Chapitre 4 - Jours Dangereux
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Chapitre 4 – Jours Dangereux

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Théo claqua la porte une, deux, trois, quatre fois avant de fermer les yeux, de respirer à fond et d’annoncer : « En fin de compte, je commence mardi au magasin et les horaires sont moins chiants. »

« Cool. Quand même, re-taffer comme barman, ça aurait été sympa, ça te va bien, » répondit Ada en levant à peine les yeux de son livre et en baissant le son de la playlist Indochine. Son tatouage de planète tourbillonna d’orange et de jaune, servant presque de panneau d’affichage à sa bonne humeur.

« Tu rigoles ? » dit-il en jetant ses chaussures dans le placard. « La boutique est géniale. Ils vendent plein d’objets bizarres et un peu mystiques, j’ai le droit d’avoir des écouteurs, et en plus ils ne m’ont pas demandé mes papiers. Je leur ai dit que je risquais de casser des trucs et j’ai expliqué mon problème aux mains, et ils m’ont dit que ça serait justement bien d’avoir quelqu’un qui connaît ses limites, tu le crois, ça ? La prochaine fois qu’on voit tes amis, je te jure, je leur paie une tournée. »

« C’est nos amis, hein, maintenant, tu sais. »

« Je voudrais pas abuser. »

« Théo, ça fait quatre ans que tu les connais. »

Il haussa les épaules et se dirigea vers sa chambre pour ranger son sac.

Ada le suivit du regard en souriant. Le moins que l'on puisse dire, c'était que Théo était un homme étrange, et ça n'avait rien à voir avec sa cicatrice ou sa fausse dent fluo. En dépit de sa trop-présence anormale, elle avait l'impression qu'il s'efforçait de laisser l'empreinte la plus légère possible sur le monde qui l'entourait, toujours avec l’air de s’excuser d’exister. Ses mains étaient pour lui un constant objet d'inquiétude, comme s'il s'agissait d'armes de destruction massive, et il les gardait en général dans ses poches. Il hésitait à manipuler des objets fragiles, et lorsqu'il le faisait, il les tenait toujours comme un enfant tiendrait un oisillon tombé du nid.

Il souffrait par ailleurs d'un curieux mélange d'agoraphobie et de claustrophobie, et ne se sentait en sécurité que dans des pièces dont les portes étaient ouvertes – un vrai problème, en colocation. Il ne supportait pas non plus le silence complet. Par-dessus le marché, il avait plusieurs tics de répétition qui l'aidaient à ne pas trop angoisser, mais qui avaient tendance à la stresser, elle. Notamment, il n'arrivait à quitter l'appartement que si la porte se fermait derrière lui en faisant un bruit spécifique qu'il estimait « parfait », et il lui arrivait de recommencer six ou sept fois avant d'y parvenir.

Ceci dit, il y avait quelque chose d'incroyablement charmant dans la façon qu'il avait de l'embrasser plusieurs fois en partant jusqu'à ce qu'il estimait l'avoir fait correctement, et dans la manière qu'il avait de la toucher comme s'il craignait de la briser en mille morceaux.

Elle ne savait pas trop comment définir leur relation. Colocataires ? Protecteurs mutuels ? Amis avec, euh, avantages ? Elle ne le voyait pas comme son petit copain, et elle avait aussi l'impression de ne pas savoir assez de choses sur lui pour que leur relation soit complice. Plusieurs fois, elle s'était demandé s'il n'était pas un immigrant illégal ou un ex-trafiquant, car ses papiers d'identité n'étaient pas tous au même nom de famille et qu’il essayait de s’en servir le moins possible, quitte à n’avoir que des emplois au noir. Mais ça n'était pas ses affaires, après tout. Au moins, elle n’était plus obligée de vivre dans un studio ridicule – deux salaires valaient mieux qu’un, même si son travail actuel, toujours dans un labo industriel, était mieux payé qu’à ses débuts.

Elle se replongea dans son livre et appuya sur le bouton repeat de la télécommande. 2033 d’Indochine recommença immédiatement au lieu de passer à la piste suivante. La vie n’était pas parfaite, mais elle devenait agréable. Ouais, elle aussi, elle se voyait encore continuer jusqu’en 2033.

« C’est même pas la meilleure du nouvel album, » protesta Théo à travers la cloison.

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L’eau de la fontaine miniature ruisselait sur les pierres polies avant de s’envoler à la verticale en spirale et de retomber inlassablement selon le même trajet. Quelques leds en forme de libellules colorées voletaient tout autour. Cyril, fasciné, plongea le bout de son index dans la cascade ascendante, cherchant sans doute à comprendre comment tout ça fonctionnait.

« On regarde avec les yeux, j’ai dit, » le réprimanda Théo depuis l'arrière du comptoir, où utilisait une petite bombe de peinture bleue pour marquer des cartons.

La boutique où Théo travaillait à présent comme vendeur s’appelait la Couleuvre Alchimiste, et se présentait sous la forme d’un magasin new-age façon Nature & Découvertes, mais en un peu plus bizarre. Déjà, à l’image de la petite fontaine antigravité, il s’y vendait toutes sortes d’objets légèrement incompréhensibles, sans code-barre ni marque visible ; mais ça, encore, ça pouvait s’expliquer par leur côté artisanal. Et la petite taille et l’ancienneté des locaux pouvaient, quant à eux, s’expliquer par la pression de l’immobilier à Paris. Non, l’aspect le plus curieux de la boutique, c’était qu’il était absolument impossible de la trouver sans être aidé par quelqu’un qui y était déjà allé au moins une fois. Tous les clients venaient par du bouche-à-oreille. Leïla n’avait pu venir que via Ada, qui avait connu l’endroit via Théo, qui avait eu connaissance de l’offre d’emploi via Cyril qui lui-même la tenait d’Astro, et à présent, c’était devenu leur point de rendez-vous préféré de toute la ville.

Le plafond disparaissait sous les mobiles et les cerfs-volants en papier représentant d'étranges créatures et insectes. Une étagère comportait des bocaux d’épices, ce qui expliquait peut-être le parfum ambiant entêtant. Un stand présentait toutes sortes de casse-têtes en bois, et Ada était à peu près sûre que l’un d’entre eux comportait un cube en bois non-euclidien au centre. La sono du magasin diffusait les albums préférés de Théo, qui avait ces temps-ci un faible pour le post-rock avec des nappes musicales extrêmement denses – très loin du vacarme qu’il subissait auparavant en tant que barman, et néanmoins radical pour éliminer toute forme de silence. Entre deux douzaines de livres pour apprendre à cultiver des noyaux, mieux communiquer avec son perroquet ou passer des accords avec soi-même pour vaincre la dépression, on trouvait aussi un livre expliquant comment dénicher des « lézards de parcmètres », listant des points d’intérêt au croisement de « lignes de ley en sommeil », ou vous apprenant « à déchiffrer les secrets de l’univers dans les yeux des chats » en dix leçons.

Leïla ne semblait pas satisfaite de la sélection proposée, et grommelait en consultant le catalogue des ouvrages disponibles. Ses piercings aux oreilles avaient été agrandis, et un fin nuage de particules dorées lumineuses en émanait en permanence, ainsi qu’un très léger bruit blanc, comme des parasites sur une radio. Elle n’arrêtait pas de tripoter un pansement sur sa paume gauche – pansement qui, d’ailleurs, inquiétait beaucoup Ada.

« Y a moyen de commander un bouquin spécifique ? » finit par demander Leïla en revenant vers le comptoir, accompagnée par son bruit parasite de compagnie, qui par moment couvrait presque les nappes sonores colorées de God Is An Astronaut.

Théo émit un ‘tssssk’ sifflant au travers de sa dent bleu fluo. « Est-ce que j’ai une tête de vendeur de la Fnac ? »

Elle s'appuya des deux mains sur la table, et les coins de sa bouche se retroussèrent comme les babines d'un animal. Elle avait dû faire quelque chose à sa bouche aussi. Est-ce que c'était normal de voir les molaires de quelqu'un qui souriait ? Et – minute, est-ce qu'elle avait fait tailler ses incisives latérales en pointes ? Contrastant avec son attitude, sa réponse fut très calme et mesurée : « Pas grave. Le truc que je cherche est difficile à trouver, de toute façon. C'est un truc de self-help avec les étoiles et tout. »

Un bruit de robinet qui fuyait se fit entendre à l'autre bout du magasin, et Théo s'écria « J'AI DIT QUOI, CYRIL ? » en se précipitant pour voir ce qui était arrivé à la fontaine.

Ada n'arrivait pas à détacher ses yeux de Leïla. Depuis l'instant où elle l'avait rencontrée il y a plus de six ans, elle avait eu cet espèce d'effet magnétique sur elle, et cette fascination était devenue de plus en plus morbide à mesure que les modifications qu'elle s'infligeait devenaient extrêmes. Bien sûr, tous ses autres amis avaient aussi des tatouages et des piercings, elle y compris, et le processus semblait être quasi-unanimement une réappropriation du corps de chacun après un événement marquant ou désagréable, une forme de victoire personnelle, de reconstruction réparatrice – mais chez Leïla, il semblait au contraire la détruire progressivement, dévorant de plus en plus d'elle. C'était comme si elle cherchait à atteindre quelque chose d'enfoui sous sa chair en l'excavant comme une archéologue, chantier après chantier, couche après couche, cherchant à aller au plus profond de son être pour y dévoiler une masse critique de souffrance.

Elle prit délicatement la main de Leïla et la retourna pour examiner son pansement. Son estomac était noué devant ses implications. Les yeux de son amie brillaient de fièvre. « Tu verras, quand ça sera entièrement cicatrisé, tu vas pas en revenir. »

« C'est un tatouage ? » Bien sûr que ça n'en était pas un. Elle demandait par principe. La réponse la terrorisait d'avance.

« C'est un Accès. »

Ada avait la nausée. « …Au travers d'une main ? »

« J'ferai l'autre main plus tard. »

Un goût de bile dans la gorge. Elle serra doucement la main de Leïla dans les siennes réunies, et tenta d’aborder le sujet. « Tu trouves pas que tout ça va un peu trop loin ? Tu devrais peut-être t'en tenir là avant que ça devienne vraiment dangereux. On t'aime comme tu es, tu sais. »

Elle dégagea sa main comme si elle s'était brûlée, et le bruit parasite de ses Accès changea de fréquence. « Ada, » - sa voix avait le ton de la plaisanterie et sa bouche souriait, mais ses yeux la transperçaient de part en part - « mon corps est un temple. J'en suis la grande prêtresse. Et si je veux fracasser le vitrail et taguer tous les murs, c'est mon problème. »

Il y eut du mouvement dans son dos et Cyril était là, l'air penaud, une chaussure trempée. Quand Ada se tourna à nouveau vers Leïla, celle-ci était déjà près de la porte de la boutique : « J'dois filer. On se reparle sur Discord ! »

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« Il faut qu’on fasse un truc. »

« Un truc à propos de quoi ? » demanda Cyril en tapotant sur son téléphone. Ils avaient réussi à trouver trois places ensemble dans le RER, pour une fois.

« Leïla. »

Théo enleva ses écouteurs de ses oreilles aussi délicatement que s’il s’agissait de coquilles d’œufs peintes. « Vous aussi, hein ? Vous avez vu ses dents ? J’ai cru qu’elle allait me bouffer le nez. »

« J’m’en veux de pas avoir réagi il y a des années quand elle a commencé son délire des Fleurs, là, » avoua Ada en regardant par la fenêtre. « Ce truc a pris des proportions débiles et c’est en train de la foutre en l’air. Vous croyez qu’on devrait contacter sa famille ? »

« Laquelle ? » dit Cyril en rangeant son portable.

« Comment ça laquelle ? »

« Ben elle a une tante du côté de Toulouse j’crois mais c’est tout. Elle était en foyer et tout avant. Il lui est arrivé des sales trucs là-bas. Elle t’en a jamais parlé ? »

Ada eut envie de mettre un coup de poing dans la vitre. Elle était vraiment la pire amie du monde. Pourquoi est-ce qu’elle n’apprenait toujours ce type d’infos que par des sources extérieures ?

« J’pense qu’on l’a surtout mise à l’écart trop longtemps parce qu’on comprenait pas son trip, » enchaîna Cyril. « On aurait dû essayer de piger plus tôt. C’est peut-être pas encore trop tard. »

« Tu crois qu’on devrait aller à un de leurs espèces de meetings chelous ? J’ai pas super envie, mais ça pourrait peut-être l’aider à se rapprocher assez de nous pour qu’on puisse calmer le jeu. J’ai entendu dire qu’ils acceptaient les gens sans Accès maintenant. »

Cyril eut l’air gêné et se tassa un peu sur son siège. « J’en ai un. »

Elle eut l’impression de rater une marche en bas d’un escalier. « Comment ça, t’en as un ? »

Il souleva ses cheveux pour lui montrer un trou à travers le pavillon de son oreille gauche. Au travers, les couleurs lui semblaient inversées. Il était très embarrassé. « C’était après une dispute avec Astro il y a un bail. Sur le moment ça me semblait être une meilleure idée que, euh, enfin, tu vois. »

Elle savait déjà qu’Astro et lui faisaient une pause dans leur relation, et que la famille de Cyril avait littéralement coupé les ponts avec lui, mais c’était à peu près tout. Elle se sentait trahie. Ça allait bientôt faire dix ans qu’ils étaient amis, ils en avaient vingt-cinq, mais rien à faire, il continuait de vouloir se faire du mal, et de lui cacher des trucs aussi graves. Elle avait envie de hurler.

« Ah ouais. Ok. Donc en gros personne me dit jamais rien, en fait, » cracha-t-elle à la place.

« Ada - »

« Avec des amis comme ça, j’ai pas besoin d’ennemis. »

« Ada, écoute - »

Elle se tourna brusquement vers Théo, qui jusque-là s’était contenté de les regarder d’un air inquiet : « Et toi, y a quoi que tu me dis pas ? T’es un extraterrestre ? T’es un agent secret à la solde du gouvernement ? »

Ses yeux s’agrandirent, mais il ne répondit pas et remit les écouteurs dans ses oreilles comme s’il cherchait à éviter le reste de l’affrontement. Quelques passagers commençaient à les regarder.

« Ada, » fit doucement Cyril, les yeux vers le sol, « Ada, écoute - quand on te dit des trucs qui craignent, ça te fout dans tous tes états. Et puis tu t’énerves, et tu casses des trucs, et tu te fais du mal. »

Elle le fixa sans comprendre. Son regard descendit jusqu’aux bras de Cyril, puis à la cicatrice d’opération sur son propre poignet.

Oh.

Ah.

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Dix-huit onglets ouverts, et elle tournait en boucle entre les trois mêmes depuis le début de la soirée, hésitant au-dessus du bouton « rejoindre » du Discord des Fleurs que Leïla lui envoyait régulièrement, espérant voir que ses craintes étaient infondées, mais redoutant le pire.

Elle n'arrêtait pas de tourner et retourner dans sa tête ce que Cyril avait dit dans le train.

C'était des accès de colère, rien de plus. Non ? Si ? Pourquoi est-ce qu'elle n'avait toujours pas réussi à s'en débarrasser alors que son adolescence était aussi loin maintenant ? Est-ce que ses amis lui cachaient des choses graves parce qu'ils avaient peur d'elle, ou plutôt parce qu'elle risquait de se blesser ? C'était normal de réprimer son hurlement intérieur constant jusqu'à exploser, non ? Surtout vu l’état actuel du monde, hein ? Il fallait bien que ça sorte de temps en temps, pas vrai ? Est-ce que ça n'était pas une pulsion féminine normale ?

Ouais, bien sûr, hein. La pulsion typiquement féminine de vouloir hurler jusqu'à en arracher ses cordes vocales et les vomir sur le mur, mais qu'on réprime par politesse, pour ne déranger personne.

Tout à fait normal.

Jusque-là, elle croyait jouer le rôle de l'amie stable qui s'entoure de personnes un peu amochées dans l'espoir de les aider, mais l'illusion était en train de se fissurer. Est-ce que chaque personne de leur petit groupe croyait être « l'ami normal » ? Cyril, qui n'avait toujours pas complètement réussi à surmonter les marques laissées par une dépression vieille de dix ans ; Leïla, qui à force de vouloir se chercher était en train de perdre son intégrité physique ; Astro, qui passait son temps à saboter toutes ses relations comme pour se punir de quelque chose ; que dire de Théo que sa désintégration identitaire ne clamait pas déjà haut et fort ? Est-ce qu’à eux cinq ils pouvaient être ne serait-ce qu’un seul adulte fonctionnel ?

Au fond, vous sentez que nous sommes tous liés par quelque chose de plus sombre.

Elle cliqua sur le lien. Il n'était peut-être pas trop tard pour rattraper le coup, et tous ensemble. Elle ne laisserait pas Leïla en arrière.

Le salon d’accueil comportait une très courte liste de règles assez banales, à part les deux dernières : « Épanouissez-vous dans le noir pour atteindre votre lumière » et « Les étoiles ont des oreilles. » Un bot nommé Sphinx.bot avec une icône qui reprenait la pochette du single de Riddle of the Sphinx lui envoya un message lui demandant d’ajouter une réaction pour choisir ses pronoms – la liste était plutôt longue, et elle pouffa un peu. Bizarrement, certains « pronoms » étaient des caractères spéciaux. Elle leva un sourcil à « ☼ » et le second à « ▒ ». Elle cliqua sur la réaction pour « elle », et son pseudo devint vert pomme.

Il y avait moins de salons qu’elle aurait cru ; un pour des annonces de dates de réunions irl, un pour du partage d’images, un en rapport avec Midnight Blossom bien que le groupe se soit séparé trois ans avant, un salon de discussion, et deux aux noms énigmatiques, « jardin » et « paroles ». Le premier s’avéra être un salon de défouloir où n’importe qui pouvait parler de ses soucis sans polluer la discussion principale, et où quelques autres membres offraient du soutien moral – bizarrement, le seul message épinglé était un bout des paroles d’une chanson de Bring Me The Horizon qui venait juste de sortir il y a un mois : « Don’t you know I’m a seed? I won’t stop at the roof / Go ahead, bury me; this is how I grow, it’s how I thrive. »1 Le second était plus cryptique et comportait des textes variés, tous postés par des modérateurs ; parfois, il n’y avait que quelques mots ou une simple phrase (un message disait en grandes lettres stylisées « Voler, c’est tomber mais à l’envers ; Monter ou descendre est une affaire de perspective »), parfois il y avait des listes entières de mots qui ne semblaient pas avoir de lien entre eux, et parfois, il y avait des paroles de chansons accompagnées de clips vidéo.

Le message le plus récent était une vidéo filmée avec un portable par un membre du public dans le tout dernier concert que Midnight Blossom ait jamais donné avant de se séparer, à Eden Project en 2015 ; à cette époque, Ada commençait à peine à se faire à la vie active depuis un an et demi et à y prendre ses marques, et plusieurs de ses centres d’intérêt avaient été un peu relégués à l’arrière-plan - elle n’avait pas du tout suivi le drama autour de la dissolution du groupe et avait juste entendu parler de « divergence de vision artistique » entre les Fox et le reste du groupe. La vidéo était de mauvaise qualité, mais il s’agissait apparemment de la dernière chanson que le groupe ait jouée à ce concert, après un rappel. Elle s’attendait à un des grands classiques de leurs vieux albums ou, vu les circonstances, à un deep cut de l’album Extinction Event, mais à sa grande surprise, il s’agissait d’une reprise d’une obscure chanson de Placebo, Hold On To Me.

Même au travers de la compression digitale, le charme du groupe arrivait à opérer. Le synthé montait et descendait en vagues douces et colorées, berçant la foule comme une petite barque sur l’onde. C’était une chanson très mélancolique, que Cecil Fox chantait dans son registre bas, qu’il avait réussi à polir au fil des années malgré sa tendance initiale à hurler comme une banshee. Ada se surprit à être gagnée par le désenchantement ambiant – ce groupe avait été avec elle à chaque étape de sa route depuis des années, il s’était envolé pendant qu’elle était occupée à regarder ailleurs, et cette reprise lui semblait être une sorte d’épitaphe à toute une phase révolue de sa vie. La foule semblait elle aussi ressentir quelque chose de similaire ; la vidéo montra brièvement des membres du public qui pleuraient ou se serraient mutuellement dans les bras.

La chanson se mua en une lente progression d’accords un peu funèbres pendant que Cecil Fox, perché sur un ampli, les deux mains serrées sur son micro, la tête penchée vers le sol comme s’il s’apprêtait à sauter d’un pont, récitait le texte qui constituait l’outro de la chanson originale. Elle n’y avait jamais trop prêté attention, mais une traduction française en avait été postée en accompagnement de cette vidéo. C’était long et ressemblait à un vague délire mystique, avec des phrases telles que « Notre tâche est de nous transformer en êtres multidimensionnels éveillés, en fusionnant pleinement les quatrième et cinquième dimensions avec la troisième, » « Nous nous souvenons que nous sommes des Anges incarnés, de vastes êtres étoilés de Lumière, qui ne sont plus limités et liés par les illusions du temps, de l'espace et de la matière, » « Les nouvelles portes ne peuvent être ouvertes ou franchies par aucun d'entre nous opérant encore en tant qu'êtres individuels conscients, » ou « C'est un pas au-delà de l'univers dimensionnel connu, c'est un voyage dans l'inconnu qui nous mènera plus près de chez nous. »

Elle alla vérifier s’il s’agissait d’un ajout des Fox, mais non, tout ça était bien présent dans la version d’origine. Elle lut et relut les phrases étranges, de plus en plus perplexe.

Quelqu’un mentionna subitement son pseudo dans le salon de discussion.

Passiflora MajorAujourd'hui à 21:55

Bienvenue Da Chemistry !! Je suis trop contente de te voir enfin ici ! Mieux vaut tard que jamais ((ヽ(๑╹◡╹๑)ノ))♬

        
Son cœur s’accéléra. Le pseudo était Passiflora Major, écrit en rose fuchsia, avec un rôle d’administrateur. C’était forcément Leïla.

Da ChemistryAujourd'hui à 21:55

Salut Passiflora, merci pour l’accueil. J’explore un peu, je suis encore un peu perdue


Passiflora MajorAujourd'hui à 21:56

Pas de souci !! On est là pour aider !


Da ChemistryAujourd'hui à 21:57

Il y a moins de salons que sur la plupart des serveurs où je suis


Passiflora MajorAujourd'hui à 21:58

C’est normal, les rôles en vert n’ont pas accès à la plupart des salons ღゝ◡╹)ノ♡

        
Elle devait être la dernière personne sur Terre à continuer d’utiliser ce type d’émotes en l’an de grâce 2018.

KodeAujourd'hui à 22:02

Bienvenue !


EsperaticAujourd'hui à 22:03

Salut


Da ChemistryAujourd'hui à 22:03

Salut merci pour l’accueil


Passiflora MajorAujourd'hui à 22:04

Aaaaaaaaaaaaaaaah
Je suis trop contente que tu sois là (ノ◕ヮ◕)ノ*:・゚✧
Tu viendras à notre irl du 05/10 ? C’est un vendredi après-midi donc je sais que ça arrange pas tout le monde

        
Elle hésita. C’était presque trop simple.

Da ChemistryAujourd'hui à 22:06

Si je viens avec le reste de la bande, tu crois que ça ira ?


Passiflora MajorAujourd'hui à 22:06

Bien sûr ma puce ! Je t'envoie le code en mp ! Hâte de te voir là-bas 。^‿^。

        
Elle nota la date. Il faudrait qu’elle pose une demi-journée. Restait à convaincre les autres, parce que c’était hors de question qu’elle y aille toute seule. Elle avait déjà donné, merci bien.

Et surtout, hors de question de se laisser influencer au sujet des Accès.

On toqua à la porte de sa chambre. Elle sursauta. Théo entra, portant un des vieux joggings qui lui servaient de pyjama, tenant deux mugs de thé, et s’assit sur la chaise où Ada posait tous ses vêtements sales, en laissant la porte ouverte. « Faut qu’on parle, » dit-il en lui tendant un des mugs. Il avait enlevé sa prothèse dentaire pour la nettoyer et le « F » était un peu sifflant.

Elle ferma l’ordinateur portable et prit le mug. « J’promets de pas m’énerver si t’es vraiment un extraterrestre, » dit-elle pour tenter de détendre l’atmosphère, mais le sourire qu’il lui renvoya était un peu forcé.

Il souffla sur son thé, en sirota une gorgée de travers (il avait l’habitude de n’utiliser que le côté droit de sa bouche pour manger, peut-être depuis son mystérieux accident), et soupira. Elle avait l’impression de voir des rouages tourner dans sa tête à la recherche de la bonne phrase. Enfin, il finit par parler, en regardant la porte. « Je t’ai dit que j’étais recherché par mes anciens employeurs, et qu’ils avaient le bras très long, hein ? » Elle hocha la tête. « J’ai essayé de rien dire quand t’as parlé d’agents secrets dans le train mais- »

Elle toussa en buvant.

« - Mais je, euh. Ouais. Je faisais de la recherche pour une fondation de ce genre-là, » poursuivit-il. Il hésita. « J’étudiais des trucs dangereux. Vraiment dangereux. Je voulais pas t’en parler mais ça fait trop de temps qu’on se connaît et ils feront pas de détail avec mon entourage s’ils me retrouvent. Du coup, je préfère que tu sois au courant. »

Elle le fixa pendant cinq bonnes secondes. Comme d’habitude, il avait l’air un peu trop , comme si la résolution était meilleure dans son coin de la pièce. En fait, l’information ne changeait pas énormément de choses à ce qu’elle suspectait déjà. « J’croyais que t’étais un ex-mafieux ou un immigrant illégal, » avoua-t-elle.

Un rire dénué d’humour jaillit de sa bouche. « Des fois, je préférerais, je crois. Mais t’as l’air de bien le prendre. »

« T’étais littéralement sdf quand on s’est rencontrés, j’ai supposé qu’il y avait un bail sombre, ok ? Limite, je préfère cette version à celle de l’ex-trafiquant. » Il renifla, et elle poursuivit : « T’as parlé de trucs dangereux que t’étudiais ? C’était quoi ? »

Bizarrement, son regard plongea vers ses propres bras tatoués, et il posa précautionneusement son mug sur le meuble le plus proche. « Des… choses pas normales. Des trucs qui, euh, altèrent la réalité. » Ses mains se serrèrent plusieurs fois convulsivement. « Même toi t’as remarqué que je suis pas au taux normal d’Hu- que je suis pas tout à fait normal. Je suis trop visible, je casse des trucs, je soulève des machins trop lourds pour moi - » Elle hocha lentement la tête. « Et je suis tout, euh, tout vide. »

« Comment ça, vide ? Comment tu pourrais être vide ? »

« Je me sens vide. J'essaie de remplir avec des bruits et de la musique mais ça ne marche pas très bien. Il y a toujours un grand rien là-dedans. Les choses qui m'intéressaient – que, que je savais faire avant – jouer du piano, merde, Ada, je jouais si bien du piano, j'aimais tellement ça - toutes les choses qui me définissaient - je, je sais plus les faire. Quelque chose m'a vidé. » Il fixa la porte comme s’il craignait qu’elle claque toute seule, pointant du doigt pendant quelques instants sans rien dire la cicatrice qui avait ravagé son visage, et finit par balbutier : « Un truc anormal est entré dans, euh, dans ma tête et j’ai, j’ai dû- »

« Et t’as dû le faire sortir, » murmura Ada, à la fois horrifiée et fascinée. Il hocha la tête et se cacha dans ses mains.

Elle aurait dû trouver ça complètement dingue, ou ne pas le croire du tout, mais elle n’avait jamais vraiment réussi à s’expliquer toutes ces bizarreries chez lui, et ces temps-ci en particulier, il lui semblait que les frontières de ce qui était possible ou non devenaient de plus en plus minces. Maintenant qu’il le disait, elle arrivait presque à voir la trace des coups qu’il s’était infligés, peut-être avec une sorte de pic ou de poinçon – chaque cratère de la cicatrice devenait une tentative de trépanation, chaque repli se révélait être une révolte de son corps contre l’attaque. Les tatouages aux formes anguleuses sur ses bras lui semblaient à présent une version abstraite de la violence qu’il avait subie, ses anneaux bleu fluo qui le transperçaient d'un peu partout, une tentative de reprendre le contrôle de la narration autour de son visage à moitié détruit.

À quel stade de désespoir fallait-il en être pour essayer de s’ouvrir le crâne plusieurs fois ?

« Tu dois me prendre pour un fou furieux, » dit-il à travers ses mains. Ses « F » continuaient de siffler.

Elle se leva et se tint face à la chaise. « J’te crois. » Il leva la tête, et elle ajouta : « Tu sais, j’sais plus quoi penser en ce moment. J’croyais être quelqu’un de rationnel, mais entre ton taff à la boutique qu’on peut pas trouver et les foutus Accès de Leïla, j’ai de plus en plus de mal. Il y a des trucs que j’peux pas expliquer, mais j’peux au moins vivre avec. Donc j’te crois. »

Il sembla vouloir commencer une phrase, chercher le premier mot, renoncer, et il la serra dans ses bras à la place, du plus fort qu’il osait avec sa force anormale – comme il était assis et elle, debout, ils avaient l’air complètement ridicules.

« Merci, » dit-il à moitié étouffé contre son pyjama à rayures.

« Pas de quoi, » dit-elle en recoiffant un peu les boucles rousses de Théo vu qu’elle ne savait pas quoi faire d'autre avec ses bras.

Il renifla, la lâcha enfin et se releva en emportant sa tasse. Il avait l’air de se retenir de pleurer un bon coup, et c’était très contagieux. « Et si ces histoires d’Accès et de Fleurs ou je sais pas quoi deviennent trop… enfin… prennent trop d’ampleur, il faut qu’on en reparle, parce que je me suis un peu renseigné sur eux et j’ai peut-être une solution, » ajouta-t-il, une fois dans le couloir.

Elle regarda son ordinateur fermé avec méfiance.

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« Bon. On récapitule. »

En fin de compte, Cyril et Astro avaient accepté tous les deux de venir avec elle. Elle n'avait pas osé parler à Théo de leur plan de sauvetage qui consistait à s'incruster dans les réunions irl des Fleurs juste pour convaincre Leïla d'arrêter avant que ça n'aille trop loin – d'après Ada, c'était sans doute déjà allé trop loin, mais difficile de s'en rendre compte sans s'immerger un minimum dans le milieu. Elle se demandait comment les deux autres allaient bien pouvoir gérer le fait d'être là ensemble malgré leur « pause », mais du peu qu'elle en voyait, ils avaient décidé de réduire leurs échanges verbaux au strict minimum. Pas de doute, ils étaient encore en froid.

« On n'est pas là pour les écouter, on est là pour soutenir Leïla histoire qu'elle se rappelle qu'elle a des potes en dehors de cet espèce de culte. On y va, on observe, et on avise, » énuméra Ada.

« Ça me va, » répondit Astro. Cyril sembla sur le point d'ajouter quelque chose, mais il se ravisa.

Le rendez-vous était dans les locaux d'une vieille salle des fêtes désaffectée du 94. L'immeuble était clairement destiné à être démoli prochainement, ce qui n'était pas très rassurant, et faisait un peu penser à un squat – même les tags tombaient des murs en même temps que le revêtement extérieur.

Le regard d'Ada s'attarda sur un message tracé à même le sol dans le parking à la bombe de peinture bleue, qui disait en grandes lettres capitales « OJAI SYND. » accompagné de plusieurs flèches qui pointaient vers le bâtiment. Curieusement, Astro marqua un temps d'arrêt en l'apercevant, fouilla dans les poches de sa veste (elle remarqua à cette occasion que son t-shirt du jour était la faucheuse qui regardait sa montre, sous la légende « La Mort Peut Attendre »), et il leur emboîta le pas en marmonnant.

Un grand type chauve avec des lunettes aux verres rouges fumait à l'entrée du bâtiment, et se décala devant la porte en les voyant arriver. Probablement le gars qui faisait office de bouncer. À bien y regarder, ce qu'il fumait devait être hautement illégal vu la fumée noire très suspecte qui s'en échappait. « J'vais devoir vous demander vos invitations, » dit-il avant d'aspirer la fumée, qui ressortit violette par un Accès dans son nez. Ada farfouilla dans son sac et montra un message privé de Leïla sur son téléphone, Astro déplia une version imprimée du code qui était dans le message qu'il avait reçu, et Cyril… Cyril ne se rendait compte que maintenant qu'il avait oublié son portable à la maison.

« T'es sérieux ? » marmonna Ada, qui n'avait pas envie de le laisser dehors, mais encore moins de n'entrer qu'avec Astro, qui était assez distant et désagréable avec eux ces derniers temps, et pas seulement à cause des problèmes relationnels entre Cyril et lui – quelque chose qu'il confirma immédiatement en lui balançant une horreur.

« Allez, donne ton bras au monsieur pour qu'il scanne le code-barre, Cyril. »

L'estomac d'Ada se retourna. L'intéressé ne répondit rien, mais semblait un peu secoué. Il souleva ses cheveux pour montrer l'Accès de son oreille au bouncer en lieu et place d'une invitation, et celui-ci s'écarta enfin pour les laisser entrer.

Le rez-de-chaussée était encombré de vieilles tables, de barrières métalliques et de divers détritus – il semblait avoir servi d'entrepôt à la mairie une fois la salle des fêtes fermée, et il avait l'air compliqué d'y naviguer. Malgré l'aspect délabré, l'endroit semblait encore relativement fonctionnel, la plupart des néons intacts et allumés, les sorties de secours éclairées (les membres des Fleurs avaient-ils rétabli le courant ?), et il y avait même un détecteur de fumée dont la diode clignotait à intervalles réguliers. Quelqu'un avait tagué le logo en forme de lotus rose fluo de Midnight Blossom près de l'escalier, accompagné d'une flèche.

Cyril passa en premier et mit rapidement de la distance entre eux et lui, frottant son bras par réflexe.

« T'avais vraiment besoin de lui dire une saloperie pareille ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ? » chuchota Ada à Astro en marchant à son tour vers l'escalier. À sa grande surprise, il avait l'air lui-même un peu affecté, et fronçait les sourcils d'un air sincèrement triste. « C'est compliqué, » dit-il, « et je suis pas sûr que ce soit le bon moment pour en parler. »

Elle se planta au pied des marches et l'attrapa par la manche avant qu'il ne commence à monter à son tour : « Fais-lui des excuses. »

« Je peux pas. »

La très familière envie d'exploser quelque chose commençait à se manifester, mais elle se contenta d'un simple « Et pourquoi ça ? »

« Parce que… » Astro jeta un regard vers Cyril, qui avait tourné l'angle de l'escalier sans les attendre. Il soupira et se mit à chuchoter. « Parce que si je m'excuse, il va croire que je veux qu'on se remette ensemble, alors que si j'ai l'air d'un salopard, il finira par passer à autre chose sans regret, d'accord ? »

Ada lâcha son blouson. Elle se retenait de toutes ses forces de lui coller une baffe. « C'est la pire justification que j'ai jamais entendue. »

« Il mérite mieux que moi et vu qu'il le comprend pas, j'essaie d'accélérer le truc. C'est pour son bien, » objecta Astro en commençant à monter.

Elle le poussa de côté et monta les marches deux par deux pour tenter de rattraper Cyril. « Donc ta solution c'est d'être un connard avec lui mais « pour son bien », hein ? »

« Ada- »

« Dégage de mon chemin. »

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La réunion avait lieu dans une seconde salle plus basse de plafond, mais surtout vide, qui était à l'étage. Quelqu'un avait installé un ampli qui diffusait un instrumental au ralenti, des bougies parfumées brûlaient dans des verres un peu partout, et un grand cercle avait été dessiné à la craie sur le sol. Leïla, qui avait souri de toutes ses dents à leur arrivée, faisait visiblement office de maîtresse de cérémonie, et portait des gants en cuir noir en plus de sa tenue fétiche et d'un t-shirt rose avec le logo Midnight Blossom en forme de lotus néon. Elle avait disposé la soixantaine de personnes présentes selon deux arcs de cercle, les Fleurs d'un côté et les Bourgeons de l'autre. Ada n'avait toujours pas réussi à comprendre ce qui faisait qu'une personne était de telle ou telle catégorie, mais Leïla semblait capable de le déterminer d'un seul coup d’œil. Elle les avait également fait asseoir dans un ordre spécifique, et son petit groupe se retrouva séparé.

Ils avaient commencé par un discours (« pour les Bourgeons », avait précisé Leïla) récité à tour de rôle par plusieurs Fleurs, qui reprenait beaucoup de points du fameux pdf qui avait partiellement circulé sur Reddit quatre ans avant ; le fait qu'ils étaient là pour transformer des pulsions négatives en pulsions positives, devenir la meilleure version d'eux-mêmes, et tout ça. Plusieurs des personnes qui récitaient le texte portaient des lunettes avec des verres colorés, et presque toutes avaient au moins un Accès visible – dans l'oreille pour la plupart, mais aussi le nez ou les lèvres. De façon très perturbante, le dernier type qui prit la parole, un gars à peine majeur, en avait un qui lui passait à travers les deux joues, et sa voix avait une résonance très bizarre, presque vrombissante. Il termina en expliquant qu'il n'y avait qu'en convertissant toute la négativité en positivité que les Bourgeons deviendraient des Fleurs et s'élèveraient tous ensemble vers une meilleure existence dans une dimension supérieure.

Ça n'était pas une nouveauté pour elle, mais Ada détestait les métaphores lyriques, et elle commençait à se dire qu'être venue ici était une grosse erreur.

« Super, merci, Anthony, » dit Leïla en se tournant vers l'autre moitié du cercle, le très léger bruit blanc de ses Accès à présent perceptible. « Pour ceux d'entre vous qui se posent la question, au fait, rien de tout ça n'est une métaphore. C'est complètement réel. »

Ada renifla. Comment ces conneries New Age d'élévation vers une existence supérieure pourraient ne PAS être une métaphore ? Son regard balaya le reste des Bourgeons, et elle constata que la plupart d'entre eux étaient soit perplexes soit poliment intéressés. Quelques-uns semblaient en revanche tout à fait fascinés, et elle fut surprise d'y compter Cyril.

Patience, se dit-elle. On pourra parler sérieusement avec Leïla une fois tout ça terminé.

« On va passer aux exercices de respiration, si vous voulez bien, » enchaîna celle-ci en ramassant une bougie en pot et en s'asseyant en tailleur entre les deux arcs de cercle. « Fermez les yeux. On va respirer tous ensemble, et vous allez vous sentir mieux, vous verrez. » Ada s'exécuta pour lui faire plaisir, toujours peu convaincue. « Visualisez votre tête, et imaginez la couleur noire. On inspire… et on expire. »

Elle avait un peu envie de rire, mais elle se retint par politesse.

« Visualisez vos épaules, et imaginez la couleur violette. On inspire… et on expire. »

Elle devait avoir l'air parfaitement ridicule.

« Visualisez vos poumons, et imaginez la couleur rouge. On inspire… et on expire. »

C'est vrai qu'elle se sentait un peu plus calme, ceci dit.

« Visualisez votre ventre, et imaginez la couleur rose. On inspire… et on expire. »

Merde, mais ça marchait, ces conneries.

« Visualisez vos jambes, et imaginez la couleur orange. On inspire… et on expire. »

Elle se sentait vraiment bien, maintenant.

« Visualisez vos pieds, et imaginez la couleur jaune. On inspire… et on expire. »

Elle avait presque l'impression de flotter.

« Visualisez l'air qui vous entoure, et imaginez-le blanc, presque doré. On inspire… et on expire. Maintenant, on rouvre les yeux, » dit Leïla en rythme avec l'instrumental ambiant qui venait des amplis.

Ada rouvrit les yeux. Elle avait beau être assise sur du lino, elle avait l'impression d'être dans une barque naviguant sur un paysage où tout était mouvant et lumineux. Avec sa bougie tremblotante, Leïla était un phare qui l'empêchait de s'égarer. « Vous êtes plus calmes, maintenant. Vous vous sentez plus légers. » C'était vrai, reconnut Ada intérieurement. « Vous allez mieux, » continua Leïla, « et vous continuerez d'aller mieux ; vous n'avez pas d'autre choix. »

Comment ça, pas d'autre choix ?

« Maintenant que j'ai votre totale attention, » poursuivit-elle, « je vais vous expliquer plus en détail ce qu'on va faire. Toutes ces fois où vous avez essayé de vous faire du mal, c'était parce que vous vouliez extérioriser quelque chose de sombre qui vous rongeait de l’intérieur. Ce que vous ne réalisiez pas jusqu'à aujourd'hui, c'est que ça non plus, ça n'était pas une métaphore. Vous n'aviez juste pas la bonne méthode. » Le bruit blanc devint plus fort et se synchronisa avec la musique. « On inspire… et on expire. Maintenant, je veux que vous pensiez à tout ce qui est négatif dans votre vie, que vous l'imaginiez comme de la fumée nocive, et on va tous ensemble inspirer l'air doré lumineux qui remplit cette pièce, le faire entrer dans nos poumons, et expirer la fumée négative en échange. On inspire… »

Ada ferma les yeux, visualisa le ciel jaune-orangé de la planète imaginaire qu'elle s'était fait tatouer, et inspira profondément.

« …Et on expire. »

Elle entendit des exclamations de stupeur et rouvrit les yeux. Tous les membres des Fleurs sans exception avaient une dense fumée noire qui leur sortait de la bouche ou du nez.

Avant même qu'Ada ne puisse réagir ou dire quoi que ce soit, Leïla tapa dans ses mains, ravie, et s'avança vers Cyril – qui, elle ne s'en rendait compte que maintenant, exhalait lui aussi sa propre fumée noire, bouche grande ouverte. « Je le savais ! Je sentais qu'on aurait une nouvelle Fleur aujourd'hui ! » s'exclama-t-elle en le faisant se lever, l'air tout étonné de ce qui venait de lui arriver. Astro, lui, le regardait d'un air profondément choqué.

« Stop, stop, stop, » dit Ada pendant que Leïla serrait Cyril dans ses bras au milieu du cercle. « Il s'est passé quoi ? »

« Ça a marché, t'as vu ça ? » s'écria-t-il par-dessus l'épaule de Leïla. « Réessaie, ça va peut-être te le faire aussi ! »

« Hors de question, » s'exclama Ada en se levant précipitamment. « Allez, on s'en va, pas vrai Astro ? On s'en va. Viens. »

« Quoi ? » dit Leïla, qui semblait sincèrement surprise. « Mais on a à peine commencé ! Vous êtes venus pour aller mieux, ça marche pour lui, et vous voulez repartir direct ? »

D'autres membres de l'assemblée avaient commencé à discuter entre eux, et un léger brouhaha emplissait à présent la pièce. « Viens, Cyril, on se casse, » insista-t-elle.

Cyril la regarda fixement. « Non, » dit-il après un instant de flottement, « je reste. J'me sens mieux, maintenant que c’est sorti. J'veux recommencer. »

« Cyril ! »

« Ça fait des années que j'me suis pas senti aussi bien, ok ? C'est la première fois que j'vais réellement mieux, » supplia-t-il. Leïla et plusieurs Fleurs la fusillaient du regard.

Ada s'apprêtait à rétorquer quelque chose quand le bouncer de l'entrée débarqua en courant dans la salle, à bout de souffle, entouré de sa fumée violette personnelle, et cria « CODE F ! CODE F, PUTAIN ! ON ÉVACUE ! » Les Fleurs se levèrent précipitamment, certains crachant toujours leur étrange fumée noire, qui s'était accumulée au plafond au lieu de se dissiper et commençait à sérieusement assombrir la pièce. « PAS PAR L'ESCALIER ! » ajouta le type, « IL Y A TOUT UN TAS D'AGENTS DEHORS ! J'AI BARRICADÉ AVEC LE BORDEL D’EN BAS MAIS ON VA PAS GAGNER BEAUCOUP DE TEMPS ! »

Tout le monde était debout à présent, et certaines bougies se faisaient renverser. Quelques-uns des Bourgeons ignorèrent la remarque et foncèrent vers l'escalier. D'autres filèrent droit vers la sortie de secours. « C'est quoi, code F ? Les flics ? » demanda Ada, mais Leïla était occupée à enlever frénétiquement ses gants en cuir.

« VOTRE ATTENTION, TOUS CEUX QUI RESTENT, » clama-t-elle en fourrant les gants dans ses poches, « ON VA ÉVACUER PAR UN ACCÈS ! SI VOUS NE L'AVEZ ENCORE JAMAIS FAIT, FERMEZ LES YEUX, ÇA PEUT IMPRESSIONNER, MAIS C'EST SANS DANGER, JE VOUS PROMETS ! » Elle écarta les bras comme une magicienne qui s'apprêtait à montrer le clou de son spectacle, et Ada ne put s'empêcher de crier de surprise. Elle aurait dû s'y attendre, pourtant.

Leïla avait un trou à travers chaque paume, et ils brillaient presque aussi fort que des néons.

Elle sourit de toutes ses dents, et avant qu'Ada ne puisse se remettre du choc, elle tira sur les cinq doigts de sa main gauche l’un après l’autre comme si elle tentait de faire démarrer une tondeuse, et ceux-ci s'écartelèrent de toutes parts jusqu'à ce que l'Accès fasse plus d'un mètre de large. La lumière était presque aveuglante, mais on distinguait vaguement un paysage de l'autre côté, un paysage rempli de -

De choses qui ressemblaient à des coraux terrestres, comme -

On entendit un vacarme épouvantable en bas, comme si on essayait de forcer la porte de la façon la plus frontale et brutale possible. Astro était allé regarder par une fenêtre et revint en courant et en lâchant un chapelet d'injures en tous genres.

Leïla était devenue très pâle mais n'avait pas perdu son sourire presque fou. « ON ÉVACUE, J'AI DIT, ALLEZ, ALLEZ ! » s'exclama-t-elle, et le bouncer ainsi que plusieurs des Fleurs passèrent au travers du portail sans hésitation – quel que soit le côté emprunté, ceux-ci disparaissaient tout à fait, et agrandissaient peu à peu l'Accès en s'appuyant sur les doigts au passage. D'autres Bourgeons décidèrent qu'en fin de compte, les escaliers ne semblaient pas une si mauvaise idée, et se bousculèrent pour descendre. La cohue était assez intense, et dans la panique, Ada entrevit Cyril, les yeux fixés sur elle, qui franchissait l'ouverture de la main de Leïla d'un air à la fois exalté par ce qui était en train de se produire, et profondément déçu qu'Ada ne le suive pas.

En l'espace d'une minute très chaotique, ils n'étaient déjà plus que trois dans la pièce.

Le détecteur de fumée se mit à hurler. C'était presque invraisemblable qu'il ne se soit pas déclenché plus tôt.

Leïla avait toujours l'air très pâle et enfiévrée, sa main distendue agitée de soubresauts convulsifs, comme si son corps était en train de se révolter contre l'anomalie spatiale mais perdait la bataille. Elle leur fit un signe de tête pour les inviter à suivre les autres, mais Astro restait prudemment en retrait, et la perspective de passer à travers une main écartelée terrorisait Ada encore plus que les bruits qui venaient de l'extérieur - elle restait immobile comme une biche devant les phares d'une voiture.

CRAC. VLAM.

La porte du rez-de-chaussée avait commencé à céder. Leïla, le front couvert de sueur, souleva sa main grande ouverte au-dessus de sa propre tête et l'abattit d'un seul coup jusqu'au sol ; du moins, c'est ce qui aurait dû logiquement se produire, mais en l'espace d'une seconde, tout son corps passa la tête la première au travers de sa propre paume en se repliant comme un dragon d'Escher, et disparut dans une pluie de particules sablonneuses étincelantes. La gorge d'Ada était tellement serrée qu'à la place d'un nouveau cri de surprise, elle n'émit qu'une sorte de sifflement aigu.

Elle se retourna vers Astro, qui était en train de fouiller frénétiquement les poches intérieures de son blouson en cuir en continuant de débiter toute une collection d’insultes, et en sortit un mouchoir en tissu qu'il commença à déplier. « J'ai plus d'autre option, et j'ai pas le temps de t'expliquer. Ça risque de te faire peur aussi. Tu me fais confiance ? »

Un autre craquement violent, audible au-dessus du hurlement du détecteur de fumée. Si la porte d'en bas n'était pas déjà cassée, ça devait être fait, maintenant. « Tu me fais confiance ou pas ? » répéta Astro en étalant le mouchoir, ou plutôt la nappe à présent, par terre.

« Non. Oui. Je sais plus, » balbutia Ada. La nappe était grise, excepté un grand cercle noir au centre délimité par des broderies dorées ressemblant à la margelle d'un puits, et Astro lui tendait la main, l'air terriblement inquiet, fouillant son visage à la recherche d'une réponse. « …Oui, » finit-elle par répondre. Elle prit sa main, qui tremblait encore plus que les siennes.

Des pas précipités dans l'escalier. Des voix.

« Tu vois dans Mary Poppins, les dessins de Burt ? » dit-il précipitamment en regardant par-dessus son épaule.

« Quand ils sautent dans le dess- » commença Ada, mais il avait déjà fait un bond en avant et elle se sentit tomber à sa suite.

Le sol se trouvait deux mètres plus bas que ses calculs, dans un endroit qui n'était éclairé que par un trou circulaire au-dessus de sa tête, et elle se réceptionna de travers en criant, manquant de peu de se fouler les chevilles. Avant qu'elle puisse tenter de comprendre ce qui venait de se produire, Astro passa son bras par le trou et tira ce qui semblait être la nappe à l'intérieur en répétant « merde merde merde- ». Il lutta un instant comme si quelqu’un tirait dans l’autre sens, tout en hurlant « LÂCHE ÇA ESPÈCE DE SALOPARD DE- » - l'ouverture disparut brusquement, et ils se retrouvèrent dans le noir complet. On n'entendait plus que leur respiration.

Ada sortit le porte-clef lumineux de son sac. Il éclaira à peine à deux mètres de murs de pierre, un sol inégal usé et poli, et Astro, qui tremblait comme une feuille et essayait de replier la nappe sous sa forme de mouchoir. Une bonne dizaine de questions se bousculaient dans sa tête, mais un bête « Ça va ? » sortit en premier.

Astro respira profondément, comme quelqu'un qui tente désespérément d'éviter une crise d'angoisse, et finit par répondre : « Ouais, mais laisse-moi une minute, ok ? Pouce. Temps mort. »

Elle orienta le porte-clef dans sa direction pour qu'il puisse mieux voir ce qu'il faisait – ce faisant, la loupiote éclaira une petite niche dans le mur, contenant ce qui ressemblait à un carnet maintenu ouvert par des pinces rouillées encastrées dans la niche – non, plutôt des pattes en fer forgé. Ada se déplaça pour mieux voir. La page de gauche était couverte de noms, presque toujours les mêmes : « A. Sépulcre, A. Sépulcre, A. Sépulcre & C. Chantreux », et, à l'instant sous ses yeux, « A. Sépulcre & +1 » s'ajouta. Il suivit son regard, lut la page et énonça distinctement : « Correction : Ada De Sousa ». Une rature précipitée s'ajouta, suivie de « A. De Sousa ». De nouvelles questions se rajoutèrent à sa liste mentale.

Astro rangea le mouchoir dans son blouson et commença à marcher. « Désolé. J'vais t'expliquer en route. Ce coin est pas du tout fréquenté et l'archiviste qui s'en charge est super méfiant, du coup j'ai dû donner ton nom. »

Sa question de très loin la moins prioritaire fusa en premier. « Attends. Stop. On rembobine. Tu t'appelles vraiment Astro Sépulcre ? »

« Ouais ? J'pensais que t'étais au courant depuis des années. Tu m'as en ami sur Facebook, » dit-il en longeant les parois du passage, tâtant un pan de mur tagué.

Elle eut un instant de flottement tant l'argument lui semblait absurde. « Tout le monde met n'importe quoi sur Facebook. Personne s'appelle Astro Sépulcre. »

« Ben ya moi, déjà. »

« Tes parents avaient fumé quoi ? »

« Ma mère adorait Astro le Petit Robot. »

Les murs du couloir se firent plus réguliers et renforcés par des poutres. Ils passèrent devant une étagère taillée dans le mur comportant un râtelier à rouleaux de papier qui tombait en morceaux.

« J'suppose que j'te dois des explications mais j'sais vraiment pas par où commencer, » avoua Astro.

« On est passés dans le dessin du puits sur ton mouchoir, hein ? » demanda-t-elle, avant de se sentir stupide, à la fois parce que c'était la seule explication possible et parce qu'elle n'avait aucun sens.

« Ouais. C'est une Voie portative vers un lieu sûr, mais normalement j'dois prévenir avant, ou l'utiliser en dernier recours. J'suppose que manquer de se faire chopper par des Geôliers compte comme une urgence et qu'on m'en voudra pas trop. Enfin bon, j'avais déjà parlé de toi à l'archiviste du secteur plusieurs fois après que Cyril ait commencé à faire les trips avec moi, et on avait prévu de te mettre au courant de tout ça juste avant… notre, euh, rupture, qui est venue tout foutre en l'air. Donc ça devrait aller. Dommage que j'doive faire ça en catastrophe pour toi, mais bon. »

Sa respiration était presque revenue à la normale. « Attends… C'est ça le truc dont vous aviez pas le droit de me parler, depuis tout ce temps ? »

« Ouais. »

Elle s'arrêta net. « Astro, si tu me sors que t'es un sorcier ou quoi et que tu me l'as jamais dit parce que je suis une moldue, je te jure, je te colle une tarte. »

Son rire suraigu résonna en écho dans le couloir. « T'as vraiment trop lu Harry Potter quand t'étais ado. »

« Attends, tu vas pas me dire que ton mouchoir là, ça a une explication scientifique super logique. »

« Ben si, c'est un trou dans la réalité et ça mène ici. »

« C'est pas scientifique ça, « un trou dans la réalité », non. Juste… non. »

« Bon, ok, je suppose que c'est un peu magique sur les bords, » admit-il en replaçant une mèche derrière son oreille. Une légère lueur baignait le bout du couloir et les murs avaient commencé à se couvrir d'étagères. Ada éteignit le porte-clef.

« T'as parlé d'un archiviste tout à l'heure. On est dans une bibliothèque ? »

« On est dans LA Bibliothèque. »

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Il y a plusieurs années, Cyril lui avait dit que ça ne se décrivait pas avec des mots. Elle commençait à comprendre pourquoi.

« Touche à rien, pose pas trop de questions aux gens, on va checker un truc vite fait et on ressort en deux-deux, » lui avait dit Astro juste avant de déboucher dans une salle gigantesque remplie de rayonnages couverts de livres reliés par des passerelles, sous une voûte qui semblait faite en vitrail sous certains angles, et en branches entrecroisées sous d'autres. Ada avait essayé de s'arrêter plusieurs fois pour évaluer la taille de l'endroit ou examiner quelque chose de plus près, mais Astro marchait très vite, et elle avait peur de le perdre de vue. Une fois le choc passé, l'angoisse reprit le dessus lorsqu'elle réalisa que Cyril, qui avait pourtant traversé une sorte de portail anormal lui aussi, n'était pas arrivé au même endroit qu'eux.

Ils déambulèrent un moment entre deux rangées d'étagères gigantesques, au milieu d'une sorte de campement de fortune qu'on aurait pu qualifier de bidonville si les objets ayant servi à le construire ne ressemblaient pas tous à des tiroirs, des échelles et des tentures historiques. Dans un coin, des gens avaient fait du feu avec des vieux vêtements et préparaient du curry dans une casserole. Un type perché en équilibre sur trois chaises superposées la salua à leur passage – il portait un vieux costume lie-de-vin et un masque en bois orné d'une rangée de rubans rouges marque-pages. Brièvement, elle crut voir quelque chose avec de nombreuses pattes ramper sur un rayonnage, mais le temps qu'elle tourne la tête, la créature, si ç'en était une, avait disparu.

« Heyyyyy Astro ! » s'exclama une espèce de punkette qui portait une énorme bouteille remplie d'encre et avait un gros caméléon sur la tête, avec les pattes enfoncées dans ses oreilles comme des écouteurs. « Salut Ortie, » répondit l'intéressé sans avoir l'air surpris par la présence du lézard. « Tu saurais pas où on peut trouver Errare ? J'ai une question urgente. On vient d’échapper à des gens qui ouvrent des Voies dans leurs propres corps, mais je crois pas que ça mène ici. »

« Si ça mène pas ici, c'est pas une Voie, boulet, va, » dit-elle en s'éloignant. « Et Errare est en colloque avec les dingues du secteur des Extralettres donc si j'étais toi, je repasserais un autre jour. »

« C'est important, » insista-t-il, « Cyril a traversé un de ces trucs et on sait pas où il est. »

« La prochaine fois, attache-le à un boomerang ! » cria-t-elle en tournant l'angle du rayonnage.

« MAIS C'EST SÉRIEUX J'TE DIS ! » hurla-t-il. Un chuintement entrecoupé de cliquetis retentit du haut des étagères, et il ajouta précipitamment « pardon, » avant d'attraper la main d'Ada et de partir dans la direction opposée, passant devant une fenêtre installée entre deux piles de livres et entrouverte sur une ville plongée dans la nuit.

Aussi insensée que fut la situation, elle commençait à comprendre plusieurs choses fondamentales. Deux de ses meilleurs amis fréquentaient régulièrement un endroit auquel on accédait par des portails étranges, c’était un endroit secret et magique où plein de gens bizarres semblaient vivre leur vie - et pourtant, Cyril avait choisi de sortir par un des Accès de Leïla, qui était quelque chose de complètement distinct.

Admettre l’existence de deux types d’anomalies spatiales différentes en moins d’une heure, c’était un peu trop lui en demander.

Ils passèrent devant une flèche pointant vers un tunnel aménagé au milieu d’un mur de livres, plusieurs ouvrages servant eux-mêmes d’arche pour étayer le passage. Trois petites personnes portant des capuches entrèrent dans le tunnel avec des gestes absolument synchronisés.

Astro marchait toujours aussi vite, peut-être à la recherche du fameux Errare, et elle était forcée de courir à moitié pour le suivre vu la longueur de ses jambes et le fait qu’il lui tenait toujours la main. Hold on to me, pensa-t-elle, Hold on to me, Hold on. Les paroles de la chanson lui revinrent. Les nouvelles portes ne peuvent être ouvertes ou franchies par aucun d'entre nous opérant encore en tant qu'êtres individuels conscients.

Elle frémit et lâcha la main d'Astro. « Je pige pas tout, mais la solution est pas ici. »

Il sembla plus intrigué qu'agacé : « Ada, toutes les solutions sont ici. »

Elle allait répondre quelque chose mais ses yeux furent attirés par un panneau accroché au-dessus d'une sorte d'arche menant à une bête porte en contreplaqué, qui disait simplement « vers la Couleuvre Alchimiste – sonnez deux fois, tapez une fois ».

Peut-être bien que la solution était effectivement ici.

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La porte en contreplaqué s’ouvrait sur de lourds et épais rideaux, dans lesquels Ada s’empêtra un peu avant de trouver par où en sortir. Elle tomba sur une pile de cartons et jura lorsque l’un d’entre eux se renversa, laissant s’échapper une trentaine de casse-têtes en bois remplis de grelots.
Ils en avaient déjà remis cinq dans ledit carton lorsque la porte de l’arrière-boutique s’ouvrit et qu’ils se retrouvèrent face à face avec Théo, les yeux écarquillés. « Qu’est-ce que vous faites là ? J’étais en train de ferm- »

« Tu savais qu’il y avait une bibliothèque géante, là, derrière ? » l’interrompit Ada, les yeux tout aussi ronds que les siens.

« C’est écrit dans mon contrat que des fois, des gens vont entrer par là mais que je dois les traiter comme des clients normaux, » dit-il en tripotant un de ses anneaux bleus. « Et ça marche pas dans l’autre sens, de toute façon. »

Une question de plus sur sa pile gigantesque de questions. À ce stade, elle allait bientôt pouvoir en faire tout un annuaire.

« C'est… Cette journée est complètement ridicule, ok ? » dit-elle en ramassant un autre casse-tête, espérant s'occuper assez les mains pour ne pas repenser à tout ce qui venait de se produire en l'espace de même pas deux heures. Elle sentait que si elle passait tout en revue trop vite, elle allait devenir complètement siphonnée. Elle inspira profondément, lutta pour ne pas repenser aux techniques de relaxation des Fleurs et à la fumée noire et tout le reste, et lâcha : « Je sais même pas par où commencer. Quel cauchemar. »

Astro continuait à ranger les objets sans les regarder, et, heureusement pour ses nerfs à elle, décida de prendre le relais : « Quelqu’un a attiré l’attention des Geôliers sur les manigances de Leïla et des Fleurs avec un tag qui faisait allusion à l'incident d'Ojai de 2005. Ils ont fait une descente sur le lieu de la réunion et on a failli se faire chopper aussi. »

« Comment ça, vous faire chopper aussi ? »

« Bah on y était, quelle question. On voulait essayer de la raisonner un coup. »

Théo devint subitement très silencieux. Son index traversa le carton sur lequel il s’appuyait. Ada devina ce qu’il s’apprêtait à dire à peine une demi-seconde avant qu’il ne le fasse. « Je suis désolé. Je pensais pas que vous seriez là-bas. »

Il y eut comme un flottement. « T’as OSÉ appeler les Geôliers sur ma gueule ? Après tout c’que j’ai fait pour toi ? » dit Astro en se plantant en plein devant lui, l’air prêt à commettre un meurtre à mains nues. Dans d’autres circonstances, l’affrontement d'un grand échalas aux longs cheveux blonds et à la voix de crécelle contre un dadais nerveux défiguré qui devait peser soixante kilos tout mouillé aurait été comique.

« JE SAVAIS PAS ! » s’exclama Théo en se triturant les doigts comme s’il cherchait à les distraire au lieu de les utiliser pour envoyer Astro valdinguer contre les piles de cartons. « CES CONNERIES VONT TROP LOIN, ET TOI ET TES POTES ET VOTRE DÉLIRE DE TOUT LAISSER FAIRE, ÇA FONCTIONNE PAS, D’ACCORD ? »

Ada secoua frénétiquement un des casse-têtes en bois pour faire tinter le grelot à toute vitesse. La tension, à défaut de retomber, sembla se figer momentanément.

Elle inspira profondément. « On se calme et on récapitule avant que j'éclate un truc contre un mur. »

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Le rideau de métal de la boutique avait fini de descendre avec le bruit approprié au bout du cinquième essai de Théo, et ils étaient allés s’asseoir sur le perron d’un immeuble voisin.

Personne ne parlait plus depuis deux bonnes minutes.

« C’est la merde, » finit par dire Astro, le dos tourné.

Ada s’appuya contre le mur. Elle avait comme un sentiment de déjà-vu. « Si je comprends bien, ce que t’appelles les Geôliers, c’est un truc qui s'appelle en fait la Fondation et qui est l’ancien travail de Théo, qui ne veut surtout pas retourner là-bas, parce qu’ils vont- » Théo frissonna et sa main gauche se porta convulsivement à sa cicatrice. « - lui faire des trucs horribles. Et toi tu fais partie d’une bande qui s'appelle la Main du Serpent et qui squatte la Bibliothèque et essaie de protéger les gars comme lui, entre autres. » Astro hocha lentement la tête. « Mais ta bande veut pas intervenir dans l’espèce de secte de Leïla parce que… ? »

Il soupira : « Parce que jusqu’ici, leur influence n’a pas été jugée néfaste ou agressive. »

« Ils recrutent de plus en plus de monde. »

Astro lui tournait toujours le dos. « Je sais. »

« Tous les adeptes s’automutilent pour atteindre leur espèce d’idéal post-humain. »

« Malheureusement, c’est leur choix. »

« C’est pas juste leur choix, » s’emporta-t-elle, « c’est de la manipulation. C’est que des gens fragiles et désespérés à qui on vend une vie meilleure et qui sont prêts à souffrir pour y accéder ! J’aurais pu me faire avoir il y a des années ! J'ai failli me faire avoir aujourd'hui, merde ! »

« Je sais. » Il tremblait un peu. Ada se rendit subitement compte qu’il lui tournait peut-être le dos pour cacher son état émotionnel. « Ils ont Cyril, » ajouta-t-il d’une voix faible.

Théo jouait avec les anneaux de ses oreilles, peut-être pour créer assez de bruit pour ne pas angoisser encore plus. « Ils ont Cyril, » confirma-t-il comme pour vérifier le degré de réalité de l'information.

« J’suis tellement nul, » gémit Astro. « J’ai été le pire copain possible. Ça faisait tellement de temps qu’on était ensemble que – je sais pas, ok ? C’était sérieux entre nous. Vraiment sérieux. J'ai cru que je le méritais pas. J’ai pris peur. J’ai voulu m’enfuir. Et il est parti en vrille direct. » Sa voix était en train de craquer de toutes parts, maintenant. « C’est ma faute. C’est entièrement ma faute. »

« On a un pacte de survie lui et moi, et j'ai pas pu l'empêcher de franchir le portail, » dit Ada. « Comment tu crois que j’me sens ? »

« J’l’ai peut-être tué. Juste parce que j’suis un gros lâche qui- » Il changea d’octave et ne parvint pas à finir sa phrase. Elle avait envie de lui dire qu'il dramatisait, mais les yeux un peu fous de Cyril au moment de franchir l'Accès s'imposèrent à son esprit, et elle s'abstint.

Le silence revint. Le soir commençait à tomber, et les réverbères à s’allumer. Quelqu’un, plus loin, passa à vélo. Ça semblait presque impossible qu’autour d’eux, des gens continuaient à avoir une vie normale.

Théo murmura : « Bon. On fait quoi, maintenant ? »

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