Chapitre 3 - Vices & Vertus

Chapitre 3 – Vices & Vertus

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Ada verrouilla la porte du studio, posa son sac sur la table et se laissa tomber mollement à plat ventre sur son lit. Le train de banlieue avait eu plus de vingt minutes de retard, et elle n’était vraiment pas motivée à se faire à manger tout de suite, d’autant plus qu’elle n’avait rien de fascinant à cuisiner. Il fallait vraiment qu’elle trouve une alternative à son trio riz-pâtes-haricots en perpétuelle rotation. Le manque de variété de son menu n’était à l’origine qu’une mesure temporaire en attendant d’avoir le temps d’apprendre à cuisiner, mais ça faisait déjà un an qu’elle travaillait. Toutes les journées se ressemblaient, elle arrivait toujours tard chez elle, et le peu de temps libre qui lui restait en dehors des courses, des transports et des démarches administratives était investi dans une détente relative (mais méritée) à surfer sur internet. Et on était déjà un an plus tard. Ça avait filé comme des paillettes bon marché entre ses doigts.

« Time stood still, the way it did before, it's like I'm sleepwalking1 », braillait Oli Sykes dans son casque, comme pour se foutre de sa gueule. Elle éteignit le baladeur, le posa sur sa table de chevet, roula pour se remettre à plat ventre sur le lit, et alluma son ordinateur portable.

Elle déroula son mur d’actualités sur Facebook. Tiens, un de ses anciens camarades de fac avait trouvé un boulot dans un magasin de vêtements. Ça avait quelque chose de rassurant, par contraste – d’accord, elle avait démarré à peine au-dessus du smic et elle avait tout juste les moyens de se payer un studio miteux en banlieue, mais au moins, elle avait trouvé un emploi dans le secteur où elle avait fait ses études. Bon, à choisir, elle aurait préféré quelque chose de plus reluisant que technicienne de laboratoire industriel – elle avait fait des études de chimie pour créer un meilleur avenir, pas pour passer ses journées à vérifier que des produits minables répondaient aux normes de sécurité actuelles - mais c’était la première marche de l’escalier, pas vrai ? Elle allait forcément trouver mieux, ou au moins monter en grade rapidement.

Un peu plus bas, il y avait une série de photos de vacances de ses parents chez ses grand-parents maternels, dans les Alpes. Elle n’avait pas pu venir car on lui avait interdit de poser des congés sa première année de travail. La troisième photo montrait son père debout dans la neige, avec des branches mortes sur sa tête pour faire des bois de cerf. Ils avaient l'air de bien s'amuser. Elle ajouta un like et leur donna des nouvelles en commentaire.

L'autre jour, elle avait regardé combien coûtait l'appartement de banlieue où elle avait passé le tiers de son enfance avec sa famille, une fois que son grand frère avait quitté le foyer parental. L'appartement n'était pas très grand, seulement un trois pièces, et il n'était pas particulièrement bien placé - mais même en imaginant que sa progression de carrière soit fulgurante, même dans dix ans, elle n'aurait jamais les moyens de se le payer. Elle avait fait autant d'études que son père, mais ce qui permettait de vivre décemment à l'époque de ses parents était actuellement proche de la précarité sociale.

Elle vit passer plusieurs nouveaux posts d'un groupe que Leïla avait créé pour servir d'antenne Facebook au principal forum des Buds, mais elle scrolla rapidement, car elle comptait lire les nouveautés directement sur le site plus tard dans la soirée. Son scrolling l'entraîna sur une publication de Cyril, qui consistait en la photo d'une pile de pancakes un peu brûlés avec un smiley qui levait les yeux au ciel d'un air résigné. Elle s'y attarda un moment, mais n'arrivait pas à comprendre le sens du message. Au moment où elle s'apprêtait à mettre un point d'interrogation en commentaire, Cyril ajouta « et en plus son portable est hors réseau » juste en dessous. Elle composa son numéro, cala le téléphone entre sa joue et son épaule, et se leva pour commencer à se faire à manger pendant l'appel.

Il décrocha à la seconde sonnerie. « Bienvenue sur la ligne d'assistance aux dépressifs », dit-il en se pinçant le nez, « si vous en êtes un, raccrochez, on s'en fout complètem- »

« Hé Cyril, c'est quoi ton truc avec les pancakes, là ? » dit-elle en ouvrant un placard.

Il soupira dans le micro. « C'est rien. C'est Astro qui me prend la tête. Rien de nouveau. »

Sa main hésita au-dessus des sachets de soupe avant de partir en diagonale vers le paquet de riz. « Il a encore disparu en pleine nuit ? »

« Non seulement ça, mais au lieu de me dire où il allait, il m’a laissé une pile de pancakes avec un mot qui dit juste « désolé d'être un copain aussi nul, je t'ai fait des pancakes ». Le mec a le temps de faire des pancakes mais pas de me dire où il va, putain ! » Il essayait de prendre un ton ironique et distancé, mais on percevait une réelle inquiétude dans sa voix.

Ce concert d’il y a deux ans avait accidentellement formé un quatuor d’amis assez étranges, et aux interactions tout aussi chaotiques que leurs caractères respectifs. Ça faisait presque un an qu’Astro et Cyril étaient ensemble, mais leur relation semblait être faite de hauts et de bas assez spectaculaires. Cyril avait du mal à trouver un emploi stable après la fac, et Astro avait l’habitude de disparaître sans explication pendant des jours, complètement hors réseau et injoignable. Il restait toujours très évasif sur ce qu’il faisait pendant ces absences, disant tantôt que c’était « pour son travail », tantôt pour voir de mystérieux « amis ». Plus d’une fois, Cyril l’avait accusé d’avoir une double vie ou de le tromper, et il se mettait dans tous ses états.

Elle dosa du riz dans un verre. « J'espère que tu t'es pas fait du mal à cause de lui, parce que si c'est ça, je vais le tuer. »

Un bref silence. « Non. Non. J'ai… voulu, mais j'ai fait ma technique des feutres jusqu'à ce que ça passe. »

Il faisait déjà ça au lycée. Elle eut un pincement au cœur. Comment les années avaient-elles pu filer aussi vite ?

« J’sais pas quoi te dire, » admit-elle en versant le riz dans la casserole. « Il a toujours fini par revenir, pas de raison que ça change cette fois. Il aime bien avoir son espèce de jardin secret. »

Elle entendait Cyril respirer dans son micro, mais la réponse mit un moment à venir. « J’aimerais bien qu’il m’y invite, des fois, tu vois, » soupira-t-il enfin.

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Les messages récents de l’Étang de Minuit défilaient sur l’écran d’ordinateur d’Ada pendant qu’elle soufflait sur un morceau de poisson pané un peu brûlé. « The Midnight Pond », c’était le plus gros forum international des Buds, le surnom de la communauté des fans de Midnight Blossom. Le nom était une idée des anglais, un jeu de mot entre « bourgeons » et « potes », et avait été repris par tout le monde depuis. Ils étaient peu nombreux, mais se rattrapaient par leur enthousiasme : analyses des chansons et de leurs références, critiques, fanart, compositions perso, soutien moral, tout y passait. Il y avait même un sujet où certains s'échangeaient des photos de tatouages plus ou moins en rapport avec le groupe et se complimentaient mutuellement.

Dans la section des nouvelles récentes, un sujet avait accumulé une centaine de réponses depuis la veille : un scan d'un article d'un journal anglais. Il s'agissait d'une mise en garde contre les "dérives sectaires" des communautés en ligne, et les Buds y figuraient dès le premier paragraphe, sous prétexte d’un incident lors d’un concert à Glasgow où un fan avait apparemment sauté d’un toit. Plusieurs utilisateurs riaient, d'autres étaient furieux. Certains postaient des memes - le vieux scientifique blasé avec la phrase "Je ne veux plus vivre sur cette planète" revenait plusieurs fois.
Un ou deux membres parlaient de la récurrence de ce type d'accusation à travers l’époque contemporaine ; tous les genres musicaux un peu marginaux passaient par là depuis les années 20, et la Scène n'en était même pas à son coup d'essai - un certain "rhizom_riddler" avait reposté le vieil article du Daily Mail d'il y a six ans qui prétendait que My Chemical Romance était à la tête d'un culte du suicide dont les adeptes cherchaient à « rejoindre la Black Parade » dans l'au-delà. Ada pouffa. Elle avait réussi à effacer ça de sa mémoire, mais c'était toujours aussi drôle. Elle avait peut-être du mal avec les métaphores, mais là, il fallait en tenir une sacrée couche.

Quelque part, elle était triste de ne pas avoir vraiment connu les années fastes de l'émo. Le paysage de la musique mainstream actuelle avait énormément changé depuis les grandes heures de la scène, qui avait déjà un pied et demi dans la tombe quand Midnight Blossom avait percé vers 2009. Le grand boom de la musique de club, immédiatement suivi d’une explosion de musique indé, avait eu l’effet d’un raz de marée purificateur sur les ondes radios. L’heure était aux Daft Punk et Avicii, aux Stromae et Fun, et plus personne dans le public mainstream ne voulait avoir quoi que ce soit à voir avec tous ces gus dramatiques et grandiloquents plus ou moins maquillés qui parlaient de mort et de questions existentielles en hurlant à s'en exploser un poumon. My Chemical Romance s’était dispersé aux quatre vents, Fall Out Boy arrivait encore vaguement à tirer son épingle du jeu depuis son retour mais seulement parce que leur son avait drastiquement muté, et Panic! At the Disco continuait à perdre ses membres les uns après les autres dans ce qui ressemblerait à un hilarant compte à rebours si c’était moins tragique. Ne restaient que les groupes plus petits, qui pouvaient encore compter sur une communauté de fans fidèles - des communautés certes bien vivantes à en juger par l'affluence du Warped Tour, mais que la fin de l'ère MySpace avait culturellement forcées à se retrancher sous terre. La Scène s’était repliée sur elle-même comme un animal en hibernation, réduisant ses fonctions au minimum vital.

Dans cet univers musical presque post-apocalyptique, les communautés en ligne avaient le vent en poupe, et survivaient grâce à l’émergence de « super-fans » qui avaient une influence considérable et dont le statut s’approchait parfois de celui d’un gourou. Certains suivaient leur groupe préféré de si près qu’ils obtenaient des scoops plus rapidement que les publications officielles ; il y avait des sortes d’anti-fans très influents dont la plate-forme servait essentiellement à critiquer sauvagement les plus petits changements que le groupe apportait à son ancienne formule sonore ou esthétique, ou, au contraire, le fait qu'il n'innovait pas assez vite ; d’autres étaient simplement des producteurs de contenu qui avaient un rythme tellement soutenu ou un style si distinctif qu’ils sortaient du lot.

Leïla faisait partie de cette dernière catégorie. Elle était devenue une figure montante du versant français des Buds pour une raison très simple : elle était vraiment très douée pour se mettre en scène, et elle customisait tellement ses tenues et ses multiples piercings qu’elle attirait énormément l’attention à chaque concert où elle se rendait. Ses photos étaient des œuvres d'art à part entière.

Sur son post le plus récent, elle était perchée en équilibre au sommet d'une grille en fer forgé, comme une gargouille médiévale se tenant prête à bondir d'un toit, vêtue de cuir noir et bleu constellé de pics, avec des rubans étoilés qui sortaient de ses anneaux aux oreilles et voletaient jusqu'en dehors du cadre. Ada s'attarda une très longue minute sur l'image. Une source de lumière turquoise hors champ dessinait chaque pli du cuir, chaque pointe métallique. Leïla avait la tête tournée de profil, toutes dents dehors comme un carnivore qui aurait flairé une proie de qualité et s'impatiente à l'idée d'y planter ses crocs - une mèche teinte rayée cachait son œil et renforçait cette aura monstrueuse. Le fait de la connaître dans la vraie vie et d'avoir déjà bu une bière avec elle un jour où elle portait un vieux t-shirt troué ne changeait rien à son caractère hypnotisant. Même la façon dont elle se tenait sur la grille semblait improbable. Elle aurait été presque crédible en alien dotée de pouvoirs anormaux, capable de voler, ou de télépa -





Ada sursauta et un peu de riz tomba sur le clavier. Elle avait laissé le son assez fort et le bruit du message Skype lui avait fait l'effet d'une claque.



Salut Leïla


Je pensais à toi justement


Je sais (●'◡'●)

Ada pouffa. Toujours en train de flirter même si elle lui avait dit des dizaines de fois qu'elle n'était pas intéressée, hein ?



Au festival de Leeds en août yaura du beau monde



genre Sleeping With Sirens, Paramore et Gerard Way



en plus de Midnight Blossom quoi


Et bien sûr mon incroyable présence (✷‿✷)



C'est où Leeds déjà?


Angleterre bouffonne


Je pourrai probablement pas me libérer et j'ai pas des masses de thunes



Tu rates un truc (︶^︶)


J'ai vu ta dernière photo elle est trop belle


✪ ω ✪

Des fois, elle se demandait comment Leïla arrivait à taper ce type d'émoji aussi vite. Est-ce qu'elle avait des raccourcis sur son clavier pour ça ?



C'est qui la personne qui a fait la photo?


Quelqu'un que tu connais pas 〜( ̄▽ ̄〜)

Elle se sentait bizarrement insultée.



Quand tu feras partie des Fleurs je te dirai ( ̄y▽, ̄)╭


Le sentiment d'insulte se doubla d’une vague inquiétude.



J'ai déjà vu des gens du fandom mettre une majuscule à « fleur » mais je sais toujours pas ce que c'est




C'est un délire qu'on se tape c'est un secret (* ̄3 ̄)╭



Un genre de club?


C'est ça


Il te faut un Accès d'abord ( ̄y▽, ̄)╭


???


C'est rien t'occupe


Si tu veux on se voit mercredi prochain à Bastille et je t'en parle ? (●'◡'●)


L'inquiétude se précisait. En plus de ne pas aimer les métaphores, elle avait vraiment du mal avec les délires persos uniquement accessibles à des initiés. Et puis surtout…



J'ai une formation labo mercredi prochain et c'est loin



Une autre fois?


Ok ma grande


À plus (ノ◕ヮ◕)ノ*:・゚✧


Le léger malaise persista.

Pour se changer les idées, elle décida de traîner sur le sujet forum dédié aux photos de tatouages et de sauvegarder les plus beaux dans un dossier.

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« J’commence à regretter de t’avoir orientée vers quelqu’un d’autre que Pichca pour faire ce truc. »

« Arrête, Astro. Et puis c'est supposé s'arrêter de saigner d'ici quelques jours, » soupira Ada en recollant le pansement.

À force de passer son temps à contempler les tatouages d'autres personnes sur le forum, elle avait fini par craquer, et s'était fait faire un de ces fameux motifs aux couleurs mouvantes. La technique semblait s’être répandue à trois tatoueurs parisiens via du bouche-à-oreille, et aucun d’entre eux n’avait l’air complètement réglo – l’endroit où elle avait fait faire le sien se trouvait dans l’arrière-cour d’un antiquaire fermé de la rive gauche. Le tatouage avait déjà quelques jours, mais sa peau n'avait vraiment pas suivi le programme et protestait avec énergie. Plutôt qu'un truc à la mode trop spécifique qu'elle risquait de regretter d'ici plusieurs années, elle avait choisi la planète qu'ils imaginaient ensemble au lycée avec Cyril : une sphère avec un anneau d'astéroïdes aux formes bizarres et à l'atmosphère qui tourbillonnait comme un tableau de Van Gogh. Orange… rouge… violet… le cycle semblait se répéter inlassablement - enfin, du peu qu'elle en voyait quand elle changeait le pansement.

« Moi j'trouve que ça lui va bien, » décréta Cyril en grattant, peut-être par effet miroir, un sparadrap qu'il avait dans le cou et sur lequel quelqu'un avait gribouillé un cœur.

« Oui mais toi et tes goûts de merde, hein- »

Cyril poussa Astro en arrière des deux mains comme un vrai gamin et il manqua de s'étaler sur un des poufs de leur salon. Un de ses pieds partit droit devant lui sous l'effet de la surprise et leur pile de défausse de cartes Uno s'éparpilla dans tous les sens sur le lino. Ce qui n'était pas plus mal, parce qu'Ada était en train de perdre et elle n'avait pas envie de boire un shot de plus. Mais elle était contente que ça aille mieux entre eux.

« Faut vraiment qu’on trouve un moyen de se voir plus souvent, » dit-elle en ramassant les cartes. « Ça faisait quoi, cinq mois ? »

« Sept, » corrigea Astro en jetant un coussin à la tête de Cyril.

« La prochaine fois, c’est vous qui venez à l’appart. On se commandera des sushis et tout. »

« À trois dans ton studio ? On est déjà à l’étroit ici ! » protesta Cyril en s’asseyant sur le coussin en guise de cesser-le-feu. Elle ne remarquait que maintenant qu'il portait un t-shirt trop grand pour lui – violet avec un serpent qui disait « féminissssssste » sur le devant. Astro avait dû lui passer un des siens en attendant une lessive. Celui qu'il portait ce soir avait une sorte d'enchanteur qui buvait une canette labellisée « larmes de mes ennemis » en lisant un livre. Elle était à peu près sûre que les étoiles du chapeau pointu scintillaient légèrement.

« Ou alors on se refait un concert tous ensemble ? Y en a des chouettes à Paris en juin, genre Front Line Assembly le 18. »

Cyril et Astro se regardèrent. Il y eut un court échange muet à base de légers mouvements de tête. Ada eut soudain l’impression d’être la seule personne non-télépathe de la pièce. « On aura peut-être quelque chose de prévu, » dit finalement Astro.

« Oh. C’est quoi ? »

Cyril avait l’air de mourir d’envie de le lui dire, et de se faire violence pour maintenir sa bouche fermée.

« J’suis désolé, y a pas de moyen poli de t’annoncer ça : on peut pas te le dire. On a pas encore le droit, » dit Astro, avec un air tout aussi mortifié.

Le sentiment d’insulte revint, plus fort encore que quand Leïla lui avait refusé des explications il y a des semaines. Elle avait envie de casser son verre et d’éventrer le pouf avec. À la place, elle prit une petite gorgée de son shot. « Ça a à voir avec les conneries de Leïla, hein ? »

Elle fut très surprise de lire une incompréhension totale sur leurs visages. Absurdement, les étoiles du chapeau pointu de l'enchanteur s'éteignirent d'un coup sur le t-shirt d'Astro. « Non, non, rien à voir, » dit Cyril. Il sembla peser très soigneusement ses mots, une occurrence rarissime chez lui, surtout quand il était à moitié bourré. « Astro va me montrer là où il va quand… » Il jeta un bref coup d’œil dans sa direction. « …quand… quand, euh, on ne sait pas où il va. »

Toute sa colère s’évapora d’un coup. « Oh. Je pourrai venir, une autre fois ? »

Le visage d’Astro semblait toujours un peu anxieux, mais un sourire sincère s’y afficha. « J’ai déjà dû pas mal négocier pour Cyril, mais ouais, on essaiera plus tard avec toi, pas de souci. Mais nan, rien à voir avec les Fleurs. J’vais nous chercher du jus de fruit et des trucs avant qu’on finisse aussi défoncés qu'eux, d’ailleurs, » dit-il en confisquant la bouteille de Manzana et en trébuchant en direction de l’espace cuisine du deux-pièces.

Ada profita du bruit distant des placards et du réfrigérateur pour chuchoter à Cyril : « Tu peux vraiment rien me dire ? C’est rien de grave ou de dangereux au moins ? »

Il avait les yeux qui brillaient : « On va dans un endroit cool top secret. On te montrera. Ça se décrit pas avec des mots, mais- »

« JE PEUX TOUJOURS VOUS ENTENDRE ! » cria Astro entre deux bruits de sachets de chips.

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Les concours de blagues nulles avaient succédé au Uno, puis les énigmes aux blagues nulles, et ils en étaient à parler de tout et n’importe quoi à trois heures du matin en rangeant tout le bordel qu’ils avaient mis dans l’appartement, afin d’avoir la place de déplier le canapé clic-clac pour Ada. Heureusement que c’était dimanche le lendemain. Ou plutôt, qu’on était déjà dimanche.

Il y avait d’abord eu un débat sur le cumul des cartes +2 au Uno et ce que les règles en disaient, puis Ada leur avait parlé d’un incident stupide à son labo au sujet des gens qui ne respectaient pas les consignes ; ils avaient brièvement dérivé sur de l’humour morbide avant de causer de la séparation de My Chemical Romance (les avis étaient unanimement tristes), puis de Sempiternal de Bring Me The Horizon (les avis étaient plus divisés), et enfin du dernier Midnight Blossom, Extinction Event. Le son du groupe avait continué à évoluer et avait gagné quelques sonorités plus pop, ce qui déplaisait à certains fans, dont Ada. D’autres, comme Astro, vantaient le talent d’écriture des Fox en constante amélioration – il s’agissait d’un concept-album sur la place de la mort dans l’évolution des espèces et d’une forme de transcendance atteinte par toutes celles qui disparaissaient. La chanson préférée d’Ada était le second single Ghost Lineage, Cyril défendait la mélodie incroyable de And Another Eon, et Astro adorait les paroles de Lazarus Taxa. Ils étaient tous les trois très fans du concept de Falling Forward, qui comparait la bipédie humaine, techniquement une chute en avant perpétuelle, aux anges déchus tombant en enfer.

De fil en aiguille, la conversation finit par en revenir aux Buds, puis aux Fleurs. Ada fut soulagée de constater qu’elle n’était pas la seule à s’inquiéter au sujet de Leïla et de sa clique. Elle avait fini par apprendre par des rumeurs de l'Étang de Minuit que les Fleurs étaient un sous-groupe de fans hardcore à fond dans un délire de sur-interprétation des chansons du groupe, où ils avaient cru déchiffrer des codes du sens de la vie ou des messages stellaires ou quoi. Apparemment, on ne pouvait faire partie des Fleurs que si on se faisait faire le même piercing bizarre que Leïla – ils avaient un forum spécifique à l’accès verrouillé à moins de montrer une photo dudit piercing, qu’ils surnommaient justement un « Accès », et…

« …Et c’est vraiment, vraiment louche, ces trucs, » dit Astro en finissant d’emballer le sac poubelle. « J’veux dire, j’adore les trucs bizarres- » Cyril renifla. « - Non, mais… j'parle pas de toi- j’veux dire… oh et puis merde, tu sais très bien c’que j’ai voulu dire. Bref. Ces trucs-là, c’est archi instable. »

« J’avais voulu m’en faire faire un, » ajouta Cyril tout en aidant Ada à mettre la couette réservée aux invités dans une housse, « mais c’était trop cher pour moi à l’époque, et du coup, c’est pas plus mal. »

Ada coinça la housse sous son pied gauche et tira. « Des trucs en tombaient des fois quand on allait boire un verre avec Leïla. Des espèces de paillettes. J’en ai récupéré une fois pour voir, et au microscope, ça ressemble à des bouts de mica. »

« C’est du sable, » déclara Astro d'un ton catégorique.

Elle s’arrêta net. « Comment ça pourrait être du sable ? »

« Écoute. Des choses passent à travers ces piercings. J’ai déjà vu des gens passer leur doigt dans un de ces trucs pour déconner, et ça traverse pas entièrement, ok ? Genre, le doigt disparaît avant de ressortir de l'autre côté. Des fois, t’entends des bruits dedans si t’écoute attentivement, comme de la musique ou du vent qui souffle. Un mec d’Issy s’en est fait faire un dans le nez et il paraît que de l’eau a coulé à travers pendant qu’il dormait et qu’il a failli se noyer. »

« Des conneries. »

« Traite-moi de dingue si tu veux, j’en ai rien à foutre. C’est pas des trous normaux, ok ? Il y a autre chose de l'autre côté. Et personne sait vraiment où ils mènent. »

Il y eut un moment de flottement pendant qu’ils finissaient d’installer le clic-clac. Ada passait en revue toutes les fois où elle s’était interrogée sur la source de la lumière qui filtrait au travers des lobes de Leïla, et elle n’avait jamais trouvé d’explication satisfaisante.

« Peut-être que c’est inoffensif, » conclut Astro, « mais perso, tant qu’on sait pas exactement où ça va, j’préfère m’en tenir à une distance raisonnable et pas, genre, m’en coller un sur la gueule, tu vois ? »

« Ouais, » admit-elle. « Ceci dit, de l’eau, de la lumière et du sable, ça va encore, non ? »

« Ouais. Enfin. Tant que personne se fait faire un piercing par lequel un truc vraiment méchant puisse passer. Genre une bestiole, ou une arme. »

« Imagine, t’es là à parler avec ton pote sur le canapé, et une main avec un flingue sort de son oreille et te braque, » dit Cyril d’un ton tellement désinvolte en allant vers la chambre qu’Ada faillit s’étrangler en essayant d’éviter de réveiller les voisins en rigolant.

« Déconnez pas, » dit Astro, « un de mes potes vit à Bordeaux et apparemment ils ont des chiottes où il y a un gloryhole qui donne sur une autre dimension. Genre roulette russe en beaucoup plus trash. J’serais bien allé vérifier, mais il était infoutu de me dire si c’était dans une boite ou un restau ou des chiottes publiques ou quoi. »

« Ce qui est génial avec toi c’est que je sais jamais quand tu racontes des conneries ou pas, » soupira Ada en s’asseyant sur le clic-clac.

Il prit un air faussement choqué et sa voix un peu trop aiguë se fit exagérément hautaine : « Tout ce qui sort de ma bouche est la pure vérité, hérétique. »

« En parlant d’hérésie, si j’vous entends faire quoi que ce soit de chelou dans votre piaule, je vous jure, je viens plus jamais chez vous. »

« Alors pour ça, t’en fais pas : aucune chance. »

La lumière s'éteignit. Elle avait presque envie de rester debout pour passer davantage de temps avec eux avant de devoir revenir à sa routine quotidienne.

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C'était sympa ce weekend


Grave


On devrait faire ça plus souvent

J'avais invité Leïla mais elle avait autre chose de prévu avec son club là

Encore un quart d'heure avant la fin de sa pause. La centrifugeuse de la pièce d'à côté faisait un bruit épouvantable, mais si elle allait à la salle de convivialité, elle serait forcée de parler avec tous les collègues qui ne juraient que par la météo, la politique ou leurs problèmes de santé. Sans façon.



Je suis contente que tu te sois réconcilié avec Astro


Moi aussi

C'était compliqué mais ça va mieux


Pour le coup du secret là ?


Oui mais pas que

Le message suivant mettait du temps à arriver. Elle s'écrivit un post-it au sujet de la centrifugeuse à signaler aux techniciens en attendant et joua avec un porte-clef lumineux qu’on lui avait donné la veille.



Je suis pas trop sûr de ce que je suis et Astro est ace


Ace ?


Asexuel

Son pouce resta en l'air au-dessus du clavier virtuel. Les trois petits points réapparurent.



T'es pas obligée de commenter

Elle sourit.



Ma famille est pas d'accord du tout mais bon qu'est-ce que j'y peux


Bref

Au départ je voulais t'envoyer ça

https://www.reddit.com/r/Cringetopia/comments/tac5ny/french_mb_fans_are_fucking_insane//

Le lien menait à une page Reddit où quelqu'un avait linké des captures d'écran en commentant « Je sais pas ce qui se passe chez les fans français de Midnight Blossom mais putain le cringe a atteint la vélocité terminale. » Elle cliqua. Les quatre captures venaient visiblement d'un powerpoint, surchargé de motifs floraux stylisés, sur lequel quelqu'un avait dû passer pas mal de temps. Son cœur accéléra en lisant le titre.

Guide de la découverte du Véritable Soi : cinq étapes par Passiflora Major

C'était le pseudo de Leïla depuis des années sur l'Étang de Minuit.

Si vous avez reçu ce document, c'est que vous vous demandez comment cesser d'être un Bourgeon et devenir une Fleur. Il ne tient qu'à vous de vous épanouir.

Elle souffla du nez et passa à la capture d'écran suivante. Il y avait une photo de concert.

Vous êtes très probablement, comme moi et comme tous les Buds, fan de Midnight Blossom. Vous adorez leur musique, vous connaissez les chansons par cœur, vous cherchez toutes les références dans leurs paroles, et ça suffirait à nous rapprocher tous, pas vrai ? Mais au fond, vous sentez que nous sommes liés par quelque chose de plus profond, plus sombre. Si vous êtes déjà allé à un de leurs concerts, vous l'avez sûrement senti.

Ada était allée à plusieurs autres concerts par la suite, et il fallait reconnaître que ceux du groupe avaient une atmosphère un peu à part.

Je vais vous dire un secret : ce qui nous lie, c'est que beaucoup de personnes attirées par ce type de musique sont autodestructrices.

Elle marqua un temps d'arrêt. C'était une exagération, pas vrai ? Tout le fandom se moquait des gens qui faisaient ce genre de déclaration généralisatrice et caricaturale depuis des années.

La capture d'écran suivante ne comportait que du texte sur fond noir.

Oh, peut-être que vous vous dites que ce n'est pas votre cas. Vous n'avez jamais essayé de vous ouvrir les veines ou de vous jeter d'un pont, donc ça ne vous concerne pas, pas vrai ? Et pourtant, subtilement, sans vous en apercevoir, vous vous faites du mal. Beaucoup de mal. Pour manifester la douleur psychique que vous ressentez, vous faites exprès de vous affamer physiquement. Vous faites des choses imprudentes juste pour vous mettre en danger, car si un accident arrivait, ça ne serait pas entièrement de votre faute. Vous sabotez vos relations amoureuses encore et encore parce que vous pensez que vous ne méritez pas d'être aimé. Vous évitez toute occasion de vous confronter à vos problèmes et de trouver votre place dans la société parce que vous vous punissez passivement. Vous évacuez votre besoin maladif de souffrir en le reportant sur des sources extérieures, que vous détruisez au lieu de vous détruire vous.

Cette fois, elle s'arrêta tout à fait. Une sensation fantôme irradia dans son bras droit comme une traînée acide, et elle sentit le choc d'une chaise en aluminium contre un mur vernissé.

Non, elle faisait des trucs comme ça parce qu'elle était en colère, pas parce qu'elle voulait se faire du mal. Elle n'était pas comme -

Comme quoi ? Comme qui ? Comme tout le reste de ses amis plus ou moins ravagés ?

La capture suivante avait de nouveau des motifs floraux colorés.

En vérité, vous savez, au fond de vous, que ça n'est pas la bonne méthode pour avancer. Que tout ça ne fait que vous détruire au lieu de vous construire. Mais les Fleurs sont là pour vous aider à trouver une autre voie. Grâce à nous, vous allez apprendre à convertir toute cette énergie négative en énergie positive, et découvrir le véritable Vous, celui qui fera de vous un meilleur être humain.

La meilleure version possible de Vous-Même.

Les captures d'écran s'arrêtaient là.

Le commentaire le mieux noté disait « À l’aide. Et la suite ? ». Le posteur original avait répondu « A chaque fois que j'essaie de mettre le reste, les images sont corrompues. »

Ada avait l'impression d'être en équilibre au bord d'un précipice.

Il fallait vraiment que Leïla consulte un psy.

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Le bar ne servait que de la bière et deux types de jus de fruit, parce qu'évidemment qu'il ne servait que ça dans une salle aussi petite. La commande d'Ada arriva dans un gobelet en plastique coloré, et n'était pas hors de prix, mais vraiment pas loin.

En fin de compte, aucun de ses autres contacts n’avait réussi à se libérer pour venir voir Front Line Assembly le 18 juin non plus. Aller à un concert en solo, ça perdait énormément de son charme, et surtout, on n’avait personne à qui parler en attendant que ça démarre. C’était si facile d’organiser des sorties entre amis, avant. Où était passée son adolescence ? Est-ce qu’elle avait gâché sa jeunesse ? Bizarrement, un vieux cours de français sur Rimbaud lui revint en mémoire, et lui récita intérieurement « Par délicatesse, j’ai perdu ma vie ».

Elle secoua la tête. Pas question de broyer du noir. Elle allait bien, et elle décida d’observer le microcosme qui évoluait autour d’elle pour tromper la solitude.

Elle se demanda ce qu’un groupe aussi vieux que Front Line Assembly devait penser de son public actuel. Les concerts d’électro-industriel de ces derniers temps attiraient à peu près le même type de faune que ceux des groupes auparavant prisés par la défunte Scène – une horde de gens en jean et t-shirt à logo, des jeunes très maquillés, des punks de mouvances variées, quelques goths, une ou deux rangées de fans hardcore – mais son regard s’attarda tout particulièrement sur deux allumés en faux uniforme vaguement nazillon qui discutaient près de l’entrée. Les genres musicaux aux sonorités brutales et déshumanisées comme celles de l’industriel avaient une curieuse tendance à séduire les fachos même quand les groupes eux-mêmes s’affichaient comme férocement de gauche. Elle se fit un post-it mental pour se rappeler de rester aussi loin que possible de l’endroit d’où ces types-là assisteraient au concert.

Elle se retourna vers le barman, qui était, lui, occupé à surveiller deux autres types en train de camper devant les toilettes. Il était roux, maigre, portait des piercings et du vernis bleu fluo, et ses bras étaient couverts de tatouages. Elle avait à peine commencé à étudier ce qu'ils représentaient quand il se rendit compte qu'on l'observait et tourna la tête dans sa direction. Pour la première fois, le côté droit de son visage était en pleine lumière, et elle sursauta sans pouvoir s'en empêcher ; il avait une cicatrice gigantesque qui s'étalait du front à l'arrière de l'oreille, couverte de reliefs et de cratères comme la surface de la Lune, à tel point que par endroit, ses cheveux ne poussaient même plus. Elle détourna le regard et marmonna une excuse.

Le barman sourit. Il lui manquait une dent, qu'il avait remplacée par une sorte de prothèse lumineuse du même bleu fluo que ses piercings. Sa voix était un peu éraillée. « Vous en faites pas, j'ai l'habitude qu'on me regarde bizarrement. Ça impressionne, on y peut rien, je vous en veux pas. »

« Encore désolée. »

« Ya pas de mal, je vous dis. »

« Si c'est pas trop impoli, ça vous est arrivé comment ? Euh, vous êtes pas obligé de répondre. »

Une expression indéfinissable passa sur le visage du barman. De façon incongrue, il jeta un coup d’œil nerveux vers la sortie. « J'ai dit la vérité qu'à deux personnes jusqu'ici, et je pense qu'aucune m'a cru. Si ça vous fait rien, je vais continuer à cultiver le mystère. »

« C'est pas trop bruyant comme lieu de travail ? »

Un gars avec des cheveux gluants de laque sortit des toilettes en rattachant sa ceinture, et les deux autres qui campaient là l'accompagnèrent jusqu'à l'endroit où le groupe vendait ses t-shirts. Le barman sembla soulagé et, faute d'autre client ou type louche à surveiller, reporta son attention sur Ada. « Plus c'est bruyant, mieux c'est, » dit-il en réarrangeant une pile de gobelets.

« Sérieusement ? »

« Sérieusement. Sans ça, je me sens super vide. Vous savez, cette sensation quand les basses vibrent tellement grave qu'on les sent jusque derrière les côtes ? C'est là que je me sens vraiment vivant. »

Il sourit à nouveau de toutes ses dents, la prothèse fluo servant de point final à sa phrase. Drôle de type, se dit-elle en le saluant et en allant vers la scène en sirotant sa bière.

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Le concert se termina plus tard que prévu à cause de deux rappels. C'était toujours une surprise de découvrir en live un groupe qu'on connaissait assez mal, et de se rendre compte qu'on l'aimait davantage qu'on le croyait. Ada s'attarda un peu plus que de raison du côté du stand de merchandising juste avant qu'il ne soit remballé, pour trouver sur quel album était Ghosts, une chanson qu'elle avait beaucoup appréciée. Il fallut qu'on l'invite gentiment à quitter la salle pour que les employés puissent fermer et tout ranger, et elle paya à toute vitesse.

Une fois dehors, après avoir fait une cinquantaine de mètres et une fois l'ivresse du concert légèrement retombée, elle réalisa qu'elle avait oublié sa carte bleue dans la machine et fit demi-tour en courant, mais l'entrée principale était à présent close. Son cœur remonta dans sa gorge sous l'effet de la panique et elle obliqua vers l'entrée des artistes du côté des poubelles, espérant pouvoir trouver un employé compréhensif avant qu'elle ne soit obligée de faire opposition sur sa carte. Heureusement, il y avait encore des gens de ce côté. Elle tambourina à la porte tout en sortant son portable pour éventuellement contacter sa banque si sa tentative échouait.

« Fais voir ça ? » dit une voix à sa gauche. Son niveau de stress grimpa encore d'un cran et elle fourra le portable dans la poche de son jean par réflexe.

Elle se retourna et constata plusieurs choses au travers du brouillard de la panique : d'abord, que « les gens de ce côté » étaient les trois gars que le barman avait surveillés dans la salle près des toilettes, ainsi qu'un tout petit type ; ensuite, qu'un des trois, avec une grosse tache de naissance sur son crâne chauve, tenait le Tout Petit Type par le col et lui faisait les poches ; enfin, que le gars aux oreilles percées qui venait de lui parler tenait un canif. « J'ai dit : fais voir ton portable, » dit ce dernier. Une bizarre fumée violette suintait à travers son piercing gauche avec un bruit indéfinissable.

Le cerveau d’Ada décida de se remettre à travailler et choisit la fuite, poussant le type et détalant dans la ruelle. Piercing Louche la rattrapa et la tira en arrière par la manche de sa veste.

Où était passée sa colère ? Pourquoi est-ce qu'elle n'arrivait pas à se défendre ? Qu'est-ce qu'elle était supposée faire ? La brume de la panique se transformait en brouillard opaque et obscurcissait tous ses instruments de mesure rationnels. Elle essaya de forcer ses neurones à se reconnecter pour tenter de faire lâcher prise au type – ce qui était rendu un peu plus compliqué par le fait que sa voix intérieure, d'habitude relativement intelligente, ne faisait plus que lui hurler « JE TAPE SUR QUI ? JE FAIS QUOI ? CONTRE QUI, LA RAGE ? »

Elle ne s'était jamais sentie aussi abandonnée de toute sa vie. Quelle connerie de sortir sans ses potes. Elle n'aurait même pas dû être là.

La voix un peu éraillée mais surtout très lasse du barman se fit entendre quelque part vers la porte de sortie de la salle, qui venait de claquer sans qu'elle s'en rende compte. « Pas cool, les gars. Vraiment pas cool. Allez jouer ailleurs, s'il vous plaît. »

Laque À Cheveux leva les yeux au ciel. « Sinon quoi, Bluetooth ? T'appelle les flics ? » Il y eut quelques ricanements. La voix intérieure d'Ada lui hurlait à présent « oui putain, oui, exactement, appelle les flics, pitié » mais à sa grande stupeur, l'argument fit mouche, car le barman semblait réellement gêné. Pourquoi est-ce qu'il hésitait ? Est-ce qu'il avait eu une mauvaise expérience avec la police ?

Enhardi par son manque de réaction, Tache De Naissance secoua un peu le Tout Petit Type, comme pour mieux démontrer l'absence de conséquences que tout ça aurait pour eux trois, en gueulant « OUAIS, C'EST ÇA, ALLEZ, DÉGAGE, BLUETOOTH ! »

« RETOURNE ASTIQUER TON PUTAIN DE COMPTOIR, PÉDALE ! » renchérit Piercing Louche. Il n'avait toujours pas lâché la veste d'Ada. Elle commençait à évaluer ses options restantes et son cerveau tournait désormais à toute vitesse – le coup de pied dans les couilles, trop risqué si elle se foirait ; les doigts dans les yeux, si le gars en perdait un, c'était elle qui se prendrait un procès ; marchander son portable, hors de question, elle en avait besoin pour son travail ; enlever sa veste à toute vitesse et courir en la lui abandonnant, ça sonnait comme le meilleur plan – bon sang, pourquoi est-ce que ses bouffées de colère destructrices ne venaient jamais dans ce type de moment ?

Elle en était là de sa stratégie quand le barman, sans rien dire, attrapa la benne à ordure en plastique qui était à côté de la sortie, et la souleva aussi aisément que s'il s'agissait d'une chaise de jardin.

Il y eut un instant de flottement, pendant lequel il commença à se rapprocher, toujours en portant la benne à bout de bras. Comme s'ils se réveillaient d'un cauchemar, les trois abrutis s'enfuirent d'un seul coup sans demander leur reste en direction du boulevard. Le Tout Petit Type, clairement secoué, se carapata quant à lui à toute vitesse par une ruelle adjacente.

Le barman reposa tranquillement la benne à sa place. Ada venait juste de remarquer que celle-ci était pleine. En dépit du fait qu'il venait de lui sauver la mise, ce type commençait à lui faire peur.

Il regarda ses mains comme si elles ne lui appartenaient pas et les fourra dans ses poches un peu trop vite pour que ce soit naturel. Un bruit de déchirure se fit entendre.

« Merde merde MERDE j'en ai MARRE de ces CONNERIES DE- » commença-t-il avant que sa voix s'étrangle dans les aigus. Il se laissa tomber assis par terre à côté de la poubelle et, au grand désarroi d'Ada qui ne savait toujours pas comment réagir à tout ce qui venait de se passer, il se mit à sangloter. À y regarder de plus près, il avait l'air à peine plus âgé qu’elle, plutôt fragile, inoffensif, et… elle ne parvenait pas à comprendre comment son cerveau percevait ça, mais quelque chose devait faire buguer sa chimie mentale, car il avait l'air d'être un peu trop présent. Toute sa méfiance la quitta d'un coup, et elle s'approcha du barman, qui commençait à hoqueter. Elle eut brièvement envie de poser les mains sur ses épaules pour tenter de le calmer, mais elle craignait de faire empirer la situation, et préféra s'asseoir à côté de lui.

« J'sais pas comment vous avez fait, mais vous leur avez foutu la trouille de leur vie. Merci, » dit-elle en rajustant sa veste. Le ressort du stress et de la peur se détendait peu à peu dans sa poitrine, et comme l'adrénaline redescendait en même temps, elle se sentait épuisée.

« Je pleure et je sais même pas pourquoi, » sanglota le barman, toujours aussi bizarrement présent dans le décor à côté d'elle. Absurdement, elle pensa aux dessins que Cyril faisait au stylo au lycée, et aux fois où la pointe traversait la page – quand l'univers avait dessiné ce type, il avait laissé une trace en relief sur l'envers du papier céleste de l'existence. Ça n'était pas un beau dessin, d'ailleurs. Sous cet angle et sans les lumières colorées de la salle de concert, le côté défiguré de son visage était encore plus effroyable, plissé de reliefs entourant des cratères de tissu cicatriciel. Peut-être que certaines personnes laissaient une empreinte sur le monde en plein, et d'autres, comme lui, en creux.

Ada prit soudain conscience qu'elle était assise par terre dans une ruelle de Paris en plein nuit, entre deux poubelles, à côté d'un parfait inconnu en larmes, qu'elle avait failli au mieux se faire dépouiller, qu'elle n'avait plus rien pour rentrer chez elle… et que le monde s'en foutait complètement. S'il lui arrivait quelque chose, ça ne ferait même pas une ligne dans un journal local, et ses parents supposeraient qu'elle était allée repartir de zéro ailleurs. Après des années passées à se prétendre punk et à s'efforcer de n'en avoir rien à foutre de quoi que ce soit, le cosmos avait décidé de lui accorder autant d'importance qu'à un vieux chewing-gum collé sur le trottoir.

Peut-être qu'elle allait aussi laisser une empreinte en creux quand le service d'entretien de l'univers passerait le trottoir au kärcher. Peut-être même qu'elle n'allait pas laisser d'empreinte du tout.

Le barman renifla et s'appuya contre le mur dégueulasse. Il s'était un peu calmé, mais ses yeux étaient rouges après les avoir frottés. « Je crois que je suis fatigué. C'est nerveux. Désolé. » Il fouilla dans sa poche trouée et, à son grand étonnement, lui tendit la carte bleue qu'elle avait oubliée à l'intérieur. « C'est à vous, je crois. Pardon. Je suis ridicule. Vous avez dû avoir plus peur que moi, en plus. Ça va ? »

Le ressort du stress se détendit tout à fait, et c'était comme si les vannes d'un barrage venaient de s'ouvrir. Elle rangea la carte, sentit les larmes monter plus vite qu'elle ne l'avait anticipé, et elles noyèrent le « oui ça va » qui s'apprêtait à sortir. « Non, ça va pas, merde. Ça va pas, » dit-elle en s'adossant au mur et en éclatant en sanglots à son tour. « Ça va pas, d'accord ? J'en ai marre de… de ces… je sais même pas de quoi j'en ai marre, ok ? »

Un néon clignota un peu plus loin. On entendait des voitures rouler sur le boulevard. Comme il ne disait plus rien et qu'elle continuait de pleurer, pour tenter de se donner une contenance, elle sortit son portable et regarda l'heure. Même en courant pour attraper un métro, elle n'aurait jamais le dernier train de banlieue. Elle envoya un texto à Cyril en reniflant, espérant qu'il voudrait bien la dépanner en voiture.

Le barman tressaillit. « Vous appelez qui ? »

« Un, euh, un ami ? » répondit-elle en essuyant ses larmes, prise de court. « Pas les flics, si c'est la vraie question. » Cette précision le rasséréna un peu. Sa curiosité la poussa à ajouter : « Pourquoi ? »

Il fixa le sol comme s'il avait pu disparaître à travers par la force de sa volonté, semblant soigneusement peser ce qu'il allait répondre. Après cinq bonnes secondes, il déclara : « Mes anciens employeurs ont des contacts à la police et je veux pas qu'ils me retrouvent. » Elle s'attendait à tout sauf à ça. Il poursuivit : « Je suis obligé d'enchaîner les petits boulots au noir et de changer d'hôtel tout le temps, et là je viens de craquer les putain de poches du seul jean mettable qu'il me restait pour bosser, d'accord ? Et comme ces trois connards sont des réguliers je vais sûrement me faire virer et – et je suis fatigué. Voilà. »

« Merde. Vous êtes sdf ? »

« Ça arrive plus facilement qu'on croirait. Enfin je suppose que dans mon cas, pas vraiment, » dit-il en tripotant un des piercings fluos dans ses oreilles. La phrase était bizarrement cryptique, mais elle décida de ne pas poser d'autre question.

Ils faisaient une belle paire de ratés. Deux crétins paumés et passablement fracassés, deux produits défectueux qui avaient tout à fait leur place entre les poubelles. Elle avait envie de rester là, dans cette ruelle, à improviser une séance de thérapie avec ce type dont la vie avait l'air dix fois plus pourrie que la sienne, et attendre que le reste du monde explose autour d'eux. Peut-être que s'ils attendaient assez longtemps, ça finirait par arriver.

Elle regarda le néon, qui clignotait toujours de façon trop aléatoire pour être programmée. Les objets cassés avaient un certain charme.

« Des fois, j'ai envie de tout lâcher, » dit le barman, à propos de rien. « Pas de mourir, hein, » ajouta-t-il en voyant qu'elle le regardait avec inquiétude. Il frotta ses bras tatoués, et elle ne remarquait que maintenant qu'il y avait des notes et des morceaux de partitions au milieu des entrelacs noirs abstraits. « Juste… de débrancher la prise. De mettre le jeu en pause. De redémarrer tout mon programme et d'attendre la fin d'une update. Vous comprenez ? »

Elle comprenait.

La porte entrouverte à l'arrière d'un club, plus loin, répandait une rivière de couleurs néon bleues, jaunes et fuchsia sur les pavés grisâtres et constellés de mégots. Au loin, vers le boulevard, on entendait les rires de quelques fêtards, entrecoupés du passage des voitures. Le néon clignotait.
Ils avaient tous les deux arrêté de pleurer. Le monde continuait de les ignorer.

« Des fois, j'ai envie de marcher, » dit Ada, elle aussi à propos de rien, en tripotant l'emplacement de son propre tatouage à travers sa manche en denim. « De prendre une direction au hasard, et de marcher, sans m'arrêter, en ligne droite. Surtout la nuit. » Il la regardait avec une expression indéfinissable, sa dent fluo tout juste visible. Elle ajouta : « Peut-être que si je marchais assez longtemps, je pourrais disparaître à l'horizon, et là, plus rien n'aurait d'importance. Vous comprenez ? »

Il comprenait.

L'indifférence du monde lui sembla peu à peu devenir de l'acceptation silencieuse. Ça faisait du bien de pleurer, en fait. Elle se sentait mieux, comme si tout le poison avait été purgé de son corps. C'était bizarrement facile d'être aussi vulnérable face à un inconnu.

Peut-être qu'il fallait remédier à ça, d'ailleurs.

« C'est quoi votre nom ? »

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