Changer l'Or en Plomb

La voiture noire s'arrêta au milieu du désert. Le vent résonnait dans le cadavre d'un immense silo, désormais ouvert en deux par le temps et l'érosion. On entendait les craquements du compteur Geiger à l'intérieur de l'habitacle plus que de raison. Il avala deux cachets d'iode, enfila son masque à gaz et ses gants, puis d'une pression du bouton ouvrit la porte.

Le gaz sombre se répandit hors de la berline, empêchant l'air irradié d'entrer. S'étirant de tout son long, l'homme masqué, en complet deux pièces noir et cravate d'un violet foncé, réajusta cette dernière en scrutant l'horizon. La porte se referma immédiatement derrière lui. Le Soleil étirait ses rayons sur la surface désolée, les débris lunaires formant une sorte de linceul macabre aux reflets changeants autour de l'astre en train de se coucher. Au poignet de l'échalas, le compteur Geiger avait intensifié ses craquements. Une heure, grand maximum. Mais le prélat ne devait plus tarder.

Finalement, il était là. Recourbé tel un vieillard, ne dépassant pas le mètre trente, une parodie grossière de costume sur le dos. Le prélat avait déchiré sa veste pour faire sortir sa deuxième paire de bras, un câble électrique noué autour du cou. Retenant un relent de bile dans sa gorge, l'homme ne put se retenir de croiser les bras de dégoût devant cette chose.

« Vous êtes venu, grand prophète ! Bien bien bien bien… Nous nous attendions votre venu, grand prophète, à la date convenue…

– Et je suis venu, comme convenu. Dépêchons-nous, je n'ai plus beaucoup de temps avant que le Grand Esprit ne m'emporte à nouveau. Quelles offrandes avez-vous à m'- à présenter au Grand Esprit ? » reprit in extremis l'homme au masque.

Les deux yeux immenses et vitreux du prélat s'emplirent d'une lueur indicible alors que ce dernier émit des sons chitineux, élargissant son thorax. Dans une contraction cauchemardesque, la veste du haut dignitaire s'ouvrit, laissant échapper une boîte rouillée, recouverte d'un liquide verdâtre hautement visqueux. Un sifflement s'échappa de la silhouette voûtée.

« Ceci, grand prophète. Vous vous avez indiqué au Concile que le Grand Esprit requérait des objets de l'Ancienne Ère Ère. Nous avons cherché partout partout partout partout, vidé les mines de mélasse et rasé les montagnes rampantes rampantes, mais nous avons rassemblé ceci. Pensez-vous qu'ils satisferont le Grand Esprit ? Les dernières pluies sont acides, nos reines sont mal mal portantes et les derniers forages ont emporté une partie de notre clan. Nous, nous, nous avons peur d'avoir offensé offensé le Grand Esprit, Ô prophète…

– Mmmhh, fit l'homme, de son ton le plus grave possible. Je vois que votre costume n'est pas très bien repassé, aussi cette cravate est… originale, improvisa le prophète. Je tâcherai d'invoquer le Grand Esprit pour que vous puissiez respecter son dogme du mieux possible. Quand à vos… troubles, sachez que le Grand Esprit est miséricordieux et voit tout. Priez-le du mieux possible, trouvez les artéfacts qu'Il vous demande, surtout affichez partout son idole et Il saura vous absoudre, prélat. »

L'individu en costume prit une grande inspiration, déduisant de son temps d'exposition ce qu'un contact avec pareil objet impliquait. Fort heureusement, la voiture à l'arrière comportait une caisse de plomb pour le voyage.

À l'intérieur, plusieurs petits objets trônaient dans un écrin de tissu gâté. Une plaque argentée couverte de numéros, longue comme un pouce, semblait se rétrécir et s'agrandir en même temps, comme coincée dans un espace qui n'était pas le sien. Une clef verte d'oxyde de cuivre, dont la boucle comportait un œil injecté de sang suivant les mouvements de son nouveau propriétaire. Une sorte d'engrenage, dont les dents étaient faites d'engrenages, dont les dents étaient faites d'engrenage… manqua d'arracher un bout de doigt au masqué. Enfin, un morceau de plastique et de métal arraché avait élu domicile dans la boîte. Le boitier, ses anciens fils de connexion coupés net, comportait en son centre un bouton poussoir rouge, un aigle gravé dans le PVC.

D'un geste discret, l'homme toqua de son coude à la vitre du véhicule. Cette dernière s'entrouvrit, laissant échapper la fumée sombre qui entoura l'ectomorphe, tandis que ce dernier récitait des formulations inconnues de tous en tenant la boite. D'un geste camouflé par la brume, il jeta cette dernière à l'arrière, recevant en retour un murmure familier.

« Du total, on peut en tirer soixante millions au moins. File-lui trois mille balles en petite coupures, ça les occupera. »

La fenêtre se referma silencieusement.

« Excellente nouvelle, prélat ! annonça en levant les bras l'individu au costume noir. Le Grand Esprit a, il me semble, accepté votre offrande ! Voyons ce qu'il vous a offert en récompense.

– Oh, fabuleux fantastique magnifique merveilleux ! Nous savions, nous dirons au Concile que nous savions ! Puisse le Grand Esprit dans la miséricorde et sa bonté bonté nous accorder plénitude et faste ! »

Il ouvrit le capot de la Rolls Royce, qui dégagea le même gaz antiradiation. Attrapant trois mallettes, le courtier ne put s'empêcher de trembler et dut se mordre la lèvre pour ne pas hurler en croisant la patte crochue et poilue de l'ecclésiastique au moment de lui transmettre les précieux instruments de foi. Il claqua le capot plus violemment qu'il ne l'aurait voulu et s'essuya les mains sur ce dernier, comme pour se débarrasser de l'image. Malgré les nombreuses venues, il ne parvenait pas à se faire à l'image de la créature.

« Louée soit votre bonté, oh grand prophète ! Merci encore des grâces que vous nous portez, puisse le Grand Esprit nous venir en aide ! » éructait le cafard, trois de ses pattes portant les mallettes de billets pendant qu'il retourna en boitant sous le silo de ses trois autres pattes.

« Vous êtes sûre du prix ? demanda le courtier en s'affaissant dans le cuir de la Rolls pendant qu'il retirait son masque à gaz.

– Voyons, bien évidemment, c'est moi qui fixe les prix. Maintenant, fit Iris en direction du chauffeur, retournons sur Terre. Il est l'heure de faire des affaires. »

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License