Chapitre 1 - La Saison Des Suicides
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Chapitre 1 – La Saison des Suicides

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« Tout ce que je dis, c'est qu'on devrait demander un vrai prof de physique qui sait de quoi il parle. »

Cyril était assis par terre dans le couloir, le dos contre le mur, vernissé bleu électrique et blanc par quelqu'un qui avait dû croire que ça serait du meilleur goût lors de la dernière rénovation du lycée il y a vingt ans de ça. Ada, elle, était perchée sur le dossier d'une des immondes chaises jaunes en métal qui étaient boulonnées au sol dans ce recoin du premier étage. Leur prochain cours ne commençait que dans vingt minutes – l'inconvénient d'un emploi du temps à trous conçu par un ordinateur plutôt qu'un humain.

« Sans déconner, la prochaine fois qu'il foire une démonstration pratique, on se lève tous et on se barre. T'es pas d'accord ? » insista-t-il en faisant cliquer son stylo.

« Abusé. Imagine qu'on soit les deux seuls cons à se lever ? », dit-elle en continuant de démêler les fils de ses écouteurs.

Cyril leva les épaules. « Il paraît que la seconde MPI l'a fait avec leur prof d'anglais. »

« Il paraît aussi que la seconde MPI c'est des gros mythomanes. » Elle fourra l'écouteur gauche dans son oreille. Le droit ne fonctionnait plus qu'en orientant le jack d'une manière spécifique mais elle avait déjà dépensé tout son argent de poche du mois.

Cyril se remit à gribouiller dans son cahier avec son Bic sans la contredire. Elle admirait sa capacité à dessiner sans redouter l'impossibilité d'effacer ses erreurs ; tous les visages asymétriques se dotaient d'yeux supplémentaires, tous les traits fracturés par une main malhabile devenaient des choix artistiques. Elle se pencha pour mieux voir tandis que Mindless Self Indulgence hurlait des obscénités dans son oreille gauche. Actuellement, Cyril était occupé à dessiner méticuleusement un entrelacs d'écailles de dragon, d'étoiles et d'yeux qui avait déjà presque entièrement recouvert toute la page.

Il leva les yeux et vit qu'elle l'observait. Le stylo cliqua, des pages furent tournées à toute vitesse, et avant d'avoir eu le temps de réaliser qu'il voulait lui montrer un dessin en particulier, elle avait déjà une double page quasiment plaquée contre son visage. « T'en dis quoi ? »

Elle attrapa le cahier et l'éloigna un peu. La double page était couverte de traits furieux dessinant un corbeau aux plumes néon tenant un œil dans son bec. « C'est de toi ? Enfin je sais que tu l'as dessiné, mais c'est pas recopié je veux dire ? »

Cyril secoua la tête, fier de lui. « Quand j'aurai assez, je me le ferai faire dans le dos. »

« Tatoué ? »

« Grave. »

« Ça tient pas les couleurs flashy comme ça, avec le temps. Et je dis pas ça parce que je suis plus bronzée que toi. J'ai vu ça dans une vidéo. Ça va disparaître super vite. »

« Moi aussi, » dit-il en mimant une pendaison.

Elle lui jeta son cahier dessus. « Dis pas ces putain de conneries. » Il ne fit que sourire encore plus largement.

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« Le vecteur ST, ‘voyez, permet de déterminer- »

Ada ajouta un trait dans la marge de son cahier. 18 traits. « ‘Voyez, » c’était le tic verbal de la prof de maths. Elle en saupoudrait presque toutes ses phrases avec l’enthousiasme d’un gamin à qui on aurait donné des vermicelles de couleur pour décorer son gâteau d’anniversaire. C’était devenu un passe-temps de les compter à chaque cours et de voir si elle allait battre son record personnel ; actuellement, il était de 64 « ‘voyez » en une heure. Parfois, certains des élèves posaient des questions inutiles vers la fin du cours, dans l’espoir de gonfler artificiellement le chiffre lorsqu’on sentait qu’un nouveau record pouvait tomber.

Ça ne risquait pas d’arriver aujourd’hui, parce qu’ils devaient faire plusieurs exercices pendant lesquels il y avait peu de chance que quelqu’un puisse caser une question, mais ça valait tout de même la peine de compter, parce qu’il y avait déjà des paris sur le chiffre total qui serait atteint en fin d’année.

L'humeur générale se gâta vers la fin de l'heure quand les notes d'un contrôle qui avait eu lieu deux semaines avant commencèrent à tomber. La moyenne de la classe pour celui-ci était assez désastreuse – même Ada, qui était plutôt bonne élève, fut très surprise de voir un 13,5/20 gribouillé au feutre rouge sur sa copie. Une note de ce genre aurait enchanté un élève moyen, mais c'était un coup dur pour la filière qu'elle visait. Sa déception fut toutefois rapidement remplacée par de l'exaspération quand la meilleure élève de la classe fondit en larmes en voyant qu'elle avait elle-même eu un 15. Un vent de pulsion meurtrière sembla brièvement souffler sur le reste de la classe pendant que l'intéressée se mouchait dans son pull. Ada avait une furieuse envie de lui jeter une chaise en pleine face.

Cyril était assis deux rangs plus loin et gribouillait un de ses bras avec des feutres. Elle se tourna vers lui, et voyant qu'elle le regardait, il fit semblant de se moucher dans sa copie. Elle réprima un rire, puis articula silencieusement « combien ? ». Il répondit en dessinant un « 5 » en l'air puis en mimant un revolver sur sa tempe.

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En fin de compte, personne ne s’était levé pour protester contre la qualité des démonstrations du professeur de physique-chimie.

Ada faisait à présent ses devoirs chez elle en écoutant distraitement la radio. Elle baissa le son pour Waking Up in Vegas de Katy Perry, puis le remonta pour Shadow of the Day de Linkin Park.

Ada avait seize ans et n’était pas trop sûre de savoir ce que ça signifiait. Pas assez grande pour s’acheter une bière, mais assez pour qu’on lui demande de choisir ce qui allait déterminer sa future carrière. Pas assez âgée pour voyager seule, mais assez pour prendre des cours de conduite à bord d’un engin de mort à quatre roues qui filait à 90 sur l’autoroute.

Elle repensa aux dessins de Cyril et se mit à griffonner des formes abstraites en étoile dans la marge de son cahier. Leur amitié avait tendance à faire jaser la classe, qui les voyait à moitié comme une sorte de pseudo-couple bizarre, ou comme les émos clichés de service, ou les deux. En vérité, c'était simplement une heure de colle pour avoir dessiné au lieu d'écouter en cours de français qui les avait rapprochés en début d'année, et il n'y avait rien de romantique entre eux. Et Cyril était bien plus passionné de dessin qu'elle.

Qu’est-ce qu’elle aimait faire dans la vie ? Qu’est-ce qu’elle voulait faire plus tard ? Est-ce qu’elle avait un plan ? Est-ce qu’elle avait un projet ? On le lui demandait constamment. Elle devait avoir une vague idée, non ? Pas le dessin, quand même ? Dans le doute, elle avait choisi la filière qui lui fermait le moins de portes possibles. Elle n’était quand même pas sûre qu’il s’agissait du bon choix.

À la radio, c’était maintenant l’heure des informations. On parlait du premier président afro-américain de l'histoire des États-Unis. On parlait du réchauffement climatique et des manchots qui allaient s’éteindre. On parlait d’un traitement contre un type de cancer. On parlait de la grippe H1N1. On parlait de télescopes spatiaux. On parlait de crise économique. On parlait d’espoir. On parlait de désastres.

Qu’est-ce qu’elle pensait de tout ça ? Pour les informations aussi, on lui demandait d’avoir des opinions, constamment. Qu’est-ce qu’elle ressentait ? Quelles émotions ? Une vague inquiétude, peut-être. Beaucoup de confusion, essentiellement. Une grande colère sans cible précise, certainement.

L'avenir ne lui avait jamais semblé plus flou qu'aujourd'hui.

Elle jeta une de ses gommes contre un mur. Jeter des trucs, c'était vraiment ce qui la calmait quand elle menaçait d'exploser.

Le téléphone vibra. Nouveau sms.



he t as fait l exo maths 5 ?


J'ai plus bcp de sms je préviens


tj pas sms illimites ?


Non. L'exo 5 c'est un produit scalaire


merci


Comment tu fais pour assurer


assurer quoi


Pour pas paniquer tout le temps


eteint la radio


Non rapport aux notes


genre t as cru que j paniquais pas


Tu fais bien semblant


c est l entrainement lol

Elle reposa son portable. Peut-être qu'elle s'en faisait pour rien. Peut-être que tout le monde était complètement largué et faisait juste très bien semblant de parfaitement savoir où il en était. Peut-être que c'était ça qu'il lui fallait, faire semblant de savoir ce qu'elle faisait et où elle allait jusqu'à ce que ça finisse par être vrai.

Curieusement, cette perspective n'était pas plus rassurante.

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Le professeur de français n'était pas aussi nul que celui de chimie, et comme les épreuves anticipées du bac avaient lieu à la fin de l'année pour cette matière, ses cours étaient souvent suivis avec un peu plus d'assiduité. Il avait cependant la manie de voir des métaphores partout (un problème pour Ada, qui n'en voyait nulle part), de critiquer assez cruellement les sujets d'invention (un problème pour Cyril, qui ne jurait que par ces sujets-là), et de sur-noter les dissertations (un problème pour toute la classe, parce que sans rire, qui choisit la dissertation ?).

Là, au cas particulier, il était en train de parler d'un poème de Rimbaud aux tournures de phrase qu'Ada estimait très bizarres. « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou » ? Qu'est-ce qu'on était supposé comprendre ? Est-ce que les étoiles faisaient du bruit ? Est-ce qu'elles portaient des robes ? La licence poétique avait des limites. Heureusement qu'elle en aurait fini avec ces conneries littéraires l'année prochaine.

Elle s'attarda sur la dernière ligne, qui finissait par « un pied près de mon cœur ». Elle essaya d'imaginer dans quelle type de contorsion quelqu'un devait se trouver pour avoir un pied près de son cœur, mais son cerveau lui renvoya une erreur 404. Peut-être encore une métaphore incompréhensible. Peut-être que Rimbaud était vraiment très souple. Peut-être que c'était le pied de quelqu'un d'autre qui était assis sur- Oh. Oh non. Il fallait vraiment que cette image-là s'en aille de sa tête tout de suite.

Sa rêverie fut brutalement interrompue quand elle réalisa que le ton montait entre le professeur et un élève du troisième rang. Le reste de la classe avait les yeux rivés sur eux et elle avait raté le début de l'altercation.

« …simplement dire que je suis pas le seul à faire autre chose pendant votre cours. »

« Si c’est le cas, les autres élèves ont en tout cas la décence de faire illusion et de ne pas étaler leurs devoirs sur la table ! »

« Ça c’est juste parce que je suis pas un gros hypocrite, monsieur. »

« Sortez. »

« Hein ? »

« Sortez tout de suite de ma classe ! »

Le type hésita un instant, puis fourra en vrac tout ce qu’il avait devant lui dans son sac, avant de pousser sa chaise en arrière en la faisant bruyamment grincer contre le sol du préfabriqué, et de se lever en concluant : « Ouais, ouais, j’crois que c’est exactement ce que j’vais faire. »

La porte claqua. On aurait pu entendre une mouche voler.

Avant même que le professeur n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche pour reprendre là où il s’était interrompu, Cyril se leva et cria « ALLEZ, ON SORT TOUS ! », et Ada se leva par réflexe pour suivre le mouvement.

Elle s’arrêta quand elle réalisa qu’aucun autre élève ne s’était levé, que tous les regards étaient à présent sur eux, et que le professeur les fixait avec un air d’incompréhension totale.

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Tic. Tic. Tic.

« Peux-tu m'expliquer ce qui s'est passé pendant le cours de français de ce matin, Ada ? »

Il y avait une espèce de gadget idiot sur le bureau de la conseillère d'éducation, une sorte de potence avec plusieurs billes métalliques suspendues les unes à côté des autres, et la conseillère devait avoir joué avec juste avant qu'Ada entre pour sa convocation, parce que les billes continuaient de s'entrechoquer. La réaction en chaîne qui faisait sauter la bille tout à droite puis celle tout à gauche sans faire osciller les trois du milieu d'un iota aurait pu être fascinante, en temps normal. Les circonstances la rendaient simplement exaspérante de régularité.

Tic. Tic. Tic.

« Je crois savoir que tu es un peu timide. Tu n'as pas beaucoup d'amis dans cette classe. Mais si je vous ai convoqués séparément, Cyril et toi, c'est parce que je veux entendre ta version sans qu'il intervienne. »

Un peu timide. C'était donc à ça qu'elle ressemblait pour des yeux extérieurs. Une fille renfermée et plutôt discrète. La confusion, la trouille et la colère latente n'apparaissaient donc pas en surface. Après tout, personne ne peut entendre un hurlement intérieur.

Tic. Tic. Tic.

« Tu peux être honnête avec moi, je ne crierai pas, Ada. »

Elle avait envie d'attraper le gadget et de le jeter à la face de la conseillère. Il avait l'air assez lourd. Les angles de la potence à billes semblaient plutôt contondants. L'image mentale du visage souriant brutalement défiguré par le choc, enfoncé sur lui-même, la fit grimacer involontairement.

Est-ce qu'une bombe à retardement était timide ? À combien en était son compte à rebours ?

Elle serra ses doigts de part et d'autre de son siège comme si elle avait pu le soulever et s'envoler hors de la pièce. « Du calme, » pensa-t-elle. « Respire. Dis-lui quelque chose, sinon ça ne s'arrêtera pas à un mot dans ton carnet, et c'est tes parents qui vont se retrouver ici sur des chaises en alu à écouter un gadget idiot faire tic tic. » Elle prit une inspiration par le nez.

« Je sais pas trop pourquoi on a fait ça, d'accord ? C'était une idiotie, et on le refera plus. »

Elle risqua un coup d’œil en direction du visage de la conseillère. À bien y regarder, son sourire semblait forcé. Travaillé au fil des années pour être rassurant, mais ferme. « Je ne pense pas que cela soit aussi simple, Ada. D'après Monsieur Hussain, ton ami a essayé d'inciter toute la classe à sécher le cours en guise de protestation, et tu l'as imité sans poser de question. Tu es sûre que tu n'as rien de plus à me dire ? »

Tic. Tic. Tic.

Tous ces « tu » contribuaient aussi à faire descendre son compte à rebours plus vite que prévu. Le vouvoiement était une politesse qui semblait être exclusivement réservée aux adultes. Et pourquoi on ne lui posait jamais de question claire ? Qu'est-ce que la conseillère cherchait à lui faire dire ? Qu'ils étaient deux dangereux révolutionnaires ? Qu'elle projetait de faire un mauvais remake français de Bowling for Columbine ? Qu'elle était manipulée par Cyr- oh. Ah. Oh non. C'était sans doute quelque chose comme ça. D'où les convocations séparées.

« Cyril ne m'a pas demandé de protester, si c’est ce que vous voulez dire. J'ai juste suivi le mouvement. »

La conseillère actionna le bouton-poussoir de son stylo, ajoutant un clac au rythme incessant des tic-tics. « Vous êtes très souvent ensemble à l'inter-cours, d'après tes professeurs. Il semble avoir beaucoup d'influence sur toi. »

Si elle était dans un film d'action, une équipe de choc serait en train de transpirer pour savoir quel fil couper pour désactiver le compte à rebours avant que l'immeuble entier ne leur explose à la figure.

« Il a pas d'influence sur moi, on est juste amis. »

Tic. Tic. Tic. Clac.

« C'est très rare, les amitiés entre garçon et fille, à ton âge. »

Oh non. Non, non, non. Hors de question de s'engager sur cette pente glissante.

« On doit être une exception, alors. On s'entend super bien. »

Tic. Tic. Tic. Clac.

« Est-ce qu’il t’encourage à te faire du mal ? »

« Hein ? Euh, pardon - non ? »

« Je te demande ça parce qu'il a fait une tentative de suicide l'année dernière. »

L'équipe d'intervention mentale essayait désespérément de trouver le fil rouge au milieu d'un imbroglio de câbles multicolores, et hurlait dans la radio qu'il fallait évacuer le bâtiment parce que le compte à rebours venait d'atteindre dix secondes.

« Je… euh… »

« Est-ce que tu as des problèmes, à la maison ? »

« Qu'est-ce que ça a à voir ? »

Tic. Tic. Tic. Clac. Est-ce qu'elle ne pourrait pas au moins arrêter de-

« Je pose la question parce que tu es une bonne élève et que je ne souhaite pas que tu- »

« Vous pouvez arrêter de faire ça avec votre stylo ? »

La conseillère la fixa d'un air interloqué. La phrase était sortie toute seule.

« …S'il vous plaît ? » ajouta-t-elle, très tardivement.

Le stylo descendit enfin se poser sur la page de son carnet de correspondance.

« Je vais simplement écrire un mot à tes parents pour expliquer l'incident d'aujourd'hui. Tu sais que si tu as des problèmes, ma porte est toujours ouverte, pas vrai ? »

Menteuse. La porte était presque toujours verrouillée pendant les pauses. Et le gadget continuait d'osciller inlassablement. Tic. Tic. Tic. Est-ce que c'était une démonstration du mouvement perpétuel ? Une technique de suggestion mentale ? Une forme de torture ?

« Merci beaucoup. »

« Je t'en prie, Ada. »

Vite. Ranger le cahier dans le sac. Sortir de là avant que la bombe explose. 5 secondes avant la détonation. Même les démineurs avaient lâché l'affaire.

Tic. Tic. Tic.

Saluer. Refermer la porte. Voilà le couloir.

Elle courut jusqu'à la salle de permanence. Elle devait être déserte à cette heure-ci, vu que tout le monde ou presque devait être en cours.

La double porte s'ouvrit avec un coup de pied. Ada fila vers la dernière table du fond de la salle. Tout semblait un peu flou. Elle ne savait même plus ce qu'elle faisait. Elle avait envie de pleurer ou de hurler, mais rien ne voulait sortir.

À la place, une chaise en alu se retrouva subitement projetée des deux mains contre l'immonde mur vernissé, dans un vacarme infernal. Mais ça n’était pas suffisant. Elle fut donc projetée encore une fois. Et encore une fois. Et encore-

La cinquième fois, la chaise se tordit au milieu à cause du choc. Dans son élan, Ada tomba brutalement contre le mur, entendit un bruit de branche qui se casse, sentit une sorte de vibration, et une douleur sourde irradia immédiatement dans son bras droit.

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abrutie


Crétin


ta rien trouve de mieu que te peter un poignet quoi


Elle m’avait trop énervée


tu fais comme moi tu reponds en hochant la tete jusqua cquelle te laisse partir



c est ce que jai fait a ma convoc lol

Ada écrivait les sms (enfin illimités) avec sa main gauche, ce qui lui prenait plus de temps que d’habitude. Sa petite crise s’était terminée par une fracture déplacée du poignet droit, avec entorse. Elle pensait au départ s’en sortir avec un plâtre, mais les médecins avaient expliqué à ses parents qu’une intervention chirurgicale était nécessaire si elle voulait garder la même mobilité du poignet qu’avant. On avait même dû lui mettre une plaque sur un os, et elle n’avait pas le droit de bouger la main avant six semaines.

Le seul avantage, c’était qu’on allait lui envoyer les cours par internet au lieu de l’obliger à prendre des notes – ce qui posait la question suivante : si c’était possible, pourquoi est-ce qu’on ne les leur envoyait pas tout le temps ?

Elle essayait de trouver le moyen d’aborder un sujet un peu délicat, et c’était la deuxième fois qu’elle effaçait son sms pour tout recommencer.



pas facile de taper avec l autre main hein

Elle sourit. Quel petit enfoiré.



Ta gueule le cancre lol


ok la manchote

Et puis merde. Autant y aller carrément.



La conseillère croit que tu me manipules ou quoi


d ou


Jsp, elle croit que tu m’obliges à faire des trucs dangereux


mais d ou


Parce que d’après elle normalement les meufs et les mecs sont pas potes



ok elle est folle


lol

Elle inspira profondément. Il fallait vraiment qu’elle lui parle du truc que la conseillère lui avait appris. Depuis, les fréquentes blagues idiotes de Cyril à base de mimes de suicide n’arrêtaient pas de la hanter. Si elle gardait ça pour elle, ça risquait de pourrir leur amitié. Pourquoi est-ce que c’était plus facile de fracasser une chaise contre un mur que d’écrire une simple question ?



Faut qu’on parle d’un truc

C’était reculer pour mieux sauter, mais au moins, c’était un début.



ah elle t a parle de ma connerie de l annee derniere c est ca



elle m en a reparle aussi

Elle eut l’impression que la température de sa chambre venait de chuter de cinq degrés. Ceci dit, ça avait été bien plus simple que prévu, en fin de compte.



Je crois qu’elle a peur qu’on fasse un pacte de suicide ou quoi



je crois aussi


elle a vu deux emos qui sont potes et elle sest pissee dessus



Je suis pas émo j’aime juste le punk-rock ok


ok emo

Elle regarda les murs de sa chambre. Au mur, il y avait toujours le papier-peint que ses parents avaient collé quand elle était petite, avec une frise de nounours aux couleurs pastel. Par dessus, elle avait accroché quelques posters, dont des affiches des films Harry Potter et de quelques groupes musicaux, mais le seul qui pouvait éventuellement passer pour émo était celui de l’album Alice & June d’Indochine. Ironiquement, il y avait aussi un nounours dessus, un peu en retrait. Il tenait un oiseau blessé entre ses pattes.

Ne surtout pas repenser au concept central de cet album.

Ah, trop tard.



Pourquoi tu m’en avais jamais parlé


de quoi


Ta tentative de suicide


jsp cest jamais venu dans la discussion


Mytho tu passes ton temps à déconner sur le sujet


Et à faire tes trucs au feutre sur les bras là


Je savais juste pas que c’était basé sur un vrai truc


cest plus facile d en rigoler si les gens savent pas le contexte



le feutre cest ma technique pour me defouler


je vois un psy t en fais pas je vais pas recommencer


Tu veux qu’on en parle ou pas


jaime pas trop en parler


un autre jour stu veux


Ok


J’aurais préféré que ça soit toi qui me le dise au lieu de l’autre conne là


cest sur lol

La température de la pièce était revenue peu à peu à la normale sans qu’elle s’en rende compte. Le moment semblait opportun pour un changement de conversation, et il y avait autre chose dont elle voulait lui parler.



Tu sais que j’ai été anesthésiée pour l’opération ?


ouais et donc


Alors

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L’anesthésiste lui avait demandé de compter à l’envers à partir de dix, et elle n’était arrivée qu’à huit avant de tomber dans une sorte de brouillard sombre et confortable. Seulement, elle n’y était pas restée jusqu’à son réveil.

À un moment indéterminé, elle avait eu la sensation d’être assise sur une sorte de plaque transparente en lévitation dans un ciel orangé. Elle se sentait bien, mais elle avait un peu le vertige, alors elle avait regardé en bas, et réalisé qu’elle survolait un paysage aux couleurs violentes, constitué de ce qui ressemblait à divers coraux et éponges. Tout semblait un peu flou, comme lorsqu’on regardait à travers les lunettes de vue de quelqu’un d’autre, et elle avait un peu la nausée - mais elle ne pouvait pas s’empêcher de contempler, bouche bée, d’étranges créatures marcher, rouler et sauter à travers la prairie surréaliste.

Elle s’était penchée davantage pour mieux voir une créature en forme de rayons de roue de vélo arpenter un chemin d’aspect écailleux, elle avait glissé de la plaque flottante, et - et elle s’était réveillée dans un lit d’hôpital avec un tube planté dans la main.

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J’ai vu des trucs sous anesthésie


mh quel genre de trucs


Un genre de monde alien bizarre


Je te raconterai


Il faut trop qu’on dessine ça


genre pire que las vegas parano


Pire


lol ok

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« Non, plutôt avec un pied à chaque pôle de l’axe, ouais, comme ça… »

Le vrai avantage des trous de l’emploi du temps, c’était la possibilité de se poser une heure en salle de permanence pour dessiner. C’était une œuvre à quatre… enfin, plutôt trois mains. Cyril n’était pas un grand fan de couleur, et ses œuvres étaient souvent soit en noir et blanc, soit ré-haussées avec des surligneurs fluo. À l’inverse, Ada adorait colorier, mais n’était pas très douée pour dessiner autre chose que des formes répétitives. La combinaison de leurs talents était toujours un peu maladroite, mais le résultat dégageait une énergie explosive.

« C’est exactement ça. »

« T’es sûre que c’était une bestiole ? Pas une plante ou une machine ? On dirait un lampadaire avec un pied à chaque bout. »

« Ça sautait au milieu des coraux, je te dis. D’un pied à l’autre, comme ça, en tournoyant sur lui-même à chaque saut, et le milieu gonflait comme une bulle et ça s’éclairait de l’intérieur. »

« Un glowstick géant sauteur. Je sais pas ce qu’ils t’ont donné mais c’était de la bonne. »

Cyril essayait de dessiner les créatures entrevues par Ada, et elle prenait un peu d’avance en coloriant le ciel de sa main valide, du mieux qu’elle pouvait, en dégradé. Oui, c’était ça, le ciel était orange comme ceci… rouge vers l’horizon, et presque jaune vers le soleil. Son ami fronça les sourcils, et s’interrompit au milieu d’un trait pour mieux écouter ce que passait le baladeur. « C’est quoi cette merde ? On dirait du sous-sous-Lacuna Coil. »

« C’est du Lacuna Coil. C’est sur l’album qui vient de sortir, là. »

« Il leur est arrivé quoi, putain ? »

« Je crois que Karmacode était tellement bon qu’ils ont épuisé tout leur talent dessus. »

« Passe autre chose. »

Elle cliqua un moment sur les boutons du lecteur, essayant de trouver une piste de Snow Patrol, les yeux posés sur leurs brouillons des créatures fantasmagoriques qu’ils essayaient de recréer. C’était vrai que plusieurs d’entre elles ressemblaient un peu à des machines ou à des objets. Elle se demanda brièvement comment celle qui se déplaçait sur des rayons disposés en forme de roue faisait pour se relever si jamais elle tombait sur le côté. Peut-être qu’elle ne se relevait jamais. Peut-être qu’une de ces créatures qui sautaient d’un pied sur l’autre lui tombait dessus pour la manger. Et si ça n’était pas des pieds ? Et si ça mangeait par là ? Et si ça avalait sa nourriture juste en tombant droit dessus, grâce à la pression du choc ? Comment un écosystème pouvait-il en arriver à ce stade d’étrangeté ? Brièvement, elle regretta de vouloir s’orienter vers la physique plutôt que la biologie.

Ne trouvant pas assez vite la chanson qu’elle cherchait, elle cliqua sur shuffle et, à son grand dam, du Metro Station finit par retentir dans leurs écouteurs. Cyril tapotait la feuille en rythme de l’index tout en continuant à hachurer des ombres au stylo de l’autre main. Elle regarda, fascinée, une petite bête extraterrestre apparaître trait après trait dans une volute de fumée au milieu de coraux aériens roses et violets qu’elle avait coloriés un peu plus tôt.

Pourquoi retranscrire des visions bizarres très certainement dues à une combinaison de produits chimiques lui paraissait-il aussi important ?

La manche de Cyril commençait à s’approcher dangereusement d’une zone qu’il venait de hachurer, et il la retroussa pour éviter de ruiner son travail. Pour la première fois, elle remarqua que le bras qu’il gribouillait parfois avec des feutres était bizarrement décoloré à plusieurs endroits entre le coude et le poignet, et frémit.

« Hé. Écoute. J'veux qu’on fasse un pacte. »

Il la regarda avec des yeux ronds. Elle enchaîna : « Tu vois le truc dans Harry Potter avec les horcruxes ? »

« Les quoi ? »

« Genre t’as pas lu Harry Potter. Mec. Tout le monde a lu Harry Potter. »

« …Écoute Ada, j’vais poser ce stylo, sortir de cette salle et- »

« Non non non, j’suis sérieuse. Écoute. J'veux être ton horcruxe, ok ? J'veux qu’on fasse un pacte où t’as pas le droit de réessayer de te foutre en l’air tant que j’suis vivante. »

Il resta silencieux pendant plusieurs longues secondes avant de répondre. « Comme… l’inverse d’un pacte de suicide ? Un genre de pacte de survie ? »

« Ouais, complètement. »

« T’avais vraiment besoin de Harry Potter pour me l’expliquer ? »

Elle commença à ranger ses crayons dans sa trousse. « C’est bon, c’est bon, oublie, ok ? C’était une idée de merde. »

Il posa son stylo.

« J’suis d’accord. »

Elle s’interrompit, la main toujours dans sa trousse. Il plaça son coude droit sur la table comme pour faire un bras d’honneur et répéta : « J’suis d’accord, j’te dis. On fait comme ça. »

« Oh. Euh. »

« Quoi ? T’as changé d’avis ? »

Elle pointa du doigt sa main immobilisée. « Non, c’est juste que- »

« Oh, pardon. » Il reprit la même position, mais avec son bras gauche. Leurs mains se serrèrent assez fort au-dessus de la table pour qu’on entende une articulation craquer.

Il la regarda droit dans les yeux et ajouta : « Mais t’as pas le droit de faire de connerie tant que j’suis vivant non plus. »

« Deal. »

Ils prirent soudain conscience du fait que plusieurs autres élèves de la salle de permanence les regardaient bizarrement, et éclatèrent de rire à peu près en même temps à l’idée du tableau ridicule qu’ils devaient former vu de l’extérieur.

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Il ne restait plus que quelques semaines avant les épreuves anticipées du bac. L'année avait semblé durer trois siècles et trois jours à la fois.

Ada savait qu'elle aurait dû réviser davantage, mais l'anxiété l'empêchait de se concentrer. Logiquement, elle aurait dû faire d'autres trucs pour se détendre à la place, mais la culpabilité de n'être pas en train de réviser l'empêchait également de faire quoi que ce soit d'autre. Résultat, elle était encore assise par terre dans un couloir pendant la pause, les yeux dans le vague, pliant et dépliant son poignet, guéri depuis quelques jours seulement. Lorsqu'elle l'inclinait sous certains angles, une sensation désagréable irradiait jusqu'à son coude – pas exactement de la douleur, mais plutôt comme l'équivalent musculaire de manger un bonbon acide.

Juste à côté d'elle se trouvait encore et toujours Cyril, qui écoutait quelque chose dont seul un vague bruit parasite de basse et de guitare filtrées à travers plusieurs compressions et des écouteurs bon marché lui parvenait. Il dodelinait de la tête d'un air complètement ailleurs, et faisait des gestes de chef d'orchestre en plein trip.

Elle tenta de déchiffrer à l'envers ce qui s'affichait sur l'écran du baladeur qu'il avait posé entre eux.

« C'est quoi ce nom de groupe ? Midnight Blossom, sérieux. Ça sonne archi gay. »

Il ôta un écouteur, à regret, et le lui tendit. « Tiens, écoute, ça va te plaire. Mais ouais, leur nom est un peu chelou. À l'époque de leur démo ils s'appelaient Straight On Till Morning mais leur label leur a conseillé de changer au cas où Disney se pisse dessus vu que la phrase vient de Peter Pan. »

« D’accord mais pourquoi Midnight Blossom ? C’est quoi la référence ? »

« J'ai lu une interview de Cecil Fox, euh, le chanteur, où il dit que ça vient d'un fait divers où une meuf s'était foutue en l'air par la fenêtre juste à côté de chez lui et qu'il avait vu la photo de la tache sur le béton, me demande pas comment, et qu'il trouvait que ça ressemblait à une fleur. Qui se serait épanouie sur le sol à minuit, donc. »

Elle soupira. « J'suppose que c'est plus recherché que de s'appeler Kill Yourself. »

« C'est pas toi qui disait qu'un de tes groupes préférés s'appelait Bullet For My Valentine ? »

« Ta gueule. Juste… ta gueule. »

Cyril lui tendait l'écouteur de façon plus qu'insistante. Elle soupira une seconde fois, déroula le fil et fourra l'embout dans son oreille. Des nappes de synthé bien trop lumineuses envahirent son oreille gauche et elle grimaça. Elles se reformèrent sous forme de pulsars avant d'être tranchées en diagonale par une guitare électrique et un hurlement de gorge suivi d'un chant bizarrement fragile et bancal.

« Il a pas une voix terrible, ce mec. »

Cyril fit « chut » avec un doigt et monta légèrement le son.

« C'est quoi le titre ? »

« Riddle of the Sphinx. T'as écouté les paroles ? »

« Pas vraiment. »

« C'est un gars qui rencontre le sphinx et lui pose des questions sur le sens de la vie et tout mais l’énigme qu’elle lui pose en échange est tellement dure qu’il repart jamais. »

L'anglais n'était vraiment pas le point fort d'Ada. Elle déchiffrait péniblement des morceaux du refrain entre des mots hurlés et des explosions de guitares et de synthés… « I walk….. ? I…… ? …What am I ? What am I ? » Ces derniers mots revenaient sans cesse, comme un mantra angoissé.

Son ami la fixait comme s'il était en train de lui montrer un de ses films préférés et qu'il voulait voir sa réaction pendant la meilleure scène. Elle ferma les yeux, boucha son oreille droite pour mieux entendre et s'adossa au mur.

« Remets depuis le début ? »

Il s’exécuta. Elle le devinait en train de sourire.

Les nappes de synthé fluorescentes revinrent, comme des courants porteurs de nuages anormaux, puis s’écartèrent pour laisser voir un paysage de cauchemar surréaliste aux formes pulsantes, ni organiques ni mécaniques, nimbées de vapeurs inconnues. La guitare électrique passa en volant en rase-motte comme un avion de chasse – non, une créature sans queue ni tête, aux ailes rigides. Elle n’arrivait toujours pas à déchiffrer les paroles, mais le paysage se précisait, la scène devenait plus claire ; elle assistait à un duel entre la guitare-ailée et la voix-fragile, dont il ne resterait qu’un seul vainqueur.

Le combat culmina en hurlements partant en glitchs électroniques. Au-delà de l’aspect synthétique et alien de la production, la souffrance suintait presque des écouteurs, et entrait en conflit avec le ton épique de la composition de la mélodie principale. Le refrain reprit après le pont en changeant de gamme, plus fort, plus désespéré. « What am I ? What am I ?? »

Une question pertinente, se dit-elle.

Tout se termina sur un abrupt shred de guitare. Le paysage lui sembla soudain bien silencieux, et disparut. Peut-être qu’il n’y avait pas de réponse à la question du sphinx de la chanson. Peut-être que l’affrontement de la guitare-ailée et la voix-fragile n’avait eu que des perdants.

Peut-être que c’était ça, la solution : personne n’avait de réponse à tout, alors après tout, pourquoi est-ce qu’elle en aurait une, elle ? Pourquoi elle n'essaierait pas d'en avoir rien à foutre de quoi que ce soit, au fond ?

Elle rouvrit lentement les yeux, avec l’impression de sortir d’une transe. Son regard se posa sur Cyril, qui souriait à présent de toutes ses dents.

« J’t’avais dit que ça te plairait. »

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