Équipe 11 : Harcko, Dmark et Seyph
Seyph
Jour 65 après la chute d'Aleph
- Echtmida..Etchima…
- Etchmiazdin ?
- Toujours pas ça. T'as inversé des lettres."
Depuis un petit quart d'heure, un débat un peu distrait était en cours avec le jeune conducteur. La juste prononciation d'Etchmiadzin était un sujet assez complexe pour occuper le trajet. Mark, dans le side-car, dormait. Sa tête bringuebalait au rythme des cailloux de la route, mais il était trop fatigué pour s'en plaindre. Son état s'était aggravé, ces derniers jours. Les symptômes respiratoires surtout. Quand, du haut de mon absence flagrante de connaissances en médecine, j'avais dit que ça ressemblait à de la tuberculose, le médecin avait éclaté de rire, avant de cracher ses poumons de plus belle. On avait été obligés de faire des trajets plus courts et des pauses plus longues. L'exposer le moins possible au danger voulait aussi dire prendre plus de risques individuellement : pour chercher des vivres ou des abris, les expéditions solitaires étaient devenues obligatoires. Moins de marge voulait dire plus d'angoisses, plus d'improvisation, moins le droit à l'erreur. De la vulnérabilité, dans un contexte où tout était potentiellement mortel.
C'était épuisant, mais le but était à portée de main. Avec la Lance, on pourrait enfin faire une différence. Peser dans la balance. En regardant distraitement l'horizon qui prenait à ce moment une teinte gris-jaune, j'ai repensé à une discussion qu'on avait eue, il y a une éternité, au milieu de l'Anatolie.
Le soleil était couché, et une brume froide avait nappé le paysage aride de silence.
Le temps que la conserve de haricots réchauffe, on s'était mis à parler, et la conversation avait dérivé sur le message laissé par la Bibliothèque, à Jérusalem.
"La prophétie. Ça n'est pas un simple message non plus."
Mark accordait beaucoup d'importance à des détails très précis et ça me donnait parfois juste envie de le frapper.
"… la prophétie oui du coup. On en fait quoi ?"
Le jeune homme touilla un peu la boîte en métal pour que les féculents n'accrochent pas, et répondit tranquillement.
"On l'accomplit. Non ?
- Ouais enfin après "Chercher" et "la place d'une Main", ça reste un peu vague.
- Déjà, on sait quoi chercher. C'est évidemment la Lance de Longinus."
Leonard leva sa cuitochette d'un air pensif. Il avait l'air moins certain que son aîné quant à la nature de ce qui était à trouver.
"Je sais pas… On est vraiment sûrs que c'est la vraie Lance ? Parce que bon, les reliques…"
Le chaman, qui était en train de trier des feuilles et fleurs médicinales diverses pour les faire sécher et s'en servir plus tard, répondit presque distraitement.
"C'est la Lance, il n'y a pas de doute possible pour celle-là. Celle de Rome est présentée comme la vraie, mais c'est du décorum."
Un souvenir fugace m'est revenu.
"Une question de concentration je crois. Comme quoi le Vatican avait déjà trop de reliques et menaçait de devenir un nexus par résonance ?
- Ça, et la balance des pouvoirs de notre côté du Voile. Exousía kai apokryfistikés dynámeis apó to Megálo Schísma1, tu l'as lu ?
- Une personne chère m'en a parlé…"
C'était Ana. Je n'ai rien dit de plus et me suis abîmée dans la contemplation des bulles qui éclataient à la surface de notre futur repas. Ils ont continué à bavarder.
"Ah ok c'est pas comme les morceaux de la croix plus nombreux que ce qui est physiquement possible.
- Non, pas de réplication spontanée. De ce que j'ai lu, c'est plutôt un objet stable.
- Et il fait quoi ?
- Pfffrt. Aucune idée. Mais on peut extrapoler que c'est dangereux et très puissant.
- Très utile en cas de fin du monde.
- Exactement."
Les deux avaient une lueur dans les yeux qui me faisait penser qu'ils étaient sur le point de parler de plusieurs sujets complètement différents simultanément et d'en avoir pour la moitié de la nuit.
"Gaffe, la bouffe va déborder."
Ils ont immédiatement reporté leur attention sur la conserve, abandonnant leur train de pensées. Ils pouvaient disserter autant qu'ils voulaient, mais il y avait des priorités.
Etchmiadzin était une petite ville, assez semblable à beaucoup d'autres. Pas particulièrement riche ni particulièrement pauvre. La rouille s'installait sur les terrains de sport depuis quelques années. Les traces de suie, elles, ne devaient pas dater de plus de deux mois. Un incendie avait visiblement ravagé tout le nord et une bonne partie de l'est. Il ne s'était arrêté qu'au moment d'arriver aux grandes rues dégagées du centre.
"Comment on fait si la Lance est dans un endroit qui a brûlé ?
- Pitié non !
- On devrait chercher à kof kof… savoir où elle est d'abord."
C'était raisonnable. Un panneau à moitié fondu nous a indiqué la localisation de l'office de tourisme et on a mis une petite heure de plus à y arriver. La circulation dans des ruelles couvertes de scories était relativement ardue. Heureusement, il avait plu récemment, ce qui évitait les yeux irrités, gorges sèches et maux de tête qui venaient avec l'inhalation des poussières et cendres soulevées par le vent. C'était mieux pour notre malade, aussi.
L'office de tourisme avait été épargné par le feu. C'était un petit bâtiment assez peu remarquable, dont les drapeaux colorés avaient pris une teinte maronnasse, lavée par les particules de charbon. L'un des mâts était cassé.
Un liquide sombre dégouttait de sous la porte coulissante constellée de craquelures. J'en connaissais trop bien l'odeur et la texture.
"Y'a des cadavres là-dedans."
Mark a haussé les épaules et Leonard a mis ses lunettes de moto sur le nez. Situation banale, réponse banale.
La porte s'est ouverte dans l'horrible crissement d'une poignée de verre pilé frotté sur la pierre. Après un rapide coup d'œil aux deux carcasses pendues derrière le bureau de l'accueil, je me suis mise à détailler la pièce. Elle était plutôt basse de plafond, sobre et peinte de couleurs neutres. Un présentoir de cartes postales prenait une grande partie de l'entrée, laissant peu de place pour quoi que ce soit d'autre. Tous les prospectus, cartes et autres éléments pouvant servir à localiser une relique étaient donc dans la deuxième partie de la pièce, à l'arrière, à côté d'un banc au design épuré et de pots de fleurs fanées. Je n'aimais pas vraiment ça. On allait faire vite.
Il faisait sombre, et il y avait beaucoup de documents différents, la plupart en arménien, certains en anglais. Sans un mot, on s'est réparti les présentoirs et on a commencé à feuilleter fébrilement les feuilles de papier glacé.
C'était difficile de distinguer quoi que ce soit à cause de la suie qui avait ruisselé sur les fenêtres et bloquait le soleil. Et il ne fallait pas compter sur les éclairages du plafond dans un contexte où l'électricité était bien plus rare que le pétrole. Pour pallier à ça, on a posé une lampe torche sur le banc en plastique blanc, ce qui aidait certes à mieux distinguer les objets sur les photos, mais n'arrivait pas à me débarrasser d'une impression de danger persistante, à présent exacerbée par les longues ombres crues que la lumière dessinait sur le sol poisseux. Quelque chose nous avait échappé. C'était la même sensation que quand on oubliait quelque chose d'important : un vide restait, obsédant. J'ai feuilleté de plus belle. Plus vite on sortirait, mieux ça serait.
"Je crois que j'ai quelque chose… kof kof. Ça parle du musée Ruben Sevak."
J'allais soupirer de soulagement quand un bruit de frottement a déchiré le calme des lieux. C'était le rideau métallique de l'entrée. Et j'ai immédiatement compris ce qui clochait. L'électricité. La porte coulissante s'était ouverte normalement, alors qu'elle n'aurait jamais dû. C'était un piège grossier, et on avait marché directement dedans.
Le reflet du filet de lumière extérieur dans les yeux séchés des pendus a changé de place. Ils nous regardaient, ils bougeaient. Pire, pour des cadavres, ils bougeaient vite ! L'un des deux s'était déjà détaché de sa corde et tomba sur le sol avec un écœurant bruit de pastèque trop mûre.
Leonard a attrapé la lampe, le col du manteau du médecin, et a battu en retraite plus loin à l'arrière. Ça n'était peut-être pas la meilleure décision, mais on n'avait pas le temps. Heureusement, la porte du fond était ouverte. Elle menait à un escalier, que j'ai grimpé en courant, les deux garçons sur les talons. Derrière eux, deux bruits sourds indiqua deux corps qui s'écrasaient sur la porte refermée à la hâte. Elle était en bois plutôt fin, ça n'allait pas nous protéger longtemps. J'ai tourné au palier, uniquement pour me trouver face à un autre macchabée ambulant. L'angle mort, encore. Si j'avais l'usage de mes deux yeux, j'aurais pu le voir venir. Par réflexe, j'ai attrapé le bras pourri qui me fonçait sur le visage. Le sifflement d'un objet lourd fendant l'air passa à deux doigts de mon oreille et le mort-vivant fut projeté quelques pas plus loin dans une gerbe de terre, de porcelaine bon marché et de feuilles jaunies. Je pouvais imaginer derrière mon épaule l'expression satisfaite d'un chaman qui avait pu prouver une énième fois l'utilité des plantes pour sauver des vies.
J'ai réprimé la pointe d'agacement que ça m'évoquait, laissé tomber le bras qui m'était resté dans la main, et ai aussitôt cherché à trouver une issue.
Il n'y avait pas beaucoup le choix. C'était la fenêtre ou rien.
Le membre détaché rampait sur le sol pour rejoindre son corps, la porte craquait sous les coups des deux du bas. Trois mètres de hauteur n'allaient pas me faire peur : j'ai sauté et ai atterri en roulant, suivie de l'informaticien et du médecin. Le premier s'est relevé immédiatement en boitillant un peu, pas le deuxième.
Il est resté plié en deux, à essayer de retrouver de l'air, au milieu d'une quinte de toux plus caverneuse que jamais. Trop d'efforts. Courir, monter des escaliers et lancer des poids, ça n'était pas quelque chose à faire dans son état. J'ai pesté (plus contre moi-même qu'autre chose) et ai passé son bras autour de mon cou pour l'aider à revenir dans le side-car.
Le siège de l'église apostolique arménienne était plutôt facile à trouver. Le centre-ville était hérissée de toits escarpés et angulaires à l'aspect ancien. Des bâtiments religieux, trapus, largement ouverts sur de grandes esplanades. Plus on voyait de ces toits de pierre rouge délavé, plus le lieu était important. Au milieu de tous ces toits, il y avait une enceinte, entourée d'une grille en fer forgé. On n'a pas refermé la porte principale en entrant, au cas où. Si besoin de partir en catastrophe, il valait mieux ne pas être coincés. On s'en voulait tous pour l'épisode de l'office de tourisme.
"La pro..chaine à droite.. kof kof musée…"
Le médecin avait de plus en plus de mal à respirer. Le gargouillis sourd à chaque fin d'inspiration n'augurait rien de bon. Il s'accrochait à sa brochure touristique en essayant de faire semblant de ne pas avoir besoin d'aide. Mais son poids tout entier sur mon épaule me rappelait qu'il n'en avait plus la force.
"Ça va aller, on trouve cette lance à la con et on va faire un campement pour se reposer. Tout va bien se passer. Arrête de parler."
Leonard jura. Il s'était pris le manche de sa pelle, en essayant de faire levier. Le verrou de la porte était récalcitrant. Il céda finalement dans un craquement sinistre, mais pas total, et le battant en bois massif fut ouvert à grands coups de pieds.
Le plan du bâtiment, coincé en sandwich derrière une plaque de plexiglas qui avait vu des jours plus fastes, n'a pas beaucoup aidé : seules les sorties de secours étaient indiquées en anglais.
Là où le reste du complexe portait des traces d'événements violents, la partie musée du siège épiscopal était restée telle qu'elle. Sombre, silencieuse et bourrée d'objets précieux, plus ou moins sinistres. Une vitrine était brisée, mais le bijou avait été replacé, un peu honteusement, juste à côté de sa place initiale. Il faut dire que, dans la pénombre, les dizaines de crucifix et icônes de la pièce avaient un regard terrifiant. Le voleur n'avait de toute évidence pas réitéré, et était reparti en refermant soigneusement la serrure.
Après une dizaine de minutes à chercher notre chemin en comparant les indications du prospectus aux différentes pièces, notre trio est arrivé devant la salle d'exposition de la Lance.
C'est là que Mark s'est effondré. L'alternance de sifflement graves et de gargouillis qui formaient sa respiration s'est soudain transformé en un espèce de hoquet, et son bras a glissé de mon épaule. Ça n'est qu'en le rattrapant en catastrophe pour éviter qu'il ne se fasse mal en tombant que j'ai compris que je n'étais plus à la hauteur. Plié en deux, du sang coulait de sa bouche et de son nez à flot abondant. Une veine, une artère ou un truc avait dû céder. Ou il avait avalé ses poumons. J'étais complètement dépassée.
L'informaticien est revenu en courant près de nous, et m'a fait un geste vers les salles précédentes en prenant délicatement le relai avec Mark. J'ai hoché la tête et me suis précipitée pour faire le chemin inverse le plus vite possible. J'ai retrouvé le scooter, planqué derrière un arbre ras. En hâte, j'y ai pioché une bouteille, la sacoche du chaman et une sélection de tout ce qui me semblait potentiellement utile pour sauver la vie de quelqu'un.
En moins de cinq minutes, pantelante, j'étais de retour. On entendait à nouveau le sifflement étouffé d'une respiration difficile dans la pièce. Leonard tenait mon casse-pieds préféré dans ses bras, et lui tapotait le dos. D'un air un peu gêné, il s'est senti obligé de répondre à mon regard :
"- Ma mère faisait ça avec mon petit frère.
- T'es sûr que c'est la bonne méthode ?
- Non. Mais j'ai peur qu'il se noie tout seul si on l'allonge…
- J'ai une couverture, on peut essayer de faire euh… un truc pour réhausser le haut du corps ? Attends…"
J'ai fait un tas avec nos sacs et une couverture en polaire qui avait traversé les pires épreuves, et on a fait de notre mieux pour installer le malade. Inconscient, les paupières fermées et les ombres cachant ses joues creuses, il avait l'air plus en forme qu'il ne l'avait jamais été dans les semaines précédentes.
Il a rouvert les yeux une seule fois, vers 22h. Au cours des heures précédentes, il avait été de plus en plus évident qu'il ne passerait pas la nuit, et qu'on n'avait aucun moyen pour y changer quoi que ce soit. Alors quand l'homme des steppes a repris conscience un court instant, on a fait de notre mieux pour être dignes de lui.
"- Salut Mark.
- … Sa…lut…
- Comment tu te sens ?
- Comme… le ping kof kof kof… le pingouin…"
Il essayait de faire de l'humour. C'était vraiment la fin. Sa respiration se faisait de plus en plus faible, son regard plus lointain. J'ai vu Leonard pincer les lèvres. Il fallait faire vite, mais il ne voulait pas y arriver. J'ai pris une grande inspiration :
"- On a une bonne nouvelle Mark…
- On a réussi ! La Lance est à nous, mission accomplie.
- ..C'est.. bien."
Une phase à peine audible.
Ses lèvres seules finirent ses mots, alors que la voix rejoignait les derniers filets de son souffle. On y lisait un vieux proverbe de chez lui :
"Avec la paix dans l'âme la mort n'est qu'un bonheur."
Il avait accompli sa mission, il était en paix.
Alors que les yeux d'un ami s'éteignaient à jamais, j'ai vu ceux de l'autre brûler de désespoir. Dans son poing, un post-it froissé, trouvé à quelques vitrines de là.
Griffonnés dessus, d'une cursive élégante, étaient les mots les plus cruels que j'aie jamais lus.
J'ai la Lance.
H.
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