Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Seyph
Jour 25 après la chute d'Aleph
Il y avait toujours deux façons de faire de la thaumaturgie : la façon propre, et euh… celle quand on n'avait pas le temps. Parfois dangereuse, souvent stérile.
Y aller à l'arrache ne donnait jamais de résultats concluants. Oh, évidemment avec l'expérience et du talent on arrivait parfois à compenser, et pour certains même la magie semblait être comme un prolongement de la respiration. Mais on n'arrivait pas à ce résultat en l'espace d'une vie. Malgré son éducation traditionnelle et son temps passé dans la Bibliothèque, même Mark galérait à faire quoi que ce soit en pleine course-poursuite.
La texture minable de la réalité du coin n'aidait pas non plus. Il n'y avait aucun flux franc, ce qui rendait tout établissement d'un sort aussi difficile que construire un château avec du sable sec. Même la Bulle d'hier s'était effondrée quand les intrus avaient pénétré son environnement proche. J'ai donc rayé avec regret le paranormal de la liste mentale de nos options.
On n'était décidément pas dans les bonnes conditions, et la journée commençait mal.
Il n'y avait pas la place pour trois derrière l'interstice de la cachette, donc je me suis contentée de demander, le souffle court :
"Alors ?
- À vue de nez ils sont une dizaine. Armés. Il y a un train de camions aussi, des bons gros poids-lourds. Ça a l'air d'être du transport mais ils sont peut-être plus dedans.
- Merci, j'avais eu le temps de constater. Quelque chose de pertinent à part ça ?
- C'est l'Insurrection du Chaos. J'ai aperçu les trois flèches."
Les pires emmerdes arrivaient toujours au pire moment.
J'ai senti le traumatisme de l'invasion de la Bibliothèque couler le long de ma colonne vertébrale. Glacial, vivant, violent. Jusqu'à ce moment-là, j'avais considéré l'IC comme des ennemis un peu granguignolesques et désorganisés. Une vague menace récurrente, évoquée ici et là au détour d'un feuillet. Des nazis version Indiana Jones, en somme. On se sentait à l'abri, entre les rayons fractaux d'Yggdrasil. On ne l'était pas.
Maintenant, j'avais peur.
J'ai fouillé fébrilement dans les bagages pour en sortir une boîte en carton défoncée et l'ai ouverte rapidement.
"Mark, attrape !"
Évidemment il a loupé la réception et les dosettes de café se sont étalées par terre. J'aurais dû interpeller Leonard, ça aurait été plus efficace. Lui au moins avait le minimum décent de coordination.
Je leur ai fait un vague signe qui devait vouloir dire "réveil" tout en déchirant avec les dents les deux sachets que j'avais encore en main.
Amer. Dégueulasse. Déjà que l'instantané bon marché avait mauvais goût avec de l'eau… J'ai regardé Mark grimacer en faisant mine de vomir. C'est vrai que lui il était plutôt thé, le matin.
Le coup d'adrénaline qu'avait provoqué l'arrivée d'un groupe bruyant et hostile au petit jour n'allait pas durer longtemps, et dans le pire des cas il faudrait rester planqués pendant des heures. La caféine non diluée prendrait le relais. Et peut-être que le goût râpeux persisterait assez pour éviter de revivre en boucle des souvenirs désagréables.
Les minutes ont passé, lentes, goutte-à-goutte comme un liquide visqueux. Les hommes de l'autre côté étaient en train d'établir un camp provisoire et commençaient à s'affairer avec des ustensiles de cuisine.
"Pourquoi ils gaspillent à ce point ? Y'a de quoi nourrir un régiment avec les boîtes de porridge, là.
- Une catastrophe nutritionnelle."
Le jeune informaticien s'est retourné pour chuchoter avec un air légèrement exaspéré.
"Mark… c'est la fin du monde, les trucs comme les vitamines c'est, euh… accessoire un peu.
- C'est justement le type d'"accessoire" qui fait que tu es toujours en vie et en possession de tes ongles et gencives…"
J'ai grogné entre mes dents, nerveusement.
"Mais fermez-la bordel…"
Ils se sont tus en chœur. Les hommes de l'Insurrection commençaient à explorer les environs.
Les chuchotements avaient cessé depuis trente secondes à peine, quand Leonard se tendit, prenant une grande inspiration en écarquillant les yeux.
"On n'a pas caché le scooter !"
La nouvelle tendit instantanément tout le monde. Le scooter portait les bidons d'eau et d'essence, la carte annotée, un certain nombre d'inscriptions ésotériques et notre capacité à aller plus loin. Si il était découvert, ils sauraient qu'il y avait quelqu'un de caché dans le coin. Voire quelqu'un proche du monde de l'anormal. On ne pourrait que se retrouver sans rien à boire ni moyen de transport au milieu de nulle part ou être directement exposés et capturés en temps que membres de la Main du Serpent par une organisation ennemie.
C'était dans tous les cas une perspective funeste.
Leonard mordilla sa lèvre, anxieux, nous jeta un coup d'oeil circulaire, et commença à se faufiler dehors.
J'ai laissé échapper un chuchotement paniqué.
"Attends quoi qu'est-ce que tu fous là ?
- J'y vais."
Mark a échangé avec moi un regard surpris, teinté d'appréhension. En général le jeune homme évitait des décisions dangereuses, ce qui faisait de lui le type tranquille de l'équipe. Un peu mou peut-être même parfois. Pourquoi se mettre en danger comme ça, alors que la situation était tendue ? Il a soupiré et s'est retourné un moment pour s'expliquer, à voix basse.
"Bon. Sans scooter on est mal."
En effet.
"Si ils nous trouvent après le scooter, on est encore plus mal."
C'était évident.
"Donc il faut aller le planquer pendant qu'on a encore une chance de le faire !"
Silence. Mark fronça les sourcils et demanda, en me jetant un rapide coup d'oeil :
"D'accord mais… pourquoi toi ?
- Mieux vaut perdre un matheux qu'un médecin…"
J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose mais il m'a coupé aussitôt.
"T'es pas en état Camille."
J'ai accusé le coup. Quoi ?
"Tu trembles comme une feuille, et c'est pas le café. Calme-toi, restez planqués, je reviens vite."
Tremblements. J'ai regardé mes mains, fébriles, et j'ai reconnecté. Je tremblais. L'Insurrection, l'attente et les deux autres avaient tellement focalisé mon attention que j'avais temporairement occulté tout le reste. Et il fallait que ce soit le gentil nerd qui s'inquiète à cause de ça. Je me sentais mal.
J'aurais voulu être celle qui sortait, pour shooter la peur à l'action. Mais ça n'était pas un bon état d'esprit pour jouer la vie du groupe. J'ai serré les dents et lui ai confié en marmonnant mon fusil.
"Trois balles. Sûrement plus utile comme gourdin…"
Il a hoché la tête et est parti, silencieux.
On sentait l'odeur douceâtre de l'avoine cuite.
On entendait le crissement des bottes et le bruit métallique des armes.
On percevait un sanglot de nouveau-né, étouffé par les portes d'un camion.
L'objectif de Leonard était à 100m et il ne revenait pas. Pire, une paire d'insurgés avaient disparu de notre champ de vision limité, vaguement dans la même direction. Rapidement nos craintes se sont avérées.
Un coup de feu a claqué, puis quelques autres. De longues minutes plus tard, les deux troufions revenaient, tenant en joue un informaticien clopinant et le fidèle scooter. Mon sang s'est glacé, mais le choc a enlevé d'un coup toute hésitation.
"Mark, tu te souviens du fumigène modifié ?
- Poche supplémentaire gauche ?
- Je fais diversion, tu fais diversion par-dessus la diversion, on se démerde. L'idéal serait de tous se barrer avec le scooter.
- Chances de succès ?
- Ridiculement basses.
- On a vu pire."
Finalement on avait beau essayer d'être rationnels, et se casser mutuellement prodigieusement les pieds, on ne pouvait pas abandonner un compagnon.
Surtout Leo. C'était un peu notre petit frère, légèrement inadapté, trop gentil et parfois un peu con. Mais si le chaman et moi on était d'accord sur un seul truc, c'est qu'on ne trahirait jamais la famille.
On a tous les deux rampé hors de la cachette, y laissant tout ce qui n'était pas directement nécessaire. Un dernier regard, et je me suis glissée à gauche, tandis que le médecin a disparu dans les broussailles. L'endroit était une zone industrielle partiellement désaffectée, avec tout ce que cela pouvait compter d'installations en décrépitude et de végétation folle. Il parviendrait à s'approcher suffisamment si j'arrivais à éloigner l'attention de lui.
Le captif était à présent au centre du camp provisoire, à côté du feu. Ils l'ont poussé pour le mettre à genoux et j'ai eu un pincement de cœur en le voyant grimacer.
J'ai retiré mon foulard, et l'ai plié avant de ramasser quelques pierres bien équilibrées. Une des plus vieilles armes de l'humanité. On avait pu pratiquer avec quelques bestioles férales, ici et là, le long du chemin, et j'étais plutôt confiante en ma précision à cette distance.
La fronde improvisée a vrombi et claqué, et un des hommes s'est effondré. La pierre avait touché le torse, avec de la chance il serait évanoui pour un moment. J'ai déguerpi vers le grand bâtiment principal, alors que les insurgés se resaisissaient et que trois d'entre eux se lançaient à ma poursuite. C'était un espèce de grand hall au plafond immense, semé de machines rouillées. Ça devait être une chaîne d'assemblage. J'avais l'avantage du terrain : la zone résonnait beaucoup et on m'avait à peine aperçue. Avec le fouillis industriel qui bouchait la vue et les échos, il devenait très difficile de localiser un bruit précisément. J'étais partie pour une minuscule guérilla, avec mes cailloux.
Mais quelque chose ici restait plus dangereux que trois ennemis armés à la botte de l'Ingénieur, et c'était le lieu en lui-même. Il y avait là un de ces gauchissements sourds de la réalité, qui suintait sans bruit ni éclat. Ceux qu'on sentait sans percevoir. Le genre de saletés qui apparaissaient spontanément depuis l'Éclipse et hurlaient le retour du règne de la Lune Noire.
J'ai mis en arrière-plan l'impression lancinante que l'usine était beaucoup trop complexe pour sa structure et j'ai décoché une seconde pierre. Manquée. Une volée de balles a fait jaillir des étincelles sur le métal perclus de rouille et je me suis remise à courir. Le sol était parfaitement immobile et pourtant tout avait l'air de tanguer. J'ai entendu mes poursuivants essayer de me suivre, mais ils étaient visiblement moins habitués aux environnements complexes. Un est tombé et j'en ai profité pour me fondre dans le coin de ce qui n'était pas un mur mais pas vraiment un plafond non plus. J'ai délaissé mon dernier caillou pour un projectile métallique plus lourd, et tandis qu'il se relevait j'ai fait siffler la fronde. Il a à peine eu le temps de se retourner vers le bruit. J'ai fléchi légèrement mon intention pour compenser la courbure de la réalité. L'écrou taille 35 a fendu l'air et de la bouillie de cerveau s'est répandue sur le sol. Un beau tir en plein dans l'oeil. Analyser et contrer l'effet d'une anomalie sans instrument, calcul ni protection n'était pas impossible.
Une goutte visqueuse et chaude perla au bout de mon nez. Le lieu ne se laissait pas faire.
J'ai serré les dents :
"Ne sous-estimez pas quelqu'un qui a vécu quatre ans dans la Bibliothèque."
Des cris fusèrent depuis l'extérieur. L'absence de plan se déroulait comme prévu. J'ai sprinté vers la sortie, tandis que le filet de sang descendait le long de mon menton. Saleté.
Du mouvement sur la gauche. J'ai plongé par réflexe, évitant de peu une lourde clé à molette. Le métal résonna contre le métal, assourdissant les alentours. L'Insurgé restant avait donc abandonné les armes à feu pour des méthodes plus traditionnelles. Il haletait. Je pouvais voir derrière son masque des yeux injectés de sang, à la pupille secouée de spasmes. Ma vue aussi commençait à vaciller sérieusement : le contrecoup était violent. J'ai fait précipitamment plusieurs pas de côté pour tenter de m'éloigner. J'avais beau être une historienne tout-terrain, aucune chance d'avoir le dessus au corps-à-corps face à un fanatique avec un entraînement paramilitaire. Il le savait aussi.
Il s'est jeté sur moi pour m'empêcher de fuir. J'ai reculé, et ai senti immédiatement que j'avais fait une erreur. Le sol n'était pas là.
J'ai serré les dents pendant que le monde explosait en un tourbillon couleur rouille.
"Connard d'espace complexe…"
Un obstacle vint violemment mettre fin à la chute.
Blanc.
La première sensation à revenir fut un espèce de larsen fulgurant, d'un silence assourdissant.
Puis, à mesure que les canaux de la douleur refluaient pour ne plus se confondre avec ceux de l'audition, de l'odorat et de la vue, j'ai pu commencer à percevoir d'autres trucs. Un brouhaha de chuchotements. Une odeur confinée d'humain. La pénombre. Puis un bruit de moteur qui démarrait.
On était dans un des semi-remorques du convoi. Il y avait beaucoup de gens entassés là. Tellement qu'on avait dû me plier en deux et que j'étais à présent coincée entre la bâche humide et une paire de chaussures familières.
"Sur une échelle de 1 à 10, un étant une coupure de feuille de papier et 10 une combustion spontanée, à combien tu te situerais ?"
C'était les chaussures de Mark.
J'ai répondu dans un espèce de couinement, le souffle encore coupé.
"… six et demie ?
- Ça me semble raisonnable pour un plat sur du béton. Heureusement que la hauteur était relativement faible, plus haut et on aurait fait de la purée avec quelques organes.
- Heureusement. Ouais."
J'ai cligné des yeux pour détailler un peu plus ce qui était devant mon nez. Le médecin avait un bel hématome sur la pommette droite, mais à part ça toujours la même tête de con.
"- Et le plan ?
- La diversion c'est allé. Après moins : on a été capturés et emmenés ici.
- J'm'en serais pas doutée.
- Vraiment ?
- C'est du sarcasme.
- Hm… c'est quand même pas un plantage total. Leonard a disparu et la moto aussi."
Un silence passa.
"Je suppose qu'on peut au moins compter ça comme une réussite…"
La route défilait, crevassée, vers un inconnu sombre.
Inéluctable.
Le camion avait commencé par vibrer doucement. C'est devenu un son, lentement, à travers le bruit des roues, une voix venant du fond, quelque part. En anglais, un standard international. Un bout d'avant.
Le filet de voix s'est transformé en bourdonnement, puis en rugissement, à mesure que des dizaines de personnes se sont mises à chanter.
C'était triste. C'était puissant.
Personne n'a fait taire. Un chœur qui gronde est aussi une forme de magie, et d'instinct, tout le monde savait que c'était quelque chose qu'on ne pouvait pas stopper.
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