Chapitre 4 : SOS

Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph

Seyph

Jour 23 après la chute d'Aleph

2 avril, quelque part vaguement dans la bonne direction, en Anatolie.
Temps orageux et pluies d'acide (ou basiques peut-être ?) sporadiques. La température est de 27°C, une moyenne raisonnable pour la saison. Évitez de vous faire repérer par les nuages.
État de l'humanité : en décomposition, majoritairement. Le reste étant à mi-chemin entre l'anarchie et l'euphorie nihiliste.
État de l'équipe : crade, crevée, déprimée. Les pieds dans la boue corrosive jusqu'à la cheville. Rien de neuf en somme.
Le silence s'était installé tandis qu'on faisait de notre mieux pour éviter de submerger le moteur de la mobylette. Si on le foutait en l'air on serait bons pour faire des kilomètres à pied, et on serait fichus de crever avant d'arriver à trouver un nouveau véhicule. Ou de s'étriper, au choix.
C'était dur de faire abstraction d'un optimiste pathologique et d'un asiatique handicapé du second degré quand on avait les mains en sang et les poumons en feu. Je me consolais comme je pouvais en songeant que j'étais au moins autant casse-couilles qu'eux. Ça maintenait un équilibre.
Heureusement, l'espèce de Javel diluée de la pluie n'avait pas traversé les parkas en bâches de chantier et s'était contentée de s'infiltrer par capillarité. Au moins ça nous laissait un peu de temps pour trouver un abri avant de s'empoisonner complètement.
Le scooter passa de l'autre côté de la coulée de boue après une longue heure d'efforts, et il finit par redémarrer après quelques manqués. Au-delà de la zone de glissement de terrain, la route était presque praticable. On ne dut désembourber les roues que trois fois avant d'enfin trouver ce qui ressemblait à un mélange de baraque à frites et de boutique de souvenirs. Ça ferait un abri convenable et avec un peu de chance l'odeur de pourriture provenait des réserves et pas d'un macchabée. Le médecin huma l'air.
"Je suis quasi-sûr que c'est surtout des légumes moisis. Ça sent modérément la cadavérine, devrait pas y avoir de trop mauvaise surprise…
- T'es un chien ou quoi ?
- Ça serait dangereux, avec vous à proximité."
Ça lui était resté en travers de la gorge, cette histoire. Peut-être à cause du fait que personne ne savait cuisiner du gibier et que le pitbull avait un goût dégueulasse.
Depuis on avait retrouvé des conserves heureusement.
Leonard était monté, et commença un état des lieux.
"Bon on aura sûrement pas la place de dormir à l'aise, mais on pourra sûrement se caler entre le four et la table de babioles. Si vous avez besoin d'un pendule ou d'un machin du style y'a plein de pierres là-bas… Une, deux, trois bouteilles de 5 litres d'eau ! Ah merde la troisième est percée, on aura que deux litres chacun pour se laver désolé."
Grognement résigné général.
"Leo, tu peux dégager le frigo avec Mark pendant que je sécurise le coin ?"
Il a acquiescé et j'ai commencé à nous isoler pour la nuit. C'était épuisant, compliqué et ça prenait du temps, mais grâce à ça on pouvait se reposer presque sereinement. Malheureusement, la mise en place d'une bulle était trop délicate pour l'utiliser en mouvement ou dans l'urgence. Il aurait fallu une centaine d'années pour espérer arriver au degré de maîtrise nécessaire, et peu de gens pouvaient prétendre à cela.
Les galères quotidiennes entrecoupées de courtes nuits de trêve étaient devenues habituelles. On arrivait même parfois à faire des lessives de sous-vêtements, ce qui pour une raison mystérieuse faisait toujours remonter le moral en flèche.
La nuit tomba rapidement et on dut allumer le réchaud avec un rituel de flamme parce que les allumettes étaient trop humides. Mais ça valait le coup d'écorcher la prononciation de quelques mots en langues mortes arrangés de façon douteuse : on avait besoin de chaleur, et le chili en boîte était délicieux.
"Je pense que ça aurait été plus efficace en alternant quelques i en plus des a et des e, dans ta formule là. Ça manquait de voyelles.
- Tu diras ça au type qui a décidé de la noter en démotique. Riz ?
-Avec plaisir."
Un silence s'installa, meublé par les bruits de mastication et de couverts en plastique. Ce fut Leonard qui le brisa, non sans avoir avant englouti la première moitié de son assiette et bien entamé la seconde.
"Le spot est pas bon, les courants thaumiques passent mal par ici. On ferait mieux de pas s'attarder dans la région."
Vrai. Tout était perturbé, brouillon, stagnant et flou. J'avais mis beaucoup d'effort pour dresser la Bulle correctement, et un petit sort basique comme le rituel de flamme avait été capricieux. Les flux étaient coincés quelque part, loin au Sud-Est, et tout le coin était à la fois immobile et instable, ce qui n'était pas l'idéal. Eut-il été chaotique ou surchargé, c'aurait été bien plus simple : l'anormalité rugissante est canalisable. L'anormalité banale elle, ne fait que suinter sans forme. Que pleuvoir, se glisser dans les veines et les rêves, lentement. Il y avait des endroits où la fin du monde était ennuyeuse, et c'était souvent les plus dangereux.
Mark finit de mâchonner un morceau rougeâtre, et pris à son tour la parole.
"Je suppose qu'il faudrait éviter de se reposer sur la thaumaturgie en cas de souci, si elle ne peut pas être fiable. Ça nous laisse moins de possibilités et je doute qu'avec nos compétences respectives, le fusil serve à grand-chose…"
J'ai soupiré.
"De toute façon on n'a quasi plus de munitions. Va falloir la jouer prudent.
- Boh, on s'en est déjà pas mal sortis jusqu'ici non ? Pour un vieux et une fille vous êtes pas mal doués quand il s'agit de se barrer en courant.
- Je n'ai que [..] ans."
J'ai changé de sujet avant que Leonard ne réplique qu'il était presque deux fois moins vieux. Je commençais à les connaître et ce genre de discussion avait tendance à vite me saouler.
"Combien de temps encore jusqu'à l'Arménie ?
- Plusieurs jours. Une semaine peut-être…
- On serait déjà arrivés si c'était moi qui faisais la navigation."
Leonard enterra un sourire moqueur dans une grande cuillérée de chili, tandis que Mark sortait l'atlas routier qui nous guidait actuellement, avec un air très sceptique. Ils avaient déjà pu constater mon sens de l'orientation.


Surprise en rase campagne. Des barbelés, un mirador et un joli panneau avec "ASKERI BÖLGE, ERIŞIM YOK" écrit en rouge et en majuscules.
On s'est plantés tous les trois devant, en se disant que c'était sûrement une interdiction.
"C'est du turc.
- Sans blague…
- Tu sais lire le turc ?
- Non.
- …
- …
- Si on avait encore Internet on serait moins emmerdés."
Je les ai laissés à leur réflexions pour enjamber la barre du poste de garde. S'éloigner trop était dangereux, mais je savais qu'ils allaient m'emboîter le pas.
Ça ressemblait à un complexe militaire. Le bâtiment avait l'air d'avoir souffert, mais il n'y avait aucun corps en vue et tout semblait plutôt calme. Un truc avait retourné une jeep et un petit local en préfabriqué ressemblait à une crêpe. Pendant que les garçons franchissaient à leur tour l'entrée, j'ai remarqué quelques détails qui m'ont fait sourire. Pas que ça soit amusant ou spécialement rassurant.
Juste familier.
J'ai pointé du doigt l'inscription sur le flanc d'une camionnette un peu froissée qui dépassait d'un grand garage.
"Sağlam Cam Perakende"
Il y eut un léger temps de flottement.
"Mais tu sais parler turc du c… Oooh !
- Les geôliers."
Ça faisait bizarre de retrouver ces initiales là, au milieu de nulle part, mais leurs activités avaient toujours exigé les endroits perdus comme celui-ci.
"Ok, la première priorité c'est de savoir ce qu'ils étudiaient ici. On ira piller la cantine et chercher l'armurerie une fois qu'on saura à quoi s'attendre.
- On se retrouve ici dans vingt minutes !"


On avait une plutôt bonne coordination à présent, quand il s'agissait d'explorer des bâtiments. L'important, c'était d'être efficace et de ne pas paniquer. J'avais toujours du mal sur le second point, surtout quand il y avait des odeurs bizarres et que j'étais seule. Les bruits, les ombres, ça faisait monter la tension, mais je pouvais rationaliser ; une odeur de mort, et des images s'imposaient par flashs incontrôlables. Des cheveux blonds, des vers, de longs bras graciles et dégoulinants de pourriture qui m'enlaçaient… j'avais beaucoup trop de cauchemars en ce moment, et parfois ils revenaient le jour aussi. Les garçons aussi avaient du mal à dormir. Personne n'en parlait vraiment, mais c'était pénible.
Tout stagnait et ressassait.
"Quelle région de merde."
J'ai murmuré en ouvrant délicatement la porte d'un bureau. Il y avait une cage sur le bord de la table, et un certain nombre de papiers. Pas d'humains, juste les restes tout soyeux et empestants de deux chinchillas. Le fait qu'ils se soient visiblement entredévorés de faim était plutôt rassurant, puisque cela éloignait la possibilité d'un prédateur surnaturel dans les environs.
J'ai feuilleté les papiers. Il y avait un rapport. En turc, évidemment… mais certaines choses restaient faciles à comprendre, peu importe la langue. Un objet classé Sûr et orange, pas de photo. Il y avait aussi des dimensions dans le paragraphe des procédures, que j'ai vite identifiées comme celles d'un casier un peu plus grand que le standard. J'ai noté ces quelques informations cruciales dans mon carnet et suis passée à la suite.
Il y avait des flèches sur les murs, et je les ai suivies.


Un objet métallique résonnait derrière le béton. Quelqu'un frappait, irrégulièrement. C'était un message.
Envoyé par pur désespoir à l'adresse d'un éboulement, dehors.
··· −−− ···
"S.O.S."


"Bon, on récapitule. Le site comptait plusieurs objets : Un "Keter", un "Euclide" et une dizaine de "Sûrs", de dangerosités variable. Vous connaissez le système de classification des geôliers, c'est pas beaucoup mais c'est mieux que rien comme infos. Bref, le premier est dans la nature, la cellule du deuxième s'est effondrée sur lui et le reste n'a miraculeusement rien déclenché malgré la semi-inondation du hangar et son absence de toit. Pas d'armurerie accessible, le générateur de secours est mort et la nourriture est majoritairement gâtée, mais il y a de bons stocks d'essence et de café lyophilisé. C'est pas si mal."
Tout le monde était plutôt rassuré. Mais une ambiance lourde planait toujours. Mark ramena sur le devant de la table le dernier point préoccupant.
"Reste le bunker scellé."
J'ai mis longtemps à répondre. Essayer de régler le problème serait au mieux une perte de temps, d'énergie et de moyens complètement vaine. Dans le pire des cas on pourrait déclencher un des objets dont on n'avait pas réussi à cerner les effets. Il ne fallait pas déconner avec les phénomènes de résonnance, et on n'avait aucun moyen de s'assurer de la stabilité du hangar inondé. Et de toute façon un sas en béton, ça ne se franchit pas comme ça. Avec un marteau-piqueur et beaucoup de temps, à la limite, mais on n'avait rien de tout ça. Et tout le monde le savait.
Mais Leonard était trop gentil et Mark trop droit pour que ce soit l'un d'eux qui prenne la décision. Comme toujours, c'était moi qui pouvait prendre l'initiative de ce qui était moralement gris, au nom de la survie du groupe. On fonctionnait comme ça, faute d'avoir le pouvoir de faire le bon choix.
C'était difficile à porter parfois.
Mais inévitable.
"On ne peut pas les aider."
La phrase était douce mais claqua comme un couperet.


La mobylette pétaradait et cahotait paresseusement, alourdie encore par deux bidons d'essence. Les amortisseurs étaient définitivement morts.
J'ai regardé la page que j'avais arrachée du carnet, le cœur un peu serré.

··· −−− ···
−−·− ··− ·· −· −−·· · ·−−· · ·−· ··· −−− −· −· · ···
·−−· −−− ·−· − · −··· ·−·· −−− −−·− ··− ··−·· · −−··−− −−· ··−·· −· ··−·· ·−· ·− − · ··− ·−· −− −−− ·−· −
·−−· ·· ··−·· −−· ··−·· ··· ·−−·− ·−·· ·−−−−· ·· −· − ··−·· ·−· ·· · ··− ·−·
··· ·−−−−· ·· ·−·· ···− −−− ··− ··· ·−−· ·−·· ·− ·· − −−··−− ···− −−− ··− ··· · − · ··· ·−·· · ··· · ··− ·−·· · ··· ·−−· −−− ·· ·−· −−·− ··− ·−−−−· ·· ·−·· ·−· · ··· − · ·−−· −−− ··− ·−· ··· −−− ·−· − ·· ·−· −·· · ·−·· ·−−·−1

J'ai refermé la main dans un froissement et ai laissé tomber la boulette de papier, qui a disparu dans les irrégularités de la route.
Ils mourraient dans l'obscurité pour que l'on puisse continuer à chercher la lumière.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License