Chapitre 2 - Folie À Deux

Chapitre 2 – Folie à deux

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« Allez. Pour fêter la fin des partiels. »

« Non. »

Il manquait une des lattes en bois qui formaient le siège du banc devant la bibliothèque universitaire. Pour contourner le problème, ils s'étaient assis sur le dossier, les pieds sur les lattes survivantes, mais qui n'en avaient sans doute plus pour longtemps non plus. Cyril brandissait un flyer de concert imprimé sur papier glacé, et Ada effaçait méthodiquement de vieux sms antérieurs à 2011 dans son portable pour faire de la place. Ça avait été une de ses bonnes résolutions, mais elle ne s'y mettait que plusieurs mois plus tard.

Une autre de ses bonnes résolutions de 2012 était de finir en tête de sa classe de seconde année de Licence de chimie. Ses parents avaient été très déçus que la grande école qu'elle visait n'ait pas retenu son dossier, pensant que c'était à cause de ses notes. Ada était convaincue que son nom de famille étranger l'avait handicapée. Quant à Cyril, il vivait sa meilleure vie en Licence de droit même si ça ne semblait l'intéresser que très modérément.

Il agita à nouveau le flyer. Ses écouteurs grésillaient un peu. « C’est une petite salle du dix-huitième, elle est trop bien, j’y ai déjà été une fois, et ils font qu’une seule date en France… Allez, quoi. »

Elle en était aux sms d'août 2010 et ne leva même pas les yeux de l'écran. « J’suis même pas fan de Midnight Blossom. J’ai jamais écouté un album en entier. La seule que j’ai sur mon baladeur c’est celle que tu m’avais passée quand on était en Première. »

« C’est pas important ça. On s'éclatera quand même. Alleeeeeez. »

En réalité, elle avait très envie d'aller au concert. Elle culpabilisait juste face à la perspective de passer une soirée à faire autre chose que d'étudier, ou de penser au fait qu'elle ferait mieux d'étudier, et ce même si les partiels étaient finis. Elle rangea le téléphone et se tourna vers Cyril. « Écoute, j't'ai déjà dit que le trip frange géante et bracelets multicolores, c'était pas ma came. »

« Évidemment, si tu te fies qu'aux pires clichés pour te faire une opi- »

Elle lui attrapa la manche. « Mec, tu portes littéralement un de ces putains de bracelets là maintenant. »

Il sourit de toutes ses dents en replaçant une partie de ses mèches teintes en vert pomme derrière son oreille. « C'est pas pareil, celui-là c'est ma petite sœur qui me l'a fabriqué pour mon anniversaire. »

« S'pas un hasard si j'ai pas su faire la différence. Les délires multicolores de la Scène c'est la honte de tous les mouvements punk, et vu toutes les conneries pathétiques qu'on a déjà vues, s'pas rien de le dire. J'en reviens pas que tu sois toujours dans ce trip. On est en 2012, putain. En l'an de grâce 2012 ! »

« Et ? »

« Et My Chem' a lâché l'esthétique émo il y a trois ans, et Panic est en train d'imploser, et le mieux qu'on se tape en France c'est cette espèce de bouffonne de Jena Lee, et plus personne n'en a quoi que ce soit à foutre de ces genres musicaux, et toi t'es encore là avec tes mèches néon et ton bracelet flashy à écouter du Metro Station. »

« C'est Brokencyde. »

Elle approcha l'écouteur libre de son oreille. « Merde. J'croyais que tu déconnais. J'pensais pas que t'écoutais toujours Brokencyde. J'pensais pas que quelqu'un écoutait toujours Brokencyde. »

Contrairement à ses prévisions, Cyril avait l'air las plutôt que vexé. « Tu t'écoutes quand tu parles ? On croirait une de ces connasses des années 70 qui serraient leurs colliers en perles à chaque mec avec une épingle à nourrice dans le nez qu'elles voyaient. »

Ada renifla et écarta ses bras pour mettre en évidence le nombre d'épingles sur ses vêtements. « Tu m'as bien regardée ? »

« Ouais, et derrière la veste à patchs j'vois une vieille un peu tarée qui dit que les cartes Pokémon t'éloignent de Jésus. »

« Oh putain, tu l'as vue aussi cette vidéo ? »

« Qui l'a pas vue ? »

Ada regarda un des écussons sur sa propre manche – il était en deux parties, une moitié qui dessinait un poignard planté dans le denim jusqu'à la garde, l'autre avec la lame tachée de sang qui ressortait de l'autre côté. Elle avait vu le même sur la veste d'un gars l'autre jour au centre commercial. Il fallait admettre qu'à force de codifier la provocation, celle-ci avait tendance à devenir répétitive.

« J'ai juste du mal à piger en quoi foutre des couleurs fluo et des paillettes sur des trucs edgy est de la provoc, en fait, j'crois, » dit-elle en contemplant le bracelet de Cyril. La petite sœur avait essayé d'écrire « destroy » avec des perles à lettres au milieu, mais en avait inversé deux. Cyril n'avait pas rectifié l'erreur et se promenait avec « destory » écrit autour de son poignet, peut-être en se disant que c'était encore plus drôle comme ça.

Il s'étira comme un chat. « Le simple fait que ça t'énerve, c'est la meilleure preuve que c'est de la provoc efficace. Quand tout le monde broie du noir, les couleurs vives, c'est de la rébellion. »

Ses yeux retombèrent sur le flyer. Pourquoi est-ce qu'elle avait aussi peur de se faire juger pour assister à un bête concert ? Est-ce ça ferait une différence si elle passait une soirée à écouter de la musique au lieu d'essayer de relire des prises de notes sans vraiment voir les mots sur la feuille ?

Sa dernière carte fut abattue : « Mes parents voudront jamais. »

La réponse fusa du tac au tac : « T'es majeure et vaccinée, on y va ensemble donc il se passera rien, et de toute façon ça finit assez tôt pour attraper les derniers RER. Ils s'en foutent. »

Elle soupira.

« Ok. C'est bon. T'as gagné. Il est quand, ton putain de concert ? »

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Le métro filait dans les tunnels, et malgré ses réticences initiales, Ada commençait à être gagnée par l'excitation de faire quelque chose de nouveau. Évidemment, elle avait déjà été à des concerts, mais c'était toujours avec sa famille – de ces concerts de stars dans des stades ou des grandes salles, où on est assis très loin, et où on suit ce qui se passe essentiellement sur des écrans. Ou bien il s'agissait de ces concerts gratuits dans des lieux touristiques, où un petit groupe local joue des reprises, et vend ses cds avec une pochette sortie tout droit de l'imprimante de leur salon. Là, en comparaison, c'était presque une aventure.

Elle s'était contentée de sa veste habituelle avec quelques badges de plus et d'un t-shirt à logo, mais Cyril s'était mis sur son trente-et-un : il avait un débardeur du groupe, de l'eyeliner très exagéré, du vernis vert, et des tennis noires où il avait dessiné des étoiles avec une sorte de colle à paillettes, ce qui faisait un peu bizarre chez un gars de presque vingt piges. Elle réalisait seulement maintenant que les collections entières de bracelets noirs et multicolores en latex qu'il avait enfilés sur ses bras servaient aussi à cacher parfaitement ses cicatrices, et elle se sentit un peu émue.

« Ça va ? Tu fais une drôle de tête. »

Elle sourit. « J'suis juste contente qu'on soit là. » Qu'on soit encore là tous les deux, amenda-t-elle intérieurement, mais ça aurait été bien trop mélodramatique pour lui et il aurait encore transformé ça en blague sinistre.

« Tu diras pas ça dans une heure quand tes oreilles vont siffler. »

Elle s'apprêtait à lui coller une tape sur le bras, mais le métro s'arrêta juste avant. Surtout ne pas faire de blague sur Metro Station, se dit-elle, sinon on va se mettre à chanter comme deux abrutis.

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L'endroit était moins une salle de concert qu'un club. Il n’y avait strictement aucune place assise, juste un vaste espace vide devant une scène, organisé en vagues "marches" à des niveaux légèrement différents afin que les gens au fond aient une chance de voir quelque chose. Une bonne idée pour un concert, mais probablement une idée horrible tout le reste du temps lorsque le club se contentait d’être un bête club – tous les gens bourrés devaient trébucher là-dessus, ça n’était pas possible autrement.

Ils étaient arrivés avec un peu d'avance, et un DJ pas très doué était en train d'enchaîner des compositions d'une qualité douteuse. Certains s'étaient déjà amassés devant la scène, d'autres étaient allés chercher des bières ; Cyril, comme une dizaine d'autres personnes, achetait du merchandising à un stand près de l'entrée. La plupart des autres membres du public avaient formé des petits groupes où l'on devinait de vagues affinités. Il y avait beaucoup de personnes en jean déchiré et t-shirt avec des logos de groupes divers, mais aussi pas mal de gens habillés dans le même type de mouvance émo-scène que Cyril, des pastel goths, quelques vrais punks vieille école, et même trois cybergoths dans un coin – les dreadlocks en tubes de plastique néon, le masque à gaz, les lentilles, les goggles avec un symbole de contamination chimique dessus, les bottes à semelles de vingt centimètres et les leggings à fourrure fluo, la totale. Finalement, elle-même passait plutôt inaperçue dans ce décor, et ça lui convenait très bien.

Son regard s'arrêta sur une fille à frange fuchsia dont les oreilles étaient curieusement éclairées. D'où venait la lumière ? Est-ce qu'elle avait des boucles d'oreilles avec des leds ?

De peur de paraître impolie, Ada tenta de se focaliser sur autre chose, mais elle se rendit vite compte qu’il lui était très difficile de regarder quelqu’un d’autre. Non seulement le coup de la lumière était très intriguant, mais la fille elle-même avait une façon de danser sur place très spécifique en se tournant en rythme avec le seul spot clignotant de la salle, et ça avait quelque chose d’hypnotique. Elle devait avoir à peine deux ou trois ans de plus qu’Ada, mais son degré d’assurance avait des siècles d’avance sur le sien.

Elle tenta de s'approcher discrètement pour mieux voir les boucles d’oreilles.

« ÇA TE PLAÎT ? » lui demanda la fille, en criant à moitié au-dessus des beats du DJ. Ah, pas assez discrète, on dirait.

Vu de plus près, elle portait de grands anneaux noirs qui encadraient le trou circulaire d'un piercing dans chacun de ses lobes, et une lumière chaude passait à travers. Elle ajouta « C'EST GÉNIAL, HEIN ? » et tourna la tête en souriant - la lumière persistait aussi lorsqu'on regardait les trous depuis l'autre côté. Le cerveau d'Ada pédalait à toute vitesse pour essayer de comprendre ce que ses yeux voyaient.

« COMMENT ÇA MARCHE ? » cria-t-elle par-dessus la musique.

« JE SAIS PAS TROP ! C'EST UN MEC DU MARAIS QUI FAIT ÇA, JE TE RENCARDE SI TU VEUX ! »

Elle déclina poliment l'offre d'un geste en souriant, mais ne s’éloigna pas.

Deux minutes plus tard, Cyril la rejoignit, l'air très satisfait de ses achats (un cd et un t-shirt, apparemment, qu’il fourra dans les grandes poches sur le côté de ses jambes qui jusque-là semblaient tout à fait inutiles), et la salle convergeant de plus en plus vers la scène, ils décidèrent qu'il était temps de faire de même. Le DJ remballa son équipement, et une vague musique de fond fut diffusée à la place dans les enceintes en attendant que le groupe se prépare. Ada réalisa soudain que ce gars avait un travail plutôt ingrat – il jouait ses propres compositions, mais personne n'était venu pour lui, et il servait juste d'apéritif avant le plat principal. Qu'est-ce qu'il pouvait ressentir ? Est-ce qu'il était fier d'être écouté en dépit de tout, est-ce que c’était juste un métier comme un autre pour lui, ou est-ce qu'il rentrait chez lui tous les soirs pour tomber à plat ventre sur son lit en se disant qu'il avait raté sa vie ?

Elle sortit de sa rêverie morose et se focalisa sur la discussion très animée qui avait à présent lieu entre Cyril et la fille à la frange fuchsia, qui, d'après le peu qu'elle avait entendu, s'appelait Leïla. Ils parlaient de leurs projets de tatouages et de piercings respectifs, et son ami avait d'ores et déjà soulevé son débardeur pour montrer le corbeau multicolore qu'il s'était fait faire dans le dos l’année précédente. Ada l'avait déjà vu mais ne put s'empêcher de pouffer à nouveau, et pas uniquement parce qu’il était presque en train de se désaper en public - le design était resté quasiment le même depuis ce dessin qu'il lui avait montré dans les couloirs du lycée.

« C'est mon protecteur, » expliqua Cyril. « Il est là pour me défendre contre ce qui pourrait me faire du mal, mais moi y compris, tu vois ? » C'était son psy qui lui avait expliqué qu'il y avait des moyens moins dangereux d'extérioriser son mal-être et que l'art était une bonne solution, et Cyril l'avait pris au mot et décidé que c'était toute la validation dont il avait besoin pour se faire faire ce tatouage ; il y avait cependant bien une impression de bouclier protecteur dans ces plumes multicolores, tout dramatique et un peu immature que fut le design. Mais sans tout ce contexte autour, Ada trouvait l'explication très maladroite.

Leïla semblait pourtant enthousiaste. « Claaaaasse. Mais ça rendrait encore mieux avec les trucs de Pichca. »

« Les trucs de quoi ? » dit Cyril en remettant son débardeur en place.

« Pichca Sisa, le gars qui m'a percé les oreilles. Il a plein de techniques super novatrices basées sur des trucs ancestraux ou quoi, tu vois ? Je crois qu'il est péruvien et – EH ASTRO RAMÈNE TOI ! » cria-t-elle en faisant de grands gestes vers quelqu'un qui portait deux gobelets en carton, et qui était visiblement arrivé en retard.

Le dénommé « Astro » (sans doute un surnom) offrait une vision qui détonait même au sein de cette foule bizarre – il portait une sorte de tutu jaune et mauve par-dessus des leggings déchirés, et un blouson en cuir clouté avec plusieurs symboles plus ou moins cryptiques mais d'origine clairement alchimique ou astrologique. Un écusson sur sa manche droite proclamait « Out of this world. ». Son visage pailleté de violet était plutôt anguleux et viril, mais lorsqu'il s'exprima, la confusion d'Ada s'amplifia car sa voix était très aiguë. « Tiens, ils avaient que ça », dit l'étrange individu en leur tournant le dos pour tendre une des boissons à Leïla, révélant un patch géant derrière son blouson, en forme de planchette de Ouija, avec un petit fantôme disant « Si Vous Me Faites Chier, Je Repars ».

« Eh Astro, on parlait tatouages, vas-y, frime un coup avec le tien, » lui dit l'intéressée en le poussant gentiment du coude.

Avec un air de conspirateur, le nouveau venu retroussa sa manche en faisant tanguer son propre gobelet, et leur montra son bras, décoré d'un magicien qui consultait une boule de cristal bleue. Non, plutôt bleu-vert. Non, verte. Non, jaune - la couleur de la boule changeait progressivement et tourbillonnait comme de la fumée. Les ayant laissés sans voix, Astro éclata de rire. « Ouais hein, ça fait toujours son petit effet ! »

« Je comprends pas comment c'est possible, » fit Cyril, faisant écho aux pensées d'Ada qui passait mentalement en revue toutes les possibilités chimiques pour obtenir un tel effet chromatique sur de la peau humaine, et les défaussait les unes après les autres.

« Moi non plus ! » s'exclama Astro. « Personne comprend comment c'est fait ! Moi tout ce que je sais c'est que dès qu'on m'en a parlé, j'ai su que ça serait mon trip. »

« Est-ce qu'on est bien sûrs que c'est sans dang- » commença Ada, mais elle fut brutalement coupée par un son vrombissant et un changement radical de l'éclairage du club, à présent plongé dans le noir. La foule cria de joie, et un « OUAAAAAAAAIS !! » un peu trop enthousiaste de Leïla (dont les étranges piercings continuaient d’être éclairés de l’intérieur malgré les ténèbres ambiantes) fit regretter à Ada de ne pas avoir prévu de bouchons d'oreilles.

Des lasers tranchèrent l’obscurité et parcoururent la salle, qui vibrait sous les basses. Des lettres furent projetées au fond de la scène (où l’on devinait vaguement les silhouettes du groupe qui achevait de s’installer) et écrivirent successivement les mots « WE » « BLOOM » « IN » « THE » « DARK », suivis d’une sorte de logo de lotus rose fluo en train de s’ouvrir, le même que sur le flyer du groupe. Ada pouffa – pour des gens qui arrivaient à peine à remplir un petit club parisien, ces gars-là ne se prenaient pas pour de la merde. Ceci dit, la magie opérait, et elle se sentait fébrile, presque électrisée. Elle jeta un coup d’œil en direction de Cyril, qui, à la faible lueur des lointains projecteurs, avait l’expression d’un moine qui s’apprête à accéder au nirvana.

La tension continua de monter encore et encore jusqu’à exploser en un riff de guitare accompagné de notes de synthé concentriques évoquant une boite à musique dérangée. Une lueur pourpre baigna progressivement les cinq membres du groupe, et la foule se déchaîna.

Sans plus de préambule, un petit type maigrichon aux yeux très maquillés, portant un costume à rayures blanches et noires, hurla des paroles qui devaient être quelque chose comme « I’m the snake in the garden- », les fans de devant répondirent « SERPENTIIIIIIIIINE ! », et la première chanson du set démarra après que le chanteur ait crié « BONSOIWR PAWRIS » avec un accent terrible.

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« On s’éclatera quand même, » avait dit Cyril pour la convaincre. Le mot était faible. C’était un véritable accident ferroviaire – la salle puait le générateur de brouillard, Ada était tombée à deux reprises, quelqu’un avait renversé de la bière sur son jean et ses chaussures, les effets de lumière lui explosaient les yeux, Cyril l’avait bousculée un nombre incalculable de fois, Leïla chantait très fort dès qu’elle en avait l’occasion et Astro l’avait frappée accidentellement en dansant avec ses bras en l’air. Bref, c’était la meilleure soirée de toute sa vie.

Ça n'avait vraiment rien à voir avec un concert qu'on suivrait assis dans des gradins. Au début, elle s’était efforcée de prendre le moins de place possible, mais le mouvement de la foule étant contagieux, elle avait commencé à taper des pieds en rythme, puis à danser sur place d’un pied sur l’autre, quelque chose qu’elle n’aurait jamais fait en temps normal. Personne ne semblait disposé à s’énerver contre qui que ce soit, elle y compris. Il semblait exister une sorte d’accord tacite comme quoi tout le monde dans le public allait faire une connerie, renverser quelque chose ou gêner quelqu’un à un moment donné en dansant ou en chantant, que c’était une fatalité, et qu’il fallait juste faire avec pour vivre ensemble et passer un bon moment. Peut-être même que cette impression utopique était en fait limitée aux cinq mètres carrés autour d'elle et qu'ailleurs dans la salle, des gens passaient une soirée infâme à cause d'un voisin un peu trop encombrant. Un recoin de son cerveau lui disait qu’il suffirait d’un rien pour que tout dégénère complètement, mais elle choisit de l’ignorer.

Le chanteur n'avait peut-être pas une voix démente, mais ce qui était sûr, c'était qu'il savait hurler, et qu'il avait une énergie absolument infernale à revendre ; il se pliait sur lui-même pour accentuer certaines phrases, sautait sur place pendant les solos, s'appuyait en équilibre avec un pied sur un projecteur pour se pencher vers la foule, le tout avec une gestuelle frénétique et grandiloquente. Plus d'une fois, il avait mal calculé un bond et avait reculé au dernier moment avant de tomber sur de l'équipement, ce qui contribuait à l'impression de spontanéité – moins que du jeu de scène, c'était comme si ce type voyait le monde comme une grosse bulle de bubble-gum sur laquelle rebondir sans fin en hurlant.

Jusque-là, elle ne reconnaissait effectivement aucune chanson, mais elle s’efforçait de comprendre les paroles, qui s’avéraient souvent très inhabituelles – elle s’attendait au départ aux sempiternelles chansons sur un mal-être ambiant, mais les thèmes explorés étaient souvent mythologiques ou littéraires, et elle était surprise de constater qu'elle les appréciait sans une once d'ironie. Parfois, Cyril lui criait quelque chose à l’oreille pour ajouter des précisions au sujet d’un album ou d’un titre, ou lui dire que tel ou tel morceau faisait partie de ses préférés. Elle avait beaucoup aimé quelque chose qui devait s’appeler The Very Next Day et parlait d’un fantôme qui ignorait qu’il était mort et tournait en rond chez lui en répétant quotidiennement les gestes qu’il faisait de son vivant, incapable d’aller au ciel. Trial by Combat parlait d’un astronome accusé d’hérésie qui réclamait un duel contre Dieu lui-même pour prouver qu’il avait raison, et semblait être un morceau très populaire. Astro avait scandé chaque refrain de From the Gutter to the Stars en tapant dans ses mains au-dessus de la foule comme s’il cherchait lui-même à s’élever vers les étoiles– elle était à peu près sûre que le titre était une référence à un auteur du dix-neuvième siècle, mais pas moyen de se souvenir duquel.

Il y eut une pause pendant laquelle le groupe vida quelques bouteilles d’eau, demanda si tout le monde allait bien dans un français très approximatif mais de manière trop charmante pour en tenir rigueur, ré-expliqua que les flashs étaient interdits, et rappela qu’il fallait éviter les pogos car un petit groupe éméché vers la gauche de la scène avait tenté d’en démarrer un plus tôt pendant Torn Shirts. Comme s’il s’agissait de la montée avant la dernière série de loopings d’une attraction, la bassiste se remit à faire lentement vibrer les amplis de plus en plus fort pendant que le gars au synthé lâchait des nappes de plus en plus pesantes. Le chanteur fit mine de jeter sa bouteille vide dans le public mais la rattrapa in extremis en riant, s’essuya le front sur sa manche, fit un signe à la régie, les effets lumineux reprirent, et le wagon imaginaire entama sa chute vers le dernier segment du grand huit.

La machine à brouillard sembla soudain s’emballer et cracha une fumée légèrement piquante pendant l’intro de la chanson suivante - vu la réaction du groupe, qui s'arrêta net, ça n’était pas prévu au programme. Bizarrement, une odeur de fruit rouge se répandit dans tout le club. Un technicien très stressé se précipita pour arrêter l'engin défectueux au milieu d'un mélange de rires et de cris effarouchés venant du public. Les membres du groupe semblèrent se concerter et démarrèrent une chanson différente, déclenchant davantage de rires vers le devant de la scène – la raison en devint évidente lorsqu'il s'avéra que les paroles de celle-ci commençaient par « anxiety striking like a nerve gas, my head becomes a fatal hourglass.1 »

Ada avait la tête qui tournait un peu, mais pas de façon désagréable. Sa vision était légèrement trouble à cause de la fatigue, et les violents effets de lumière commençaient à se mélanger à la fumée. L'espace de quelques minutes, il lui sembla être dans un lieu complètement inconnu, bercée par une marée organique, guettant la bioluminescence d'entités qui évoluaient très loin au-dessus d'elle en faisant un mélodieux vacarme. Les vibrations de la salle devenaient une sorte de langage cosmique, et elle se laissait ballotter par le rythme de leurs phrases cryptiques, qui lui révélaient toutes sortes de secrets subliminaux. Les lasers et les glowsticks étaient autant de créatures magiques qui évoluaient dans une atmosphère dense et enfumée qui aurait dû être toxique pour l'être humain, mais que son corps avait décidé d'accepter malgré tout. Si c'était comme ça qu'elle se sentait sans avoir rien pris, à quel stade devaient en être tous les gens qui avaient consommé des bières ?

Elle perdit un peu la notion du temps. Plusieurs chansons passèrent sans qu’elle n’arrive à les distinguer, flottant dans ce monde nouveau qui commençait à ressembler à ses dessins d'il y a quelques années, mais en version IMAX 3D. Pas de doute, son cerveau avait décidé de lâcher un budget hollywoodien pour de tels effets spéciaux.

Une phrase avec un accent très prononcé trancha subitement à travers le brouillard de l'illusion. « Je cwrois que vous la connahïssez, celle-ci. »

Des nappes de synthé ultra lumineuses retentirent et se rejoignirent en pulsars délirants. La foule émit un grand cri enthousiaste. Est-ce que c'était - voilà la guitare électrique – et le hurlement de gorge - elle secoua frénétiquement le bras de Cyril et sautilla sur place comme si elle avait à nouveau dix ans : « RIDDLE OF THE SPHINX ! C'EST RIDDLE OF THE SPHINX !! » Même à travers les décibels impitoyables qui venaient des amplis, elle l’entendit éclater de rire en réponse.

C’était fascinant d’écouter une version live de ce single après avoir passé tant de temps à l’entendre sur un baladeur aux écouteurs minables. À force, elle connaissait par cœur chaque plein et délié de la mélodie, chaque progression, chaque nappe dans ses moindres détails. Cette nouvelle version lui faisait l’effet de revisiter un pays où elle s’était rendue il y a des années – le paysage était similaire, mais des détails avaient changé. La saison était différente. D'autres coraux avaient poussé. La guitare-ailée était plus féroce, plus agile. La voix-fragile était plus assurée. « I WALK – I CRAWL - » lança le chanteur. « WHAT AM I ? WHAT AM I ?? » répondit la foule, une forêt d’index pointés vers la scène comme autant de tentacules menaçants. Ada se laissa entraîner avec enthousiasme dans le jeu des appels et des réponses. C’était presque comme une grande messe dont elle connaissait enfin un hymne, et où elle avait fini par trouver sa place.

La dernière chanson, l’informa Cyril dès les premières notes en criant d’une voix très enrouée, s’appelait Last Scene et était basée sur un poème de Baudelaire où un type rêvait qu’il mourait et qu’il n’y avait pas d'au-delà. Astro jugea utile de crier « Le rêve d’un curieux », et elle supposa qu’il s’agissait du titre du poème en question. On aurait dit deux jeunes prêtres d'un temple antique tentant d'expliquer les paroles de leur vénéré oracle à une apprentie qui venait tout juste d'arriver.

Le crescendo de la guitare électrique et de la basse atteignit un point de quasi-saturation, et le synthé égrena une suite d'accords désespérés, urgents – le cœur d'Ada accélérait à nouveau comme si elle était en train de courir. Il y avait sûrement une science et une méthode permettant d'expliquer l'effet de différentes gammes et tons sur les émotions humaines, se dit-elle, lointainement, comme si elle était simultanément dans le public en train d'être manipulée par la musique, et une scientifique qui l'aurait observée derrière une vitre en prenant des notes. Manipulation ou pas, elle sentait monter en elle le même type de colère sans cible précise que lorsqu'elle avait cassé cette chaise, il y a plusieurs années – mais cette fois, il lui semblait que cette montée d'adrénaline était positive, constructive. Le même type de courant était en train de traverser le reste du public et tout le monde paraissait à l'unisson - un ressort comprimé qui attendait juste qu'on presse la détente et qu'on repeigne les murs avec de la cervelle. Le niveau d'énergie accumulée était terrifiant.

L'énergie du désespoir, se dit-elle. Celle qui permet de soulever des voitures ou de sauter par-dessus une clôture de deux mètres.

Le chanteur cracha à nouveau sa voix éraillée dans le micro, en narrant l'histoire d'un acteur raté en phase terminale de cancer qui se suicidait dans son lit d'hôpital en espérant trouver un public plus à même d'apprécier son talent dans l'au-delà. Une heure et demie avant, ce concept aurait semblé ridicule au possible - mais depuis que l'atmosphère de curieuse morbidité positive véhiculée par la musique du groupe avait rempli la salle, ce type d'histoire semblait d'un coup terriblement grandiose.

Comme d'habitude, les fans des premiers rangs connaissaient les paroles à la virgule près, en reprenaient des phrases - « death is my new cure, and through this torture, this phase I'll endure- » - et ce qui devait être le dernier refrain approchait aussi inexorablement que le tonnerre après que la foudre ait frappé - « I need to be sure, and the- »

« CURTAIN IS RISING! » hurla le chanteur en sautant tandis que la saturation sonore atteignait un point de non-retour dans un tourbillon de lumières roses et bleues éblouissantes, quasiment stroboscopiques -
« PUBLIC APPLAUDING! » - ce type allait effectivement se taper un cancer de la gorge d'ici dix ans s'il continuait de maltraiter ses cordes vocales comme ça -
« MY HANDS ARE SHAKING! » - les mains d'Ada tremblaient aussi, et des gouttes d'eau tombaient sur son visage -
« THIS IS HAPPENING! » - est-ce qu'Astro s'était mis à pleurer, à sa droite ? -
« I turn around and it's an empty scene » - oh merde, il n'y avait bel et bien rien après la mort du narrateur -
« Is that it? Is that all there is? » - merde, maintenant elle avait envie de pleurer aussi -
« IS THAT IT? » - il fallait vraiment que ce crescendo d'énergie s'arrête ou elle allait éclater -
« IS THAT ALL THERE IS? » - il fallait qu'elle casse quelque chose -
« IS THAT IT?? » - Elle aurait pu tuer quelqu'un à mains nues -
« IS THAT ALL » - traverser les murs -
« THERE » - fuser hors de son corps à en éclater le plafond -
« IIIIIIIIIIIIIIIIIIIS??! » - exploser comme une supernova -

Comme si quelqu'un avait subitement arraché une prise, les effets visuels s'éteignirent et la musique s'acheva sous les applaudissements frénétiques du public. Les lumières revinrent graduellement à la normale, le groupe salua la salle, le chanteur cria « MERWCI PAWRIS », et, après quelques courbettes de plus, commença à ranger son matériel comme si tout ce qui s'était passé jusque là était habituel.

Le public se dispersa peu à peu. La tête d'Ada bourdonnait et son corps lui semblait anormalement léger. Elle avança dans une forme d'irréel cotonneux jusqu'à la sortie. Bizarrement, ses pulsions explosives d'à peine quelques minutes avant avaient été comme drainées, et la masse critique d'énergie accumulée dans le club, qui aurait pu déclencher une révolution ou restructurer la réalité vers le paroxysme du concert, s'était dissipée comme par magie.

Une fois dehors, l'air frais de la nuit de juin lui fit l'effet d'un retour brutal à la normalité. Elle ne se rendait compte que maintenant qu’elle était en nage, et que le maquillage de Cyril avait coulé.

« C'était dément, » conclut-il, un peu ébouriffé.

« Ils étaient meilleurs à Londres en 2010, » objecta Leïla.

Quant à Astro, il s'essuyait les yeux le plus discrètement possible, semant des paillettes violettes partout sur la manche de son blouson.

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« Et tu vas vers où, toi, du coup ? »

« Châtelet. »

« Cool, on va faire un bout de chemin tous ensemble. »

C'était très bizarre de se trouver aussi tard dans le métro, avec les couloirs quasi déserts et l'écho de leurs pas. Un espace de ce genre était supposé grouiller de monde et résonner d'un brouhaha de voix, mais non – il n'y avait qu'eux quatre sur le quai, avec l'air d'une bande d'épouvantails plus ou moins fluo, et un unique sans-abri à l'autre bout, couché sur un carton, la tête tournée contre les carreaux de faïence du mur.

Avoir traversé ce concert côte à côte par hasard semblait avoir fait d'eux des amis par obligation. Cyril et Astro étaient en train d'échanger leurs contacts et leurs numéros de téléphone avec enthousiasme – ils semblaient s'entendre comme larrons en foire. Leïla, pour sa part, s'était à moitié écroulée sur l'épaule d'Ada, qui pianotait sur son téléphone en quête d'informations sur Midnight Blossom. Elle voulait tout savoir sur le groupe, maintenant.

Ils n'avaient pour l'instant que deux albums à leur actif, sans compter leur démo, dont les fans s'échangeaient des mp3 piratés via toutes sortes de forums internet comme s'il s'agissait de textes sacrés d'une grande rareté. Ils étaient plus connus, bien entendu, dans les pays anglo-saxons qu'en France, mais ils étaient encore loin de pouvoir remplir de grandes salles même outre-manche. Le groupe avait malheureusement percé juste au moment où la mouvance émo avait pris du plomb dans l'aile, et il s'était retrouvé rangé dans le même panier que toutes sortes de groupes qui avaient rejoint le mouvement sur le tard sans vraiment innover sur ses thèmes ni ses sonorités. Rolling Stones avait apparemment descendu le second album en flammes, critiquant une écriture prétentieuse, une fusion de sonorités screamo et future pop presque aussi mal gérée que Stick Stickly d'Attack Attack, et un chant peu maîtrisé. Le magazine Mojo les avait qualifié de « vendeurs de magasin Hot Topic qui avaient très envie d'être Tool, mais avec moins de neurones à eux cinq qu'il n'y en avait dans l'orteil gauche de Maynard James Keenan. » Un critique musical très en vue sur youtube avait déclaré qu'il aimait lire les textes du groupe et qu'ils étaient un régal pour les yeux, mais que malheureusement, il avait aussi des oreilles. Ada renifla pour étouffer un petit rire.

Parmi les cinq membres, le chanteur et la bassiste, Cecil et Aisling, étaient frère et sœur, nés en Irlande, et ils avaient commencé à écrire des poèmes ensemble suite à un accident de voiture qui les avait bouleversés et leur avait, d'après eux, « fait entrevoir l'infinité de l'univers et la terrible fragilité humaine » quand ils étaient adolescents. Ils avaient recruté les autres membres du groupe plus tard, fait une démo, et changé leur nom de scène suite à l'incident ultérieur que Cyril lui avait déjà raconté - ça avait effectivement inspiré le chanteur pour continuer à écrire davantage de textes bizarres et morbides avec sa sœur et les mettre en musique.

« Mais c'est un nom à double sens, » expliquait Aisling dans une interview. « Il vient d'un événement tragique, parce qu'une mort prématurée l'est toujours, mais cette mort a accidentellement donné naissance à quelque chose de beau et d'inspirant, vous voyez ? Nous voulons la transformer en message de vie et d'espoir, en incitation à dépasser la souffrance ou les difficultés plus banales du quotidien. Nous souhaitons que nos fans n'y voient pas un cri de désespoir, mais un cri de ralliement, une ligne à laquelle se raccrocher quand ils vont mal, une motivation pour tenir bon et créer quelque chose de beau. Nous nous épanouissons dans le noir, ensemble : c'est ça le sens de Midnight Blossom. »

C'était en effet très prétentieux de leur part, mais ça partait d'un bon sentiment, et c'était formulé de façon qui sonnait plutôt sincère. Ada commençait à regretter de ne pas les avoir suivis plus tôt. Cette soirée, en plus d'élargir ses horizons, l'avait comme revitalisée, et décomplexée vis-à-vis de ses goûts musicaux.

Leïla s'étala encore un peu plus sur l'épaule d'Ada, et sa frange fuchsia commença à lui chatouiller la joue gauche. Ses cheveux sentaient la sueur, la laque et le shampoing à la pêche. Elle marmonna un « non, non » dans son demi-sommeil et s'agita comme si elle repensait à quelque chose de désagréable. Une fine pluie de particules sablonneuses et brillantes se répandit sur la veste d'Ada - elle finit par comprendre que celle-ci émanait d'un des piercings des oreilles de Leïla. Quelle que soit la technique qui permettait de les faire briller de l'intérieur comme ça, elle avait visiblement des inconvénients, mais elle décida de ne pas la questionner davantage à ce sujet, vu son degré de fatigue.

Encore une minute avant l'arrivée du métro, d'après l'affichage. Cyril tentait en vain de rectifier son maquillage dans le reflet de son écran de portable. Astro fredonnait une des chansons du concert, From the Gutter to the Stars, plus spécifiquement un passage qui parlait du fait de regarder l'immensité de l'espace et de se sentir insignifiant. C'était vrai, se disait Ada, l'espace était grand et froid et n'en avait rien à cirer de ces petites créatures qui grouillaient sur ce caillou nommé « Terre » qui tournait à toute vitesse autour d'une boule de gaz en feu. Si des créatures plus intelligentes existaient ailleurs, elles n'auraient aucune raison de regarder de ce côté-ci. Elle n'arrivait peut-être pas à n'en avoir rien à foutre de rien, comme elle aurait sans doute pourtant dû, elle qui se prétendait punk, mais au moins, c'était plutôt rassurant de ne pas se sentir jugée par le reste de l'univers.

« Eh, vous savez où on est ? » dit soudain Cyril, qui, malgré ses efforts pour rattraper son maquillage, ressemblait toujours à un membre de la famille Addams qui aurait pris une tempête tropicale en plein visage. Leïla sursauta et se redressa en papillotant des yeux, saupoudrant des particules brillantes un peu partout autour d'elle. Bizarrement, la lumière avait arrêté d'émaner de ses piercings.

« Euh, si on est bien tous sur le même plan de réalité, on est à la station Pigalle, » répondit Ada.

« Ouais mais c'est quoi l'endroit où on est ? » insista-t-il avec l'air de quelqu'un qui se retenait de donner la chute d'une blague trop tôt.

Oh non.

« Ne réponds pas qu'on est dans une- » commença Ada en fixant Leïla d'un air suppliant, mais elle avait déjà dit « une station de métro ? » avant qu'elle ne puisse achever sa phrase.

Avec un geste théâtral, Cyril appuya triomphalement sur le bouton play de l'écran de son portable, et la chanson Shake It de Metro Station, atrocement compressée par le minuscule haut-parleur du téléphone, se mit à retentir en écho sur tout le quai pile au moment où leur train arrivait.

Ada se mit à rire malgré elle en montant dans la rame quasi vide, et se bagarra gentiment avec Cyril pour appuyer sur le bouton pause de la chanson, faisant mine de la détester alors qu'elle s'éclatait autant que lui. Astro tourna autour d’une des barres verticales en mimant un très, très mauvais pole dance, déclenchant un mélange de huées et de cris enthousiastes. Ils finirent par s'écrouler sur quatre sièges, Leïla semant ses paillettes partout, Astro avec son espèce de tutu qui l'entourait comme un halo, Cyril avec son eyeliner à la truelle et ses pieds sur le fauteuil, et Ada qui regardait tout autour d'elle dans la rame sale et vandalisée comme si le monde entier s'était mis à chanter. Tout lui semblait formidable, des lampes blafardes aux tags sur les affiches, des sièges usés au bruit du métro sur les rails. Tout était miraculeux dans un univers où la lumière était une denrée rare et la vie, un accident chimique. Et pourtant ils étaient là, tous les quatre, ensemble, et un peu ridicules. Elle se sentait vivante. Elle se sentait comme un miracle.

Ce sont les meilleures années de nos vies, se disait-elle, toujours sur son petit nuage euphorique. Et ça ne va aller qu'en s'améliorant, maintenant qu'on a laissé nos démons en arrière.

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