Chapitre 2.5 Fragments de vie

Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph

Harcko

Jour 5 après la chute d'Aleph

"…Би тэднийг цохихыг хүсч байна.

- أكل موتاكم!"

Il y avait de l'eau dans le gaz entre les deux fortes-têtes de l'équipe. Et ça virait au dialogue de sourds. Le fait qu'ils n'aient pas vraiment de langue en commun n'aidait certes pas.
Le vieux mythe de Babel prenait une forme bien pragmatique, entre membres de la Main du Serpent. La Bibliothèque imprégnait lentement ses résidents et prenait un peu d'eux également, et cela avait pour conséquence fort pratique une compréhension mutuelle assez universelle. Vous pouviez venir d'une Branche paumée et ne vous exprimer que par bulles, et pourtant réussir à tenir une discussion passionnante sur la métaphysique avec un thaïlandais venant du Tronc. Mais cette convention de traduction avait aussi ses limites. La principale étant qu'il fallait avoir l'intention d'être compris.

Ce fut Camille qui rétablit la communication, par un sonore revers du droit. Mark redressa lentement la tête, passa la langue sur ses dents, et posa délicatement sa sacoche sur le côté. Puis, d'un mouvement soudain, il agrippa la longue tresse de la jeune femme. Pour lui faire goûter la poussière de la route probablement. La galanterie était morte avec la normalité, et ces deux-là s'acharnaient sur son cadavre.
"Vous devriez arrêter de vous engueuler, ça vous fatigue pour rien…"
Pas de réponse probante. Le docteur se débarrassa de la touffe de cheveux roux restée accrochée à sa main tandis que l'historienne lui faisait un doigt d'honneur rageur.
"… essayez de bien vous entendre, ça euh, rendrait les les choses plus sympas ?"
Une double grimace entre l'incrédulité et la pitié répondit à ma timide tentative de médiation. Au moins ils avaient l'air d'accord sur un truc, j'en ai profité :
"Je propose que je m'occupe de la carte. Et qu'on ne prenne plus jamais de raccourcis."


Des pissenlits au menu. Trop vieux, et sans vinaigre ni lardons. Apparemment c'était bon pour la santé et il fallait économiser les boîtes.
"Je peux avoir le citron ?
- Attrape !
- Merchi."
C'était pas vraiment meilleur avec, mais tant qu'à essayer d'éviter le scorbut, autant le faire bien.
Quoique. L'acidité rendait les feuilles un peu moins raides et amères.


"RIVIÈRE EN VUE !"
Un sourire a illuminé immédiatement le visage fatigué des passagers du petit véhicule. Au fond de la vallée encaissée courait un cours d'eau à l'aspect tout ce qu'il y a de plus ordinaire.
Camille s'est mise à farfouiller dans les tréfonds du side-car, pour en ressortir triomphalement un packaging blanc et bleu. C'était un tube de savon liquide. Mark, quant à lui, a scruté le ciel de l'air de l'expert en train de rendre le verdict de sa carrière.
"Je ne pense pas qu'il pleuvra aujourd'hui. C'est le moment !"
Je n'aurais jamais imaginé pouvoir être aussi heureux à l'idée de faire la lessive.


Un micro tendu, trop près de mon nez :
"Qu'est-ce que vous pensez de la situation ?
- Pardon ?
- Quelle est votre opinion sur l'action du gouvernement pour ses citoyens, actuellement ?
-… Quel gouvernement ?
- L'officiel. Pas celui en exil, ni les séparatistes.
- Alors… vous pouvez me rappeler dans quel pays on est ?
- Euh, Jordanie.
- Ah ! Les gens j'avais raison : on est sur le bon chemin !
- Oui mais du coup ma question… ?
- Pfrrrt. Aucune idée vous savez moi je squatte dans une bibliothèque depuis plusieurs années. Dans mes souvenirs la situation politique de la Jordanie, ça se limite à "Moyen-Orient".
- Ah ouais chaud.
- Ouais. Chaud.
- …
- Et du coup c'est une bonne situation ça, journaliste ?
- Le système bancaire s'est effondré, je peux même plus me plaindre d'être sous-payée.
-…
- … je suis même pas payée de toute façon."
Elle est retournée aborder d'autres occupants du camp de réfugiés pour son micro-trottoir, avec une énergie déconcertante. C'est ce qu'on devait appeler une vocation. Je suis retourné vers les deux autres d'un pas léger, ça faisait plaisir de voir des personnes aussi dédiées à leur passion.


"… j'essaie de voir le verre à moitié plein !
- Quel verre ?
- Non, c'est une expression Mark.
- Ah.
- C'est comme… voir les choses du bon côté, ou la vie en rose !
- Aucune forme de daltonisme ne permet ce genre de choses, à ma connaissance.
- …
- Après, je suppose qu'avec des verres teintés… même si je ne vois toujours pas pourquoi ils seraient à moitié pleins.
- Tu sais, des fois je comprend pourquoi Camille te trouve fatiguant."


"J'aime pas quand on roule de nuit…"
L'historienne trouvait toujours de quoi se plaindre. Je crois que c'était une façon de se remonter le moral. Ou alors un moyen de se sentir utile. J'ai laissé couler. Mark s'est légèrement crispé, mais il était visiblement trop épuisé pour lancer une des remarques agacées qui mettait invariablement la jeune femme sur les nerfs.
Personne n'aimait rouler de nuit. Mais il y avait des moments et des endroits où on ne se sentait pas de s'arrêter.
La forêt de résineux défilait de chaque côté de la route, les longs troncs régulièrement espacés disparaissant dans l'ombre, à la lisière du phare unique de la moto. Une forêt artificielle qui avait perdu tout sens avec la chute de ceux qui l'ont plantée. Ne restait que les arbres, et le vide de la nuit séparé soigneusement par des rangées bien droites de troncs noirs.
Soudain, une ombre est apparue dans le faisceau de la lampe. J'ai écrasé la pédale de frein, et le pneu avant a un peu dérapé avant de nous arrêter sur l'asphalte, à quelques centimètres d'une petite fille. Elle devait avoir six ou sept ans, et portait une polaire jaune délavée et un short rose qui n'arrivait pas à cacher des genoux blessés. Elle pleurait.
Entre deux sanglots, elle a réussi à articuler quelques mots : "J'ai perdu mon papa".
Derrière moi, le médecin a serré plus fort sa sacoche, et j'ai entendu du coin de l'oreille un léger bruit métallique qui ressemblait beaucoup au désenclenchement d'une sécurité. J'ai arrêté d'hésiter et ai accéléré comme si ma vie en dépendait. Le petit véhicule a bondi en avant.
L'enfant a disparu loin derrière, à nouveau avalé par la nuit.

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