Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Dmark
Jour 1 après la chute d'Aleph
Rares sont ceux qui se souviennent du moment où le sommeil les frappe. Pour ma part, j'ai tout autant de mal à me souvenir de mes réveils. Encore allongé, je sentais mes vêtements collants sur ma peau et la faible brise qui passait à travers les rideaux. Je me rappelais d'avoir rêvé, je me rappelais aussi d'avoir essayé de conserver le souvenir de ce rêve avant qu'il ne se dissolve, ne laissant entre les mailles de ma mémoire que cette ultime image d'un fleuve bleu…
Je passai ma main devant mon visage. Au travers de mes cils encore collés, mes cinq doigts ressemblaient à cinq sombres asticots rongeant la face d'un cadavre. Pas normal.
5 heures du matin, le soleil ne s'était pas encore levé.
Malgré la nuit passée à dormir, j'étais toujours aussi épuisé que la veille. Mon talon me faisait horriblement mal. J'avais probablement marché sur un tesson de verre, quelque part. Dans la confusion d'hier, je l'avais à peine remarqué. La semelle de ma chaussure était trouée d'une large fente, et la chair profondément entaillée. Le sang que je n'avais pas pensé à essuyer avait séché sous la plante de mon pied et une croûte s'était formée dans ma chaussette. J'avais nettoyé à coup de doigt mouillé à la salive avant de m'écrouler pour dormir. C'était immonde, mais ça avait suffi sur le moment. Maintenant il fallait désinfecter et panser ça proprement.
Vers 6 heures, il commençait à faire plutôt jour. Je m'extirpai doucement de la pièce, espérant que le son de mes pieds se décollant du sol ne réveille pas les autres. En sortant de la chambre et après avoir traversé le couloir, je me retrouvai sans veste à l'extérieur. Il faisait plus froid que je ne l'imaginais dans le désert syrien. La maison qui nous accueillait était une simple bâtisse en pierre. Il n'y avait pas l'air d'avoir d'autres bâtiments dans le voisinage proche. Un enclos se dressait à une dizaine de mètres, et le vent soufflait une odeur de crottin et de foin dans ma direction. Boitant vers la ferme, je pouvais apercevoir les grillages rudimentaires enfermant les moutons, les chèvres et les vaches. Quelques agneaux étaient allongés sur le côté.
Je me mis à errer, plongé dans mes pensées au milieu des terres arides. J'essayais de me souvenir des bouquins que j'avais laissés dans la Bibliothèque. De mémoire il y avait le dernier livre de la Bible… Je n'arrivais plus à remettre le doigt sur le titre… Oh qu'importe.
Ma douleur au talon me ramenait à la réalité, la maison paraissait petite au loin. Autour, la végétation rase et sèche frémissait, dans une lumière vaguement rougeâtre qui n'était pas celle d'un matin. Je m'étais bien éloigné de mon point de départ, pourtant j'avais l'impression que seulement quelques secondes venaient de s'écouler…
Je retournai dans la maison, puis dans la pièce où nous dormions, avant de retomber dans les bras de Morphée, par terre.
— Mec, réveille-toi.
Quand j'ouvris les yeux, le gars que j'avais soigné le jour d'avant était au-dessus de moi. Je voyais mal son visage.
— Tu viens ? On doit y aller.
— Hein ? Je… quoi ?
— On doit partir, on va pas rester ici éternellement. Allez viens.
— Oh. Attends attends, laisse-moi prendre ma mallette.
Le gars me traîna hors de la maison alors que je me frottais encore les yeux. La fille qui nous avait accompagnés était à côté du scooter. Elle regardait une carte routière et ne faisait pas attention à nous.
Ils s'appelaient… Léonard et Camille il me semble. On avait à peine eu le temps de faire les présentations hier, dans la confusion générale. Ça avait été tellement chaotique que personne n'avait même pensé à utiliser un alias. Grossière erreur pour tout thaumaturge digne de ce nom.
— C'est bon, je l'ai ramené !
— C'est pas trop tôt…
— Tu peux me passer la gourde ?
— Tiens.
Un objet métallique décrivit un arc parabolique dans les airs avant d'atterrir entre les mains de Léonard, qui me la tendit.
— Vas-y bois ça, attention c'est-
La soif me fit avaler la gourde d'une traite. C'était brûlant et amer. Du café noir, non sucré.
— … encore chaud.
Camille plia sa carte pour la ranger dans sa poche puis en sortit une autre qu'elle posa sur le sol.
— Bon, je vais répéter le plan. Avec l'invasion de la Bibliothèque et l'Apocalypse, la priorité absolue c'est de retourner en terrain allié. Il nous faut un endroit sûr où on puisse planifier la suite.
— On va où du coup ?
— Il y a des cellules de la Main du Serpent disséminées un peu partout dans le Moyen-Orient. En Iran, en Égypte, dans la péninsule arabique… mais la plus proche de nous se trouve en Israël, à Jérusalem.
— T'es sûre qu'avec les tensions là-bas ça n'a pas déjà pété ?
— Aucune idée. Tu sais, c'est déjà complexe en temps normal, alors en temps de fin du monde rien n'est sûr. Je suis pas certaine que ça soit plus safe, mais il faut qu'on bouge d'ici et la base de Jérusalem pourra nous servir de point de ralliement pour la suite.
La carte était remplie de gribouillis au stylo, tant et si bien qu’elle ressemblait plus à une peinture abstraite qu'à un système routier. Camille pointa du doigt une zone marquée d'une grosse croix au milieu de nulle part.
— Apparemment, on est là. On a quelques routes praticables, en particulier celle qui remonte vers le nord. Elle pourra nous amener à Damas, on en profitera pour y faire un plein et amasser quelques réserves.
— Tu tiens tant à revoir Rexy ?
— On peut passer par la banlieue si tu veux, ça change pas grand-chose. Sinon, après Damas, on passera par le plateau du Golan, et à partir de là le réseau routier devient un peu plus chiant mais j'ai tracé le chemin qui me paraissait le plus court vers Jérusalem.
Le passage de Damas au plateau du Golan se faisait en quasi ligne droite mais au-delà, Camille semblait avoir déterminé la route à suivre de façon assez hasardeuse.
— Dans le meilleur des cas, on serait aux alentours du lac Tibériade à la nuit. Il faut donc compter au minimum deux jours de trajet vers Jérusalem. On part dans une demi heure, allez faire vos bagages. Ah et euh… Comment tu t'appellais déjà ?
— Mark, Dmark si vous voulez utiliser le pseudonyme.
— Le but d'un pseudo, c'est pas d'être différent du vrai nom ? Nan parce que…
— C'est sensé être un jeu de mot avec la translitération en alphabet latin, mais à l'oral c'est sûr ça marche moins bien.
— Je vois… Bref Mark, essaie de te réveiller un peu plus. Ça nous aidera à ne pas mourir.
Les deux autres partirent prendre leurs affaires tandis que je restais à côté du scooter à les attendre, avec ma vieille malette. Je n'avais plus rien d'autre à prendre avec moi.
Nous étions repartis sur les routes du désert. Il ne faisait pas très chaud bien qu'aucun nuage ne cachait le soleil. Le sable craquait sous les roues tandis que le vent s'écrasait sur nos visages. Le paysage n'était qu'une vaste plaine sans relief, à l'horizon incertain. Personne ne parlait et cela semblait gêner Leonard. Il finit par poser une question, plus pour meubler qu'autre chose.
— Hé euh… Dites, la guerre en Syrie, ça en est où ?
— Aux dernières nouvelles, l'armée du régime a repris le contrôle de la quasi-totalité des zones au sud du pays, donc normalement on ne risque pas de rencontrer de conflits armés sur la route. Après, peut-être que des rebelles, l'État islamique ou même l'Insurrection du Chaos ont profité de la situation pour grappiller du terrain.
— Ah.
À vrai dire, est-ce que la guerre civile était le danger principal ? Une troupe de soldats ne serait jamais aussi terrifiante que ce que nous avions affronté la veille. Des images de la bataille me revinrent, vivides.
3 heures moins le quart du matin (ce qui, dans la Bibliothèque, ne voulait pas dire grand-chose), au cœur des rayons interminables, je me balançais entre mes deux jambes, l'une supportant la faim, l'autre la fatigue, et cherchais un endroit où prendre mon repas en cachette. J'avais passé la soirée à répertorier les livres du secteur, et m'étais donc accordé une courte pause à l'abri des "nettoyeurs" qui pourraient m'empaler pour quelques miettes par terre. Le secteur des manuscrits byzantins s'arrogeait les étagères les plus fournies de cette partie de la Bibliothèque, et il fallait s'armer d'échasses si vous vouliez lire du grec ! Le genre d'exercice qui creusait l'appétit. Pourtant même ici, les livres n'arrivaient pas à couvrir ce plafond de cave vide et infinie qui surplombait notre monde à part. Je passais beaucoup de temps dans cette zone pour son calme et ses livres, pour peu qu'ils soient traduits. À bien y penser, je trouvais assez triste qu'il y ait si peu de monde pour en profiter. N'importe quel historien aurait tué père et mère pour avoir accès à autant de manuscrits perdus dans les méandres du temps et récupérés par la Bibliothèque.
Je fus donc d'autant plus étonné lorsque je vis des troupes armées traverser le secteur. Parmi ces personnes, il y en avait une qui portait une prothèse apparente, d'engrenages entrelacés. Un orthodoxe de l'Église du Dieu Brisé, novice, de toute évidence. Bizarre. À l'instant où cette pensée me vint à l'esprit, une salve de balles déchira le calme du secteur, et je sus que quelque chose allait vraiment de travers. Je n'étais pas armé, si ce n'est de ma mallette. J'arrivai donc vite à la conclusion qu'il fallait absolument que je fuie cette situation, quelle qu'elle soit. Les combats semblaient avoir éclaté loin de moi, mais de nouveaux coups de feu se firent entendre tout autour. Je fus peu à peu encerclé, sans pouvoir repérer ce qu'il se passait de l'autre côté des étagères. Je me déplaçais accroupi, craignant à chaque tournant de me prendre une balle dans la tempe. Je pouvais me faire tuer par n'importe qui, puisque personne ne pouvait savoir que j'étais ici, coincé entre les deux camps.
C'est alors, après une centaine de mètres, que j'entendis un bruit sourd se rapprocher, comme un acouphène constant. C'était un son trop artificiel, trop électrique pour être de bon augure. Une bouffée de panique me monta à la gorge. C'est alors qu'une silhouette mouvante jaillit en face de moi. Elle était à la fois trop matérielle et trop évanescente, de forme humaine mais qui ne l'était définitivement plus. Ni même organique. Un paquet de données pures avec deux grands yeux bleus : un Maxwelliste. Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque, et aussitôt, mes jambes se serrèrent à mon cou. La Bibliothèque était un de ces rares lieux où la réalité était à la fois physique et numérique, matérielle et virtuelle. Et si un adepte du WAN avait pu se matérialiser complètement ici, c'est qu'il y avait eu une sérieuse brèche dans la conscience de l'arbre-monde. J'essayai de le semer en prenant les chemins les plus chaotiques possibles, en espérant que mes déplacements désorganisés le perdraient dans le labyrinthe qu'était la Bibliothèque. À trois reprises, je sentis son bourdonnement inaudible trancher l'air dans mon sillage. À l'instar des bêtes sauvages que j'avais appris à semer durant mon enfance, il pouvait me tuer s'il me touchait, et contrairement à elles, il le ferait même sans avoir faim. C'était un chasseur. J'avais beau courir vite, il était presque impossible de le distancer. Les couloirs formés par les séries d'étagères étaient trop courts, son regard trop perçant. J'entendais se répéter derrière moi le son des flux de données déchirés, toujours plus proche. Et moi je m'essouflais.
J'étais en très mauvaise posture, quand soudainement une corne se mit à gronder. C'était un son si terrible que son simple écho faisait trembler les immuables étagères de la Bibliothèque. Les coups de feu s'arrêtèrent comme un orchestre laissant place au soliste d'un concerto. Le maxwelliste avait disparu.
Je crus naïvement que cette corne signalait la retraite des troupes ennemies, quelles qu'elles furent, et que je pourrais donc m'évader en toute sécurité. Des tremblements violents me donnèrent immédiatement tort, me faisant lourdement trébucher. À ce moment-là, je remarquai qu'une chose n'allait pas dans la Bibliothèque. Une grande faille lumineuse traversait sa voûte, comme si la voie lactée s'était invitée sous le toit d'un palais.
Une autre Main du Serpent, une arme d'assaut en bandoullière, m'aperçut et me tira par le dos.
— Vite ! Barre-toi !
— Hein quoi ?
— T'es pas armé en plus, tu vas finir en steak tartare !
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
— La Bibliothèque a été envahie-
Avant qu'il n'eut fini sa phrase, le sol se mit à trembler à nouveau et une étagère s'effondra lourdement sur le soldat, crachant son sang et ses boyaux à mes pieds. Derrière le rideau de poussière émergea une silhouette immense. Un cavalier à la peau blanche recouvert partiellement de fourrure, sur un cheval noir aux veines apparentes, à la crinière rouge et aux yeux injectés de sang. Le cheval avança, et le son des os du soldat écrasé m'arracha un haut-le-cœur. De l'autre côté du trou béant, son binôme ouvrit le feu. Sans succès : les balles traversèrent le corps du géant, sans que cela semble lui faire quoi que ce soit, si ce n'est attirer son attention. La pauvre Main eut à peine le temps de le voir éperonner sa monture que déjà son fouet s'enroulait autour de son cou. Un bruit violent fendit l'air, suivi d'un cri, et je vis l'infortuné s'envoler comme une poupée de chiffon. Lorsque le pauvre homme passa à sa portée, le cheval ouvrit sa bouche démesurée, et planta ses rangées de dents limées en pointe dans sa tête. Il arracha le dessus de son crâne d'un mouvement de cou, envoyant le reste de son corps valser au-dessus des étagères.
J'avais croisé l'homme dont je venais de voir la dernière expression désespérée, une fois. Il s'appelait Ludwig, et on avait bu du thé au détour de quelques papyrii. J'avais envie de vomir, mais j'ai continué à courir.
Car j'avais croisé le regard du cavalier. Et ce regard, je le connaissais. Du fin fond de mon enfance, il me terrifiait. Parmi les précieux artefacts de l'ancien chaman, il y avait une planche en bois sur laquelle étaient dessinés deux yeux. C'étaient des yeux en amande, aux cils larges et à la pupille faiblement dilatée. Quelque chose dans ce regard me faisait peur. Lorsque j'avais demandé d'où venait cette planche au chaman, il m'avait simplement répondu qu'il ne fallait jamais croiser ce regard sous peine d'être maudit. Mais là, en face de moi, dans la Bibliothèque, c'était ça, c'était le même regard. Des yeux de Daevite.
Par la suite, je ne me souvenais plus vraiment de ce qu'il s'était passé. En arrivant en lieu sûr, j'étais tombé sur un type blessé, puis une fille était arrivée. On avait fini en Syrie et voilà où nous en étions…
Le trajet sembla long. Difficile de dire si c'était vraiment le cas, mais la sensation du temps qui passe avec lenteur était là. Léonard fredonnait des chansons que je ne connaissais pas et Camille essayait de cacher ses pleurs. Quant à moi, je ne faisais que froncer les sourcils face au soleil. Au bout de ce long tunnel d'ennui, nous arrivâmes enfin aux abords d'une petite ville.
Tout était tellement calme que c'en était lourd. Les bâtiments semblaient morts, il n'y avait ni habitants, ni animaux, ni même de vent, et seule notre présence rompait le silence. Pourtant, rien n'était endommagé. Il y avait bien quelques vitres brisées mais rien qui aurait pu faire fuir une ville entière.
Léonard s'arrêta au milieu de la route.
— On va bientôt être à court de carburant.
— Je propose qu'on aille chercher une station d'essence du coup. On en profitera pour faire des courses. Léonard, vu que tu as l'air de t'y connaître un peu tu pourras essayer de dégoter des machins pour le scooter. Toi Mark, t'es médecin c'est ça ? Faut que tu nous trouves des trucs de premiers secours. On ira chercher un peu de bouffe aussi.
— J'imagine que tu es l'experte en bouffe ?
— Exact.
Il était 16h30, le soleil devait se coucher vers 19h. On trouva une station-service assez rapidement, en remontant la route. Léonard prit un bidon pour faire le plein, mais elle ne vendait rien d'autre, donc rien à manger. Camille aperçut un étalage de fruits sur le chemin et s'empressa de nous remplir les poches de pommes, de poires et d'oranges. Enfin, celles de Léonard, vu que je refusai catégoriquement de voler. Ils haussèrent les épaules et continuèrent à piller le petit commerce, sous mon regard le plus réprobateur. S'il leur suffisait d'avoir faim pour abandonner tout principe, j'avais honte pour eux.
— On devrait au moins laisser de l'argent sur le comptoir.
— Pourquoi faire ?
— Pour payer ce qu'on prend !
— … Tu crois sérieusement que les commerçants reviendront ?
— …
— En plus on n'a même pas d'argent.
Je tâtai les 9000 tugriks dans ma poche, en me demandant vaguement quel était le taux de change avec la monnaie locale.
Le comptoir de primeurs était adossé à une petite épicerie, dont le congélateur était encore en marche. Leonard l'ouvrit et piocha en rigolant un des surgelés qui y étaient entassés pêle-mêle. Il y avait un dessin de manchot sur l'emballage.
— Ça me fait penser, vous connaissez la blague du pingouin qui respire par le cul ?
— Ça existe vraiment ?
— Non mais…
— Il a des poumons dans le rectum c'est ça ?
— Non mais en fait c'est juste une blague de là où je viens : c'est un pingouin qui respire par le cul, qui s'assoit et qui meurt.
— … Quoi ?
Camille se contenta d'une moue moqueuse et retourna remplir un sac à dos qui ne lui appartenait pas de conserves prises au hasard dans un rayon du fond.
L'unique pharmacie du bourg subit le même pillage en règle. Bien que celle-ci était quasi vide, les deux autres réussirent quand même à me remplir ma mallette de bandages, de désinfectant, de quelques antibiotiques et d'un sachet de pastilles à la menthe.
En explorant un peu la petite officine, je tombai sur une pièce au fond du bâtiment. La lumière ne marchait plus mais on y voyait un peu. Le bureau du patron du patron sans doute. La pièce était d'une certaine austérité : il n'y avait qu'un bureau, une chaise, un téléphone fixe, un ordinateur et une imprimante. Cependant, un détail saugrenu tranchait avec la froideur du décor. Un objet emballé dans un papier cadeau rose bonbon avec des motifs de gâteaux, de chapeaux coniques et de confettis. L'emballage était percé d'un côté à cause d'une petite manivelle. Par curiosité, j'essayai d'ouvrir le papier-cadeau sans le déchirer en soulevant délicatement les bouts de ruban adhésif. C'était une boîte en bois. Une boîte à musique. Je manipulai la manivelle, ça me fit bizarre. Comme si le son cristallin venait d'un passé perdu, heureux mais infiniment mélancolique.
Alors je reposai la boîte et je allai rejoindre les deux autres, dehors.
Au loin, le soleil se couchait en emportant le ciel rouge du crépuscule dans son sillage. De l'autre côté, les nuages sombres annonçaient une nuit sans étoiles. Nous repartîmes sur les routes, toujours en silence. Il semblait qu'on ait bien trop traîné dans la banlieue de Damas et que nous n'avions désormais plus le temps de rejoindre le lac Tibériade. De toute évidence, les calculs de Camille étaient erronés. Il faudrait faire attention à bien savoir si elle savait ce qu'elle faisait.
À un moment, nous avions dû nous arrêter pour changer le bandage de Léonard. La plaie s'était ouverte à nouveau et la sueur se mêlait au sang pour former une croûte volumineuse. Après avoir appliqué du désinfectant sur la blessure, ce qui avait visiblement fait souffrir Léonard, j'avais jugé bon d'y appliquer de la pommade. J'avais quelques plantes médicinales à ma disposition qu'il fallait pilonner au mortier et mélanger à un liant.
— Slrrrrr… Prut
— Euh… Mark ?
— T'inquiète, t'inquiète. Recette maison.
La pommade appliquée et un nouveau bandage par-dessus la tête de Léonard, on pouvait repartir. La jeune femme s'était éloignée un peu pendant les soins. En la rejoignant pour lui dire qu'on allait y aller, je vis qu'elle était en train d'observer quelque chose derrière un rocher. Là, il y avait le corps d'une jeune Syrienne, les entrailles à l'air et le regard perdu.
— Elle est morte depuis un moment, je ne peux plus rien faire.
Je m'accroupis un instant pour abaisser les paupières du cadavre. En me relevant, j'aperçus l'expression bouleversée sur le visage de Camille. Ça n'était pourtant pas le premier macchabée qu'elle voyait, et même Léonard n'avait pas eu l'air aussi choqué la première fois qu'on en avait croisé un. Je retournai vers le scooter sans faire de remarque et elle m'emboîta le pas.
Mon talon recommençait à me faire mal. Léonard attendit qu'on se soit serrés sur le véhicule pour me demander, l'air un peu inquiet :
— Dis, est-ce que ma blessure est grave ?
— Pas trop, elle est assez superficielle et en prenant des précautions, elle ne devrait pas s'infecter. Elle s'est ré-ouverte mais je pense que tu devrais être complètement guéri dans les prochaines semaines.
— Ah, vraiment ? J'espère que tu dis pas ça juste pour me rassurer.
— Je ne mens jamais.
Quand le petit moteur s'arrêta de nouveau, il faisait nuit noire, et seuls les phares éclairaient les murs en ruines de notre étape. Nous étions arrivés à Al Quneitra, une ville fantôme comme la guerre en avait fait beaucoup. Nous cherchions un endroit adéquat où passer la nuit, mais le manque de lumière rendait impossible l'examen approfondi des bâtiments. Il fallait traîner le scooter et utiliser ses phares à l'intérieur des maisons pour vérifier si le plafond ou les murs ne s'étaient pas effondrés, ou encore si les maisons n'étaient pas infestées d'indésirables invités.
Léonard avait repéré un petit bâtiment en pierre bordant l'avenue, dont il manquait des vitres. L'intérieur était vide et froid, mais il n'y avait aucun débris par terre. Il y avait aussi une cheminée. Les deux autres étaient allés chercher du bois pour y allumer un feu tandis que moi j'étais resté sur place pour… Je ne sais pas, faire le guet ?
J'étais alors resté là, dans le noir, seul. On y voyait vraiment rien, sans lumière. Il s'était passé plusieurs minutes depuis que les deux autres m'avaient laissé ici, et alors que mes yeux étaient censés s'habituer à l'obscurité, ma vision semblait de plus en plus étouffée par les ténèbres. Je ne savais même plus si mes yeux étaient ouverts ou non car je ne sentais plus mes paupières. Il faisait très froid.
J'avais cru me rappeler d'un rêve que j'avais fait, il y a longtemps : un chasseur était parti tuer les loups qui terrorisaient le village. C'était un chasseur très fort et courageux. Alors qu'il marchait dans la forêt, la nuit était soudain tombée. Non, ce n'était pas la nuit, car la Lune était censée être pleine, mais il n'y avait pas de lune cette fois, ce n'était pas la nuit, c'étaient les ténèbres, les ténèbres indicibles. Rien n'était plus comme avant et la peur s'était mêlée au cœur du chasseur. Des yeux s'illuminèrent dans le fond diffus des ténèbres, mais le chasseur ne pouvait plus fuir car l'espace lui-même avait été englouti. Les yeux s'étaient alors approchés et des crocs s'étaient plantés dans sa jambe, la pointe des dents transperçait la chair et s'engouffrait dans les muscles jusqu'à faire craquer les os. La salive pénétrait dans ses veines tandis que le sang s'en échappait. Une seconde mâchoire était venue lui mordre la gorge, étouffant le cri qui tentait de sortir. On se nourrissait de ses entrailles. Il était mort mais il sentait encore, même lorsque toute sa chair lui avait été arrachée par les loups d'abord, puis par les charognards et enfin les insectes. Lui restait là seul pour toujours dans cette éternité funèbre et les souvenirs de son vivant s'étaient un à un dissipés et l'homme n'avait plus en mémoire que ces ténèbres infinies hihi que le monde est grand hihi je bordel de merde j'ai perdu ma peau…
Je me réveillai alors réveillé en sursaut, le corps couvert de sueur, les narines ruisselantes de morve et les yeux au bord des larmes. Il y avait un feu à côté de moi, et mes deux compagnons me regardaient comme si j'étais possédé.
— Ça va ? T'as pas l'air bien.
— Non non, ça va ça va…
— T'es sûr ? Attends tiens, on t'a fait ça pour le dîner, c'est des fèves à l'huile.
Léonard me tendit une boîte de conserve avec une cuillère en plastique. Ça sentait un peu le cramé.
— Ah euh, merci…
Je n'avais pas réussi à m'endormir tout de suite, mais cette fois les bouts de braises continuaient à briller dans le noir. J'essayais de ne pas penser à ce qui venait d'arriver, de peur de l'attirer à nouveau. Alors je pensais à des futilités. Comme des souvenirs. Comme ce jour où j'avais acheté du thé. j'étais rentré chez moi, j'avais fait bouillir de l'eau, j'avais fait infuser le thé, puis je l'avais bu. Il était bon mais pas mémorable, pourtant je m'en souvenais très bien, et je me souvenais très bien de cette journée. Les souvenirs insignifiants sont précieux.
Ce qui me réveilla fut une odeur de sang. J'ouvris les yeux et vis un jeune homme blême avachi dans un coin de la pièce. Il tenait le fusil de Camille dans les mains et me fixait avec des yeux exorbités. Il semblait avoir perdu pas mal de sang à en juger par les traces sur le sol et la main ensanglantée qu'il maintenait autour de son mollet. Lorsque je me levai pour voir comment il allait, il me pointa avec le fusil, le doigt sur la gâchette. Au vu de sa posture, je pense qu'il ne savait pas vraiment comment s'en servir. Mais je préférai ne pas m'approcher tout de suite pour éviter les accidents. Vu qu'il ne parlait sûrement pas ma langue, je me mis à déclamer des bribes de phrases dans un anglais incertain :
— I will not hurt you… Me… Not hurt… You.
Disais-je en essayant de mimer avec les doigts les mots que j'employais.
— Me… Doctor… Me… Cure you !
Le jeune homme baissa son arme et me laissa approcher.
— What's your name ?
Le jeune homme me répondit en hochant la tête. Il ne comprenait pas l'anglais. J'imagine que c'était mon allure d'imbécile inoffensif plutôt que mes mots qui l'avait rassuré.
La blessure à son mollet semblait avoir été causée par une balle, qui avait pulvérisé un morceau de chair. Je lui arrachai un bout de vêtement pour lui faire un garrot. J'essayai de désinfecter la plaie mais elle semblait plutôt grave, et le jeune homme avait déjà perdu une certaine quantité de sang.
Il n'avait pas pu être touché bien loin d'ici, ce qui était préoccupant. La personne qui avait tenté de le tuer pourrait tout autant s'en prendre à nous. Le jeune homme sembla être pris de panique lorsqu'il me vit en train de me pencher vers l'extérieur, et me cria à voix basse des mots en arabe qui semblaient essayer de me mettre en garde. Au même moment, les deux autres se réveillèrent, sans doute à cause des bruits du visiteur. Camille était encore à moitié endormie jusqu'à ce qu'elle aperçoive le jeune homme portant son fusil, le visage pâle et les bras tremblants. Elle fit un bond en arrière et se balaya la pièce du regard, l'air un peu paniqué.
— Qu'est-ce qu'il se passe !? C'est qui ce type !? Pourquoi il a ça !?
— C'est rien, c'est rien, il est pas dangereux.
— Il est armé !
— Il ne sait pas s'en servir. Reste calme, tu vois bien qu'il est blessé.
Elle plissa les yeux.
— J'essaie de le rassurer là. Est-ce que tu peux lui demander pourquoi il est là ? Je ne comprends pas l'arabe.
Camille, toujours en alerte, lui posa une question. Il répondit lentement, avec une voix empreinte de fatigue, mais avec une certaine ferveur désespérée. Ses phrases étaient coupées de fortes respirations et sa voix dérailla à plusieurs reprises.
— Il dit qu'il s'appelle Ilias. Il s'est enfui dès que des trucs bizarres ont commencé à se produire, avec un groupe de plusieurs personnes. Mais apparemment des conflits ont éclaté et maintenant ils tentent de le tuer.
— Et j'imagine que le groupe en question se trouve dans cette ville.
— Il semblerait.
Léonard alla apporter de l'eau au jeune homme. Le pauvre suait énormément, mais ses doigts étaient aussi glacés que ceux des corps au fond des morgues. Je lui passai ma veste pour qu'il puisse se couvrir et se réchauffer un peu, mais il fallait alors que je me trouve à mon tour sans protection face à la froide matinée.
Je frissonai.
Si on voulait sauver le jeune homme, il était clair qu'il fallait l'emmener à l'hôpital de toute urgence. Là se posaient plusieurs problèmes : où trouver un hôpital ? Comment le transporter ? Sur notre scooter à 4 ? Je trouverais bien une solution.
Je sortis pour aller vérifier d'où le jeune aurait pu se faire tirer dessus. Il suffisait de remonter les traces de sang. Léonard me suivit.
— Tu essaies de te tirer en douce en nous laissant un blessé sur les bras ?
— Bah non. J'aurais pas laissé ma veste.
— C'était… huh… une tentative d'humour. Mais du coup, il va guérir le type ?
— Sûrement pas, enfin, si on le laisse ici. Il lui faut des soins adéquats que je ne peux pas lui procurer.
— Ça risque d'être compliqué d'en trouver, même sans compter les gens qui ont tenté de le tuer.
— Bah, on trouvera forcément une solution.
— T'es sûr ?
— Je pense ouais.
— Non mais, t'es sûr que tu veux aller jusqu'au bout, le soigner tout ça ? Même, je sais pas… alors que c'est littéralement l'apocalypse ?
— Bah oui, pourquoi cette question ?
Nous étions arrivés jusqu'à l'entrée de la ville. C'était un énorme rond-point, avec au milieu une espèce de monument. Autour de nous, des maisons étaient complètement démolies, tandis qu'en face, des poteaux électriques restaient fermement debout. Il y avait des arbres et de la végétation un peu partout, et derrière nous, on pouvait apercevoir une grande colline avec à son sommet ce qui ressemblait à un village. On aurait pu se croire dans une petite bourgade si les bâtiments n'étaient pas en ruine.
— Je crois que c'est là que se terminent les traces.
— C'est plutôt ici qu'elles commencent non ?
— Dans tous les cas, il n'y a pas l'air d'y avoir grand-monde ici. Ils ont dû partir. On retourne ?
Je revenais sur mes pas quand je me rendis compte que Léonard était resté planté au milieu de la route.
— Quelque chose ne va pas ?
— Ça n'a pas de sens.
— Hein ?
— Si des gens essayaient vraiment de tuer Ilias, pourquoi ils ne l'ont pas suivi ? Les traces sont plutôt évidentes, et il était blessé à la jambe. Il n'aurait pas pu marcher très vite, il était littéralement à leur merci. Comment il a pu faire pour arriver jusqu'à nous ?
— Étrange, en effet…
Un long silence s'installa, que Léonard brisa d'une voix lugubre.
— Mark, est-ce que tu as entendu un coup de feu, avant de te lever ?
— Non.
— Moi non plus.
Ma gorge se noua.
— On devrait rentrer, vite.
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