Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Seyph
Jour 10 après la chute d'Aleph
"Jérusalem ? Un bordel absolu.
Franchement faut pas y aller, on s'est barrés le plus vite possible et on a bien fait. Déjà qu'en temps normal c'est super délicat géopolitiquement, alors en pleine panique eschatologique…
En comptant les tensions sociales liées à une colonisation violente encore en cours, dans une région avec beaucoup d'enjeux économiques et politiques, en superposant deux états, trois religions et demie et une masse critique de narrativité, c'est même pas étonnant que tout le monde ait vrillé.
Quand on est arrivés dans la ville, c'était par l'autoroute au Nord, et on a tout de suite vu à quel point c'était compliqué comme situation. D'abord il y avait les corbeaux. Les corbeaux adorent l'ironie. Et les cadavres.
Il y en avait un paquet, des cadavres. On nous a dit que c'était le gouvernement, mais honnêtement avec quelques yeux manquants et ma connaissance limitée de la vie politique israélienne, je n'ai aucune idée de si c'était vrai. La plupart étaient pendus. Ils faisaient comme une haie d'honneur, accroché à des lampadaires auxquels on avait trouvé un nouvel usage. On est passés au milieu, parmi un large flot de gens jetés sur les routes. Ils pensaient peut-être trouver une protection dans la ville la plus sainte du monde. Je vous ai dit que corbeaux aiment l'ironie ? Ils riaient.
On devait arriver par là parce que c'était par là que c'était le plus facile d'atteindre le centre historique, mais on a quand même dû passer deux checkpoints où on nous a fait chier pour la mobylette et la sacoche de Mark. On a réussi à négocier pour garder les médicaments contre deux tiers de notre réserve d'essence. On avait caché le fusil d'assaut, évidemment. On a finalement passé les remparts médiévaux, et on s'est mis à se frayer un chemin à travers les rues.
Notre but était l'esplanade des mosquées. La tradition islamique y a placé le lieu du voyage nocturne de Muhammad, durant laquelle il s'est envolé pour visiter le Paradis. Et si l'histoire est importante pour les musulmans, elle l'est encore plus pour la Main du Serpent. C'est rare de voir des récits mettant en scène de façon aussi directe des Mains. Et encore plus des Mains ayant eu une influence assez forte pour avoir pu aller voir au-delà de la Bibliothèque.
Mais ce qui nous intéressait à ce moment-là, ça n'était pas le voyage nocturne en lui-même, mais un petit bout de phrase dans la sourate qui l'évoquait : "Gloire à celui qui a fait voyager de nuit son serviteur du sanctuaire sacré au sanctuaire très éloigné". La tradition avait toujours considéré le premier sanctuaire comme la Mecque, et le second avait peu à peu été assimilé à Jérusalem, à mesure que la ville gagnait en importance symbolique pour l'islam. Ça n'était pas fondamentalement incorrect. Mais pas tout à fait juste non plus… Jérusalem n'était pas ce sanctuaire, c'en était l'entrée : une Voie, un passage vers la Bibliothèque. Le plus fréquenté durant le Moyen-âge, qui avait servi à bien des reprises autant de refuge que de point de ralliement, dans des périodes troubles comme en temps de paix. Surtout pendant les croisades. D'où le minbar d'Al-Aqsa. Vous saviez qu'il avait été installé par Saladin alors qu'il n'avait même pas encore complètement chassé les croisés de la ville ? Il a fallu attendre 2014 pour… c'est une autre histoire, c'est pas intéressant.
J'en étais où ?
Ah oui, traverser la ville sainte. Plus facile à dire qu'à faire au vu de l'anarchie ambiante, mais on a plutôt bien réussi jusqu'à à peu près la moitié.
On a esquivé quelques groupes de personnes qui auraient pu nous poser problème, comme des vendeurs à la sauvette ou des flagellants en procession. Ça m'a fait rire parce que… non en fait c'était pas drôle. Laissez tomber.
Bref on a fait un petit détour pour ne pas avoir d'ennuis, et c'est là que c'est devenu tendu.
On a d'abord entendu un espèce de sifflement qui venait du ciel. Je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser la question de ce que ce bruit signifiait : Leonard nous attrappés, moi et Mark, par le col, pour nous pousser sous le porche le plus proche. Un bon réflexe, puisque moins d'une demi-seconde après une explosion sonore faisait trembler les murs et pleuvoir sur la rue une myriade de fragments de gravats et de verre. Il a marmonné une histoire de roquettes et s'est attelé à sortir une couverture de son sac et à s'en couvrir le haut du corps pour se protéger. J'ai suivi son exemple en réarrangeant le foulard qui me servait de voile, de façon à ce qu'il me couvre le visage et un peu les épaules. Mark a relevé son col et resserré les sangles de sa mallette.
On n'a pas attendu la riposte pour enfourcher le scooter et tracer dans les ruelles.
Le reste du trajet s'est fait de façon assez chaotique, alors que deux ou plusieurs factions de la ville réglaient leurs comptes à coup d'armes ballistiques de courte portée. Notre moyen de transport, à défaut d'être très vaillant, avait été doté d'un charme anticrevaison, ce qui le rendait relativement indifférent aux débris qui parsemaient les routes et trottoirs. Mais nous, on avait du mal à supporter aussi bien les échardes et autres morceaux de fenêtres acérées que le souffle des détonations transformait en nuages de poussière. Une fois arrivés au pied du mont du Temple, notre destination, on était tous les trois pas mal égratignés et Mark râlait parce qu'il allait devoir gâcher des pansements. Mais c'était bien la dernière de nos préoccupations sur le moment.
Trois nonnes en habit et gilets pare-balles nous barraient la route, juchées sur un impressionnant char d'assaut. Le flanc était endommagé, lacéré par de profondes griffures.
Le passage était interdit. On a insisté. Toujours un refus. Les explosions continuaient de fleurir à intervalles réguliers, parfois dangereusement près. L'autre abruti de médecin a failli se prendre une sainte rafale de uzi, à cause d'un lapsus. Après il a laissé parler Leonard, nettement meilleur en anglais. L'informaticien a orienté la conversation sur une discussion amicale, au lieu de s'entêter à vouloir l'autorisation de passage, et on est resté une bonne heure à regarder anxieusement les roquettes pleuvoir. On a assez vite appris que le mont du Temple et les rues directement accolées au nord étaient sous le coup d'une trêve, et qu'on était relativement en sécurité. Ça a aidé à détendre l'atmosphère, et on a improvisé un pique-nique, à l'ombre du tank. Les sœurs avaient l'air heureuses de trouver de la compagnie : elles nous ont vite confié faire partie de l'alliance occulte des religions du Livre, l'Initiative Horizon. En particulier de la branche armée, le projet Malleus. L'exécutif de l'Initiative avait visiblement beaucoup de soucis, et j'ai compris à force de questions qu'il y avait eu une scission. Ou un schisme ?
Entre les élites et les combattants, la première faille a été organisationnelle : ils avaient catégoriquement refusé d'enclancher leurs plans de dernier recours, paralysant complètement toute action concrète. La seconde faille était théologique. Elle était à l'origine du blocage des procédures, mais ne fut découverte qu'après. Paradoxalement, les plus hautes autorités des religions du Livre n'ont pas cru à la fin du monde.
Quoi ? L'évidence ? Le problème c'est justement qu'ils ne veulent pas voir l'évidence. Ça ne se passe pas comme prévu, donc c'est pas vraiment l'Armageddon, l'Apocalypse ou l'Heure. L'idée, c'est que ce qui se passe actuellement ne fait pas assez sens selon leurs croyances, et comme Dieu ne se trompe pas (spoiler : Dieu, comme tout autre clampin avec trop de pouvoir, a fait des conneries monumentales), ces anomalies ne peuvent pas être. Ça ne sert à rien de se battre contre des illusions, on ne fait que perdre des ressources. Donc ils ont arrêté les frais et abandonné le projet Malleus. C'est une question de foi, au final. La foi que quelque chose n'existe pas comme façon de combattre ladite chose (qu'on craint quand même). Oui, l'Initiative Horizon a repris la ligne idéologique du terrorisme athée… Cons comme leurs pieds.
Bref, à force de se faire rétamer sans soutien logistique, le Marteau s'est mis à frapper de lui-même. À saisir le contrôle de points névralgiques. À sortir les griffes, sans remords, contre les clergés du monothéisme. C'était une petite force avec de grosses limitations matérielles, mais, bien entraînée et expérimentée, redoutable en milieu anormal, elle a réussi à se faire une place dans la politique instable de la ville. Pour "défendre ce qui est important", du moins. La colline et ses bâtiments étaient crucialement importants. Le Saint Sépulcre aussi, mais il faisait encore l'objet de violents combats, à tel point que les sœurs se demandaient si il y aurait grand-chose à protéger, une fois sa conquête achevée.
Après encore une petite heure de discussion, d'âpres négociations et un serment coercitif en latin pour promettre de ne SURTOUT PAS toucher le Mur des Lamentations, peu importe ce qu'on y verrait ou pas, on a obtenu l'autorisation de continuer.
Il a fallu chapahuter un peu pour éviter de tomber dans les failles de la grande route plane, encore empruntée par les touristes quelques jours plus tôt. Le dôme du Rocher était une centaine de mètres plus loin, encore vaillant. Le portique le plus proche était tombé, mais la coupole restait intacte. J'ai aidé Leonard à grimper sur les débris de l'entrée, et il a tendu la main à Mark qui a franchi l'arcade en dernier. À l'intérieur, il faisait sombre, et la poussière en suspension dans l'air donnait une lueur irréelle, qui semblait couler des fenêtres hautes comme d'un bassin presque tari. Le sol brillait certains endroits, parsemé de quelques tesselles de mosaïque dorée détachées du mur. Au milieu, imperturbable, se dressait le rocher. On y est monté en passant en dessous de la barrière en acier brossé. Et on s'est trouvés bien embêtés parce qu'on n'avait aucune idée de comment activer la Voie. Il faut dire que ce passage n'avait pas été beaucoup utilisé, le siècle dernier. Trop politiquement délicat. Trop touristique.
On a galéré un bon quart d'heure, mais finalement la méthode était plutôt simple. Il suffisait d'être préparé et de mettre les pieds au bon endroit. L'intérieur était d'un noir d'encre, et d'un silence de mort, seulement déchiré par de longs roulements sourds qui faisaient vibrer jusqu'au plus profond des tripes.
Mark a grimacé, avant de murmurer, l'air effaré : "Ça vient de l'extérieur. C'est des échos…"
Un frisson d'appréhension est passé d'une épaule à l'autre, et on s'est mis à chercher fébrilement tout ce qui pourrait nous être utile, en oubliant immédiatement l'idée d'utiliser le lieu comme point de ralliement. L'extérieur d'un lieu déjà extra-dimensionnel, c'est pas quelque chose qu'on peut imaginer, et encore moins quelque chose qu'on veut expérimenter. Et plus l'exploration précipitée de la section avançait, à la seule lumière d'une lampe à dynamo, plus la Bibliothèque à cet endroit paraissait fragile, prête à partir en lambeaux. Elle sentait la fumée froide.
À un moment cependant, un crépitement a retenti faiblement, accompagné d'une lueur bleutée. On s'est retournés et, en face de nous, il y avait quelque chose. Un petit noeud de données, qui pulsait et s'enroulait, à hauteur d'oeil. C'était une étincelle d'omniscience. Certains diraient une prophétie, mais j'aurais plutôt tendance à appeler ça des emmerdes. Les prophéties, c'est bien foireux comme concept.
La lumière a changé de forme, pour tracer quelque chose dans l'air. Des formes se sont étendues, puis des lettres. Une suite de toits coniques, des arches surmontées d'arcs brisés.
"Sainte-Etchmiadzin"
"Chercher. Telle est la place d'une Main…"
Ste Etchmiadzin, c'est là où il y a la lance de Longinus, je crois. Après réflexion c'est sûrement ça qu'on nous demande de trouver. La fin du monde c'est le moment parfait pour devoir aller chercher des reliques à la con, hein ?
Mais sur le coup, on a juste… mis ça sur un post-it et on s'est barrés. Pas le loisir de faire des théories et de suranalyser une phrase et demie pendant des heures, alors que tout semblait sur le point de se casser la gueule. Le sol s'inclinait doucement depuis qu'on était rentrés, et les échos se faisaient plus menaçants à chaque seconde qui passait.
Une étagère s'est effondrée dans un roulement sinistre, et la dernière chose que j'ai vu du fragment de conscience de la Bibliothèque, à travers un nuage âcre de poussière millénaire, c'est que les écritures avaient changé.
Le simple mot "Metsamor" se délitait à présent dans le noir. Tous mes poils se sont dressés et j'ai décampé.
Je suis sûre que celui-là, il était spécialement pour moi.
Oh ! Ils reviennent, je crois qu'il est temps de se séparer. Peut-être qu'on aura l'occasion de se recroiser, c'était sympa !"
"Camille ? À qui tu parlais ?"
J'ai haussé les épaules. Le soleil rouge scintillait sur la plaine vide.
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