personnes se retrouve devant un homme du bloc 3, qui suit minutieusement les instructions pour répartir et dépouiller les nouveaux arrivants. Elle a des scarifications rituelles ou des modifications symbiotiques, l'homme la condamne à son pire cauchemar sans même sourciller. Ça vous est peut-être arrivé au moins une fois, ou plus si une communauté a été raflée… Le pardon n'est pas un des principes de la Nälkä.
- Ce qui ronge votre corps chaque soir, c'est les dernières pensées de ces gens. C'est la forme de vengeance la plus noble, la matérialisation d'une haine pure et juste. L'anéantissement d'un individu par sa propre chair dans la douleur et l'infâmie.
- Mort en deux semaines, aucun moyen de lever la malédiction. Fin de l'histoire."
L'homme eut un sourire torve, déformé par sa mâchoire apparente. Il se mit alors à rire doucement, puis de façon un peu hystérique.
"Ha… "Des personnes qui en savent plus que tous", maintenant je sais à quoi ils faisaient référence. Quel dommage, vraiment quel dommage… je ne pourrai pas jouir du luxe et du pouvoir obtenus en vous dénonçant. ARRÊTEZ-LES !"
Une seconde passa, puis cinq. Le médecin se décrispa un peu et il se remit à parler, pendant qu'il sortait le contenu du tissu qui lui servait de sacoche. Le pied de pissenlit rachitique ceuilli au détour d'un éboulement à l'aller y côtoyait un bout de ficelle de longueur respectable, une touffe de cheveux, une petite bouteille en plastique remplie d'un liquide douteux et des clous.
"On ne devient pas une des Mains du Serpent sans acquérir quelques compétences. Et on apprend vite la valeur du silence. Vos larbins ne se doutent de rien, on peut passer aux choses sérieuses.
- Que.. que comptez-vous faire ?
- Passer un marché. Et si vous faites preuve de bonne volonté, peut-être vous sauver la vie."
Le fonctionnement des malédictions des communautés de la Nälkä variait, mais leur structure générale restait relativement constante et assez simple. C'était à la fois leur force et leur unique point faible.
Une force parce que ça les rendait impossible à défaire sans les briser. Autant dire que sur une malédiction affectant directement le corps… à moins qu'on veuille repeindre les murs avec des petits bouts de foie, c'était une mauvaise idée.
Restait une seule façon d'empêcher la mort : détourner une des conditions indispensables à l'activation pour l'utiliser comme support d'une autre opération thaumaturgique. La nouvelle opération monopolisait alors toutes les ressources nécessaires à la première, stoppant sa progression. Ça avait l'air d'être quelque chose de sophistiqué et délicat sur le papier, mais en réalité c'était une méthode extrêmement bourrine, où on devait forcer une malédiction secondaire assez sale pour prendre le dessus, tout en croisant les doigts pour que ça ne nous pète pas au nez. Sans parler du tabou majeur que ça impliquait de violer.
J'avais mal à la tête et les mains tremblantes.
Mark s'est relevé en poussant un long soupir.
"Temps de franchir le Rubicon."
Il aimait vraiment être mélodramatique. J'ai posé mes mains sur le bord du lit pour les calmer, et ai pris une grande inspiration.
Franchir la ligne ne voulait plus rien dire au point où on en était.
Le chaman s'est mis à réciter une vieille chanson d'une voix grave et bourdonnante et j'ai commencé à tresser les fondations du circuit secondaire.
Quarte est l'essence
D'abord le Corps, l'Esprit puis l'Âme.
Enfin l'invisible qui les lie
En manquât-il un et vous vous retrouvez en ses mains
Jamais ne jouez avec le domaine de l'Écarlate.
Car même les dieux ont une fin.
L'âme était inaccessible, et le corps corrompu. Avec du temps et un thaumaturge habitué à la création de programmes complexes, il aurait été possible d'établir une interférence efficace sur la base déjà maudite. Mais on n'avait pas ce luxe.
Restait une seule solution : là où on ne pouvait pas marquer le corps, il faudrait graver l'esprit. C'était abject, hasardeux et extrêmement dangereux, mais on n'avait pas le choix. Si le type mourrait, il nous emporterait avec lui.
D'un autre côté si on le sauvait, c'était plus qu'un allié de gagné. C'était une volonté pliée à la notre.
Bien sûr la méthode n'était pas viable : sans le support de Mark qui suait à présent à grosses gouttes et l'accord complet du "patient", le support se serait déjà brisé et les conséquences auraient été catastrophiques. Même avec ça, l'instabilité était immense et chaque instant dérapait à la limite de la perte de contrôle.
C'était terrifiant.
Absolument terrifiant.
Le soleil se couchait lentement sur les toits d'Istanbul. Mark avait l'air prêt à s'effondrer sur place.
"Plus jamais je refais ce type de magie dégueulasse.
- Frémont va nous étriper si il découvre ça…"
Il me jeta un regard moqueur.
"Je suis sûr que c'est le premier à avoir brisé le tabou. On ne sait quasiment rien de son passé d'alchimiste, c'est pas pour rien.
- "C'est frustrant."
Un long silence.
"On va louper la soupe.
- Merde oui !"
Une nouvelle nuit commençait.
"Hé Camille, tu dors ?"
J'essayait. Je suis restée silencieuse, pour ne pas démarrer une conversation.
Mark, soupira légèrement et se mit à chuchoter. Il s'adressait à moi, mais c'était à lui-même qu'il parlait.
" … je suis plus vraiment sûr de la réponse que je t'ai donné. Il y a tellement de souffrance, comment on pourrait refuser d'y mettre un terme, si on en a les moyens ? Plus je me dis ça et plus j'ai peur de ne plus savoir la valeur d'une vie."
La valeur d'une vie, hein…
La vie n'avait pas de valeur ici.
Ce qui était devenu le plus précieux, c'était l'espoir. Ce simple espoir d'être encore là le lendemain.
C'était la seule chose ayant assez de prix pour ne pas être mise dans la balance.
Tant qu'il resterait un souffle d'espoir, jamais une vie ne pourrait être comptée comme une simple variable.
Le travail à la brigade des déchets était bien moins éprouvant physiquement, mais il fallait être mentalement solide. Ne serait-ce que pour se retenir de vomir. On ne se sentait pas mieux après et c'était perdre le bénéfice d'une journée de labeur pour rien.
Ne pas avoir le nez sensible était un plus. Ne pas être sensible tout court, en fait. C'était indispensable pour transbahuter diverses choses à des degrés divers de putréfaction. Ou pour faire abstraction de ce petit pied qui dépassait, là.
L'odeur de Sainte Sophie surtout était atroce, malgré le trou béant qui avait éventré sa coupole principale. Autour de l'autel des mares de sang stagnaient et débordaient sur la rue, à peine absorbées par les craquelures de la mosaïque. Le sol avait viré au noir, et seule subsitait une tache rouge au centre. Elle s'oxyderait et pourrirait à son tour jusqu'au lendemain, où une lame maudite répandrait à nouveau une flaque visqueuse et vermillon.
Il fallait patauger là-dedans au milieu des mouches et des émanations immondes, pour dégager les carcasses, et les transporter jusqu'aux cuisines dans une espèce de brouette en palettes et roues de voiture. Rien n'était gaspillé, et si quelqu'un retrouvait une alliance ou quelque chose du genre dans les viscères, les chargés de popote pouvaient se montrer sympa et passer en douce un petit truc comestible.
C'était vivable.
"On dirait qu'il y a eu un nouvel arrivage…"
J'ai sursauté.
Putain d'angle mort. Je n'avais pas vu la silhouette calme qui s'était approchée derrière l'arche à gauche, et les bourdonnement incessant des insectes m'avaient enmpêchée de l'entendre. Maintenant il était trop tard pour baisser la tête et se fondre dans le décor.
Et comble de la malchance, la présence dans cette voix avait quelque chose d'assez glaçant et à l'aise pour que le doute soit permis : c'était quelqu'un de l'Insurrection du Chaos.
Je me suis tournée, prudemment. Mark était sûrement en train de déverser un chargement à la mer, j'étais seule sous l'ombre de Sainte Sophie. J'étais en danger.
Des longs cheveux, un tailleur-pantalon crème immaculé, de grands yeux noirs ourlés d'épais cils sombres. Un regard sans fond, froid et ardent à la fois, suintant d'un mépris non dissimulé.
La femme ressemblait plus à un être humain que l'ensemble de ceux que j'avais rencontré dans les trois dernières semaines, et pourtant mon instinct me hurlait de me barrer en courant. C'était une abomination cachée sous une apparence propre et des joues pleines. Elle suintait l'avant, au milieu d'un monde sale, moche et à l'agonie, et ça faisait peur. Terriblement peur.
Elle a eu un sourire tordu et j'ai commencé à paniquer. Je me suis jetée à genoux sur le sol poisseux.
"… pardon.
- Pardon ?
- On ne reste pas debout face aux maîtres du monde…"
"Maîtres du monde", c'était une soumission qui sonnait faux doublé d'un constat amer. Mais pour se réclamer des daevites, il fallait une dose de mégalomanie assez folle, doublée d'un fanatisme aveugle. Avec du bol ça flatterait son ego. Sans… j'avais envie de gerber.
Jouer la serpillière était la seule option viable.
J'ai attendu, pétrifiée, les mains enfoncées dans la boue grouillante. Dans un monde où l'on vivait comme la vermine au milieu de la vermine, la volonté de cette femme était souveraine, absolue. Y avait-il un moyen d'échapper au droit de mort d'une Reine des Mouches, si ce n'est de se fondre parmi les insectes ?
"C'est rare qu'une ressource ait du bon sens.
- …
- …
- …
- Retourne à ton poste, avant que ça m'agace."
J'ai repris mon souffle, un peu, et me suis mise à traîner fébrilement mon fardeau, sans oser me relever.
Une dernière question claqua dans l'air, glaçante.
"Numéro ?"
Merde.
J'ai répondu, doucement.
"28467."
"J'ai envie d'un câlin."
Le médecin leva un sourcil et me regarda un instant rafistoler mon fond de quart.
J'avais parlé sans réfléchir et je le regrettais déjà. La rencontre de l'après-midi m'avait secouée plus que je ne pensais.
"Ah. -un silence- C'est une commotion cérébrale ou ma beauté à toute épreuve qui te font dire des choses aussi étranges ?
- Krrr. Tu ressembles à un espèce de vieux blaireau qui sort du caniveau.
- Parle pour toi."
Un air vaguement soulagé passa sur son visage.
"Mais j'attends toujours une explication.
- En fait… non laisse tomber.
- Tu as pris un coup sur la tête il y a moins d'une semaine, je dois être attentif à d'éventuels comportements bizarres. Je veux juste être sûr que c'est pas un problème. "
J'ai rougi et ai laissé mes yeux parcourir les nuages embrasés, à travers la fenêtre.
"Ma chérie avait l'habitude de me faire un câlin, quand je me sentais mal, c'est tout…"
Quelques instants ont passé en silence. J'ai soupiré et repris :
"J'sais même pas pourquoi j'ai dit ça. Fais pas att..
- Viens."
Il avait un sourire doux-amer et tapotait le bout de couverture à côté de lui.
"Je suis un substitut nul et je pue la mort, mais je dois pouvoir faire un relativement bon oreiller…"
J'ai souri et me suis déplacée à côté de lui. Il a passé son bras derrière mon dos et a tapoté mon épaule, avec l'air de quelqu'un qui ne sait pas trop quoi faire mais essaie de son mieux.
"Merci.
- De rien."
S'ensuivirent cinq bonnes minutes de silence, pendant lesquelles le soleil continua de se coucher.
Mark fut le premier à parler à nouveau. Il posa une question, avec précaution.
"Elle s'appelait Anna c'est ça ?
- Anastasia Serenyne, c'était son nom complet.
- C'est slave comme consonnance.
- Ouais. Elle buvait de la vodka au petit dej et jurait en ukrainien, un vrai cliché ambulant. C'est elle qui m'a fait entrer parmi la Main.
- Oh ?"
J'avais le nez qui picotait.
"C'était quelqu'un de… d'absolument solaire. Et tellement intelligente. J'ai tout plaqué pour la suivre, sans hésitation, comme un papillon de nuit devant la lampe d'un phare. J'étais complètement dingue d'elle, et j'aurais pu parcourir des milliers d'univers à ses côtés sans me sentir perdue. Une lumière dans l'inconnu.
Six ans ! C'est le temps qu'on a passé ensemble dans la Bibliothèque. En lisant des récits d'aventures dans des bouquins ou en en étant nous-mêmes les actrices. Je n'aurais pas pu imaginer vivre autant en cent vies…
Tu sais, j'ai même fini par lui demander sa main. C'était plutôt minable comme déclaration : j'ai jamais été très douée pour les discours et je me suis embrouillée. Elle a du attendre bien trente secondes que j'arrête de bégayer en boucle mon début de phrase. Et puis je lui ai dit que je lui offrirait l'arbre-monde entier si elle voulait, et elle m'a répondu en rigolant qu'elle préférait m'avoir moi à la place."
Ça y est, j'étais en train de pleurer. Mark me laissait parler, sans bruit.
"On a fait une cérémonie, pour lui faire plaisir. Dans la Bibliothèque… au milieu des livres… on avait même réussi à ramener un prêtre d'une des Branches. C'était vraiment beau, même si à part les témoins paumés y'avait personne pour y assister.
- …
- Je l'aimais tu sais… je l'aimais tellement… si fort… Je me suis dit que j'allais vivre le reste de ma vie à ses côtés… que je resterais à jamais… entre ses bras, à sentir l'odeur de son shampoing."
Tout ça était parti avec la fumée, et avait disparu dans les flammes.
Qu'est-ce qu'un papillon pouvait faire seul, sans lumière dans la nuit ?
"Ils me l'ont arrachée."
L'Insurrection du Chaos m'avait volé mon bonheur.
Je me suis roulée en boule, comme pour me protéger de la vague de chagrin qui me déferlait dessus.
"Je les hais tellement."
Mark me serra légèrement l'épaule, et dit d'une voix douce :
"On leur fera payer. Pour elle, pour tous nos camarades qu'ils ont tué, pour tout ceux qu'ils ont écrasé, pour tout. Tout s'effondrera, comme le jour où ils ont saccagé la Bibliothèque"
Il avait la mâchoire serrée et une lueur terne et dangereuse dans le regard. Ils avaient peut-être brisé une partie de son âme, écrasé sa fierté et étouffé tout espoir, mais il restait quelque chose tout au fond.
"Et tant pis pour les dégâts collatéraux."
Il est difficile d'enlever à quelqu'un sa rage.
À combien de tabous on en était ?
J'avais arrêté de compter. Aucun intérêt.
Pas de place pour la culpabilité dans une vengeance sanglante.
L'inspection était un passage obligatoire à la fin de la journée.
Normalement cela se résumait à un vague signe de tête si on s'acquittait d'un "droit de passage" supplémentaire sans broncher, même si il était évident qu'on cachait une ration supplémentaire sous son T-Shirt. De toute façon tout fonctionnait toujours à la truande. C'était… étrangement humain au vu des circonstances.
Mais ça restait stressant. Surtout dans les conditions présentes.
J'ai tiré ma manche pour être sûre qu'elle dissimule bien mes spolia du jour. Les chairs poisseuses collaient à ma peau et dégoulinaient encore. Les matériaux organiques avaient toujours été des médiums extrêmement puissants, il fallait absolument les faire passer.
"Allez-y."
J'ai finalement relâché mon souffle. La corruption faisait paradoxalement bien son job.
——
Le principal désavantage de faire partie des charognards, c'est qu'on était traités comme des pestiférés. Moralement et sanitairement, c'était un ban plus que justifié.
Au moins quand personne n'approchait à moins de cinq mètres sans plisser le nez de dégoût, ça laissait de la latitude. On avait évité de fait l'inconvénient d'avoir de nouveaux occupants dans la minuscule pièce du cinquième. Malgré que l'immeuble soit comble suite à un nouvel afflux de malheureux, personne n'était tombé assez bas pour accepter d'être dans la même pièce qu'un décheteux.
D'un autre côté on ne nous confiait plus de petites tâches de subsistance, et il fallait supporter les insultes et les crachats. Les signes de croix et autres marmonnements traditionnels contre la malchance, aussi. C'était une vraie plaie quand on essayait de ne pas foirer sa thaumaturgie.
Le chaman laissa s'échapper un long soupir exaspéré en posant le disque vertébral gravé qu'il essayait de rendre fonctionnel. Il n'y avait plus assez de lumière, et l'os disparut dans la petite Bulle installée dans le coin de la pièce, inachevé. Si on ne pouvait pas utiliser une Bulle pour se protéger soi à cause des conditions, ça restait extrêmement pratique pour éviter de se faire voler ses possessions essentielles. Et pour dissimuler d'autres trucs plus dangereux.
J'ai également arrêté mon ouvrage et arrangé ma couverture pour la nuit. Demain on devrait aller dans les faubourgs, là où le taux de mortalité atteignait des sommets, et il allait falloir être prêt pour ne pas finir dans sa propre brouette. Si Istanbul était l'enfer, alors ses faubourgs étaient l'équivalent du purgatoire, parce que la torture y durait moins longtemps. C'était la zone-tampon entre l'apocalypse et la ville, entourée de barbelés et d'un double fossé qui étaient plus là pour éviter aux prisonniers de s'évader qu'aux abominations de rentrer.
Ah, d'ailleurs en parlant d'évasion.
"Un type des forces spéciales va tenter de se barrer apparemment. C'est la vieille qui me l'a dit.
- Aucune chance.
- Ouais. Si l'info a déjà circulé autant, non seulement il est con mais en plus il sera bientôt mort.
- Quel bloc ?
- Le nôtre. À trois bâtiments d'ici.
- Tch. C'est chiant. On a de quoi échanger pour le marché noir ?
- Ça devrait passer. On peut endurer une privation de un ou deux jours, après ça sera compliqué. En claquant tout ce qu'on a, on a même moyen d'avoir le ventre plein.
- Au point où on en est…"
J'ai soufflé du nez en m'allongeant.
J'aurais préféré du bouillon douteux plutôt que du pain plus rassis qu'une brique.
Les nuages qui s'ammoncelaient à l'horizon n'annonçaient rien de bon.
"RENFORCE LE COIN DROIT, ON S'EN FOUT DE LA PORTE. SI LE PLANCHER SE BARRE ON POURRA JAMAIS SAUVER LE CONTENU DE LA BULLE !"
La pluie tombait à seaux, obscurcissant la vue dans une nuit déjà noire. Le bloc était plongé dans une obscurité que seuls les éclairs déchirait, dévoilant fugacement l'immeuble éventré et grouillant de silhouettes maigres et terrifiées tentant de sauver ce qui leur restait. Un tremblement de terre particulièrement violent avait secoué le détroit, et cela faisait déjà une heure que des centaines de petites mains désespérées tentaient à tâtons de maintenir debout ce qui l'était encore.
Au cinquième étage, la situation était catastrophique : non seulement tout ce qui était au-dessus s'était effondré, mais une partie de ce qui était en-dessous aussi. Il restait un bout du sol et deux murs qui tenaient par on ne sait quel miracle, et aucun moyen d'évacuer depuis que l'escalier s'était écrasé sous son propre poids. Sans parler de la pluie et du froid. J'ai dressé mentalement un monument à la gloire de l'inventeur du béton armé et ai continué à essayer de renforcer le coin le plus important de la pièce.
Heureusement que tout était déjà en place. Il suffirait d'utiliser la météo en lieu et place du réseau électrique pour avoir l'énergie nécessaire au déclenchement de l'effondrement de réalité.
"On devrait lancer le plan avant que toutes les préparations soient abîmées.
- …tends pas. R…pète !
- JE DISAIS LANCE LE PLAN. SI ON ATTEND C'EST FOUTU !
- ON A PAS EU LE TEMPS DE PRÉVOIR UN CHEMIN DE RETRAITE !
- ON S'EN FOUT, Y'A PAS LE CHOIX ! C'EST MAINTENANT OU JAMAIS !
- OK, FILE LE MACHIN EN MÉTAL, J'AMORCE."
La réaction en chaîne rendrait la zone entière instable. Avec nos compétences on réussirait peut-être à survivre, mais tous ces gens normaux entassés entre des murs bancals et des égouts effondrés n'avaient aucune chance.
La décision était monstrueuse, et il faudrait la porter comme fardeau, ou l'emporter dans la tombe. C'était le prix à payer pour gripper l'inexorable suprémacie de l'Insurrection du Chaos.
Mais "pour le plus grand bien" n'était pas une excuse valable : la prochaine fois que la foudre frapperait, elle enterrerait la dernière once d'humanité de deux numéros.
Notre baroud d'honneur serait un meurtre de masse.
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