Chapitre 11 : La fin du périple

Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph

Seyph

Jour 65 après la chute d'Aleph

Je ne sais pas ce que j'ai dit. Tout était flou déformé par les larmes de rage. Je crois que j'ai hurlé. Peut-être même détruit un peu de mobilier précieux et brisé quelques reliquaires. La Lance n'était plus là, le reste n'était que des antiquités stupides, enchâssées dans le verre et l'or. Personne ne les vénèrerait plus jamais…Tout le monde était mort.
Mark était mort. Comme un personnage secondaire que l'auteur aurait oublié. Comme une sous-intrigue insignifiante dans un bouquin qui crame.
Comme si il n'était personne.
Effacé, devant quelques mots sur un post-it. "J'ai la Lance. H."

Injuste. INJUSTE ! Horriblement logique et banal. Et après tout ce qu'on avait accompli ensemble, une telle banalité était la pire insulte.
La fin du monde ! Les singularités, les coulées de boue, les pénuries, les pillards, les bestioles, les blessures, les zones d'exclusion nucléaire… L'incendie de la Bibliothèque, les Daevites… On avait survécu à tout ! Et Mark finirait comme ça ? D'une simple maladie ?


Ci-gît Mark de la Main du Serpent, dont le nom et l'ascendance me sont inconnus. Ce fut un brave compagnon, un bon médecin et un thaumaturge accompli. Un casse-couilles fini aussi… Incapable de comprendre le second degré et inflexible sur ses principes. Un ami.
On ne sait pas vraiment d'où il venait. Des steppes, quelque part sur le Tronc ou dans une de ses Branches les plus proches, sûrement. Comme chacun d'entre nous, il appartenait à la Bibliothèque, et il se sentait probablement plus proche de la section byzantine que de quelque terre que ce soit.
Un apatride de l'Arbre-monde, qui repose maintenant dans la terre du Tronc, mais ne nourrira jamais Yggdrasil. Aurait-il fallu un bûcher pour qu'ils soient réunis ? Nous avons trop vu de chair et de pages brûler.
Que ceux qui lisent ceci se souviennent de lui. Qu'ils se souviennent de nous. La mort, elle, ne nous oubliera pas.

J'ai regardé l'inscription maladroitement gravée dans la dalle ancienne, qui dépassait à présent un peu par rapport au niveau du sol, et me suis détournée pour prendre le paquet de pansements que me tendait Leonard. Il avait les doigts couverts de sparadrap tout neuf, et un sourire, comme toujours, même si ses yeux ne reflétaient qu'une tristesse profonde. Il voulait être fort. Il l'était : traverser l'Anatolie en solo l'avait endurci.
Après un petit temps à me regarder galérer avec le désinfectant, une idée a eu l'air de lui passer par la tête.
"Viens on fait une fête.
- Pardon ?
- Une fête. On met des décorations, de la musique, et on boit un coup !"
Il aurait pu me sortir qu'il était un canard en plastique, ça aurait été aussi incongru.
"… et où tu trouves la musi…"
D'un air théâtral, le jeune informaticien sortit une petite boîte, y vissa un espèce d'entonnoir, et appuya sur une suite de boutons aléatoires. L'appareil crachota, puis un rythme chaloupé de bachata retentit dans l'église-musée.
"J'ai bricolé ça, quand vous étiez à Istanbul. Je sais pas par quel miracle ça marche vu les fonds de décharge que j'ai dû utiliser, mais on se sent moins seul avec un peu de son…"
J'ai fermé la bouche. C'était peut-être pas une si mauvaise idée. Quitte à creuser une tombe, autant danser autour.
Il a soulevé un sourcil, l'air un peu facétieux.
"Alcool ?
- Fort.
- J'ai le rhum arrangé d'il y a deux escales.
- Parfait, à la tienne et monte le son !"
Tard dans la nuit, on a entendu des rires et des chants dans l'antique bâtiment.


Les yeux rouges, la voix cassée et le cœur un peu moins lourd, nous n'étions plus que deux sur le vieux scooter. Derrière, très loin, l'immense panache de vapeur radioactive de Metsamor continuait de se répandre. La brûlure n'avait toujours pas guéri. Je ne l'avais toujours pas montrée à Leonard.
On n'avait pas vraiment de destination, mais d'un accord tacite, le but était "plus loin". Le complexe monastique d'Etchmiadzin était un endroit relativement sûr, on aurait pu y installer une base et vivre à l'écart de beaucoup des dangers d'un monde agonisant. Mais ça voulait dire que tout notre voyage jusque-là n'aurait servi à rien. On n'aurait pas pu passer chaque jour devant la tombe de Mark et assumer tout l'échec qui avait mené à sa mort. La seule solution restait la fuite en avant. On trouverait une raison plus tard. Notre périple aurait un sens, et on irait le chercher. Il fallait juste continuer.
"Plus loin" nous emmena dans un autre pays, l'Iran. Du temps avait passé depuis le début de la fin du monde, et on avait dépassé depuis un moment le stade de l'effondrement civilisationnel. Croiser un humain vivant ou sain d'esprit tenait à présent quasiment de l'anomalie. Mais il y avait des exceptions. À Maku, une petite ville encaissée au milieu de hautes falaises, il restait une communauté de gens normaux. Ils ne nous ont pas laissé rentrer dans la vallée, mais en échange d'un raid plutôt dangereux sur un dépôt routier à 15km de là, ils nous ont réparé le moteur qui commençait à vraiment faire un bruit bizarre, et ont donné des vêtements plus adaptés au climat du coin. Le climat du coin impliquant un certain nombre de créatures chimériques semi-légendaires à la morsure pétrifiante, les vêtements en question étaient opportunément renforcés de plaques de métal au niveau des bras, du cou et des genoux. Les coques en plastique dur des gants avaient l'air presque incongrues au milieu de ce bric-à-brac artisanal, mais elles n'étaient pas moins utiles. Ça faisait juste bizarre de voir un bout d'avant pensé pour l'épreuve de la violence. À force, j'avais presque oublié que la société normale connaissait aussi le goût du sang.
Après Maku, ça a été Khoy. Chaque espace vert était piqué de stèles dressées, pas très bien alignées, trop nombreuses. Il y avait des noms sur certaines. Beaucoup d'autres étaient muettes. L'herbe commençait à repousser. Personne.
On est tombés en panne d'essence dans la banlieue de Maragha. On a essayé de faire le plein avec de l'éthanol, ça n'a pas marché. J'ai craqué. Leonard a vidangé tout seul pendant que j'essayais de compter les oiseaux qui croassaient, perchés par centaines sur la station essence. On a préféré marcher deux heures de nuit plutôt que continuer de les entendre se foutre de nous. On n'a retrouvé de quoi remplir le réservoir que deux jours plus tard.
À Soltaniyeh, le parc municipal avait un toboggan. On a perdu une heure mais ça valait le coup.

On a mis de la musique, souvent. On s'est brisé la voix dessus. Comme si les basses pouvaient éteindre le doute, comme si on pouvait fixer les moments de joie dans le son. Comme si on pouvait devenir sourds à tout le reste. Comme deux adelphes en vacances, en train de s'inventer des histoires de fin du monde sur une bande originale de film. Mark, l'adulte responsable, était parti voir une connaissance en nous laissant la clé de la vieille bécane et on profitait des vacances d'été, sans penser à la rentrée, ou aux responsabilités qui nous sortiraient de l'adolescence. Ça arriverait trop tôt. Il valait mieux faire semblant d'être des adultes qu'en être vraiment.
Eh, Leo… Qu'est-ce que tu ferais si un zombie m'attrapait, là, maintenant ?
- Je lui ferai manger la pelle et le le décapiterai ! Paf ! D'un coup de pied retourné dans la mâchoire.
- Hahaha putain t'es con. T'as vu tes muscles de crevette ? Il t'utiliserait comme cure-dent !
- Moi au moins je serais pas assez con pour me faire attraper !

Un road trip plein de zombies imaginaires et de rock un peu vieux jeu, c'était une belle façon de mettre à profit les meilleures années de sa vie.
Mais les morceaux avaient toujours une fin, les piles s'épuisaient, la route s'interrompait. À un moment, il fallait revenir sur terre. Trouver de l'eau. Se cacher. Entendre Leonard pleurer la nuit.
Se confronter au silence.
Avoir conscience de sombrer.


105ème jour après le début de la fin du monde. Je crois qu'on était un dimanche. Pas sûre. On a dit que c'était un dimanche quand même.
Quelque chose était différent.
Le réveil, comme d'habitude, a été avant l'aube. L'heure où le ciel commence à pâlir n'est pas moins dangereuse, mais elle fait moins peur. La nuit est opaque, le jour cru et sordide. Entre les deux, il est plus facile de profiter du café. Il faut bien démarrer la journée quelque part.
Dès qu'il a fait assez clair, on a fourré les couvertures sous le bidon d'eau au dessus de la roue arrière et on a repris la route. On avait besoin de vivres, donc j'ai fait la lecture des panneaux pour nous diriger vers Qom, la grande ville la plus proche. On avait beaucoup évité les grandes agglomérations après Jérusalem et surtout Istanbul. Malgré ça, l'informaticien n'a pas vraiment protesté. Je suppose qu'on se sentait aussi seuls et fatigués l'un que l'autre. On espérait peut-être vaguement croiser des gens, au risque qu'ils soient hostiles ou morts. Ou morts et hostiles en même temps.
N'importe quelle merde en forme d'humain ferait l'affaire. On en était à ce point.

Ces pensées ont été assez rapidement remplacées. C'est Leonard qui a remarqué la faille en premier. Il avait de bons yeux. Au départ, c'était juste un fin scintillement derrière les nuages. Puis, à mesure que la route défilait sous nos roues, c'est devenu une véritable déchirure, qui zébrait le ciel de part en part. Une déchirure qu'on avait déjà vu quelque part.
"C'est… la Bibliothèque ?"
Jamais la Bibliothèque n'avait été aussi proche de la réalité d'aucune de ses Branches. On pouvait distinguer des lumières mouvantes, des flashs, les angles tordus des étagères monumentales. La Bibliothèque existait encore ! Mieux, il y avait encore quelqu'un pour y déclencher des explosions. Ça n'était donc pas entièrement un terrain occupé ! Je me sentais à l'étroit dans ma poitrine. Comme si mon cœur, séché par une longue absence d'espoir, imitait une éponge et reprenait soudainement sa place d'origine.
Le jeune homme avait l'air aussi secoué. Il serra les mains sur les gaz et dit, d'une voix ténue que je ne lui connaissait pas jusque là.
"Il faut qu'on trouve une Voie."


Par chance, il y avait une Voie à Qom. Par malchance, elle était à trente mètres de hauteur, environ quinze mètres plus haut que la plupart des bâtiments du coin.
Mais ça n'était pas le genre d'obstacle qui pouvait arrêter deux Mains affamées, après une traversée du Moyen-Orient en pleine apocalypse. Une patrouille armée non plus.
Quatre soldats iraniens assommés jetés en tas dans un coin, un vol de toile cirée et une séparation pleine d'émotions avec un scooter plus loin, on avait un plan tout prêt pour rentrer.
J'ai jeté le jerrycan vide sur le côté pour admirer le glyphe qui miroitait au soleil. C'était difficile de travailler avec des liquides, mais ça ferait le travail.
"Bon, on récapitule le plan. Étape un : je déclenche la réaction. Étape deux : on monte sur le toit. Étape trois : on saute avec la voile. Étape quatre…
- … On essaie de ne pas s'écraser.
- On s'écrasera paaaas. Étape quatre je disais : tu ouvres la Voie et on arrive sains et saufs à la maison !"

J'ai craqué une allumette. L'essence a pris feu. Démarrage de la première séquence, dans quelques secondes ça serait la partie thaumaturgique qui réagirait. Idéalement ça augmenterait la vitesse de la colonne d'air montante chauffée par la combustion, qui nous permettrait d'aller vers le haut plutôt que vers le bas. J'ai ajusté le harnais improvisé qui me reliait au grand tissu, roulé en boule dans les bras d'un Leonard à l'air dubitatif. Le nœud en huit à sa ceinture ne lui inspirait pas plus confiance que ça.
Les flammes se mirent à tourbillonner de plus belle et un courant d'air puissant me fit voler les cheveux dans la figure : le cercle fonctionnait. Il fonctionnait même très bien. Trop bien. En quelques secondes le vent avait gagné en puissance, et était de plus en plus fort. Le cercle s'alimentait tout seul, augmentant de façon exponentielle son action sur la réalité. J'ai à peine eu le temps de penser au mot "emballement", qu'une rafale arracha le tissu étanche des mains de l'informaticien.
Le solide bout de corde tressée se tendit. Dans un violent coup au niveau des reins, mes pieds ont quitté le sol, ma vision s'est obscurcie, et je suis allée voir les nuages façon lance-pierre.
"C'É..AIT UNE…VAISE IDÉEEEEE !"
Au moins on allait vers le haut, comme prévu. Avec la vitesse de rotation, la grâce et l'élégance d'une paire de bolas fonçant sur un sanglier sauvage, certes, mais j'étais quasi-certaine que c'était une ascension.
"J'AI ENVIE DE VOMIR.
- …A S'…RÊTE COMM…T, C…TE…RDE ?!
- JE SAIS PAS !"
Un débris est passé à toute vitesse entre nous deux, suivi d'un long bruit de déchirure. Plus de voile. La rotation s'est soudainement arrêtée, nous permettant de constater un certain nombre de choses. Premièrement, on était très haut. Deuxièmement on était en chute libre. Troisièmement c'était, en effet, une mauvaise idée.
"OK ÇA VA LE FAIRE !"
Toujours d'un optimisme à toute épreuve. Pour quelqu'un qui ne voulait pas faire confiance à mon parapente DIY tout à l'heure, il avait l'air super détendu à l'idée de goûter le sol à la vitesse terminale. Il a dégainé un stylo bic et s'est mis à griffonner des lignes sur son avant-bras en marmonnant des choses qui m'étaient complètement inaudibles à cause du vent. Ça ressemblait parfois à des calculs, parfois à des lignes de code. Le bitume se rapprochait.
"ATTENDS, TU VEUX QUAND MÊME PAS RENTRER DANS LA VOIE AU MOMENT OÙ ON PASSE DEVANT ?!?"
Pas de réponse. Évidemment que c'est ce qu'il voulait faire.
Trente mètres de haut, ça voulait dire, à notre vitesse, aucune marge d'erreur. Ça voulait aussi dire aucun plan B, car toute interférence perturberait l'opération.
Plus que quelques secondes avant l'impact.
J'ai fermé les yeux.
"SI ON MEURT JE TE TUE !
- OK."


On pendouillait, la tête en bas, au milieu des étagères renversées et des livres en vrac. La toile cirée à fleurs déchirée s'était empêtrée dans les structures sculptées qui servaient de délimitation entre les sections.
Le regard interloqué d'un humanoïde à oreilles d'ours qui faisait bouillir de la purée dans un grand chaudron nous confirma qu'on avait bien atterri là où on voulait.

Bon retour à la maison.

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