Chapitre 5 - Quelques Minutes Avant Minuit

Chapitre 5 – Quelques Minutes Avant Minuit

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Il n’y avait plus de gel désinfectant dans son flacon. Ada garda ses mains devant elle de façon un peu paranoïaque jusqu’à la sortie du train de banlieue. Elle zigzagua entre les voyageurs qui semblaient avoir tous oublié les deux mètres de distance de sécurité, ou s’étaient résignés à tomber malade après un an et demi de mesures de restrictions sanitaires.

Dans le bus de 20h30 qui la ramenait à la maison, comme d'habitude, elle resta debout à se laisser ballotter par les virages de la route histoire de ressentir quelque chose de plus intéressant que la simple attente passive du prochain arrêt. Dans ses oreilles, Cecil Fox braillait « Lost in the maze, keep your eyes up / Arms in the air, like a holdup / Hear the signal, release your scars / It’s the revolution of stars »1 sur une explosion de guitare et de synthé aussi fluos et violents qu’un meurtre commis avec des glowsticks.

En plein cœur de la pandémie, contre toute attente, Midnight Blossom s’était reformé et avait sorti un tout nouvel album, Revolution of Stars. Même Ada, qui ne touchait plus à leur musique qu’avec des pincettes depuis que celle-ci était inextricablement associée à ce qui était arrivé à Cyril et Leïla, avait écouté l’album en souvenir du bon vieux temps et avait été forcée de reconnaître qu’il surpassait même Extinction Event. Au lieu de persister dans son virage plus pop mainstream pré-séparation, le groupe avait appliqué son sens de la composition mélodique acquis sur l’album précédent par-dessus leur son de l’ère de Riddle of the Sphinx, et l’avait raffiné, maîtrisé, sublimé - non seulement les chansons avaient retrouvé l’énergie désespérée de l’époque, le sentiment d’urgence dramatique et les hurlements en phase terminale, mais tout ça était arrangé autour de mélodies très accrocheuses et distinctives, qui auraient pu facilement passer en radio. Lorsque les critiques autrefois si durs envers le groupe se mirent à l’encenser et que les nouveaux fans affluèrent, elle s’alarma. Lorsque le single The End is a Beginning commença à voir sa popularité exploser sur Tiktok, accompagnant le plus souvent un meme assez morbide où les gens inversaient des vidéos d’accidents divers, elle commença à avoir vraiment peur. Lorsque la chanson fit son entrée au Top 100 américain mainstream à la 95ème place, elle sut que c’était, littéralement, le début de la fin. Les Fleurs avaient enfin pignon sur rue en dehors de la niche de la Scène. À présent, leur seul obstacle à une action de grande ampleur était l’impossibilité d’organiser des rassemblements à cause des restrictions sanitaires. Ironique qu’une catastrophe anormale soit contrecarrée momentanément par une catastrophe normale, avait souligné Théo.

Le pire dans tout ça, se disait-elle en faisant claquer ses chaussures sur le trottoir en marchant d'un pas rapide vers son immeuble, c’est qu’elle n’arrêtait pas d’écouter l’album, malgré tout son bagage mental négatif associé au groupe. Les nouvelles chansons étaient transcendantes de qualité, et l’énergie qu’elle y puisait surpassait sa culpabilité – elle avait parfois l’impression d’être retombée dans une relation toxique avec un ex.

La clef tourna dans la serrure, et elle alluma la lumière – curieux, car d'habitude Théo était déjà rentré, à cette heure. Elle posa son sac et enleva son manteau, regardant distraitement les feuilles de brouillon scotchées sur un des murs du salon, celui où ils élaboraient leur plan d'action pour trouver un moyen d'empêcher les Fleurs de faire davantage de victimes. Ça faisait déjà trois ans mais jusqu'ici, chaque petite victoire avait été contrebalancée par un échec cuisant, et les choses n'avaient fait qu'empirer depuis qu'Astro avait arrêté de les aider.

Elle marqua un temps d'arrêt en voyant un carton ouvert par terre, qui n'était pas là quand elle était partie le matin même. Un peu plus loin, une sorte de petit synthétiseur avait été jeté de côté contre une de leurs bibliothèques, et des morceaux d'une partition déchirée jonchaient le sol. Elle se dirigea instinctivement vers la chambre de Théo – même après tout ce temps ensemble, ils préféraient ne pas faire chambre commune, d'une part à cause de ses phobies très spécifiques qui l'obligeaient à aménager son environnement à sa convenance pour qu'il ait la moindre chance de s'endormir, mais aussi parce que sa force anormale devenait très problématique lorsqu'il faisait des cauchemars.

Il était recroquevillé dans l'espace situé entre son armoire et le lit, la tête contre ses genoux. Ada s'assit à côté de lui dans le peu d'espace qui restait entre les meubles. « Désolée de rentrer aussi tard, » dit-elle comme si la situation n'avait rien d'inhabituel, « mais le RER a été immobilisé. Accident de personne à Gare du Nord. »

« J'ai fait du gratin de légumes, » répondit-il sans lever la tête. « On peut le réchauffer un coup au micro-ondes si tu veux. »

« Ouais, bonne idée, » dit-elle en recoiffant une des boucles rousses de Théo avec son index. Quel que soit le nombre d'années passées ensemble, dès qu'elle le voyait dans cet état, sa mémoire la renvoyait toujours à une allée derrière une salle de concert, et à eux deux assis par terre entre des poubelles, le monde tournant autour d'eux en les ignorant. Il se déplia un peu et posa la tête sur son épaule, sa cicatrice tout contre la douceur du gilet rouge en coton.

« On y arrivera jamais, » murmura-t-il simplement.

Elle aurait dû répondre « à faire quoi ? », mais dès le premier jour, il y avait eu cette espèce de décodage silencieux entre eux. Elle comprenait. Ils ne sortiraient jamais de la crise économique. Ils ne retrouveraient jamais le monde d'avant la pandémie. Ils n'arriveraient pas à contrer la montée des extrémismes. Ils n'enrayeraient pas le réchauffement climatique. Ils n'arriveraient pas à empêcher une secte anormale de leur voler leurs amis les uns après les autres. Théo n'arriverait jamais à surmonter ses troubles post-traumatiques anormaux. Ada n'arriverait jamais à se débarrasser de toute sa colère. Ils n'arriveraient jamais à être des adultes complètement fonctionnels dans un monde complètement fonctionnel.

« Je sais, » répondit-elle, « mais si on n'essaie pas d’arranger les choses, on le regrettera. On se demandera toute notre vie si on aurait pu faire une différence. Alors on doit essayer, encore et encore. Et faire de notre mieux. »

« Et si notre mieux, c'est pas assez ? » dit-il en regardant un vague point sur le mur d'en face.

Elle n'avait pas de réponse. « Tu t'es acheté un mini synthé ? » demanda-t-elle à la place.

« La boutique en a reçu, je me suis dit que- que j'allais réessayer d'en jouer comme avant- avant- tu vois. Mais ça sert à rien. Je sers à rien. »

« Techniquement, personne sert à rien. »

Il émit un petit bruit, amusé et désabusé à la fois. « C'est la plus grosse blague cosmique de toutes, hein ? On essaie de contrecarrer un truc anormal et terrifiant, et parmi tous les gens inutiles sur Terre, t'as trouvé le plus inutile de tous pour t'aider. Comme si t'ouvrais un coffre qui est supposé te sauver la mise dans un jeu, et qu'en fait c'est juste une boite vide, mais que tu la gardais quand même par politesse. »

« On a déjà eu cette discussion. T'es pas vide. »

« Ouais, et je te l'ai déjà dit, même si ça a l'air d'avoir aucun sens, je le sens. C'est pas quelque chose que je saurais expliquer. »

Elle continua de recoiffer ses cheveux. Chacun laissait des choses derrière lui au gré de la vie, se disait-elle en repensant au jour où elle avait complètement renié sa passion pour Harry Potter et déposé tous les tomes dans une boite à livres suite à d’horribles tweets de leur auteur, celui où elle avait réalisé qu'elle ne pourrait jamais remettre plusieurs vêtements qu'elle gardait au cas où parce qu'ils étaient devenus trop petits, celui où elle avait réalisé qu'elle ne verrait probablement plus ses parents qu'une fois par an au mieux, parce qu'ils avaient déménagé beaucoup trop loin. Pour lui, perdre des choses qui le définissaient avait juste été beaucoup plus brutal et radical que pour la plupart des êtres humains. « Tu sais faire des super cocktails avec des sirops, » finit-elle par répondre en entortillant une de ses boucles. « T'aimes le post-rock et quand t'en écoutes et que tu bouges dessus, on a l'impression que t'es une feuille ballottée par le vent. Quand tu regardes le ciel, on dirait que c'est la première fois de ta vie que tu le vois, et on le redécouvre en même temps que toi. Merde, tu sais tous ces trucs que je pigerai jamais sur les anomalies et le monde et tout. »

« C'est juste ce que j'ai réussi à remettre là-dedans, » gémit-il en faisant un geste vers son crâne. « Il y a encore beaucoup, beaucoup trop de vide. J'avais l'impression d'aller mieux mais avec tout ce qui se passe en ce moment- »

Elle soupira. « On peut pas virer tout ce qui fait que t'es toi, Théo. T'es encore là, ok ? T'es peut-être pas entier, ni rempli, si tu le dis, mais t'es là, et t'es vivant, et y a personne d'autre comme toi. »

Il la regarda, puis hocha la tête silencieusement.

Elle se leva en s'appuyant contre l'armoire. « Bon, et maintenant, on va réchauffer ce gratin avant que j'aille exploser ce mini synthé contre un mur pour le punir de t'avoir mis dans cet état. »

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Ada passait désormais une partie de ses soirées sur les réseaux sociaux à tenter d’informer le plus de monde possible de l’existence des Fleurs, tentant d’utiliser la cancel culture ambiante à son avantage, mais les résultats étaient très limités. Le groupe n’avait pas de lien direct avec la secte, ce qui rendait les choses très compliquées ; il était facile de répondre qu’il ne s’agissait que d’une bande d’excités, comme pour tous les fandoms avec un petit pourcentage de fans ultra toxiques, et que ça ne changeait rien à la qualité de la musique. Les Fleurs se faisaient régulièrement bannir des communautés de fans normaux à force de parler de trous dans les épaules ou de tatouages qui ne deviendraient visibles qu’au moment d’une autopsie, mais la curiosité de certains envers tout ce qui était interdit continuait malgré tout de faire grossir leurs rangs. Apparemment, ils avaient plusieurs cellules actives, et même si Ada avait été bannie de multiples fois de leur Discord principal et n’avait plus aucune visibilité sur leurs activités, les rumeurs voulaient que leurs réunions irl comptaient désormais une bonne centaine de Fleurs par cellule. Des photos épouvantables circulaient parfois en ligne, montrant des Accès pratiqués à travers des pieds, entre des côtes, dans une orbite ; on racontait dans les milieux de contre-culture anormale que certains adeptes possédaient à présent des méthodes pour se tatouer des organes internes - le cœur, les poumons, tout y passait.

Leurs recherches sur les connexions de la secte avec le reste du monde de l'anormal étaient, au mieux, restées nébuleuses ; Théo avait trop peur d'être rejeté par la Bibliothèque à cause de son ancien emploi pour les accompagner elle et Astro là où toutes les réponses se trouvaient, comme disait ce dernier, et il semblait également très réticent à l'idée de leur parler de ce qu'il soupçonnait lui-même au sujet des Fleurs. Tout ce qu'elle avait réussi à tirer de lui, c'était qu'il existait une sorte de culte spatial à cinq "branches" qui tentait de décoder des signaux stellaires, que les Fleurs en étaient très probablement une des cinq branches, que ça n'était pas son domaine de spécialité à l'époque où il travaillait pour la Fondation, et qu'ils risquaient gros en essayant de s'y frotter.

Il y a deux ans, quand Astro était encore à leurs côtés, ils avaient tenté d’alerter la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires, mais si tant est qu’ils aient été pris au sérieux et que quoi que ce soit avait été fait, ils n’en avaient jamais vu la couleur. Elle avait brièvement envisagé de demander de l'aide à sa famille, mais ils ne se parlaient quasiment plus depuis plusieurs années, la distance géographique ayant fini d'user leur peu de liens restants pour de bon. Quant à Leïla, elle était devenue absolument impossible à contacter. Ada espérait vivement qu'elle avait abandonné sa quête effrénée de modifications corporelles, mais tous les indices laissaient supposer le contraire, et lui faisaient redouter le pire.

Elle venait de tomber sur une vidéo qui faisait des parallèles plutôt justes entre les Fleurs et plusieurs cultes apocalyptiques. Après une longue hésitation, elle l’envoya à Cyril. Depuis le jour où il avait franchi l’Accès, il n’était plus le même. Ada avait l’impression d’une redite de ce qui était arrivé avec Leïla – il était devenu distant, ils ne se voyaient presque plus, et il essayait constamment de la convaincre de rejoindre les Fleurs quand il ne se montrait pas complètement indifférent à son égard. Depuis le début des restrictions sanitaires, elle n’avait pas eu l’occasion de le revoir une seule fois, et ses messages étaient de plus en plus souvent parsemés de termes incompréhensibles.

Il répondit un quart d'heure plus tard. Elle attrapa immédiatement sa balle antistress.

KyrilliosAujourd'hui à 21:15

J'ai arrêté au bout de 5 minutes le mec dit trop de conneries
Rien qu'au début il sort qu'on « vénère de la fumée noire » mais jpp quoi


KyrilliosAujourd'hui à 21:16

Le nortal, il veut retourner d’où il vient, à la frontière d’en haut, c'est normal
C’est pour ça qu’on se fait ça, c’est pour qu’il sorte
Ça a juste aucun rapport

        
Un goût de bile familier se manifesta.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:16

Est-ce que tu veux que je t’appelle


KyrilliosAujourd'hui à 21:16

Si c’est encore pour essayer de me convaincre de quitter les Fleurs tu perds ton temps
J’ai pas besoin d’amis qui m’encouragent à retomber en dépression


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:17

Je t'encourage pas à retomber en dépression et t’as besoin de recommencer à voir ton psy


KyrilliosAujourd'hui à 21:17

Les Fleurs c’est mon psy j’en ai pas besoin d’un autre
J’ai plus besoin de vos conneries toxiques ok


Elle se sentait tellement impuissante.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:18

Tu nous manques


KyrilliosAujourd'hui à 21:19

Mais lol
Vous êtes juste jaloux


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:19

On veut juste t’aider et tu nous laisses pas t'aider


KyrilliosAujourd'hui à 21:19

J’ai plus besoin de vous
J’ai vu la vérité du monde à la limite du vert et du bleu et du jaune et la preuve du kqive
J’aurais voulu rester au-delà du pâle mais ils nous ont dit qu’on devait revenir avant le Ravissement


Le quoi ?

KyrilliosAujourd'hui à 21:19

Dans pas longtemps tu sauras
On attend juste un concert


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:19

Je saurai quoi ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:19

Ce que j’ai toujours senti
Je suis sûr que tu t’en doutes aussi
Le monde est ffvar il est comme moi il est irréparablement endommagé


KyrilliosAujourd'hui à 21:20

Mais je suis allé là où on peut réparer l’irréparable et pour plein de gens on peut faire pareil
Et on va bientôt le faire tu vas voir


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:22

Tu me fous la trouille


KyrilliosAujourd'hui à 21:24

Tu aurais pas la trouille si tu venais aussi


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:24

Je veux pas faire partie de ta foutue secte


KyrilliosAujourd'hui à 21:24

C’est pas une secte
C’est le meilleur truc qui me soit arrivé
Ça m’énerve que tu t’en rendes pas compte


La balle antistress se retrouva balancée comme un boulet de canon contre le mur. Elle se mit à taper frénétiquement sur le clavier.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:25

On a un pacte de survie tous les deux, tu te rappelles ? C’était peut-être des paroles en l’air pour toi à l'époque parce qu'on était des gamins mais pas pour moi et je te laisserai pas crever


KyrilliosAujourd'hui à 21:25

J'ai jamais été aussi vivant lol
Je suis inarrêtable maintenant que je suis réparé ok
Je suis devenu le 0,01% de bactéries que le spray désinfectant peut pas tuer


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:26

C'est ce que Leïla avait l'air de croire aussi tu te souviens ?
Tu te souviens comment ça t'horrifiais tout ce qu'elle se faisait, avant ? Et maintenant tu la regardes comme si c’était ta prophétesse ou quoi
T'as l'impression d'aller mieux mais t'es en train de te faire complètement embobiner
Ils savent très bien ce qu'ils font et je sais que c'est dur d'admettre que cette histoire comme quoi tu vas mieux c'est de la poudre aux yeux pendant qu'ils sont en train de te détruire
Et que tu le veuilles ou non je veux pas que ça t'arrive
Je peux pas te laisser tomber


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:32

Cyril ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:35

Hypocrite


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:35

Comment ça ?


Clyde BotAujourd'hui à 21:35

Ton message n'a pas pu être envoyé. Cela arrive généralement quand le destinataire et toi n'êtes pas présents sur un même serveur, ou quand le destinataire n'accepte que les messages privés de ses amis. Consulte la liste complète des causes possibles ici : https://support.discord.com/hc/fr/articles/360060145013
Toi seul(e) peux voir celui-ci — Rejeter le message

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Ada était en train de rédiger une fiche de résultats d’essai sur un feu d’artifice en buvant son café. Au fil des ans, elle avait fini par trouver sa véritable spécialité professionnelle, à défaut de passion. Son statut actuel était « Technicienne d'essais de caractérisation de produits explosifs et d’articles pyrotechniques » ce qui, au fond, convenait très bien à son caractère.

Elle salua son supérieur hiérarchique qui passait dans le couloir, se forçant à sourire avant de se souvenir qu’on ne pouvait pas voir ça avec son masque. Il fallait qu’elle maintienne l’illusion de normalité le plus longtemps possible. Le Ravissement, quoi que ce soit, sonnait comme quelque chose de grave, et elle avait passé plusieurs semaines à falsifier les stocks du laboratoire pour y voler de quoi fabriquer des fumigènes assez puissants pour simuler un départ d’incendie et faire évacuer une salle de concert le plus vite possible. C’était une idée de Théo, et le seul vrai plan qu’ils avaient dans l’immédiat.

Son portable vibra, et un message de Théo s’afficha, accompagné d’une capture d’écran d’un site de vente de billets en ligne. Elle alla s’enfermer aux toilettes pour lire.



On est foutus.


Midnight Blossom en concert à Accor Arena mi-février 2022.


C’est quoi Accor Arena


C’est comme ça que s’appelle Bercy depuis que la salle a été rachetée par la chaîne d’hôtels en 2015.



Attends quoi mais d’où Midnight Blossom remplit Bercy ??


Comment ça ?


Ben je veux dire… Green Day remplit Bercy. Indochine remplit Bercy. Mylène Farmer remplit Bercy. Pas Midnight Blossom



C’est leur seule date en France.


Même


J’ai l’impression qu’ils sont devenus encore plus cultes quand ils étaient séparés, un peu comme ce qui s’est passé avec l’autre groupe qui chantait I’m not okay, le nom m’échappe.





………………….My Chemical Romance, Théo


Désolé.


Je juge pas


Mais en fait si


Je blague mais on est vraiment dans la merde


Tous les membres des Fleurs vont vouloir y aller et ça sera leur meilleure occasion de déclencher le Ravissement.



Nos plans étaient prévus pour des salles plus petites, on sera jamais assez nombreux pour empêcher ça



Je peux retenter d’impliquer mon ancien taff, mais j’ai aucune idée de comment faire. Si je refais un truc trop vague comme il y a trois ans avec le tag, ils ne viendront pas préparés pour des conneries dimensionnelles, et si je fais quelque chose de trop précis, à coup sûr ils pourront remonter jusqu’à nous.







On a plus que trois mois pour trouver une solution


Ils sont sûrement au courant qu’il se passe un truc pas normal depuis le temps que ça existe, non ?



Je pense aussi et du coup je pige pas pourquoi ils ont encore rien fait.






Merde. Merde Merde Merde.


Je crois que je sais pourquoi ils ne font rien.


Les meilleures anomalies se confinent toutes seules.



C’est-à-dire ?


On sait toujours pas ce qu’est le Ravissement, mais eux, ils doivent en savoir plus que nous, et savoir que l’anomalie va se neutraliser toute seule sans qu’ils aient quoi que ce soit à faire, à part effacer l’existence du groupe de la pop culture.







Et je t’assure que ça serait pas difficile pour eux.


Ils ont les moyens.


Merde.


Ils laisseraient des milliers de gens crever ou partir en fumée ou se faire happer dans l’espace ou atomiser par un portail ou je sais pas quoi d’autre ?




Si ça peut en protéger des milliards d’autres, sans hésiter.


C’est un peu leur spécialité.


Qu’est-ce qu’on fait


Je vois plus qu'une option.

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Les rideaux de l’arrière-boutique de la Couleuvre Alchimiste ne fonctionnaient peut-être que dans un seul sens, mais au fil du temps, Théo avait gardé contact avec certains clients qui empruntaient régulièrement cette Voie. Il lui avait fallu plus d'un mois pour convaincre l'un d'entre eux de les aider, et le concert n'était plus que dans quelques semaines. C’était sans doute leur seule chance de reprendre contact avec Astro.

Dans un premier temps, Astro avait été le chef de file de leur lutte contre l’influence grandissante des Fleurs, mais sa santé mentale s’était dégradée à mesure qu’il devenait évident que Cyril était trop embrigadé pour être sauvé. Il s’était de plus en plus replié sur lui-même, sabotant toutes ses amitiés restantes, et au printemps 2020, le moral au ras du plancher, il leur avait annoncé qu’il quittait « la ville, peut-être le pays, peut-être la planète » pour aller vivre dans la Bibliothèque. Il était totalement injoignable depuis.

Lorsque Ada franchit la porte de la boutique, elle eut l’impression bizarre d’être de retour dans un lieu sinistré. Presque rien n’avait changé visuellement en dehors du choix d’articles proposés, et d’une sculpture de grenouille près de l’entrée qui distribuait du gel pour se nettoyer les mains sous forme de bulles, mais l’endroit avait longtemps fait office de point de rendez-vous pour leur petite bande, et la désintégration progressive de leur groupe avait teinté les lieux de mélancolie. Elle salua l’employée qui s’occupait du comptoir, et marcha vers Théo, qui était occupé à installer une sorte de diorama avec un télescope dans le fond du magasin. En chemin, elle passa devant une nouvelle version de la fontaine antigravité avec ses diodes-libellules, et elle eut à la fois envie de rire et de pleurer.

Théo disposait méticuleusement des étoiles lumineuses autocollantes sur un fond de ciel nocturne accroché au mur, ses mains courant comme des araignées nerveuses porteuses de petites lumières, se balançant sur le fond musical du jour (Lights & Motion, nota-t-elle) d’un pied sur l’autre comme s’il était en transe. Il portait un masque souriant dont il avait colorié une dent au surligneur bleu fluo.

« Je suis là, » dit-elle en espérant qu’il ne sursauterait pas. Il se retourna - il avait une petite étoile collée dans les cheveux. Elle pouffa. « Ton contact est pas encore arrivé ? »

« Elle nous a donné rendez-vous dans cinq minutes à côté du rideau. La porte est déverrouillée. Je finis ça et je te rejoins, » répondit-il, descendant de son petit nuage à regret.

Elle poussa la porte de l'arrière-boutique et fit quelques pas dans l'entrepôt, toujours rempli de cartons labellisés à la bombe de peinture. Un miroir avait été accroché au mur au milieu des inventaires et une liste de tâches y était inscrite au marqueur à tableau. Ada en profita pour se recoiffer un peu, notant avec résignation qu'elle avait un troisième cheveu blanc, et les yeux très fatigués.

« Mais oui, t'es belle, » chuchota une voix féminine.

Ada sursauta et se retourna. Une main dépassait des plis des rideaux. Après quelques instants, elle fut suivie d'une tête coiffée d'un caméléon.

« Euh. Ah. Bonsoir, Ortie. »

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« C'est pas très régulier de maintenir la Voie ouverte depuis l'intérieur de la Bibliothèque, » expliqua Ortie tandis qu'ils passaient tous les trois sous l'arche, « mais j'ai cru comprendre qu'il y avait urgence, et si vous pouviez du même coup embarquer Astro, ça m'arrangerait. Il énerve beaucoup Errare et l'archiviste avec ses conneries. »

Il y a quelques années, Ada était retournée une paire de fois à la Bibliothèque pour faire des recherches sur les Accès avec Astro, mais ils devaient faire fausse route en se concentrant dessus car ils étaient toujours revenus bredouilles. Malgré cela, elle n'avait jamais vraiment réussi à s'habituer à l'étrangeté de la Bibliothèque, même si son ami lui avait précisé que le secteur où il avait l'habitude d'aller était principalement fréquenté « par des humains » et « à peu près normal. » Elle ne savait jamais s'il fallait qu'elle ressente de l'exaltation ou de la terreur vis-à-vis de l'existence d'un lieu pareil.

Théo resta un moment devant l'arche, clairement bouche bée même sous le masque, ses anneaux encore plus lumineux dans le clair-obscur qui régnait actuellement. Son regard balaya les étagères sans fin, les colonnes qui poussaient comme des séquoias millénaires, plusieurs escaliers qui se perdaient dans le lointain, et il remonta jusqu'au plafond, où un banc de carpes-lanternes était en train de glisser paresseusement, teintant un arc-boutant de lueurs multicolores.

« Je suis dans la Bibliothèque, » dit Théo, comme pour se le confirmer. « Je suis dans la Bibliothèque, et elle est réelle. »

« Ouaip, » dit simplement Ortie.

« Je pensais pas que je pourrais, » se justifia-t-il. « Je travaillais pour - j'étais un Geôlier, il y a des années. Les autres disaient que la Bibliothèque ne nous laissait jamais entrer. Depuis tout ce temps, j'aurais pu - je sais pas. Ça fait très bizarre. »

Ortie le toisa des pieds à la tête, comme si elle essayait de l'imaginer avec une blouse et un badge. Le caméléon oscilla entre plusieurs teintes. « Ben moi il y a deux ans j'avais jamais lu Douglas Adams. Chacun son vieux bail pourri, » conclut-elle en haussant les épaules avant de se remettre à marcher. Ada prit doucement la main de Théo pour qu'il puisse continuer d'admirer le décor sans avoir à se soucier de regarder où il mettait les pieds.

Ils passèrent devant quelqu'un qui ressemblait à un être humain avec un masque couvert de plumes mais rampait sur des rayonnages pour attraper un livre situé à plus de six mètres, obliquèrent entre d'immenses étagères au sommet desquelles un arbre semblait pousser, et il fallut s'arrêter un instant pour laisser Théo regarder un autre banc de poissons lumineux, qui nageaient dans les airs le plus naturellement du monde. Au bout de dix bonnes minutes de marche, ils arrivèrent au simili-bidonville qu'Ada avait traversé les rares fois où elle avait emprunté la Voie portative d'Astro à ses côtés – des lampadaires semblaient avoir poussé ici et là ces deux dernières années et un escalier avait gagné un embranchement supplémentaire, sous lequel une partie des constructions de guingois avaient migré. Comme c'était souvent le cas, quelqu'un devait cuisiner quelque part entre les cahutes car l'air était empli d'un arôme indéfinissable – un mélange huileux et poivré aux relents d'orange, d'amande et de poulet, peut-être. Quelqu'un qui portait un long manteau et un chapeau à larges bords passa devant eux avec une tablette sculptée, et les regarda d'un air méfiant. Du moins, c'est ce qu'Ada supposa compte tenu de l'épaisseur de ses lunettes qui empêchait totalement de voir ses yeux.

« Je crois que la dernière fois que je l'ai vu, il était par là, » déclara Ortie en obliquant vers un endroit plus isolé situé entre un mur et des rayonnages. Ils finirent par voir des sortes de coups de craie colorée un peu partout sur le sol et la paroi, qui les menèrent à un campement de fortune où un grand clochard barbu dormait sur un matelas près d'un réchaud, entouré de sacs en tissu, d'une bonne dizaine de bombes de peinture, de deux livres ouverts et d'une multitude de dessins circulaires tagués. Avec un temps de retard, Ada réalisa avec appréhension qu'il s'agissait d'Astro.

Ortie retroussa son nez et les couleurs du caméléon s'assombrirent. « Voilà, on y est, » dit-elle en faisant demi-tour, ses chaussures faisant chanter le sol dallé. « Débrouillez-vous avec lui, mais faut qu'il arrête ses petites expériences graphiques, ça fout le boxon dans le secteur. J'ai un autre truc à faire. »

Le regard d'Ada se porta de nouveau vers Astro, émacié, recroquevillé sur son matelas, avec un manteau pour toute couverture. Depuis le temps qu'il était ici, il avait probablement perdu la notion du temps terrestre. Théo se pencha au-dessus de lui, tentant de ne bousculer aucune des affaires posées tout autour, et pensant clairement à la même chose qu'elle, chuchota : « Tu crois qu'il dort à cette heure-ci ? »

« Non, » marmonna Astro avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche. « J'ai juste pas très envie de vous parler. »

L'éternelle mèche conduisant au baril de poudre intérieur d'Ada était très, très proche d'un briquet tenu par un type bourré. Elle inspira profondément : « Oui, bonjour aussi, Astro. Charmant accueil. » Comme d'habitude, sa question la moins importante fusa en premier. « C'est quoi toutes tes peintures, là ? »

Il s'étira et s'assit sur le matelas. « C'est pas de la peinture, c'est de la craie. Ils en font des bombes maintenant, tu savais ça ? Tu peux faire des tags temporaires avec. Ça s'en va à l'eau. »

« Tu tagues la Bibliothèque ? »

« Non, » répondit-il en faisant des gestes évasifs, « Je teste des trucs. Avec les Voies et tout. »

« Tu… peins des Voies ? » dit Théo en secouant une bombe verte sur laquelle plusieurs mots avaient été ajoutés au marqueur puis raturés.

Astro émit un bruit moqueur. « J'aimerais bien. J'en ai qu'une seule qui marche pour le moment. La grosse bombe jaune là, avec elle j'ai conçu un glyphe qui mène sur Terre. Faut tracer le truc et se cramer trois cheveux avec la même allumette en chantant un « ah » en sol majeur, et boum, tout ce qui est dans le glyphe traverse et ça se referme. Mais c'est complètement inutile vu qu'il mène à un champ de betteraves au fin-fond de la Seine-et-Marne au lieu d'ici. Je sais même pas si on peut appeler ça une Voie. »

« C'est déjà pas mal, » dit Théo en tripotant un des anneaux de son oreille. Ada se força à sourire, et tenta d'enchaîner sur ce qui les amenait : « On est dans la merde. Midnight Blossom s'est reformé, les Fleurs ont plus d'influence que jamais, dans quelques semaines il y a un concert à Bercy - »

« - D'où Midnight Blossom remplit Bercy ?! » l'interrompit Astro d'un air choqué.

« - et la clique de Leïla veut faire un truc de grande ampleur, qu'ils appellent le Ravissement, et on a besoin de ton aide pour piger ce que ça peut être avant qu'il soit trop tard, » acheva-t-elle.

Il enfila son manteau sans se presser par-dessus son t-shirt Pierce the Veil. « Et vous l'avez su comment ? »

« Par Cyril avant qu'il me bloque définitivement. »

Astro s'interrompit brièvement avec le bras au milieu d'une manche, comme si ce nom lui était physiquement douloureux à entendre. Il tenta de faire illusion, et lui renvoya un sourire aussi forcé que celui d'un démarcheur avec la jambe dans un piège à ours. « Eh ben, vous êtes au bon endroit pour vous renseigner, clairement, mais vous avez pas besoin de moi. Allez demander au Palimpseste. »

« Qui ? » demanda Ada en se retenant de toutes ses forces de le secouer.

« Errare, le Palimpseste, » expliqua-t-il en se relevant avec difficulté. En plus de sa barbe, ses joues creusées le vieillissaient prématurément, et maintenant qu'il était debout, il devenait évident que ça faisait un bon moment qu'il ne mangeait pas à sa faim – peut-être volontairement, se dit Ada sombrement. Il poursuivit : « C'est un genre d'archiviste non-officiel ambulant. Il a absorbé le contenu de tous les bouquins avec au moins une erreur dedans. Donc, en gros, quasiment tous les bouquins. Vous pouvez pas le louper, il- »

« On demande pas à ce Errare, on te demande à toi, » le coupa-t-elle.

Quelque chose de fugitif passa dans son regard, une sorte d'espoir ou de sourire intérieur, immédiatement étouffé par quelque chose de plus désagréable. « C'est si important pour vous ? L'univers en a jamais rien eu à foutre de ce qui arrivait à la Terre et à tout ce qui se trouve dessus, moi y compris. J'ai laissé tout ça derrière moi, les guerres et la politique et le racisme et l'homophobie et le réchauffement climatique et les foutues pandémies et… et les saloperies de sectes de merde, voilà. J'ai décidé d'en avoir rien à foutre, ok ? Alors me traînez pas là-dedans. J'ai déjà donné. »

Les mots faisaient mal, mais surtout parce que c'était exactement ce qu'elle ressentait depuis presque dix ans à chaque fois qu'elle avait envie de tout lâcher. Théo prit le relais et tenta de sonner ferme et convaincu : « On a déjà perdu deux amis. On refuse d'en perdre un troisième. Tu viens avec nous, et on va trouver une solution tous ensemble. »

Astro émit une sorte de semi-éternuement moqueur. « Et vous voulez me convaincre avec quoi ? Le pouvoir de l'amitié ? »

« Le pouvoir de – de - le pouvoir de ma main dans ta gueule, » balbutia Théo, et avant qu'il ne puisse répliquer, il le souleva par le col de vingt bons centimètres malgré leur différence de taille. Astro poussa un cri que n'aurait pas renié une chouette effraie.

D'un seul coup, un bruit métallique épouvantable résonna tout autour d'eux, comme si un insecte géant battait des ailes contre un gong, la lumière ambiante s'affaiblit brutalement, et les mots se bousculèrent pour sortir de la gorge d'Astro, visiblement terrorisé : « Pose-moi par terre pose-moi par terre oh merde oh merde vite vite vite pose-moi par terre avant que- »

Théo le lâcha et fourra ses mains dans ses poches précipitamment, l'air un peu inquiet. Astro regardait dans tous les sens, et respirait comme s'il avait couru un cent mètres. Le son s'atténua et la lumière revint à la normale, pour autant que quoi que ce soit fut « normal » dans cet endroit.

« Il allait pas réellement te frapper, tu sais, » dit Ada.

« La bibliothèque le sait pas, » répondit simplement Astro. « Ça aurait pu très mal finir. »

« Je suis désolé, » marmonna Théo, « j'avais l'impression de me voir dans mes moments de déprime et ça m'a énervé, j'ai voulu te secouer. »

« Et ça t'arrive souvent de vouloir te casser ta propre gueule ? » dit Astro en fourrant plusieurs de ses possessions dans les poches de son manteau. Théo haussa les épaules et se contenta de pointer sa cicatrice du doigt.

Ada s'apprêtait à demander ce qui se serait produit si Théo l'avait vraiment cogné, mais elle fut interrompue par un bruissement bizarre, une sorte de froufrou persistant venant de plusieurs directions à la fois. Lorsqu'elle se retourna, elle se trouva face à quelque chose qui ressemblait à un énorme vautour couvert d'encre et de feuilles de papier, et elle étouffa un cri. La créature n'avait pas d'yeux visibles sur ce qui était probablement sa tête et son bec, entièrement recouverts d'une substance noire visqueuse qui tombait goutte à goutte sur une quantité délirante de pages tachées et raturées, formant comme une robe autour de son corps.

Plusieurs pages se tournèrent, chacune comportant une énorme lettre dans des styles différents, épelant « Q U O I – I C I ? ».

« Juste un malentendu, Errare, rien de plus, » dit Astro tandis que Théo se cachait derrière ses mains et qu'Ada reculait jusqu'à se trouver dos au mur. « Mais tu tombes bien. Mes potes voudraient savoir quoi faire pour empêcher une catastrophe imminente là d'où ils viennent. »

D'autres bruits de page. « Q U I – F A I R E ? »

« Euh, des gens qui crachent de la fum- » commença-t-il, mais Théo écarta légèrement ses doigts et souffla : « Une branche de la Cinquième Église. »

Errare bruissa comme si le vent venait de se lever, et un gros caillot d'encre goutta de son bec. Quelques carpes-lanternes nageant paresseusement entre les plus hauts rayonnages battirent en retraite vers les branches du plafond. Les feuilles de l'entité se réarrangèrent précipitamment. « M O I N S – S A V O I R – C I N Q – S E U L E – M A N I E R E – C O M B A T T R E – C I N Q. »

Le choc initial passé, Ada devait reconnaître que l'entité semblait disposée à les aider et n'était pas hostile pour un sou, toute bizarre qu'elle fut. Elle s'éclaircit la gorge. « Les Fleurs, cette Cinquième Église comme dit Théo, c'est… un savoir interdit ? »

« N U L – S A V O I R – I N T E R D I T – S E U L E M E N T – S A V O I R S - D A N G E R E U X », épela Errare, tournant son bec dans sa direction. « C I N Q – S A V O I R – Q U I – B L E S S E – E S P R I T – P O U R – E N T R E R – A U T R E – C H O S E. »

« On a deux amis qui en sont victimes, » insista-t-elle, « est-ce qu'il n'y aurait pas un moyen - »

« P A S – R E P A R A B L E, » la coupa visuellement l'entité en grandes lettres enluminées. « M O R C E A U X – A M I S – P E R D U S » ajoutèrent des pages plus petites autour de son col. « A M P U T A T I O N – N E C E S S A I R E », conclut une rangée de feuilles situées près du sol.

Son estomac se retourna. « Amputation de quoi ? »

« E S P R I T. »

Elle se tut. Astro ne s'avoua pas vaincu : « Attends, ça ne peut pas être aussi irréversible que ça. Nous, on a vu l'endroit où ils veulent aller, à travers un genre de portail, et on n'est pas fous. Enfin je crois pas. »

Nouveau souffle de vent invisible. « C I N Q – E S T – N O N – E N D R O I T, » épela Errare. « V U – A U T R E – C H O S E. »

« En vrai, j'osais pas le dire, mais ça ressemblait plutôt à une planète imaginaire qu'on inventait avec Cyril quand on était ados. C'est comme si tous les accès menaient directement au monde de nos dessins, » avoua Ada – quelque chose qui lui était difficile d'admettre jusqu'à maintenant tellement l'idée semblait grotesque, mais d'un autre côté, elle était en train de parler à un tas de brouillons ambulant dans une bibliothèque infinie derrière un rideau à sens unique.

Les carpes descendaient des branches pour retourner jouer entre les rayonnages, et une feuille d'arbre virevolta dans leur direction. « N U L – M O N D E – I M A G I N A I R E, » bruissa l'entité doucement avant de se tourner vers Ortie, qui était en train de revenir avec un gros encrier. « S E U L E M E N T - M O N D E S – P O S S I B L E S. » La feuille morte se posa sur la tête d'Errare et fut dissoute en quelques instants.

La petite bande échangea des regards interrogateurs.

« C E R T A I N S – M O N D E S – P R O C H E S – A U T R E S – L O I N, » jugea bon d'expliquer l'entité pendant qu'Ortie dévissait le bouchon de l'encrier. « M O N D E – D E S S I N S - P L U S – P R A T I Q U E – P O U R – A L L E R – V E R S - C I N Q », déclarèrent des pages en se tournant plus lentement, comme si cette information frôlait la limite du Savoir Dangereux qu'elle avait déjà évoqué. Cette précision donnée, elle pencha son bec vers l'encrier et vomit des litres d'encre à l'intérieur sans crier gare. Toutes les pages ondulèrent et des arabesques abstraites en remontèrent pour se coaguler sur son bec, déclenchant une seconde décharge de liquide noir. Ada pensa à un fêtard qui aurait trop bu.

Ortie referma le bouchon, leur fit au revoir de la main, et repartit en dodelinant de la tête comme si le caméléon était en train de lui passer le tube de l'année. L'entité commença à remonter l'allée à sa suite. « R H U M E, » épelèrent quelques pages du dos d'Errare, qui cette fois comportaient beaucoup moins de taches et de ratures, en guise d'explication. « A V O I R – A F F A I R E – A I L L E U R S », ajouta son col.

« Attendez ! » s'écria Ada, qui courut imprudemment se placer sur son passage. « Si vous ne pouvez pas nous aider pour les Fleurs – euh, pour la Cinquième Église - qui peut le faire ? »

Errare tourbillonna dans un doux froufrou de pages et passa au-dessus d'elle comme un vol d'étourneaux d'un blanc jauni. De nombreuses pages restèrent juste assez longtemps en arrière pour qu'elle puisse lire « P A S – A I D E – P O S S I B L E », « R E N O N C E R – T A N T – Q U E – V O U S - T R O I S - I N T A C T S ». Cinq pages se retournèrent pour conclure « A D I E U », et l'entité continua de s'éloigner en bruissant.

La Bibliothèque semblait soudain très grande et très vide.

Une main se posa sur son épaule, trop fermement pour être celle de Théo. « T'avais dit que toutes les réponses étaient ici, » murmura-t-elle.

« Je sais, » répondit simplement Astro. Elle fit demi-tour et retourna vers Théo, qui continuait de regarder l'endroit où se tenait Errare une minute avant comme s'il n'arrivait toujours pas à croire ce qu'il avait vu.

Tous trois finirent de rassembler les affaires d'Astro dans un silence abattu.

« Comment est-ce qu'on peut arrêter quelque chose qui va nous détruire le cerveau si on se renseigne davantage dessus ? » finit par soupirer Théo.

« Me demande pas à moi, » répondit Astro, « j'ai passé ma vie à vouloir rendre des savoirs anormaux accessibles. Ces conneries de savoirs dangereux à ne surtout pas partager sont complètement contre-instinctives pour moi. » Il fourra ses bombes de craie dans un sac en patchwork. « Mais je viens avec vous. Ça me fait chier, mais je vous laisserai pas seuls face à ça. On a déjà perdu trop de choses et trop de gens. Même Errare s'en est rendu compte en nous parlant deux minutes. Je préfère limiter la casse. »

Ada, quant à elle, n'arrêtait pas de ressasser les mêmes mots.

Morceaux amis perdus. Amputation nécessaire.

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Ils étaient assis sur le tapis autour de la table basse, Astro fraîchement rasé, maniant tous leurs baguettes en silence, entourés de toutes les feuilles de leurs opérations anti-Fleurs d'il y a plusieurs années, avec pour fond musical une playlist que leur petite bande avait concoctée en des temps plus favorables aléatoirement mixée avec des morceaux plus récents. « Well, I never really thought that you'd come tonight / While the crown hangs heavy on either side / Give me one last kiss while we're far too young to die,2 » chantait Brendon Urie.

« Tu vois, » finit par dire Astro au milieu d'un silence en attrapant un maki, « après toutes ces années, on a fini par manger des sushis chez toi. »

« J'aurais préféré que ce soit en d'autres circonstances, » dit Ada après un bref rire un peu amer.

« C'est sympa de me loger en tout cas, » dit-il en regardant l'endroit où il avait posé ses maigres affaires. Une ombre passa de nouveau dans son regard et il soupira : « J'ai… j'ai abandonné l'appart à Cyril quand son délire est parti trop loin. » Théo s'apprêta à dire quelque chose, mais il se ravisa. Le cœur d'Ada se serra en réalisant que c'était le second ami sans-abri qui atterrissait chez elle. Brièvement, elle se demanda ce qu'aurait pu donner une colocation à cinq, à l'époque où ils étaient encore soudés, et si ça aurait été la pire ou la meilleure idée du monde. Peut-être qu'ils n'auraient pas réussi à se supporter. Ou peut-être que la vie aurait été plus simple, avec cinq idiots pouvant endosser le rôle de l'adulte responsable chacun son tour, songea-t-elle en attrapant un sushi au thon et en y ajoutant une quantité déraisonnable de wasabi.

La playlist passait à présent une chanson lente et presque funèbre. « I fall apart and the snakes start to sing,3 » susurra Oli Sykes. « Et tes contacts de la Main du Serpent ? » suggéra Ada, inspirée par les paroles. « Ils pourraient pas nous aider ? »

« J'ai presque plus de nouvelles d'eux, » avoua-t-il. « Déjà à la base, j'ai jamais été très engagé dans le mouvement, et comme c'est très désorganisé et que personne ne donne vraiment d'ordre, on a vite fait de se retrouver isolé. Je peux essayer de renouer avec un ou deux gars, mais il va pas falloir compter trop dessus. »

Théo manipulait ses baguettes comme s'il s'agissait d'une pince à épiler, mâchant toujours d'un seul côté. « Je me disais qu'on pourrait tenter d'inventer une alerte à la bombe avant le concert en envoyant des lettres aux médias, en dernier recours. »

« C'est comme pour notre truc des fumigènes, » objecta Ada, « à moins que le Ravissement ne puisse se faire en pratique qu'à une date précise à cause de, euh, d'une conjonction stellaire ou quoi, c'est seulement une mesure temporaire. Ils rempileront au concert suivant. »

« J'ai l'impression de réfléchir dans le vide, » répondit Théo. « On ne sait pas ce qu'on essaie d'empêcher. Ça n'a pas de sens. »

Le silence retomba entre deux pistes pendant qu'ils finissaient leur plateau. Une des dernières chansons de Chvrches passa et Théo sourit sans rien dire. C'était quelque chose qui venait de sa playlist à lui. Il oscilla en rythme tandis que Lauren Mayberry parlait de comment rester conscient lorsqu'on est en train de se noyer. Astro attrapa le dernier maki et le garda figé en l'air lorsque Robert Smith commença à chanter ce qu'il fallait faire après avoir été déterré et après avoir appris à détester ce que l'on aimait. « Attends, quoi ? C'est le chanteur de The Cure, ça, hein ? » dit-il, le maki toujours au bout de ses baguettes.

« C'est génial ce duo, pas vrai ? » s'amusa Théo en commençant à replier sa serviette.

« On dirait que j'ai raté de sacrés trucs pendant que j'étais dans la Bibli, » conclut Astro avant de fourrer le maki dans sa bouche.

Le portable d'Ada vibra, et elle vit distraitement une notification qui disait quelque chose comme « hjielmp ». Elle rassembla les emballages en carton pour aller les fourrer dans la poubelle du recyclage pendant que les deux autres se penchaient de nouveau sur leurs feuilles de brouillon vides.

Elle entendit le bruit de plusieurs notifications, jura, et lorsqu'elle revint, son écran était couvert de messages incompréhensibles. Elle chercha qui était l'andouille qui était probablement en train de laisser un chat marcher sur son clavier et s'apprêtait à l'insulter – et le thermostat de la pièce sembla brusquement tomber en dessous de zéro.

KyrilliosAujourd'hui à 21:42

hjielmp
jecesty qsuyre c('ressyt poiutr lre kquibve
mazuis (tyui sdfoiuyu azeider
jkenre veuyx poaqs
adqa


Sa gorge se noua, et elle devait sûrement être très pâle car Théo se leva précipitamment pour lire ce qui la mettait dans cet état avant de faire signe à Astro de venir voir aussi.

KyrilliosAujourd'hui à 21:43

jser suiuys dé&sdiolkié


Da_ChemistryAujourd'hui à 21:43

Cyril ? Tu m'as débloqué ? C'est toujours toi ou tu as prêté ton portable à quelqu'un ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:44

kjze qsuis dzézskolaé
jdser suiofds cdé"qsol&é


Je suis désolé.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:44

Pourquoi tu écris comme ça ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:44

jed sernsd pluysd mlfres nbvrazs
hjkaui poeuire


Astro prenait des notes à toute vitesse pendant que Théo serrait Ada contre lui pour tenter de la rassurer. La peur et l'incompréhension démultipliaient le hurlement intérieur d'Ada comme la voûte d'une cathédrale médiévale. « Pourquoi il écrit comme ça ? Pourquoi il écrit comme ça, putain ? Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? » gémit-elle.

KyrilliosAujourd'hui à 21:44

kjhe veruwx polyus faziutre ç_qa
jke vferux pmluds faékire çia
ujer cvedujx opluqs fdaifre çàaz


Je veux plus faire ça.

Ses mains avaient commencé à frissonner.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:45

Tu ne veux plus faire ce que tu fais ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:45

poiuy
oiu





«Je vais les tuer, » murmura-t-elle d'une voix qui, elle aussi, commençait à trembler.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:45

Ils t'ont fait du mal ?


KyrilliosAujourd'hui à 21:46

jr'azureaids dùîuy lkde voiiuloiytr
mlkazisdf jer veruxcf pklius
c'esdrt trtyuiop dfur sert je'aiq fgtreopl mlkjhagl
azeidset-jklmpoi
éaijdey-lmpoi


Aide-moi.

Elle ne réalisa qu'elle s'était mise à pleurer que lorsqu'une goutte tomba sur son écran. « Je vais les tuer, » répéta-t-elle, « je vais leur éclater la gueule, et – et - »

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:46

On voudrait t'aider mais on sait pas comment


KyrilliosAujourd'hui à 21:46

jzerdfg sazis pazsd njkonb plyuhfs
mlazisd s'(hjiol hgtre plazîotf
ertghjklmpêcvhre-mloiu sde klpoazertyoir
dermpm^zeccvbhe(-lmoi gfdez lpazertigr
emp^secvghey-mloi cde pzartyifr





«Empêche-moi de partir, » traduisit Astro, qui avait arrêté d'écrire, serrant un coussin si fort entre ses mains que ses articulations étaient presque blanches.

KyrilliosAujourd'hui à 21:47

iolkjsd vbontre prennbvdrez mpoin poiertabler


Ils vont prendre mon portable.

KyrilliosAujourd'hui à 21:48

kjhe tregfrertytre trelkmertmernhgtr


Je regrette tellement.

KyrilliosAujourd'hui à 21:48

cv'esdrty maq derniyè-dre chjanscne de ytre poazertler


C'est ma dernière chance de te parler.

Sa gorge était tellement serrée que rien n'arrivait plus à en sortir. Ses mains tremblaient si fort qu'elle tendit le portable à Théo, qui tapa un message du bout de l'index.

Da_ChemistryAujourd'hui à 21:49

Cyril, c'est Théo. Ada et Astro sont là aussi. On te laissera pas tomber, d'accord ? On est là pour toi.


KyrilliosAujourd'hui à 21:49

mlkerccvghio
mlerdcxci


Merci.

KyrilliosAujourd'hui à 21:49

jhse sduisd dzaé'sdfoklké


Je suis désolé.

KyrilliosAujourd'hui à 21:50

kjhe vbousd aimlde
jde vboius azilme


Je vous aime.

Quelques instants après, le pseudonyme fut remplacé par [DELETED USER].

Le portable fut délicatement posé sur la table par des doigts très pâles et très nerveux.

Ada n'y tint plus. Elle fourra sa tête dans le cou de Théo et se mit à sangloter sans retenue. Astro serrait le coussin contre son propre visage, probablement pour dissimuler quelque chose de similaire. « Je vais les tuer. Je vais les tuer, » répétait Ada d'une voix brisée sans pouvoir s'en empêcher.

« Je sais, » dit simplement Théo.

Un bruit de bouilloire se fit entendre quelque part. Il lui fallut un moment pour comprendre qu'il venait d'Astro, derrière son coussin, qui ne parvenait tellement pas à gérer la situation qu'il n'arrivait pas à pleurer normalement. Il commença à se lever, mais Ada l'attrapa brusquement par la manche et le força à se rasseoir avec eux au lieu de fuir on ne sait où comme il le faisait toujours en cas de surcharge émotionnelle.

Ils restèrent là un bon moment presque sans bouger.

La playlist, qui avait passé deux chansons calmes d'affilée et qu'ils avaient fini par oublier, enchaîna sur du My Chemical Romance. Quand Gerard Way en arriva à « Cause you only live forever in the lights you make / When we were young we used to say / That you only hear the music when your heart begins to break / Now we are the kids from yesterday,4 » Théo attrapa la télécommande pour chercher quelque chose qui ne leur démolirait pas encore plus le moral. La chanson suivante débuta, absurdement, sur un riff de violoncelle agressif et la voix compressée de Patrick Stump qui criait « Put on your war paint.5 » Ada renifla et se mit à rire amèrement. Théo souffla : « Ouais, non, c'est pas le meilleur moment pour celle-là non plus, on est d'accord. » Astro cachait toujours son visage et il était difficile de savoir s'il riait ou pleurait, mais en tout cas, il était agité de spasmes. Il finit par balancer le coussin sur le canapé, et il s'avéra qu'il faisait les deux à la fois.

« I'm gonna change you like a remix / Then I'll raise you like a phoenix,6 » continua la chanson.

« Je sais pas ce qu'on va faire, » dit Astro en s'essuyant sur sa manche, « mais je vous jure que si on revient pas avec Cyril d'une façon ou d'une autre - »

« Et avec Leïla, » ajouta Ada. « Ça me fait mal de l'admettre, mais même si quelque part c'est sa faute, je pense qu'elle est encore plus mal barrée. Lui, il a réussi à nous contacter. »

« On n'a pas réussi à sauver deux potes, » soupira Théo. « Qu'est-ce qui vous fait croire qu'on a la moindre chance de sauver dix mille personnes en plus d'eux ce coup-ci ? »

Il y eut un nouveau moment de flottement.

« Put on your war paint, » continuait Fall Out Boy dans le fond.

« Oh, » fit subitement Astro.

« Ah, » fit Ada.

« J'ai loupé un truc ? » fit Théo pendant qu'ils se levaient et fouillaient dans les sacs en patchwork pour en sortir les bombes de craie, avant de conclure à son tour « OH. »

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Les lumières de l'immense salle de Bercy, pardon, Accor Arena, venaient de s'éteindre dans un hurlement de joie collectif, et Ada n'avait toujours pas réussi à trouver ses cibles. Elle avait vu une quarantaine de membres des Fleurs éparpillés dans la foule en fosse, certains avec des modifications corporelles très alarmantes, et Théo en avait compté dix-huit de plus dans les gradins, mais il était clair que la plupart d'entre eux n'étaient pas dans le public du concert, ce qui rendait la tâche très ardue pour retrouver Cyril et Leïla. Elle pianota frénétiquement sur son portable pour transmettre à ses deux complices qu'il fallait s'en tenir au plan de base, et espérer qu'ils se montreraient d'une façon ou d'une autre à un moment donné.

La proximité physique avec autant de gens, même masqués et vaccinés, n'améliorait en rien son état de nerfs après tant de temps passé loin de la cohue habituelle des concerts.

L'écran géant à moitié caché par la fumée s'illumina progressivement pour afficher une fleur en 3D qui s'épanouissait au fil de nappes de synthé ultra lumineuses à la puissance écrasante. Au moment où la guitare électrique plaça ses premiers accords, Cecil Fox, encore sous forme de silhouette noire qui se découpait sur la fleur fuchsia en train de s'ouvrir, cria « IT'S THE RIDDLE OF THE SPHINX- », et les deux mille voix du devant de la fosse hurlèrent « - NO ONE GETS OUT ALIVE! ».

Des paroles familières soudain très menaçantes.

Le logo du groupe avait fini d'apparaître à l'écran et les lasers se déchaînèrent. Au moins, maintenant, elle voyait à peu près où elle mettait les pieds, même si l'atmosphère fluo n'aidait pas à se repérer, et qu'elle devait bousculer pas mal de monde pour tenter d'atteindre le bord de la fosse et suivre le mur.

« I WALK, I CRAWL- »

« What am I? What am I? » reprit-elle avec tous les fans sans pouvoir s'en empêcher.

« I RISE, I FALL- »

« What am I? What am I? » C'était comme une prière qu'elle aurait essayé d'oublier sans y parvenir.

« TEN LEGS, FIVE HEARTS- »

« What am I? What am I? » En un sens, elle n'avait jamais été complètement immunisée.

« DEAD SOULS, SPARE PARTS- »

« What am I? What am I? » Est-ce que ces paroles avaient toujours été aussi étranges, ou est-ce qu'elle ne s'en rendait compte que maintenant ?

Ses mains touchèrent enfin le mur et elle se retourna, contemplant la foule tournée comme une seule entité vers le logo sur l'écran géant et les cinq minuscules humains qui lui servaient de vecteurs ; le chanteur, plus théâtral et dynamique que jamais, pouvait presque passer pour le grand prêtre de cette messe géante. « Le pire, » cria Théo dans son oreillette, « c'est que je pense que le groupe est même pas conscient de véhiculer un truc anormal dangereux. C'est comme si quelque chose de monstrueux rajoutait un genre d'ultrason par dessus ce qu'ils font, et que les Fleurs étaient des chauves-souris qui entendaient les messages et voulaient nous les décoder. »

Une très vieille chanson de Simon et Garfunkel s'imposa à son esprit – indubitablement, à présent, les gens s'inclinaient et priaient le dieu de néon qu'ils avaient fabriqué.

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« Je les ai toujours pas trouvés, » cria Théo au-dessus des accords dévastateurs de Lotophagia, que Cecil Fox était en train de chanter en équilibre précaire au bord de la scène, son visage couvert de sueur affiché sur les écrans secondaires pendant que celui du milieu projetait des images confuses d'animaux se métamorphosant en plantes surréalistes.

« Astro, t'en es où ? » dit Ada dans le micro bon marché accroché au fil. « T'as besoin d'aide ? »

« On va avoir un problème, » répondit-il, la panique perceptible dans sa voix. « Le glyphe du toit fonctionnera pas. Je viens de tester. »

Ada s'arrêta net. « Comment ça, il fonctionnera pas ?! »

« Je pensais que tout ce qui serait placé dessous traverserait, mais il faudrait que tout le monde soit dessus. »

« Comment ça, dessus ? Au plafond ? »

« Ouais. »

« Et c'est maintenant que tu t'en rends compte ?? »

« Je l'ai laissé au cas où ça permettrait de sauver un mec de la sécurité ou quoi qui aurait envie de grimper sur le toit, mais ouais. Je redescends. Je vais en faire un dans la salle. »

Ada se sentit gagnée par le désespoir. « Et s'ils font le Ravissement maintenant ? »

« Ils le feront pas maintenant. Ils vont forcément attendre la fin du concert quand l'énergie sera à son paroxysme, » objecta Astro, un peu essoufflé, qui devait être en train de redescendre du toit à toute vitesse. Elle se revit soudain au milieu du public à la fin de son premier concert, complètement électrisée, prête à faire absolument n'importe quoi si on le lui suggérait.

« Non. Ouais. T'as raison. Il nous reste encore du temps. »

Lotophagia s'acheva dans un grand cri de joie collectif, et les nappes synthétiques poisseuses de Smoke and mirrors s'enchaînèrent comme des fonds successifs passés par un peintre anxieux sur une toile déjà très barbouillée.

« Mais tu pourras pas entourer toute la salle avec ton glyphe. Tu peux ni passer devant la scène ni derrière, » observa Ada.

Même avec la musique, elle l’entendait courir. « Je vais passer par les gradins hauts, avec un peu de bol je me ferai pas chopper par la sécurité. »

« Je vois pas comment un glyphe de 250 mètres de côté va pouvoir fonctionner sans que personne ne marche sur la craie entre temps, » dit Théo.

Une lumière familière attira l’œil d’Ada. Une lumière chaude, anormale, qui filtrait par des piercings. Ça ne dura qu’un instant, et elle n’était même pas certaine de sa provenance, mais c’était quelque part entre elle et le groupe.

« Leïla est ici, » dit-elle simplement.

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Un cauchemar. C’était forcément un cauchemar.

Déjà, voir l’énergie du public peu à peu atteindre son paroxysme au fil du dernier enchaînement de chansons était terriblement anxiogène. C’était déjà impressionnant dans une petite salle, mais les deux fosses réunies devaient contenir à peu près cinq mille personnes sans compter les gradins, et une bonne moitié de ces cinq mille personnes était remontée à bloc et comme traversée par un courant mental unificateur. Théo avait sorti le terme « du gestaltisme purement noosphérique, avec risque de restructuration » dans son écouteur et elle avait fait semblant de comprendre. Elle imaginait plutôt une hydre à deux mille cinq-cent têtes avec des lasers néon à la place du sang.

Ensuite, ce qui l’affolait particulièrement, c’était qu’elle n’était pas insensible au phénomène, et qu'elle avait interrompu plusieurs fois sa recherche de Cyril et Leïla pour se fondre dans la masse du public, notamment sur Falling Forward, où l’impression de déséquilibre constant de la rythmique combiné aux effets de lumière déroutants lui avait brièvement fait oublier où elle se trouvait et ce qu’elle faisait, scandant le refrain avec l’impression de se jeter dans un vide existentiel avec abandon. Seule la fin du morceau et l’enchaînement sur Revolution of Stars sous les hurlements enthousiastes du public avaient réussi à la sortir de sa transe.

Mais ça, encore, ça allait. Pile au moment où Théo venait de lui signaler que quelqu'un ou quelque chose avait complètement verrouillé toute la salle y compris les sorties de secours, et qu’il se dirigeait vers elle pour l'aider dans ses recherches, et qu’Astro avait crié qu’il n’avait pas réussi à entourer toute la salle et qu’ils allaient devoir se contenter d’un glyphe de secours beaucoup plus petit qu’il avait tracé en urgence devant la sortie de la fosse en profitant du fait que toute la sécurité semblait avoir disparu – pile au pire moment possible, celui où ses nerfs n’avaient jamais été aussi proches de la lâcher complètement, elle localisa le groupe de Leïla, qui venait de se glisser dans la fosse or devant la scène.

Il y avait actuellement deux mille personnes entre elle et eux. Et la dernière chanson du set débuta.

Le ressort comprimé de l’énergie du public se serra encore un peu plus, risquant l’implosion du mécanisme. Des accords très reconnaissables retentirent, suivis d’une ligne de synthé urgente et désespérée. Un rire hystérique s’échappa de la gorge d’Ada. Évidemment. Bien sûr que la dernière chanson était The End is a Beginning. Quoi d’autre ?

Elle était revenue dans la fosse et bousculait pas mal de monde pour tenter de se rapprocher. En temps normal, passer en fosse or aurait été infaisable, mais toute la sécurité semblait s’être volatilisée – l’éclairage se modifia de façon un peu trop saccadée, et elle réalisa que les Fleurs avaient peut-être aussi pris le contrôle du personnel technique. C’était sûrement pour ça que la plupart des membres du culte n’étaient pas dans le public. Elle avait vraiment été idiote.

Théo parvint à la rejoindre en jouant des coudes, mais la chanson en était au pont final avant le dernier refrain, ils n’arriveraient jamais à temps sur scène, et Leïla et sa clique avaient commencé à y grimper dans l’indifférence générale. Paradoxalement, plus ils s’approchaient, plus il était difficile d’avoir une vue correcte de ce qui se produisait – trop de gens à contourner, trop de manœuvres qui leur cachaient la vue. « Jusqu’au bout, j’y ai cru, » lui cria Théo. « Jusqu’à la dernière seconde, j’ai espéré que les Geôliers interviennent. Je voulais tellement m’être trompé sur ça. »

Il y eut un raffut épouvantable et les instruments moururent tous, à part une nappe de synthé persistante. En essayant de se retourner pour voir, Ada tomba, et lorsque Théo l’aida à se relever, tout Midnight Blossom gisait à terre, l’un des membres s’étant écroulé sur le synthé ; le brouhaha du public avait remplacé le reste de la musique, et les Fleurs étaient en piste. Son cœur protesta de toutes ses forces en tambourinant contre sa cage thoracique en voyant qu’un des types qui étaient montés en premier n’avait littéralement plus de visage – il s’arrêtait à sa bouche souriante, et tout le reste de sa tête avait été remplacé par un Accès délimité par un grand anneau doré qui partait du bas de ses joues. « Je suis prêt, » dit Astro dans l’oreillette, et ce fut la seule chose qui l’empêcha de tourner de l’œil, car elle venait juste d’apercevoir Cyril, ou plutôt ce qui restait de Cyril.

Il avait à présent toute une rangée d'énormes trous dans chaque avant-bras, exsudant une dense fumée verdâtre et crépitante sur son passage, et ses mains tremblaient frénétiquement. La tenue improbable qu'il portait le laissait dos nu, affichant fièrement son vieux tatouage de corbeau, aux couleurs ravivées et modifiées, avec un petit Accès qui traversait sa cage thoracique de part en part à l'exact emplacement de l'œil tenu dans le bec, comme si son protecteur symbolique avait été démis de ses fonctions par le culte. Mais ce qui acheva d'horrifier Ada, ce qui lui donnait envie de commettre un véritable massacre, c'était que malgré le fait qu’il affichait le grand sourire fou désormais familier des Fleurs de haut niveau, il avait l'air absolument terrifié.

Peut-être avait-il senti qu’elle l’observait, ou peut-être était-ce une de ces espèces de fulgurances presque télépathiques que Leïla avait déjà eues par le passé, mais leurs regards se croisèrent, et il la fixa intensément, comme une personne bâillonnée qui hurlerait uniquement avec ses yeux.

Fais quelque chose. Empêche-moi de le faire. Par pitié, arrête ça. Arrête-moi. Arrête tout.

Leïla s’avança vers le micro.

Et le hurlement mental d’Ada devint une sirène d’alerte aux décibels assourdissants.

Depuis la dernière fois qu'elle l'avait vue, Leïla avait perdu absolument tous ses cheveux, et ses trous aux mains et aux oreilles vomissaient à présent un mélange de fumée fuchsia et de rayons aussi lumineux qu’un phare dans la nuit. Mais ça, encore, c’était presque normal, à ce stade. Ouais, non, c'était normal, contrairement aux tiges de métal larges comme des armatures de béton qui la transperçaient entièrement, par des Accès qui passaient de ses épaules à ses hanches, en se croisant en diagonale dans son corps, probablement en dessous de son sternum, complétés par une cinquième pointe qui sortait à la verticale de son crâne.

Ada avait envie de vomir, mais rien à faire, impossible de détacher ses yeux de cette vision de crucifixion fluo ambulante, qui saisit tranquillement le pied du micro avec un sourire déformé qui n’avait presque plus rien d’humain. Le brouhaha de la foule devint particulièrement inquiet, et on entendait des cris ici et là au-dessus de la nappe de synthé infinie, qui semblait conserver à elle seule une grande partie de l’énergie du public.

Pile au moment où elle se faisait cette réflexion, une sorte de frémissement électrique parcourut la foule en partant du fond des gradins de Bercy pour se concentrer vers la scène, et Ada sentit ses bras se hérisser et ses cheveux se dresser physiquement au passage de la vague. La batterie de l'énergie du public avait été siphonnée par quelque chose, l'hydre aux milliers de têtes avait transmis son pouvoir - les armatures de Leïla crépitèrent, et Cyril se plia en deux comme si on venait de lui coller un coup de poing dans l'estomac.

« Je crame les trois cheveux à ton signal, » rappela Astro dans son oreillette, et il lui sembla qu’il était sur une autre planète qu’elle.

« CE SOIR, » hurla Leïla dans le micro sans plus de préambule, « LA NÉGATIVITÉ QUI NOUS RONGE TOUS VA MOURIR. CE SOIR, ON PART VERS UN MONDE MEILLEUR, ET VOUS ÊTES TOUS INVITÉS. CE SOIR, VOUS ALLEZ ENFIN ALLER MIEUX, ET VOUS N’AVEZ PAS. D’AUTRE. CHOIX ! »

« Pas – pas encore, mais tiens-toi prêt, » balbutia Ada dans son micro pendant que Cyril, qui tremblait de plus en plus frénétiquement, activait quelque chose en passant ses doigts à travers les trous de ses propres bras. Il commença à les élever doucement, malgré leurs mouvements convulsifs.

« CE SOIR, » continua Leïla, « ON VA TOUS TOMBER EN AVANT. CE SOIR, C’EST LA RÉVOLUTION DES ÉTOILES. CE SOIR, LA FIN EST UN COMMENCEMENT ! »

Elle lâcha le micro, recula, agrippa d'un coup les deux tiges qui lui sortaient des épaules avec l'air de quelqu'un qui aurait la pire nausée de sa vie, et elle les écarta en hurlant, d'un cri distordu qui monta dans les aigus à une hauteur si inhumaine qu'on aurait cru un effet digital.

Tout son corps se déplia vers l'extérieur comme si une structure géométrique absurde venait d'exploser, et en l'espace de quelques secondes, un Accès géant s'ouvrit devant eux, englobant presque toute la scène de Bercy. Un Accès qui donnait sur une étendue surréaliste désormais familière, teintée par un ciel orange.

Un Accès ouvert en plein sur une sorte de polype de corail monstrueux, titanesque, en train de s'épanouir comme une fleur démente, prêt à tous les engloutir.

C'est à cet instant que toute la salle commença à pencher.

Une bonne partie des membres des Fleurs se jeta droit à travers le portail sans hésiter une seule seconde, certains suivis par leur fumée, d'autres avec leurs Accès lumineux comme des glowsticks. La cacophonie de hurlements et de bruits de chute qui s'ensuivit dans la salle ne parvint pas à couvrir la voix de Cyril, amplifiée par le micro jusqu'à saturation, tandis qu'il levait de plus en plus ses bras tremblants et criait « ALLEZ, ON SORT TOUS ! »

« JE FAIS QUOI ?? » gueulait Astro dans son oreillette, voyant comme eux que le glyphe de la sortie de la salle ne permettrait jamais de faire évacuer qui que ce soit, surtout maintenant qu’il était en haut d’une pente. « N'OUVRE PAS LE GLYPHE, N'OUVRE PAS LE GLYPHE ! » répondit Ada pendant que Théo tentait de l'empêcher de glisser vers l'Accès.

Sur scène, le type sans visage réajusta la position des bras de Cyril, et la salle s'inclina davantage. Est-ce que-

« ASTRO, EST-CE QUE CRAMER TES CHEVEUX ET TOUT, ÇA OUVRE TES DEUX GLYPHES À LA FOIS ? » cria Ada dans le micro.

Une bonne seconde de silence. « J'AI JAMAIS ESSAYÉ. »

« C'EST LE MOMENT DE VÉRIFIER, » ajouta-t-elle en faisant signe à Théo de la suivre vers la scène, contre laquelle pas mal de gens commençaient à s'entasser. Accès ou pas Accès, il allait y avoir des morts par simple écrasement, si ça n'était pas déjà le cas. La zone commençait à devenir impraticable alors qu'ils n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres. Elle se demanda si elle aurait le temps d'atteindre Cyril avant que la situation ne devienne trop critique pour vérifier sa théorie.

Le décodage silencieux opéra à nouveau entre elle et Théo. « Je vais faire un truc totalement stupide, » déclara-t-il, à peine audible dans la panique ambiante. « Prête ? »

Elle n'avait même pas besoin de lui demander ce qu'il s'apprêtait à faire. Elle comprenait. « Vas-y. »

Théo l'attrapa à bout de bras en faisant craquer toutes ses articulations avec la pleine puissance de sa force anormale, et la catapulta littéralement vers Cyril. « MAINTENANT ! » hurla-t-elle à Astro juste avant l'impact. Elle heurta Cyril de plein fouet, et toute la salle sembla faire comme un tonneau sur elle-même, des milliers de gens en équilibre dans les airs.

Elle n'avait pas exactement prévu ça.

« Non-non-non-non-NON-NON- » répéta, quelque part, une voix distordue. Cyril continuait de sourire et de pleurer en même temps comme un forcené, ses bras agités de soubresauts, et la salle tournait toujours comme le tambour d’une machine à laver, tout le monde flottant à présent en apesanteur, dix mille voix hurlant à la mort. Le décor semblait flou, de l'Accès et son polype géant à la Voie titanesque qui venait de s'ouvrir dans un glyphe au plafond de Bercy.

Tentant désespérément de faire abstraction des cris et de la folie absolue tout autour d'elle, Ada attrapa délicatement les bras troués de Cyril, qui continuaient de crachoter leur fumée verte, et les orienta peu à peu dans le sens inverse ; la salle se mit progressivement à ralentir, jusqu’à se retrouver complètement à l’envers. Elle le serra dans ses bras de toutes ses forces et ferma les yeux. Ils avaient beau avoir presque trente ans maintenant, elle avait l’impression qu’il était toujours aussi léger que lorsqu’ils étaient au lycée.

Elle sentit, sans le voir, le sourire fou de Cyril redevenir normal et sincère contre son épaule, et attendit l'impact.

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L'impact ne vint jamais.

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, ils étaient assis au milieu des entrelacs métalliques insensés qui constituaient la charpente de Bercy, et ils n'étaient plus qu'une trentaine de personnes dans l'immensité écrasante de la salle vide et inversée. Cyril s'accrochait à elle comme à une bouée de sauvetage, Théo semblait s'être fait malmener au cours de la cohue et reprenait son souffle allongé par terre, et Astro, à genoux, frappait frénétiquement le plafond, où sa Voie avait complètement disparu. Un de ses pieds faisait un angle bizarre.

« Pourquoi on est pas passés ? Pourquoi on est pas passés ? » répétait-il avec angoisse.

« Le reste du public- » commença Ada.

« - est dans un champ de betteraves au fin-fond de la Seine-et-Marne, ouais, » l'interrompit-il sans cesser d'inspecter le chaos métallique qui faisait à présent office de sol.

« Hâte de voir comment mes anciens collègues de la Fondation vont cacher tout ça aux médias, » dit Théo d'une voix faible à quelques mètres d'eux.

Un bruit inhumain se fit entendre à travers l'Accès de la scène, et elle leva la tête juste à temps pour voir, à travers le portail géant, l'étrange fleur de corail se refermer comme une paupière radiale, s'arracher à la surface du sol de sa planète, et monter vers les cieux, quelle que fut sa destination, où qu'elle se trouva. L'Accès se froissa comme une boule de papier brouillon d'un artiste raté, se replia selon plusieurs axes incompréhensibles à l'œil nu, voleta comme un grand sac en plastique dans le vent jusqu'à se poser au plafond à son tour, et Leïla réapparut, blanche comme un linge. À peine sa forme fut-elle stabilisée qu'elle tomba à genoux et vomit un torrent de bile.

Les seules personnes qui n’avaient pas pu traverser étaient les membres des Fleurs qui ne s'étaient pas immédiatement jetés dans la gueule du polype, et eux. Qu’est-ce qui avait cloché ? Qu’est-ce qu’ils avaient en commun ?

Des fragments de discussions véhémentes entre membres de la secte lui parvenaient – il était question de « migration », que quelque chose était « parti sans eux » auprès des « archontes » et qu’on leur avait « refusé le salut ». Plusieurs criaient des termes incompréhensibles. D’autres pleuraient. La plupart avaient simplement l’air hébétés.

« Hé, » dit faiblement Cyril contre son épaule.

« Hé, » fut sa seule réponse.

Inutile de lui demander si ça allait, pensa-t-elle. Ses bras avaient arrêté de fumer, mais les trous qui les traversaient étaient toujours aussi effroyables. Bordel, où étaient passés ses os ?

« Merci de m’avoir arrêté, » ajouta-t-il.

Elle avait presque envie de lui dire qu’il aurait pu s’arrêter tout seul, mais au regard des événements, il devenait assez clair que non, il n’aurait jamais pu. Il continuait de s’agripper à elle comme si la lâcher l’aurait fait retomber en plein cauchemar. Hold on to me, pensa-t-elle, Hold on to me, Hold on.

Et le reste des paroles revint.

Les nouvelles portes ne peuvent être ouvertes ou franchies par aucun d'entre nous opérant encore en tant qu'êtres individuels conscients.

Est-ce que l’opposé était vrai ? Est-ce que la Voie, techniquement une ancienne porte, les avait simplement rejetés ? Ce qui signifiait que même sans appartenir à ce que Théo appelait la Cinquième Église, leur propre bande avait été suffisamment affectée pour-

Elle revit des pages se tourner dans le clair-obscur de la Bibliothèque. Cinq savoir qui blesse esprit pour entrer autre chose. Pas réparable. Morceaux amis perdus. Amputation nécessaire. Son cœur s’accéléra à un rythme douloureux.

Les membres des Fleurs avaient commencé à se regrouper au fil de leur débat houleux, mais Leïla restait un peu à l’écart. Ada avait très envie d’aller la serrer dans ses bras aussi, mais elle avait encore trop peur de ce dont elle était potentiellement capable, et surtout, ses mains refusaient purement et simplement de lâcher Cyril. S’il fallait se fier aux fragments de voix qui venaient du reste du groupe, certains semblaient voir l’échec de « Passiflora » comme une preuve qu’elle était une sorte de fausse prophétesse qui leur avait fait miroiter le salut juste pour le plaisir de le leur refuser.

Astro avait commencé à marcher vers Leïla, mais la configuration du plafond en plus de sa cheville blessée rendaient cela très compliqué, et elle semblait hésiter sur ce qu’il convenait de faire, à présent qu'elle avait raté son coup. Ses immenses yeux déments ne cessaient de faire l’aller-retour entre les deux camps.

À la grande horreur d’Ada, elle commença à se diriger vers les Fleurs.

« LEÏLA !! » s’écria Astro.

« C’est trop tard, ok ? » lui répondit Leïla, sans vraiment préciser de quoi elle parlait. « Je peux pas. Je peux plus. C’est allé trop loin. Il faut qu’on en finisse avec tout ça. » Elle se tourna vers le type sans visage, avec l’air de quelqu’un qui s’apprête à appuyer sur un gros bouton rouge, et dit simplement : « Anthony. Plan B. »

Plusieurs membres des Fleurs murmurèrent, certains redoublèrent de pleurs, d’autres se serrèrent mutuellement dans les bras. Trois d’entre eux poussèrent un cri de joie.

« COMMENT ÇA, PLAN B ?? » hurla Astro qui en avait lui aussi visiblement marre de toutes ces conneries.

« T’es sûre ? » dit le fameux Anthony. « On a aucune garantie que ça va marcher sans Réceptacle. »

« Le kqive se contrefout d’un Réceptacle, c’est juste plus pratique pour tous se regrouper. Ces trucs ne migrent que tous les cinq cents ans, et je sais pas vous, mais il est hors de question d’attendre d’en trouver un autre. Il va falloir y aller sans parachute. »

« Je suis pas prête, » gémit une Fleur.

« Personne est jamais prêt, de toute façon, » objecta Leïla. « Anthony. Plan. B. »

L’intéressé leva une main hésitante vers le cercle métallique qui délimitait l’inexistence de son visage, et, à l’image de Leïla un peu plus tôt, tira dessus de toutes ses forces, ouvrant un nouvel Accès. Pendant un instant, Ada eut l’impression que toute la scène s’était figée au plafond inversé de Bercy ; Cyril dans ses bras, Théo allongé par terre, Astro marchant vers Leïla, les Fleurs en panique - et le cercle doré du visage d’Anthony s’ouvrant sur un vide inconcevable, que son cerveau percevait à la fois comme d’un noir d’encre absolu et comme agité d’un chaos vertigineux de couleurs fluorescentes.

En quelques instants, la quasi-totalité des membres des Fleurs sembla entrer en éruption. Des Accès s’ouvrirent en grand, des nuages de fumée monstrueux s’échappèrent de toutes sortes de plaies récentes et de vieilles cicatrices, des corps se retournèrent sur eux-mêmes révélant une multitude de tatouages internes et semblèrent se volatiliser sur place, Anthony sembla se cracher lui-même hors de son corps sous une forme lumineuse en abandonnant sa propre carcasse, mais tous s’engouffrèrent d’une façon ou d’une autre dans le portail ouvert sur l’immense et incompréhensible vide.

Un vent puissant se mit à souffler, et elle se sentit partir vers l’Accès.

Son corps ne bougea pas d’un pouce.

Mais elle, si.

Paniquée, elle se vit glisser hors de sa tête, puis de son torse, puis commencer à remonter dans son bras, comme si quelque chose avait décidé d’attraper le concept d’Ada et de l’arracher à son réceptacle physique. Elle tenait toujours Cyril, mais seulement son idée, sa personnalité, ce qui faisait que Cyril était vraiment Cyril, ou plutôt le morceau qu’il en restait après l’influence des Fleurs – plus loin, Théo, lui aussi décorporé, s’était agrippé à un de ses propres anneaux d'oreilles pour ne pas s'éloigner de sa version physique, mais il glissait vers Astro, qui, étant le plus près du portail, hurlait en se raccrochant à sa propre jambe cassée qui semblait vouloir se démonter comme une construction en Kaplas – l’épaule où se trouvait son tatouage mouvant se mit à suinter ses couleurs à travers ses vêtements, accélérant les dégâts. Ne restait que Leïla près du corps – de l’enveloppe - du cadavre ? - d’Anthony. Elle semblait s’efforcer de sortir par ses propres mains physiques comme quelqu’un qui viderait un tube de dentifrice.

Le pied d’Astro se désagrégea et il se retrouva projeté sur Leïla. Hurlant toujours comme une chouette effraie, il l’attrapa – elle ? - son identité ? - son ectoplasme ? - et l’empêcha de toutes ses forces de traverser le portail.

★Lâche-moi, Astro !

☆REFERME CETTE SALOPERIE TOUT DE SUITE !

Lambeau par lambeau, le corps que Leïla avait quitté était aspiré par le vide - certains morceaux brillaient d'une lumière noire, d'autres comportaient des tatouages de dizaines de fleurs surréalistes, toutes sur l'envers de sa chair. Celui d'Astro semblait vouloir se dissoudre en fragments géométriques, formant une spirale de couleurs aussi impossibles que celles de la boule de cristal de son tatouage mouvant. L’anneau s’arracha à l’oreille du corps de Théo, qui resta en arrière, et son ectoplasme glissa lui aussi dans leur direction. Ada tenait sa propre main physique et entrelaçait ses doigts ensemble, mais son tatouage de planète fuyait lui aussi, ses couleurs saignant jusque dans l’air ambiant, menaçant sa cohésion. Ses bras matériels finirent par lâcher l’enveloppe de Cyril, qui se démantelait elle aussi comme un château de sable sous l’action de la marée montante, les trous qui le transperçaient le dissolvant en un million de particules brillantes.

Deux – esprits ? - êtres ? - personnes, c’était visiblement trop pour être retenu par le poids d’un seul corps. Ils glissaient à leur tour dans le souffle gravitationnel qui les entraînait vers l’Accès, traînant la version physique d’Ada derrière eux comme un boulet au bout d’une chaîne.

Comme un poids mort, constata-t-elle, terrorisée.

Est-ce qu’on est tous morts ?

Ada sentit une rage impuissante, comme elle n’en avait encore jamais connue de toute sa vie, exploser en elle. Après tout ce qu’ils avaient fait, après tous leurs efforts, ils allaient quand même se faire avoir et crever comme des merdes. Il fallait qu’elle casse quelque chose. Il fallait qu’elle-

Cyril se déplia et tendit une main à Théo, qui était en train d’hyperventiler même à l’état de pur concept et avait plus ou moins flotté sur leur trajectoire. Théo saisit la main tendue avec l’air d’un homme qui se noie, mais leur vitesse augmenta encore, et ils percutèrent Astro, qui n’était plus qu’à quelques mètres du vide et continuait de retenir Leïla comme s’ils étaient au bord d’un précipice. Théo s’agrippa aux jambes d’Astro, formant à eux cinq une improbable chaîne d’identités spectrales.

★LÂCHEZ-MOI, PUTAIN ! LAISSEZ-MOI PARTIR !

☆Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ??

✶Je tiendrai pas éternellement !

✪On glisse toujours. Ada, on glisse toujours ! Je veux pas. Je veux pas partir. Ada, je veux pas partir !

⍟Je suis là, Cyril. Je te tiens.

« JE TAPE SUR QUI ? » gueulait la voix intérieure d’Ada. « JE FAIS QUOI ? » Elle allait exploser de rage. Se disperser en un million de fragments impuissants et furieux. Il lui aurait fallu une chaise. Il fallait qu’elle jette quelque chose.

Il fallait vraiment qu’elle jette quelque chose.

Ada hurla à s'en déchirer les poumons, avec l’énergie du désespoir, celle qui permet de soulever des voitures ou de sauter par-dessus une clôture de deux mètres. Elle tira sur son bras de toutes ses forces, souleva son propre corps physique, et le balança en plein sur la forme sans vie d’Anthony qui servait de support au portail.

La violence du choc fit basculer le cadavre en arrière, l'anneau doré se brisa contre le plafond métallique de Bercy, et en un instant, les deux corps se replièrent comme une origami organique avant de disparaître en même temps que l'Accès.

Tout s'arrêta comme si on avait débranché une prise. Comme une chanson particulièrement agressive qui se terminerait en queue de poisson.

Cette fois, il n'y avait vraiment plus rien aux alentours, à part le corps inanimé de Théo et quelques vêtements épars gisant sur le sol.

Le silence dura une dizaine de battements de cœur.

★VOUS AVIEZ PAS LE DROIT DE ME FAIRE ÇA !

☆T'AVAIS LE DROIT DE FAIRE ÇA À TOUS CES GENS, PEUT-ÊTRE ? T'AVAIS LE DROIT DE NOUS FAIRE ÇA À NOUS ??

✶Calme-toi.

☆NON, JE ME CALMERAI PAS ! ON EST TOUS MORTS !

✶Je pense pas qu'on soit morts.

☆On n'a plus de corps, il te faut quoi, merde ?!

✶On est en train de s'engueuler, déjà. Les morts, ça parle pas.

Astro ouvrit la bouche, ne trouva rien à répondre, et la referma. Ada posa sa main, ou l'idée de sa main, sur l'épaule de Leïla, dont la forme conceptuelle était agitée de sanglots silencieux. Sa colère semblait s'être envolée en même temps que le portail, et elle n'éprouvait plus que de la pitié pour la femme qui avait failli tous les anéantir, ou dieu sait quoi d'autre. Bizarrement, sa forme n'avait pas gardé la mémoire des modifications corporelles qu'elle s'était infligées au fil des années.

★Qu'est-ce que je peux faire, maintenant ? Qu'est-ce qui reste ?

☆T'en as déjà fait assez comme ça.

✶Chut.

★Ils ont tous pu partir sauf moi. J'ai travaillé tellement dur pour ça. C'est pas juste.

⍟Pour faire quoi ?

★Pour…

Elle marqua une longue pause, confuse.

★Je sais plus. J'ai oublié. Mais c'était important. C'était essentiel.

Astro leva les yeux au ciel, mais semblait avoir renoncé à hurler sur Leïla lui aussi. À quoi bon, maintenant, vu leur état ?

✪Je sais plus non plus.

Les regards se tournèrent vers Cyril, qui, Ada ne s'en rendait compte que maintenant, n'avait plus de trous à travers les bras non plus sous sa nouvelle forme.

✪C'est dingue. Tant que c'était là, c'était ce truc immense, dévorant, qui m'obsédait à chaque minute de ma vie, et je devais tout faire pour l'atteindre. Et c'est complètement parti.

Amputation esprit nécessaire, se remémora-t-elle soudain.

Leïla s'assit par terre. Toute combativité l'avait quittée aussi.

★C'était si beau. Si important.

✪Je sais.

★On a tellement souffert pour ça. Ça devait en valoir la peine, non ?

✪Peut-être pas.

Elle soupira.

★C'était sûrement mieux qu'ici.

✪Peut-être que c'était juste la mort sous un nom différent.

Elle contempla ses mains spectrales, dont les trous avaient disparu comme s'ils n'avaient jamais existé.

★Peut-être que je voulais mourir.

La voix de Cyril résonna en écho dans tout Bercy, bizarrement amplifiée par une sorte de conviction transcrite dans le monde physique, alors qu'il parlait normalement.

✪Ta gueule, Leïla. Personne veut mourir.

★Je-

✪Tu voulais pas mourir. Je voulais pas mourir. Personne veut mourir, ok ? Si tu voulais vérifier, t'avais qu'à te balancer dans la Seine, et suicidaire ou pas, tu te serais débattue pour pas te noyer jusqu'à la dernière seconde au lieu de te laisser faire. C'est tellement impossible de le vouloir que c'est un réflexe physique de se battre pour pas que ça arrive. On veut pas mourir. On veut jamais mourir. On veut arrêter d'avoir mal, on veut arrêter d’être malheureux, et on croit juste que c'est pareil. Mais ça l'est pas. C’est pas pareil du tout.

★Tu-

✪Je l'ai juste pigé beaucoup trop tard, ok ? Mais tu sais que c'est vrai. Donc ta gueule.

Leïla le regarda fixement pendant quelques secondes, puis hocha la tête silencieusement.

✪Désolé.

★T'excuse pas. C'est moi qui suis désolée. Vraiment. C’est ma faute. Tout est de ma faute.

Tous deux restèrent assis un moment en silence, une forme de compréhension mutuelle et de pardon semblant se construire sans avoir besoin de davantage de mots.

Astro se rapprocha. Il semblait s'être pas mal calmé, mais Ada redoutait quand même ce qu'il allait dire.

☆En plus, je veux dire, je vois pas pourquoi se presser.

⍟Astro, je suis pas sûre que-

☆T'existais pas pendant la majorité de l'existence de l'univers. T'as passé des MILLIARDS d'années à ne pas exister, et t'en repasseras des milliards après ça. Rien ne presse. Autant voir ce qui se passe entre les deux couvertures jusqu'à la fin du bouquin, non ?

C'était vrai, quelque part. Pour la première fois depuis des années, ils semblaient tous les cinq sur la même longueur d'onde.

Ada eut une illumination soudaine.

⍟Je veux qu'on fasse un pacte.

Cyril sourit jusqu'aux oreilles. Les trois autres semblaient un peu perdus.

⍟Je veux qu'on fasse un pacte, tous les cinq, ok ? Je veux qu’on fasse un pacte où aucun d'entre nous n'a le droit de réessayer de se foutre en l’air ou même de se faire du mal de quelque façon que ce soit tant que les autres sont vivants.

Elle plaça sa main comme pour faire un bras d'honneur. Cyril l'attrapa immédiatement.

✪J'suis d'accord.

Théo ajouta sa main avec enthousiasme. Même son concept avait une dent fluorescente.

✶Absolument.

Astro les regarda l'un après l'autre, paraissant comme toujours lutter avec ses propres émotions. Il s'attarda un peu plus longtemps sur Cyril, qui lui fit un petit signe de tête d'encouragement - est-ce qu'un concept pouvait rougir ? - et Astro joignit sa main aux leurs en souriant.

☆Ça me va.

Leïla leva une main hésitante. C'était étrange de la voir à nouveau intacte, ectoplasme ou pas. Pendant plusieurs secondes, elle sembla sur le point de pleurer à nouveau, ou de s'enfuir, ou peut-être de s'excuser à nouveau pour tout ce qu'elle avait provoqué, mais elle s'ajouta enfin à la pile, l'air ému.

★Merci. Sincèrement, merci.

✶Pas de souci.

Un bref silence passa.

☆On a l'air débiles avec nos mains comme ça.

⍟Astro-

☆Quoi ? C'est vrai ou c'est pas vrai ?

La pile de mains conceptuelles se défit.

La salle vide était toujours aussi écrasante, mais Ada se sentait mieux. Tout le monde, en fait, semblait se sentir beaucoup mieux, malgré leur état.

Théo s'éloigna un peu. Astro se percha sur une structure métallique. Ada et Cyril restèrent auprès de Leïla, qui semblait ne plus jamais vouloir s'éloigner d'eux. Ada se disait qu’elle aurait être bien plus angoissée par leur situation, mais bizarrement, non. Malgré tout ce qui s’était produit, malgré toutes les occasions qu’ils avaient eues d’y rester, ils étaient là, tous les cinq, ensemble. Spectrale ou non, elle se sentait vivante. Elle se sentait comme un miracle.

Leïla soupira. Bizarre de continuer à faire ce genre de choses par réflexe alors qu’on n’a plus de poumons, se dit Ada.

★Qu'est-ce qu'on fait ?

✪Comment ça ?

★T'as vu comment on est ? On peut pas rester comme ça.

⍟Je vois pas trop quel choix on a. Nos corps sont détruits.

« Parlez pour vous, » dit une voix familière, venant d'un corps allongé par terre, qui venait de se relever et était en train de regarder ses mains comme s'il essayait des gants neufs.

Un silence hébété lui répondit.

⍟Théo ??

« Je suis aussi surpris que toi. Peut-être qu'être trop réel, ça a des avantages, » répondit-il en se levant et en faisant craquer ses articulations.

Il regarda les quatre autres à tour de rôle, et son visage s'illumina d'un sourire où brillait son éternelle dent fluo.

Il toqua son index replié contre son front, comme à une porte.

« Hé. Les gens. Vous savez qu'il y a vraiment beaucoup de place, là-dedans ? »

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Des feuilles mortes virevoltaient un peu partout autour du banc où le collectif s'était assis. Chacun de ses membres savourait la fin de l'après-midi et profitait d'un moment de contemplation bien mérité. Une mélodie électronique pastel passait dans les écouteurs, et Théo tapait du pied en rythme.
« Look at the sky, I'm still here / I'll be alive next year,7 » chantonnait Cyril en chœur avec Porter Robinson.

« C'est quel genre musical, en vrai, ça ? » demanda Leïla tout haut.

« De l'électro, je suppose ? » répondit Ada.

« Plus spécifiquement de la synth pop, » précisa Astro, toujours par la même bouche que les autres.

L'individu roux assis sur le banc avait des anneaux bleu fluo aux oreilles, du vernis à ongles, une cicatrice impressionnante sur le côté du visage, portait une espèce de jupe en cuir par-dessus un jean, des bottes noires, et une veste couverte d'écussons. À y regarder de plus près, on aurait dit plusieurs vestes qui auraient été cousues ensemble. C'était Leïla qui avait acheté la jupe, et elle leur plaisait beaucoup. Astro avait passé un moment à mettre du vernis à Cyril la veille au soir pendant qu'ils regardaient la télévision tous ensemble. L'idée de la multi-veste venait de Théo, mais c'était Ada qui l'avait cousue, parce qu'il avait peur de se faire mal avec les outils de couture.

Il leur avait fallu un certain temps d'adaptation pour s'habituer à cette… situation, disons, mais ça n'était guère plus compliqué qu'une colocation. Et surtout, à eux cinq, ils se sentaient capables de tout faire, tout voir, tout affronter, tout découvrir. Un adulte fonctionnel.

Le banc bougea un peu, et ils réalisèrent qu'une espèce de grand gamin aux cheveux décolorés s'était assis sur le dossier.

« Hey, » dit-il au collectif, « sympa la veste. »

« Merci, » dit Ada, flattée. « Où sont tes parents ? Tu devrais pas parler à n'importe qui dans un parc comme ça, » enchaîna Astro.

« J'ai seize ans, j'suis pas un gamin, » répondit le gamin, outré.

Leïla avait très envie de rire. « Qu'est-ce que tu veux ? » demanda Théo en essayant de l'en empêcher.

« Rien, » dit le gamin. « C'est juste que là, mes potes étaient en train de se foutre de ma gueule, » avoua-t-il en pointant un groupe loin derrière lui, « et j'aime bien votre look, et c'est la première fois que j'vois quelqu'un de votre âge habillé comme ça. C’est cool. Alors j'suis venu parler un peu. »

Le collectif risqua un coup d'œil dans sa direction. Il était habillé presque tout en noir, avec un t-shirt à logo d'un groupe inconnu au bataillon, des mitaines et une sorte de collier en cuir. Un badge sur sa manche proclamait « No future. » Cyril se sentit un peu ému, et espérait vivement que ce gamin s'en sortirait mieux que lui. Comment est-ce qu'on appelait ce style vestimentaire, en 2022, déjà ? Émo et Scène, ça ne se disait plus trop, à ce qu'il paraissait, même si l'esthétique était restée quasi identique. E-boy ? Ouais, c'était ça. E-boy.

« No future ? » remarqua Cyril. « Très nihiliste, » renchérit Théo.

« Nihiliste ? » demanda le gamin.

« Une philosophie qui consiste à en avoir rien à foutre de rien, parce qu'un jour l'univers va exploser, » tenta d'expliquer Astro. « C'est plus compliqué, en vrai, mais c'est la base, » rattrapa Théo. « Normalement, on voit ça en cours de philo. »

Il renifla d'un air moqueur. « J'aime pas la philo. »

« Je me doute bien, » dit Ada.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel un pigeon passa, et une bogue de marron tomba non loin d'eux avec un bruit mat. Au croisement des allées, on entendit quelqu'un rire au téléphone en promenant un chien.

« C'est super difficile, en vrai, » marmonna le gamin.

Ils tournèrent tous leur tête vers lui, unis par l'incompréhension mutuelle. « Quoi donc ? »

Il regarda ses pieds. « D'en avoir rien à foutre de rien. »

Un bref flottement passa parmi les individus occupant le banc. Le collectif se leva d'un commun accord et Cyril épousseta leur veste d'un revers de main. Aucun d'entre eux ne sut exactement qui décida de ce qu'il fallait répondre, mais la phrase sortit toute seule de leur bouche : « C'est parce que tu peux pas. Mais ce qui est bien, quand rien n'a d'importance dans l'univers, c'est qu'on est entièrement libre de décider ce qui est important pour nous. »

Ils firent quelques pas dans l'allée, et quand ils jetèrent un coup d'œil par-dessus leur épaule, le gamin était déjà en train de retourner vers le reste de son groupe au pas de course. Les cinq membres du collectif ramassèrent un marron sorti de la bogue tombée à terre, appréciant sa texture lisse, et rajustèrent leurs écouteurs.

C'était vraiment une magnifique fin d'après-midi. Théo regarda le ciel d'automne, et se sentit incroyablement vivant et entier – c'était si agréable de marcher tous ensemble dans le parc après le travail à la boutique. Leïla chantonnait un air familier et rempli d'espoir, qui se répercutait au travers d'eux comme un écho et faisait vibrer leurs côtes comme les arcs-boutants d’une cathédrale. Astro appréciait tout particulièrement les taches de soleil filtrant entre les feuilles jaune-orangé des arbres, et songeait au fait que la lumière avait parcouru des millions de kilomètres à travers l'espace juste pour arriver jusqu'à cet endroit. Cyril, mentalement blotti contre lui, pensait au miracle que représentait leur existence commune grâce à cette petite étoile enflammée suspendue quelque part dans l’infinité du cosmos.

Ada pensa au long chemin qu'il leur restait à parcourir tous les cinq ensemble sur Terre, jeta le marron contre un arbre, et sourit.

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